Petite_bombe_306327 1..543

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Choses à faire à l'aéroport de Stavanger
quand on est mort
Les PEB. La mort, c'est encore trop bon pour eux.
Je ne plaisante pas.
Ces cons méritent de vivre éternellement dans leur
banlieue pourrie. Cette classe d'esclaves somnambules
dans leur colonie pénitentiaire en brique rouge simili
Tudor. Une prison qui n'a pas besoin de murs ; ceux qui
y vivent ont subi un lavage de cerveau qui leur fait croire
qu'ils veulent être là : l'incarcération dont ils rêvent !
Hébétés, ils se propagent, ils se reproduisent, ils transmettent leur ADN docile et soumis à la future génération
de prisonniers aux yeux vides.
Chaque jour, ils se lèvent et prient pour que la libération ne vienne jamais : « Seigneur, protège-nous de
l'unicité. Accorde-nous le conformisme éternel et
délivre-nous de l'originalité. Amen. »
Il en avait un au cul en ce moment, en train de faire
des appels de phares avec sa MX3, les narines et les
pupilles du mec se dilatant au rythme des illuminations
réprobatrices. Le connard absolu. En train de risquer sa
vie pour essayer de doubler avant la fin de la file pour
véhicules lents, tout ça pour gagner une place – une
place – dans la file là-bas, à l'arrivée devant le feu
rouge. Ça vous donne une petite idée de la valeur de
cette vie ?
Exactement.
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Pauvres Enculés de Banlieusards. Ce sont eux, les
tarés de la route. Rien à voir avec l'accroissement des
embouteillages (encore que le facteur « un connard par
bagnole » y contribue), non, c'est ce qu'ils ont trouvé
de mieux comme acte de défi, dernier vestige évanescent de leur volonté de revendiquer une identité.
C'est le seul moment où ils arrivent à exprimer une
quelconque personnalité : quand ils sont derrière ce
volant, seuls, à slalomer pour arriver avant les autres
anonymes. Doubler le type qui est dans la voiture plus
grosse, plus récente, plus étincelante, ça fait oublier
que c'est lui qui vous fait mordre la poussière de façon
bien plus réelle. Quelqu'un vous grille la priorité, vous
ralentit, et vous transférez sur lui toutes vos frustrations, parce que ça vous rappelle le nombre d'obstacles
qui s'élèvent entre là où vous êtes et là où vous voudriez être. La bagnole devant, c'est votre manque de
confiance en vous, legs de votre mère castratrice. La
bagnole devant, c'est votre peur du conflit, héritée de
votre père soumis et brisé. C'est l'école où vous n'êtes
pas allé, le club de golf dont vous n'êtes pas membre,
la loge à laquelle vous n'appartenez pas. La bagnole
devant, c'est votre femme et vos gosses et les risques
que vous ne pouvez pas prendre parce que vous avez
des responsabilités.
Mais là où ça devient tragique, c'est que vous avez
besoin de cette bagnole devant vous, vous avez besoin
de cette entrave, parce qu'elle vous empêche de voir
qu'en fait, vous ne savez pas où vous voulez être. Vous
seriez perdu à l'extérieur de votre banlieue pénitentiaire.
Hou, ça fout la trouille, l'extérieur.
Vous ne cadreriez pas.
C'est pourquoi des milliards sont dépensés chaque
année pour faire la pub de véhicules quasi identiques,
emblèmes de goût personnel et de discernement.
Toyota, Nissan, Honda, Ford, Vauxhall, Rover, chaque
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gamme avec son coupé, sa 3 portes, sa berline ; chaque
modèle à peine différent de son concurrent, si ce n'est
par le sigle. Les pubs mettent en scène des monsieurs
muscles à la mâchoire carrée en train de sauver des
enfants, de tuer des requins, de baiser comme des
dieux : tout ça pour détourner l'attention de la voiture
elle-même. « La nouvelle Vauxhall. Ses phares ont une
forme légèrement différente de ceux de la Nissan. Parce
que vous êtes légèrement différent. » Sans blague.
