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Dossier : se306327_3b2 Document : Petite_bombe_306327 Date : 19/10/2009 9h31 Page 13/543 Choses à faire à l'aéroport de Stavanger quand on est mort Les PEB. La mort, c'est encore trop bon pour eux. Je ne plaisante pas. Ces cons méritent de vivre éternellement dans leur banlieue pourrie. Cette classe d'esclaves somnambules dans leur colonie pénitentiaire en brique rouge simili Tudor. Une prison qui n'a pas besoin de murs ; ceux qui y vivent ont subi un lavage de cerveau qui leur fait croire qu'ils veulent être là : l'incarcération dont ils rêvent ! Hébétés, ils se propagent, ils se reproduisent, ils transmettent leur ADN docile et soumis à la future génération de prisonniers aux yeux vides. Chaque jour, ils se lèvent et prient pour que la libération ne vienne jamais : « Seigneur, protège-nous de l'unicité. Accorde-nous le conformisme éternel et délivre-nous de l'originalité. Amen. » Il en avait un au cul en ce moment, en train de faire des appels de phares avec sa MX3, les narines et les pupilles du mec se dilatant au rythme des illuminations réprobatrices. Le connard absolu. En train de risquer sa vie pour essayer de doubler avant la fin de la file pour véhicules lents, tout ça pour gagner une place – une place – dans la file là-bas, à l'arrivée devant le feu rouge. Ça vous donne une petite idée de la valeur de cette vie ? Exactement. 13 Dossier : se306327_3b2 Document : Petite_bombe_306327 Date : 19/10/2009 9h31 Page 14/543 Pauvres Enculés de Banlieusards. Ce sont eux, les tarés de la route. Rien à voir avec l'accroissement des embouteillages (encore que le facteur « un connard par bagnole » y contribue), non, c'est ce qu'ils ont trouvé de mieux comme acte de défi, dernier vestige évanescent de leur volonté de revendiquer une identité. C'est le seul moment où ils arrivent à exprimer une quelconque personnalité : quand ils sont derrière ce volant, seuls, à slalomer pour arriver avant les autres anonymes. Doubler le type qui est dans la voiture plus grosse, plus récente, plus étincelante, ça fait oublier que c'est lui qui vous fait mordre la poussière de façon bien plus réelle. Quelqu'un vous grille la priorité, vous ralentit, et vous transférez sur lui toutes vos frustrations, parce que ça vous rappelle le nombre d'obstacles qui s'élèvent entre là où vous êtes et là où vous voudriez être. La bagnole devant, c'est votre manque de confiance en vous, legs de votre mère castratrice. La bagnole devant, c'est votre peur du conflit, héritée de votre père soumis et brisé. C'est l'école où vous n'êtes pas allé, le club de golf dont vous n'êtes pas membre, la loge à laquelle vous n'appartenez pas. La bagnole devant, c'est votre femme et vos gosses et les risques que vous ne pouvez pas prendre parce que vous avez des responsabilités. Mais là où ça devient tragique, c'est que vous avez besoin de cette bagnole devant vous, vous avez besoin de cette entrave, parce qu'elle vous empêche de voir qu'en fait, vous ne savez pas où vous voulez être. Vous seriez perdu à l'extérieur de votre banlieue pénitentiaire. Hou, ça fout la trouille, l'extérieur. Vous ne cadreriez pas. C'est pourquoi des milliards sont dépensés chaque année pour faire la pub de véhicules quasi identiques, emblèmes de goût personnel et de discernement. Toyota, Nissan, Honda, Ford, Vauxhall, Rover, chaque 14 Dossier : se306327_3b2 Document : Petite_bombe_306327 Date : 19/10/2009 9h31 Page 15/543 gamme avec son coupé, sa 3 portes, sa berline ; chaque modèle à peine différent de son concurrent, si ce n'est par le sigle. Les pubs mettent en scène des monsieurs muscles à la mâchoire carrée en train de sauver des enfants, de tuer des requins, de baiser comme des dieux : tout ça pour détourner l'attention de la voiture elle-même. « La nouvelle Vauxhall. Ses phares ont une forme légèrement différente de ceux de la Nissan. Parce que vous êtes légèrement différent. » Sans blague. Et c'est là que les 4X4 et les modèles de sport entrent en scène. Des mecs qui conduisent des tout-terrain pour aller louer une putain de cassette vidéo. Le seul moment où le machin quitte effectivement la route, c'est pour se garer dans l'allée de leur maison de rêve en toc contreplaqué, ou pour aller au garage après un virage à plus de soixante qui leur fait redécouvrir la primauté de l'aérodynamisme sur la masse pure et simple. Parfois, un monospace pour madame, ou seulement une 4 portes, salaire oblige. Alors, vous économisez, vous luttez, vous léchez des culs pour payer la MRII, la CRX ou la GTI, pour vous raccrocher au mirage pitoyable de votre virilité. Il se peut que vous ayez la femme, le crédit, les mioches, la belle-famille à bouffer tous les dimanches, une part de vous-même ne sera jamais domptée. Quelqu'un veut une autre tranche de viennetta ? C'est la raison pour laquelle peu importent l'ascension vertigineuse du prix de l'essence ou le nombre de projets de parkings en extérieur d'agglomération qui seront subventionnés, les embouteillages urbains ne diminueront jamais. Pendant ce voyage aller-retour au boulot, pendant cette demi-heure où vous êtes aux commandes de votre bolide rugissant (qui suit la 2CV juste devant), vous êtes en mesure de vivre une pitoyable petite