Et c'est là que les 4X4 et les modèles de sport entrent
en scène. Des mecs qui conduisent des tout-terrain pour
aller louer une putain de cassette vidéo. Le seul moment
où le machin quitte effectivement la route, c'est pour se
garer dans l'allée de leur maison de rêve en toc contreplaqué, ou pour aller au garage après un virage à plus de
soixante qui leur fait redécouvrir la primauté de l'aérodynamisme sur la masse pure et simple. Parfois, un
monospace pour madame, ou seulement une 4 portes,
salaire oblige. Alors, vous économisez, vous luttez,
vous léchez des culs pour payer la MRII, la CRX ou la
GTI, pour vous raccrocher au mirage pitoyable de votre
virilité. Il se peut que vous ayez la femme, le crédit, les
mioches, la belle-famille à bouffer tous les dimanches,
une part de vous-même ne sera jamais domptée. Quelqu'un veut une autre tranche de viennetta ?
C'est la raison pour laquelle peu importent l'ascension vertigineuse du prix de l'essence ou le nombre de
projets de parkings en extérieur d'agglomération qui
seront subventionnés, les embouteillages urbains ne
diminueront jamais. Pendant ce voyage aller-retour au
boulot, pendant cette demi-heure où vous êtes aux commandes de votre bolide rugissant (qui suit la 2CV juste
devant), vous êtes en mesure de vivre une pitoyable
petite illusion de vous-même.
Le covoiturage ne marchera jamais. Le PEB préférera être coincé tous les jours dans son bouchon dans
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l'attente de ce bref instant où il pourra appuyer à fond
sur le champignon et faire semblant d'aller dans un
endroit important, un endroit où il veut vraiment aller,
et vite. Ce déferlement de puissance empruntée au
moteur, le contact du volant dans ses mains et Bryan
Adams en stéréo. À cet instant précis, il est le roi du
monde : il est agent secret, détective, assassin, terroriste.
Par opposition à agent d'assurances.
Ce qui ne l'a jamais effleuré, c'est que s'ils existent,
l'agent secret, le privé, l'assassin et le terroriste conduiraient en fait un modèle PauvrEnculédBanlieusard
quelconque, parce qu'ils ont besoin de se fondre dans
le paysage. Bon, peut-être qu'ils conduisent quelque
chose de plus voyant quand ils ne bossent pas, mais on
peut parier que ce n'est pas une putain de Mazda. Et on
peut aussi parier qu'ils ne se fantasment pas en pères de
famille baissant leur froc pour un salaire quand ils font
crisser les pneus.
Les fantasmes du PEB sont monotones et prévisibles
parce qu'il n'a pas d'imagination. Il a besoin des publicités pour faire le boulot à sa place. C'est pourquoi,
privé de pensée autonome ou d'informations quelconques pour appuyer son jugement, il pense que
Denise Richards est sexy, que Sony fabrique de bonnes
chaînes hi-fi et que boire de la Beck's le rend plus
branché que son voisin de comptoir qui tourne à la
brune. C'est pourquoi il pense qu'il est un homme différent quand il est au volant de sa petite bombe hors de
prix (mais dont il ne regrette paradoxalement aucun centime), char du triomphe de son ego. Il pense que les
assassins et les terroristes se baladent en voiture de
sport. Si on lui demandait quel genre de voiture conduit
la Mort (après lui avoir expliqué qu'un corbillard est
une réponse trop terre-à-terre), il décrirait sans doute
le summum de ses fantasmes, évidemment carrossé
de noir : une Lamborghini Countach ou une Ferrari
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Testarossa, ou peut-être une déclinaison plus modeste
de la Batmobile. Une belle machine sombre, puissante,
aux lignes épurées, incomparablement macho.
Et il aurait tort. À cent pour cent.
La Mort conduit un Espace.
Elle conduit un mini-van familial de PEB, juste pour
bien souligner que la vie qu'Elle ôte ne vaut pas la peine
d'être vécue de toute façon. Et avec plein de sièges à
l'arrière pour la génération suivante, quand son tour
viendra.
Il était sur la quatre voies à présent, à cinq minutes
de l'aéroport en temps normal, mais à dix en ce lundi
matin.
Quel meilleur jour pour un nouveau départ que le
début de la semaine de travail ? Ce jour qui inaugure une
longue veille de cent quatre heures pour tous les autres,
alors qu'ils prient déjà pour la délivrance du vendredi
soir.
Mais tout recommencement est aussi une fin, et
chaque renaissance nécessite une mort préalable. Il
serait approprié, voire bienséant (comique mis à part),
de méditer sur cette vie qu'il était sur le point de laisser
derrière lui, cette vie de quelques heures qui allait bientôt prendre fin. C'est dans cet état d'esprit qu'il éjecta
la cassette du lecteur, puis tapa sur les touches des
canaux présélectionnés à la recherche de la station privée locale. Puisqu'on était dans le funèbre, autant avoir
la bande-son appropriée. Un sourire sardonique apparut
lentement sur son visage lorsqu'il reconnut la chanson
qui passait, nouveau succès au hit-parade, par le groupe
EGF. C'était un morceau standard genre Euro-dance
sans surprise. Un avatar de plus dans le flot homogène
de merdes quasi identiques déversé sur l'Écosse par
l'Angleterre via ses colonies d'ados fornicateurs en provenance de la Méditerranée.
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EGF. Les initiales de Eindhoven Groove Factory.
Sans déconner. Il fut une époque, pas si éloignée,
où, si vous aviez l'intention de faire carrière dans le
show-biz, mieux valait ne pas mentionner une origine
Europe continentale, à moins de s'appeler Einstürzende
Neubaten et d'être à l'évidence trop cinglé pour s'en
soucier. C'était un suicide commercial, une mise à mort
de votre crédibilité. Vous ne pouviez tout simplement
pas venir d'Europe continentale et espérer vendre un
disque aux USA ou en Angleterre, les deux plus gros
marchés de la musique.
Les Scandinaves étaient inexplicablement tolérés,
profitant peut-être d'une exception culturelle qui devait
un peu à la géographie, et beaucoup à une prépondérance naturelle des grandes blondes bien balancées.
D'Abba aux Cardigans, via Roxette et Ace of Base,
faire figurer sur la pochette des albums une blonde aux
jambes interminables n'avait jamais fait de mal aux
ventes. Il fallait au moins reconnaître ça aux Scandinaves : ils avaient bien pigé que c'était la seule recette
viable à l'export. Mais partout ailleurs plus au sud, les
musicos continuaient à être victimes de l'illusion que
leurs fadaises genre sous-Eurovision seraient prises en
Angleterre pour autre chose qu'un acte d'agression
internationale. En conséquence, très peu survivaient à
leur quarantaine à Douvres. Un spécimen était importé à
l'occasion, en tant que curiosité zoologique (ou plus
exactement pour alimenter la conviction profonde de
notre supériorité musicale), comme Rock Me Amadeus
ou The Final Countdown.
Depuis, il y avait ceux qui croyaient que le troisième
Antéchrist des prophéties de Nostradamus était en fait
l'Union européenne et qu'à n'en pas douter, une force
satanique avait été libérée lors de la ratification du traité
de Maastricht, au début des années quatre-vingt-dix.
Sinon, comment expliquer que le public britannique se
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soit mis peu après à acheter des disques venant de cette
même région désolée qui avait été jugée irrémédiablement coupable de Live is Life et du catalogue d'atrocités
sans fin qu'étaient les Scorpions ? Sinon, quelle autre
explication donner à l'usurpation du schéma gagnant
traditionnel des quatre gars, gros bosseurs, gros buveurs,
par deux ou trois branleurs boutonneux jouant du synthé
en buvant de l'eau d'Évian dans le garage de leur
maman, quelque part au Benelux ?