illusion de vous-même. Le covoiturage ne marchera jamais. Le PEB préférera être coincé tous les jours dans son bouchon dans 15 Dossier : se306327_3b2 Document : Petite_bombe_306327 Date : 19/10/2009 9h31 Page 16/543 l'attente de ce bref instant où il pourra appuyer à fond sur le champignon et faire semblant d'aller dans un endroit important, un endroit où il veut vraiment aller, et vite. Ce déferlement de puissance empruntée au moteur, le contact du volant dans ses mains et Bryan Adams en stéréo. À cet instant précis, il est le roi du monde : il est agent secret, détective, assassin, terroriste. Par opposition à agent d'assurances. Ce qui ne l'a jamais effleuré, c'est que s'ils existent, l'agent secret, le privé, l'assassin et le terroriste conduiraient en fait un modèle PauvrEnculédBanlieusard quelconque, parce qu'ils ont besoin de se fondre dans le paysage. Bon, peut-être qu'ils conduisent quelque chose de plus voyant quand ils ne bossent pas, mais on peut parier que ce n'est pas une putain de Mazda. Et on peut aussi parier qu'ils ne se fantasment pas en pères de famille baissant leur froc pour un salaire quand ils font crisser les pneus. Les fantasmes du PEB sont monotones et prévisibles parce qu'il n'a pas d'imagination. Il a besoin des publicités pour faire le boulot à sa place. C'est pourquoi, privé de pensée autonome ou d'informations quelconques pour appuyer son jugement, il pense que Denise Richards est sexy, que Sony fabrique de bonnes chaînes hi-fi et que boire de la Beck's le rend plus branché que son voisin de comptoir qui tourne à la brune. C'est pourquoi il pense qu'il est un homme différent quand il est au volant de sa petite bombe hors de prix (mais dont il ne regrette paradoxalement aucun centime), char du triomphe de son ego. Il pense que les assassins et les terroristes se baladent en voiture de sport. Si on lui demandait quel genre de voiture conduit la Mort (après lui avoir expliqué qu'un corbillard est une réponse trop terre-à-terre), il décrirait sans doute le summum de ses fantasmes, évidemment carrossé de noir : une Lamborghini Countach ou une Ferrari 16 Dossier : se306327_3b2 Document : Petite_bombe_306327 Date : 19/10/2009 9h31 Page 17/543 Testarossa, ou peut-être une déclinaison plus modeste de la Batmobile. Une belle machine sombre, puissante, aux lignes épurées, incomparablement macho. Et il aurait tort. À cent pour cent. La Mort conduit un Espace. Elle conduit un mini-van familial de PEB, juste pour bien souligner que la vie qu'Elle ôte ne vaut pas la peine d'être vécue de toute façon. Et avec plein de sièges à l'arrière pour la génération suivante, quand son tour viendra. Il était sur la quatre voies à présent, à cinq minutes de l'aéroport en temps normal, mais à dix en ce lundi matin. Quel meilleur jour pour un nouveau départ que le début de la semaine de travail ? Ce jour qui inaugure une longue veille de cent quatre heures pour tous les autres, alors qu'ils prient déjà pour la délivrance du vendredi soir. Mais tout recommencement est aussi une fin, et chaque renaissance nécessite une mort préalable. Il serait approprié, voire bienséant (comique mis à part), de méditer sur cette vie qu'il était sur le point de laisser derrière lui, cette vie de quelques heures qui allait bientôt prendre fin. C'est dans cet état d'esprit qu'il éjecta la cassette du lecteur, puis tapa sur les touches des canaux présélectionnés à la recherche de la station privée locale. Puisqu'on était dans le funèbre, autant avoir la bande-son appropriée. Un sourire sardonique apparut lentement sur son visage lorsqu'il reconnut la chanson qui passait, nouveau succès au hit-parade, par le groupe EGF. C'était un morceau standard genre Euro-dance sans surprise. Un avatar de plus dans le flot homogène de merdes quasi identiques déversé sur l'Écosse par l'Angleterre via ses colonies d'ados fornicateurs en provenance de la Méditerranée. 17 Dossier : se306327_3b2 Document : Petite_bombe_306327 Date : 19/10/2009 9h31 Page 18/543 EGF. Les initiales de Eindhoven Groove Factory. Sans déconner. Il fut une époque, pas si éloignée, où, si vous aviez l'intention de faire carrière dans le show-biz, mieux valait ne pas mentionner une origine Europe continentale, à moins de s'appeler Einstürzende Neubaten et d'être à l'évidence trop cinglé pour s'en soucier. C'était un suicide commercial, une mise à mort de votre crédibilité. Vous ne pouviez tout simplement pas venir d'Europe continentale et espérer vendre un disque aux USA ou en Angleterre, les deux plus gros marchés de la musique. Les Scandinaves étaient inexplicablement tolérés, profitant peut-être d'une exception culturelle qui devait un peu à la géographie, et beaucoup à une prépondérance naturelle des grandes blondes bien balancées. D'Abba aux Cardigans, via Roxette et Ace of Base, faire figurer sur la pochette des albums une blonde aux jambes interminables n'avait jamais fait de mal aux ventes. Il fallait au moins reconnaître ça aux Scandinaves : ils avaient bien pigé que c'était la seule recette viable à l'export. Mais partout ailleurs plus au sud, les musicos continuaient à être victimes de l'illusion que leurs fadaises genre sous-Eurovision seraient prises en Angleterre pour autre chose qu'un acte d'agression internationale. En conséquence, très peu survivaient à leur quarantaine à Douvres. Un spécimen était importé à l'occasion, en tant que curiosité zoologique (ou plus exactement pour alimenter la conviction profonde de notre supériorité musicale), comme Rock Me Amadeus ou The Final Countdown. Depuis, il y avait ceux qui croyaient que le troisième Antéchrist des prophéties de Nostradamus était en fait l'Union européenne et qu'à n'en pas douter, une force satanique avait été libérée lors de la ratification du traité de Maastricht, au début des années quatre-vingt-dix. Sinon, comment expliquer que le public britannique se 18 Dossier : se306327_3b2 Document : Petite_bombe_306327 Date : 19/10/2009 9h31 Page 19/543 soit mis peu après à acheter des disques venant de cette même région désolée qui avait été jugée irrémédiablement coupable de Live is Life et du catalogue d'atrocités sans fin qu'étaient les Scorpions ? Sinon, quelle autre explication donner à l'usurpation du schéma gagnant traditionnel des quatre gars, gros bosseurs, gros buveurs, par deux ou trois branleurs boutonneux jouant du synthé en buvant de l'eau d'Évian dans le garage de leur maman, quelque part au Benelux ? La contamination la plus récente liée à ce syndrome (et selon lui, celle qui détenait le pompon) était orchestrée par EGF, et leur « chanson » pandémique (ça marche à fond dans les boîtes !!! Oui !!!), Ibiza Devil Groove. Il n'y avait jamais grand-chose qui différenciait le travail de ces bandes de connards décérébrés de celui de leurs pairs, mais EGF avait néanmoins réussi l'improbable exploit de se distinguer à ses yeux – et à ses oreilles. Et ce, grâce à leur sélection parmi les incontournables vieux tubes à remixer (au lieu de passer deux secondes à chercher une mélodie ou même un semblant de paroles). Ils n'avaient pas choisi un vieux riff d'Andy Summers ou un rythme de Topper Headon ; non, pas eux. La brigade d'Eindhoven avait concocté le plus gros succès de l'été avec le refrain de la chanson de Cliff Richards, Devil Woman. Bien profond dans le rock'n'roll. Il monta le son pour obtenir un effet maximum. Il se sentait comme au dernier jour d'école avant les grandes vacances, dans les rares cours où le prof s'accrochait jusqu'au bout : on pouvait s'abandonner au plaisir pervers de savourer l'ennui de deux heures de maths interminables, savourant d'autant plus ce à quoi on échapperait le lendemain. Remarquez, il ne se faisait pas d'illusions : là où il 19 Dossier : se306327_3b2 Document : Petite_bombe_306327 Date : 19/10/2009 9h31 Page 20/543 allait, il n'échapperait pas à Ibiza Devil Groove. Même s'il se flinguait, il n'y échapperait pas : la vieille chanson des Sparks lui revint en mémoire, It's Number One All Over Heaven (C'est Numéro Un au Paradis) et il ne faisait aucun doute qu'EGF était numéro un en Enfer. Voici néanmoins ce à quoi il allait échapper… « … la FM de la Cité d'Argent, qui vous offre un petit coup de peps venu des Baléares, ha ha ha, avec les magnifiques EGF. Il est bientôt huit heures quaranteneuf en ce vingt-six mai, ici, dans la Capitale Européenne du Pétrole, où la température est de onze degrés cinq… » La capitale européenne du pétrole. Franchement. La première fois qu'il avait entendu l'expression, il avait pensé que c'était une pointe d'autodérision. C'était avant qu'il n'apprenne qu'il n'existait rien qui ressemble de près ou de loin à l'autodérision à Aberdeen. Cette ville avait une très haute opinion (totalement infondée) d'elle-même. C'était un port de pêche de province qui avait eu un coup de bol incroyable avec le pétrole de la mer du Nord. Comme un bouseux qui gagne au Loto, avec le grand sourire niais et le sentiment colossal de gratitude et d'incrédulité en moins. En effet, la ville vivait dans l'illusion, non pas qu'elle s'était simplement trouvée au bon endroit au bon moment, mais qu'elle avait en quelque sorte fait quelque chose pour mériter cette considérable bonne fortune et que, en plus c'était pas trop tôt. Et les milliards injectés dans l'économie locale n'empêchaient pas les habitants de se lamenter sur chaque centime de l'argent public écossais dépensé où que ce soit au sud de la station-service de l'autoroute de Stracathro. Il était persuadé que les locaux n'étaient certes pas allés demander aux autres villes européennes concernées par le pétrole si elles voulaient participer au 20 Dossier : se306327_3b2 Document : Petite_bombe_306327 Date : 19/10/2009 9h31 Page 21/543 concours avant de s'autoproclamer capitale ; mais comme il bossait dans le marketing, il comprenait la nécessité de la mise en valeur mensongère d'une réalité nettement moins glamour. « La quatrième ville d'Écosse » n'était pas vraiment le slogan gagnant. Surtout si l'on prenait en compte le décrochement vertigineux qui faisait suite aux deux premières et qui la classait encore après cet invraisemblable trou à rats qu'était Dundee. Le second titre auto-attribué de « Ville d'Argent » était aussi un exploit en matière d'euphémisme un tantinet audacieux – ou comment faire briller la merde avec un peu de cirage. La ville était grise. Tout était gris. Pas moyen d'y échapper. Les bâtiments étaient tous – tous – en granit gris et le ciel était couvert d'une épaisse