La contamination la plus récente liée à ce syndrome
(et selon lui, celle qui détenait le pompon) était orchestrée par EGF, et leur « chanson » pandémique (ça
marche à fond dans les boîtes !!! Oui !!!), Ibiza Devil
Groove.
Il n'y avait jamais grand-chose qui différenciait le
travail de ces bandes de connards décérébrés de celui de
leurs pairs, mais EGF avait néanmoins réussi l'improbable exploit de se distinguer à ses yeux – et à ses
oreilles. Et ce, grâce à leur sélection parmi les incontournables vieux tubes à remixer (au lieu de passer deux
secondes à chercher une mélodie ou même un semblant
de paroles). Ils n'avaient pas choisi un vieux riff d'Andy
Summers ou un rythme de Topper Headon ; non, pas
eux.
La brigade d'Eindhoven avait concocté le plus gros
succès de l'été avec le refrain de la chanson de Cliff
Richards, Devil Woman.
Bien profond dans le rock'n'roll.
Il monta le son pour obtenir un effet maximum. Il
se sentait comme au dernier jour d'école avant les
grandes vacances, dans les rares cours où le prof
s'accrochait jusqu'au bout : on pouvait s'abandonner
au plaisir pervers de savourer l'ennui de deux heures
de maths interminables, savourant d'autant plus ce à
quoi on échapperait le lendemain.
Remarquez, il ne se faisait pas d'illusions : là où il
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allait, il n'échapperait pas à Ibiza Devil Groove. Même
s'il se flinguait, il n'y échapperait pas : la vieille chanson des Sparks lui revint en mémoire, It's Number One
All Over Heaven (C'est Numéro Un au Paradis) et il ne
faisait aucun doute qu'EGF était numéro un en Enfer.
Voici néanmoins ce à quoi il allait échapper…
« … la FM de la Cité d'Argent, qui vous offre un
petit coup de peps venu des Baléares, ha ha ha, avec les
magnifiques EGF. Il est bientôt huit heures quaranteneuf en ce vingt-six mai, ici, dans la Capitale Européenne du Pétrole, où la température est de onze degrés
cinq… »
La capitale européenne du pétrole. Franchement. La
première fois qu'il avait entendu l'expression, il avait
pensé que c'était une pointe d'autodérision. C'était
avant qu'il n'apprenne qu'il n'existait rien qui ressemble
de près ou de loin à l'autodérision à Aberdeen. Cette
ville avait une très haute opinion (totalement infondée)
d'elle-même. C'était un port de pêche de province qui
avait eu un coup de bol incroyable avec le pétrole de la
mer du Nord. Comme un bouseux qui gagne au Loto,
avec le grand sourire niais et le sentiment colossal de
gratitude et d'incrédulité en moins. En effet, la ville
vivait dans l'illusion, non pas qu'elle s'était simplement
trouvée au bon endroit au bon moment, mais qu'elle
avait en quelque sorte fait quelque chose pour mériter
cette considérable bonne fortune et que, en plus c'était
pas trop tôt.
Et les milliards injectés dans l'économie locale
n'empêchaient pas les habitants de se lamenter sur
chaque centime de l'argent public écossais dépensé où
que ce soit au sud de la station-service de l'autoroute de
Stracathro.
Il était persuadé que les locaux n'étaient certes pas
allés demander aux autres villes européennes concernées par le pétrole si elles voulaient participer au
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concours avant de s'autoproclamer capitale ; mais
comme il bossait dans le marketing, il comprenait la
nécessité de la mise en valeur mensongère d'une réalité nettement moins glamour. « La quatrième ville
d'Écosse » n'était pas vraiment le slogan gagnant. Surtout si l'on prenait en compte le décrochement vertigineux qui faisait suite aux deux premières et qui la
classait encore après cet invraisemblable trou à rats
qu'était Dundee.