couche de permanuages. GRIS. Si Aberdeen était couleur argent, alors le caca n'était pas marron, mais cuivré. Tout était gris, gris comme dans maussade, gris comme dans lugubre, gris comme dans déficit chromatique. Gris, gris, gris. Et la seule chose encore plus déprimante que la ville elle-même, c'étaient les putains d'autochtones. Deux citations à l'appui du propos : « Un natif d'Aberdeen voyant un sou dans un tas de fumier le ramasserait avec les dents. » Paul Théroux. « Y'a pô meilleurs gars au mond'qu'ceux qui d'meurent entre la Dee et l'Don. » Lewis Grassic Gibbon. Aussi pertinente que la première puisse être, c'est en réalité la seconde qui offre le point de vue le plus perspicace, bien que l'auteur ne l'ait pas forcément entendu de cette manière. Pour mieux comprendre, il faut d'abord essayer de deviner de quelle partie du globe peut bien venir Grassic Gibbon. Puis, après avoir miraculeusement découvert la réponse, on peut commencer à se figurer des gens qui, 21 Dossier : se306327_3b2 Document : Petite_bombe_306327 Date : 19/10/2009 9h31 Page 22/543 soit ne voyagent pas beaucoup, soit refusent délibérément d'en retenir quoi que ce soit quand et s'ils le font. Comment expliquer autrement leur ignorance absolue des usages étrangers les plus élémentaires, tel que le sourire ? Le fait de vivre à Aberdeen lui avait appris la différence entre l'esprit de clocher et le véritable insularisme. L'esprit de clocher se définit par une ignorance ingénue, presque innocente, du monde extérieur. Le véritable insularisme concerne ceux qui savent très bien qu'il existe autre chose au-dehors, mais qui n'en ont rên'à fout' et n'en ont aucun p'tain d'besoin. Le fait de vivre dans cette ville l'avait aussi convaincu d'une chose : puisqu'on n'a qu'une vie, elle est bien trop précieuse pour la gaspiller en restant à Aberdeen. On ne peut pas échapper à cette réalité. Il en avait pris pleinement conscience quand sa vie à Aberdeen lui était apparue précisément sous cet aspect : un truc auquel on ne peut pas échapper. C'était le genre d'endroit où l'on vient seulement parce qu'on suppose qu'on n'y restera pas longtemps. On attend son heure, on purge sa peine et on retourne à la civilisation à la première occasion. Mais ce qu'on ne prévoit pas forcément, c'est que cette occasion peut ne jamais se présenter, et qu'entre-temps, on peut se retrouver coincé par les circonstances aussi étroitement que par les anneaux d'un boa constrictor. Alors, si on n'a qu'une vie, qu'est-ce qu'on est censé faire quand on se retrouve condamné à la passer là ? S'y résigner et rejoindre les rangs des PEB ? Ouais, super. Trouver un vice compensatoire et aller niquer toutes les nanas du quartier pendant les demi-journées concédées dans la semaine par la RTT ? Il avait essayé. Et il s'en était lassé très vite, essentiellement en raison de la nature pré-comateuse de leur conversation post-coïtale. Cinq minutes après l'orgasme, un réflexe pavlovien se déclenchait et elles commençaient invariablement à lui 22 Dossier : se306327_3b2 Document : Petite_bombe_306327 Date : 19/10/2009 9h31 Page 23/543 faire l'article de leur progéniture. Quand elles n'étaient pas déjà en train de le virer du pieu parce qu'il fallait qu'elles aillent chercher leurs petits merdeux à la crèche ou ailleurs. On pouvait toujours se dire que ça faisait du bien, mais en toute franchise, autant se mettre au golf. Ah, les merveilleuses possibilités récréatives de la cour de prison ! Qu'est-ce qui restait ? Acheter un billet de Loto et s'acoquiner aux acolytes de la nouvelle et plus navrante religion d'Angleterre – qui se trouve être aussi la plus importante, d'ailleurs. Rien d'étonnant à cela, puisque, contrairement aux autres, c'est la seule qui offre une seconde chance dans cette vie plutôt que dans l'autre. Et c'est vrai, en théorie, cette seconde chance existe. Car une seule règle est réellement incontournable dans la vie, celle qui exige d'en profiter au maximum, même si quelqu'un ridiculise vos efforts, derrière le volant de son Espace. Mais ces précieuses secondes chances ne sont accordées qu'à de rares élus. Encore plus rares que les gagnants du gros lot (1 sur 14 000 000), dont la plupart sont de toute façon trop cons pour faire quoi que ce soit de vaguement intéressant de leurs nouvelles ressources. Croisière obligatoire dans les Caraïbes, Ferrari, yacht, nouvelle baraque dans un quartier où les voisins les traiteront comme de la merde, et après ? Le nirvana consumériste ? C'est vrai, quoi ! Y'a tellement de trucs dans les catalogues de VPC. On peut s'acheter une nouvelle vie avec vingt millions, encore faut-il savoir où faire ses courses. Sinon, on ne fait qu'agrandir sa cellule. Récolter tous les bénéfices potentiels de l'affaire est un petit peu plus compliqué que d'allonger les biftons pour une vedette de série B ou une pouffiasse en bikini. Pour avoir une seconde chance, il le savait maintenant – même si on a des fers aux pieds ici dans ce goulag 23 Dossier : se306327_3b2 Document : Petite_bombe_306327 Date : 19/10/2009 9h31 Page 24/543 en simili-Tudor – il n'était pas nécessaire de gagner au Loto. Il suffisait d'avoir la volonté de partir. Arrêter de geindre, arrêter de râler, juste arrêter. Partir. C'était aussi simple, et aussi difficile, que ça. Tout quitter. Le plus dur était d'en prendre conscience ; de prendre la décision. Ensuite, une fois la résolution prise, tout semblait ridiculement facile. Quitter sa compagne. Aucun problème. Déjà fait, en fait. Ceux qu'ils avaient été autrefois avaient plié bagage des années auparavant. Rayer ça. La personne qu'il avait été autrefois avait disparu pendant le déménagement vers la capitale de la grisaille. C'était quoi la chanson, déjà ? « If you love somebody, set them free » – si tu aimes quelqu'un, fais-lui cadeau de la liberté. Il n'aimait pas Alison, mais il lui devait bien ça. Il n'y aurait pas qu'à lui qu'il accorderait une seconde chance. Quitter son boulot. C'est une blague ? Quelle raison y avait-il – ou y avait-il jamais eue – de se coltiner ça ? Ah, oui, bien sûr : la sécurité. Comme dans QHS. Ces chaînes ne retiennent que tant qu'on s'y accroche. La machine cracha un ticket et leva la barrière pendant qu'il prenait le reçu. Il le mit sur le siège passager et avança lentement dans le flux de satellites motorisés effectuant des orbites en spirales de plus en plus vastes, forcés qu'ils étaient de s'éloigner de plus en plus du terminal pour trouver une place. Ils perdaient au moins cinq minutes, peut-être plus, à effectuer le circuit qui leur éviterait vingt secondes de marche supplémentaire. Certes, la plupart d'entre eux avaient probablement une grosse valise à trimballer. Ou peut-être pensaient-ils être des proies plus vulnérables s'ils semblaient errer loin du troupeau. Le ticket de parking fut la première chose qui attira 24 Dossier : se306327_3b2 Document : Petite_bombe_306327 Date : 19/10/2009 9h31 Page 25/543 son regard comme il coupait le moteur. « Ne pas le laisser dans le véhicule. » C'était l'une des nombreuses instructions qui ne s'appliquaient plus à lui. Il le mit quand même dans sa poche. Ce n'était pas le moment des grands gestes de fin de règne. Cette vie devait être vécue le plus normalement du monde, jusque dans les détails les plus insignifiants, jusqu'à ce que l'avion décolle de Stavanger. La seule entorse à cette règle était le polo qu'il portait à la place de la chemise-cravate, indispensable au camouflage à venir. Il ne voulait pas qu'on le voie quitter les lieux ; il serait donc déjà une autre personne lorsqu'il s'en irait. Il portait malgré tout l'inévitable costume. Il avait choisi quelque chose qui irait avec le polo, pour garder un look plausible d'homme d'affaires qui se la joue aussi décontracté que son audace l'y autorise, mais qui veut quand même que tout le monde sache qui il est. C'était un point d'égalisation masculine sur la liste des griefs féministes : dans le monde du travail, elles avaient accès à une gamme infinie de splendides atours, alors que les mecs, soyons honnêtes, devaient se contenter de déclinaisons chromatiques mineures sur le thème du « costume gris ». Qu'il puisse exister un tel snobisme quant à la marque, au style ou à la coupe, c'était à pisser de rire, mais la ruée sur un quelconque trait distinctif était (quoique pathétique) peut-être compréhensible. Après tout, il y a sûrement des baudroies que leurs congénères trouvent moches, même si l'espèce entière possède la tronche d'Anne Widdecombe 1 après une nuit d'excès gastro-liquides. 1. Ministre anglaise du parti conservateur (aile ultra-libérale), âgée d'une cinquantaine d'années, célèbre pour ses prises de position contre l'avortement et que ses détracteurs ont surnommée « la Vierge catholique ». Il semblerait qu'elle soit suffisamment laide pour avoir définitivement écarté le mariage de ses préoccupations et, ironie suprême, ses écrits sont publiés chez le même éditeur britannique que l'auteur. N.d.T. 25 Dossier : se306327_3b2 Document : Petite_bombe_306327 Date : 19/10/2009 9h31 Page 26/543 Le pire, c'est que ceux qui, comme lui, éprouvaient une frustration d'ordre vestimentaire semblaient appartenir à une minorité. Pour les PEB, le costard, c'est la couverture de survie. Sans lui, ils se sentent outrageusement nus. Mais le comble, putain, c'est qu'ils se trouvent beaux. Même si la cravate entrave partiellement leurs fonctions respiratoires, ce n'est pas grave, c'est aussi une sensation réconfortante, comme la pression d'une main paternelle qui les assure de leur statut : ce sont des porteurs de costume, ils affichent leur carrière de porteurs de costume dans une profession ratifiée de porteurs de costume et personne, personne ne peut les prendre pour des pauvres cons anonymes, oh non ! Partout dans le parking, ils marchaient au pas vers l'aérogare, comme attirés par une force invisible, chacun dans son costard, chacun muni de l'attaché-case standard. Si l'on voyage pour affaires, si c'est la compagnie qui paie, le costume est impératif, cela va de soi ; mais chez ces tarés, l'impératif vient de l'intérieur. Il efface toute autre considération, comme le sens pratique, par exemple. Car le costard est une tenue loin d'être appropriée pour le voyage aérien, où la taille du siège, l'espace pour les jambes et la ceinture de sécurité semblent comploter pour obtenir à peu près l'effet inverse du pressing. Sans parler de la peur constante que le plateau-repas, la boisson ou le café (un peu plus, Monsieur ?) ne se précipitent sur vos genoux. Pourtant l'idée fausse perdure qu'on doit être bien habillé pour prendre l'avion, survivance probable de l'époque où seuls les riches pouvaient se le permettre. Il se rappela quand il était gosse, au début des années soixante-dix, les voyages organisés pour les familles d'Abbotsinch vers Palma ou Malaga. Son père lui disait qu'on pouvait toujours repérer les gars de Glasgow qui prenaient l'avion pour la première fois : ils étaient sapés comme s'ils étaient convoqués au tribunal. Évidemment, quand 26 Dossier : se306327_3b2 Document : Petite_bombe_306327 Date : 19/10/2009 9h31 Page 27/543 ils rentraient, on les avait mis au parfum, mais ils étaient tout aussi repérables : grands sombreros de pacotille et brûlures au deuxième degré recouvrant chaque parcelle de chair exposée au soleil. Le temps, l'expérience et les nouvelles générations avaient fait évoluer le look du vacancier adepte des charters, mais il n'était pas pour autant devenu très flatteur. Il aurait bien voulu enquêter sur les critères de sélection d'Airtour. Vous laissaient-ils monter à bord si la famille au complet portait autre chose que des survêtements assortis – et pesait moins d'un quintal ? Il avait entendu dire que les voyages au rabais encombraient les couloirs aériens, faisant chaque jour augmenter la probabilité d'une catastrophe dans des proportions dramatiques. Le ciel était en effet de plus en plus embouteillé, mais à son avis, la faute n'en revenait pas à l'Internationale trébuchante des Reebokeurs. Eux, au moins, avaient une bonne raison de voyager, même si ce n'était que pour aller s'empiffrer de graisses polyinsaturées sous des climats plus chauds. La vraie cause de ces quasi-collisions et de ces interminables tourniquets avant l'atterrissage se trouvait là, tout autour de lui, en cet instant précis : c'étaient les voyages d'affaires, aussi ineptes qu'inutiles. On était à l'époque de la Communication, à l'ère des vidéo-conférences, des logiciels de démonstration virtuelle, des e-mails, des fichiers Internet et pourtant, chaque jour, dans tous les aéroports du monde, des hordes de PEB en costard s'agglutinaient dans les avions pour se rendre à des réunions. Un simple coup de fil ou un échange de lettres aurait abouti au même résultat. Bien sûr, on pouvait mettre en avant l'importance du contact humain, de la touche personnelle ; mais même si c'était partiellement vrai, le but du jeu, c'était de faire croire à tous les PEB aéroportés qu'ils étaient des collaborateurs importants et estimés de tous. Cela 27 Dossier : se306327_3b2 Document : Petite_bombe_306327 Date : 19/10/2009 9h31 Page 28/543 revenait certainement moins cher qu'augmenter leur salaire, et les réservations groupées (déductibles des impôts) permettaient probablement d'obtenir un petit su-sucre, à savoir quelques longs courriers en première classe, pour le patron et la secrétaire qu'il avait décidé de se taper ce jour-là. Cela rompait la monotonie de les expédier quelque part de temps en temps, histoire qu'ils aient l'impression que la boîte leur confiait un genre de mission secrète. Cela faisait d'eux plus que des professionnels en costard ; ça faisait d'eux des professionnels en costard qui doivent prendre l'avion. Finie l'époque où ils sillonnaient leur secteur de ventes en Ford Mondeo. Hélas, la seule conséquence pratique de l'affaire, c'était d'encombrer les aéroports. La zone d'enregistrement était une vaste cohue chaotique, comme il se doit en un lundi matin qui se respecte. Avec en prime, une escouade d'ados qui baguenaudaient avec cet air décérébré caractéristique, que seuls les jeunes continentaux post-pubères travaillés par leurs hormones sont en mesure d'afficher. L'air était saturé d'émanations de Clearasil et de sacs à dos moites. Plein d'appréhension, il prêta l'oreille à leurs bavardages, priant pour qu'ils ne soient pas Norvégiens. Il entendit de l'italien, peut-être de l'espagnol. Il était difficile de deviner pour quel guichet d'enregistrement ils faisaient la queue tant les contours de leur groupe étaient informes, mais il apparut très vite qu'ils seraient ce matin le problème de la British Airways, et par conséquent pas le sien. Il tendit ses billets d'avion au comptoir de la Scandinavian Airlines, où il fut accueilli par un flash de dents blanches. Le badge de la fille disait Inger, un prénom non-aberdonien, ce qui expliquait le sourire. Elle avait probablement fait carrière en cabine avant d'opter 28 Dossier : se306327_3b2 Document : Petite_bombe_306327 Date : 19/10/2009 9h31 Page 29/543 pour un poste au sol, une fois le grappin mis sur un cadre sup plein aux as, pétrole oblige. Ils accomplirent les formalités habituelles : attribution de la place, petit coup de drague réciproque, avant qu'elle n'en arrive à l'inévitable interrogatoire de sécurité : avez-vous fait votre bagage vous-même ? Est-ce que votre bagage s'est trouvé hors de votre vue à un moment donné ? Quelqu'un vous a-t-il demandé de transporter quelque chose ? Est-ce un missile sol-air que vous cachez là, derrière votre braguette, ou êtes-vous simplement content de me voir ? Le but de ces échanges lui échappait. Si ce petit questionnaire poli suffisait à vous faire cracher le morceau, alors vous méritiez pas mal de retenues à l'école des terroristes. Peut-être étaitce juste pour rassurer les passagers, pour montrer que tous les protocoles antiterroristes étaient bien appliqués ; auquel cas il était vraisemblable qu'on obtienne l'effet inverse. Si c'était là toute l'ampleur de leur dispositif, que feraient-ils si quelqu'un se pointait avec un vrai flingue ? Ils lui demanderaient gentiment de le lâcher, sans oublier de glisser le « s'il vous plaît » de rigueur ? Une version plus poussée de cette mascarade vide de sens attendait les passagers au contrôle de sécurité où il fallait faire la queue pour assister à l'irradiation partielle de son bagage à main et se voir légèrement palper les flancs si on avait oublié de déposer ses clés sur le tapis roulant. Même un tailleur se faisait plus insinuant pour prendre vos mesures. Ils étaient si gauches que toute la procédure ressemblait à une parodie. Ils ne voulaient pas se montrer trop insistants, au cas où un passager prendrait la mouche et finisse par leur faire remarquer ce qu'ils savaient déjà : que personne, dans cet aéroport de pacotille, n'avait jamais été – et ne serait vraisemblablement jamais – pris avec un flingue dans le pantalon. Et que si cette improbabilité au chiffre astronomique venait à se produire, pensaient-ils que le porte-flingue 29 Dossier : se306327_3b2 Document : Petite_bombe_306327 Date : 19/10/2009 9h31 Page 30/543 attendrait tranquillement qu'ils le fouillent de haut en bas, qu'ils le désarment, avant de leur lancer dans un sourire ingénu : « Ben quoi, faut ben essayer, hein ? » À moins que, bien sûr, ce panneau publicitaire pour l'office du Tourisme écossais ne dissimule une fausse cloison derrière laquelle se trouve en permanence une batterie de flics armés jusqu'aux dents, prêts à intervenir à tout instant, leurs index inactifs les démangeant de plus en plus. « Voyez-vous un inconvénient à ce que je jette un coup d'œil à votre mallette, Monsieur ? – Non. Faites. » En dépit des nombreuses fois où il avait été amené à prendre l'avion ces dernières années, il n'avait jamais pu deviner quels étaient les critères de sélection dans le choix du bagage à main à ouvrir. Apparence générale, destination, il ne savait pas. Parfois, ils l'arrêtaient, parfois non, sans logique apparente. Est-ce que c'était à cause d'un truc inhabituel repéré par le connard aux yeux vitreux et à l'air constipé qui étalait son ennui chronique derrière l'écran à rayons X ? Est-ce que c'était totalement au hasard, pour remplir un quota ? Est-ce qu'ils préféraient à cet instant précis votre avenante mallette bien lustrée au rébarbatif sac de voyage un peu crade du gros plein de soupe à la transpiration rance qu'il faudrait bientôt pousser à travers le portique de détection de métaux ? Ou est-ce qu'un brin de voyeurisme les faisait triquer de temps en temps ? Il aurait été déçu si tel n'était pas le cas. L'officier de sécurité barbu lui fit signe d'ouvrir luimême, marque ostensible de courtoisie qui dissimulait mal le fait qu'il n'avait pas envie de passer pour un con à tripatouiller en vain le dernier modèle inutilement complexe de fermoir. Il s'exécuta, pressant simultanément les deux boutons comme sur un flipper quand la 30 Dossier : se306327_3b2 Document : Petite_bombe_306327 Date : 19/10/2009 9h31 Page 31/543 bille roule paresseusement entre les taquets. Dans un geste élégant, il fit pivoter la mallette de cent quatrevingts degrés, la laissant s'ouvrir lentement grâce aux admirables supports télescopiques en alu qui avaient fait faire un bond de vingt pour cent au prix de l'ensemble. Il n'y avait pas grand-chose à voir. Un ou deux dossiers, un magazine, un journal, un portable, un miniventilateur, une barre chocolatée et deux cartons de jus de fruits. Il semblait difficile que tout cela ait semblé suspect en passant aux rayons X. Néanmoins, le gars l'avait arrêté maintenant, et il fallait bien que ça ait l'air de valoir le coup. Barbichu commença par le portable, le soupesant pour bien insister sur son poids alors qu'il le lui tendait. « Pourriez-vous l'allumer, s'il vous plaît ? – Pas de problème. » Il appuya sur le bouton, jetant un bref regard sur l'écran à cristaux liquides avant que Barbichu ne le reprenne. « Parfait. Sacré morceau, hein ? – Ne m'en parlez pas. Pourquoi pensez-vous que je le mets dans la mallette ? Le nouveau est mort, alors ils m'ont donné cette chose. Étonnant qu'il soit passé en bagage à main. Et il faut que ça arrive quand je m'en vais. – La loi des emmerdements maximum. » Barbichu passa au walkman, et appuya sur play luimême, après assentiment du propriétaire. La cassette se mit à tourner, à sa grande satisfaction, sans qu'il songe un instant à savoir si le passager avait pris la peine de la caler sur son air de décollage préféré. Il approcha un écouteur de son oreille. Un petit cliquetis métallique suffit pour reconnaître le chuintement caractéristique du Speed Garage, le seul genre musical à produire le même son que les écouteurs soient branchés ou pas. Barbichu reprit son inspection, absolument pas 31 Dossier : se306327_3b2 Document : Petite_bombe_306327 Date : 19/10/2009 9h31 Page 32/543 découragé par le peu qu'il y avait à inspecter. Il donna une pichenette à l'hélice du ventilateur, puis fit tourner les pages de chacun des dossiers, du magazine et du journal ; ensuite, faisant preuve d'une minutie admirable ou d'un soupçon de dépit, il s'attaqua à la barre de Mars et enfin aux cartons de jus de fruits. Ces derniers étant l'occasion ultime d'exercer quelque autorité, il jeta à chacun d'entre eux un regard inquisiteur, suivi d'une secousse investigatrice, preuve définitive de l'inutilité totale de toutes les étapes de cette charade sécuritaire. S'il soupçonnait les cartons de contenir de la nitroglycérine, était-il bien avisé, ou stipulé par le protocole, de les secouer comme des cocotiers ? « Bien, merci, Monsieur. Bon vol. » Ce serait seulement une fois à bord de l'appareil, après avoir entendu les instructions désespérément inutiles sur la conduite à tenir dans le cas où l'avion bourré de kérosène effectuerait une descente en piqué, qu'il lui viendrait à l'esprit de se faire du souci quant aux implications de ces précautions. Parce que, regardons les choses en face, si cet avion avait été saboté et s'écrasait avant d'arriver à Stavanger aujourd'hui, il se retrouverait dans la peau d'un mort, d'un mort très malheureux. Sans parler de la putain de colossale ironie de l'affaire. Bah. Du moment que l'au-delà ne se trouvait pas dans l'enfer d'Aberdeen. *** L'avion avait atterri à 11 heures 20, heure locale. Conditions météo : temps clair et ensoleillé. Température extérieure : dix-huit degrés. Stavanger, Norvège. Un bien fâcheux passage obligé dans son projet grandiose. Il n'y avait rien ici qui ressemblât aux prémices d'un recommencement. Seulement des salles de transit, un bureau d'information et un 32 Dossier : se306327_3b2 Document : Petite_bombe_306327 Date : 19/10/2009 9h31 Page 33/543 magasin qui vendait des lutins en peluche et du saumon fumé. Toutes les fois où il s'était retrouvé là, cela n'avait été que pour prendre un autre avion, pour une autre destination. Une autre destination où il n'avait pas particulièrement envie d'aller non plus. Les boulots des autres les conduisaient à Barcelone, à Athènes, à Milan ou à Paris. Le sien le conduisait dans toutes les places fortes ultra-austères, hyper-masculinisées, sur-industrialisées de Scandinavie, incluant, mais le plus souvent via, Stavanger. Pour une fois, un vol le conduirait là où il voulait vraiment aller. Mais comme toujours, il lui faudrait encore monter à bord et redescendre avant que ce voyage ne se termine et qu'un autre ne commence pour de bon. Il s'assit dans la zone d'embarquement, choisissant un banc près de la fenêtre à son retour des toilettes. L'avion se tenait là, sur le tarmac, à quelques mètres de la baie vitrée. Les couleurs de l'avion étaient altérées par l'éclat du soleil sur le fuselage, mais le nom de l'appareil était lisible : Freebird. Oiseau libre. Il sourit. Il n'aurait pas pu trouver mieux. L'horloge affichait 11 heures 55. Plus que quinze minutes avant l'embarquement. C'était le moment le plus pénible. Non pas que l'attente soit longue, mais attendre était tout ce qu'il restait à faire. Attendre et penser. Pas moyen d'y échapper. Attendre n'était pas un problème, mais il aurait sincèrement aimé s'empêcher de penser. À voir l'avion par la fenêtre, il était difficile de ne pas mesurer l'énormité de ce qui allait se produire, et il devait chasser ça de son esprit. Pendant ces quelques minutes, il le savait, il serait facile de reculer, de tout interrompre. Facile de sentir à nouveau le réconfort de ses chaînes. Ce fut le quart d'heure le plus long de sa vie. Chaque minute s'égrenait lentement, le mettant au supplice, pour l'amener jusqu'au moment où les affres du choix 33 Dossier : se306327_3b2 Document : Petite_bombe_306327 Date : 19/10/2009 9h31 Page 34/543 encore faisable prendraient fin. Il savait qu'une fois qu'il aurait franchi la passerelle d'embarquement, il n'y aurait pas de marche arrière possible. Enfin, quoi qu'il en soit, pas sans explications très désagréables après coup. Mais les lois de la physique temporelle étant prédominantes, l'horloge finit par y céder. À 12 heures 12, l'embarquement fut annoncé. À 12 heures 15, il embarqua à bord de l'appareil. À 12 heures 37, l'appareil décolla. À 12 heures 39 et dix-huit secondes, lorsque l'avion eut atteint l'altitude de trois mille pieds, une bombe explosa à l'arrière de la cabine. La charge n'était pas particulièrement forte, mais il n'en était nul besoin, car elle était placée à moins d'un mètre des réservoirs. La queue de l'appareil fut entièrement sectionnée. Après un bel arc de cercle, le reste de l'avion plongea en tourbillonnant vers le fjord situé au-dessous. C'est l'instant précis où tout change. Où la vie devient soudain infiniment précieuse. La servitude du boulot, des allers-retours quotidiens, du crédit, les banlieues anonymes, le couple en miettes, les disputes, les factures, les ambitions déçues, les compromis castrateurs. En un instant, cet enfer sans issue se change en paradis perdu. La vitesse à laquelle ce changement s'opéra était d'environ dix mètres par seconde, en progression géométrique. À 12 heures 40 et neuf secondes, l'avant de l'appareil percuta la surface de l'eau, fracassant l'appareil en deux et tuant tout le monde à bord.