Le second titre auto-attribué de « Ville d'Argent »
était aussi un exploit en matière d'euphémisme un tantinet audacieux – ou comment faire briller la merde avec
un peu de cirage. La ville était grise. Tout était gris.
Pas moyen d'y échapper. Les bâtiments étaient tous
– tous – en granit gris et le ciel était couvert d'une
épaisse couche de permanuages. GRIS. Si Aberdeen
était couleur argent, alors le caca n'était pas marron,
mais cuivré. Tout était gris, gris comme dans maussade,
gris comme dans lugubre, gris comme dans déficit chromatique. Gris, gris, gris. Et la seule chose encore plus
déprimante que la ville elle-même, c'étaient les putains
d'autochtones. Deux citations à l'appui du propos :
« Un natif d'Aberdeen voyant un sou dans un tas de
fumier le ramasserait avec les dents. » Paul Théroux.
« Y'a pô meilleurs gars au mond'qu'ceux qui d'meurent
entre la Dee et l'Don. » Lewis Grassic Gibbon.
Aussi pertinente que la première puisse être, c'est en
réalité la seconde qui offre le point de vue le plus perspicace, bien que l'auteur ne l'ait pas forcément entendu de
cette manière. Pour mieux comprendre, il faut d'abord
essayer de deviner de quelle partie du globe peut bien
venir Grassic Gibbon.
Puis, après avoir miraculeusement découvert la
réponse, on peut commencer à se figurer des gens qui,
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soit ne voyagent pas beaucoup, soit refusent délibérément d'en retenir quoi que ce soit quand et s'ils le font.
Comment expliquer autrement leur ignorance absolue
des usages étrangers les plus élémentaires, tel que le
sourire ?
Le fait de vivre à Aberdeen lui avait appris la différence entre l'esprit de clocher et le véritable insularisme. L'esprit de clocher se définit par une ignorance
ingénue, presque innocente, du monde extérieur. Le
véritable insularisme concerne ceux qui savent très bien
qu'il existe autre chose au-dehors, mais qui n'en ont
rên'à fout' et n'en ont aucun p'tain d'besoin.
Le fait de vivre dans cette ville l'avait aussi convaincu
d'une chose : puisqu'on n'a qu'une vie, elle est bien trop
précieuse pour la gaspiller en restant à Aberdeen. On ne
peut pas échapper à cette réalité. Il en avait pris pleinement conscience quand sa vie à Aberdeen lui était apparue précisément sous cet aspect : un truc auquel on ne
peut pas échapper. C'était le genre d'endroit où l'on
vient seulement parce qu'on suppose qu'on n'y restera
pas longtemps. On attend son heure, on purge sa peine
et on retourne à la civilisation à la première occasion.
Mais ce qu'on ne prévoit pas forcément, c'est que cette
occasion peut ne jamais se présenter, et qu'entre-temps,
on peut se retrouver coincé par les circonstances aussi
étroitement que par les anneaux d'un boa constrictor.
Alors, si on n'a qu'une vie, qu'est-ce qu'on est censé
faire quand on se retrouve condamné à la passer là ? S'y
résigner et rejoindre les rangs des PEB ? Ouais, super.
Trouver un vice compensatoire et aller niquer toutes les
nanas du quartier pendant les demi-journées concédées
dans la semaine par la RTT ? Il avait essayé. Et il s'en
était lassé très vite, essentiellement en raison de la
nature pré-comateuse de leur conversation post-coïtale.
Cinq minutes après l'orgasme, un réflexe pavlovien se
déclenchait et elles commençaient invariablement à lui
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faire l'article de leur progéniture. Quand elles n'étaient
pas déjà en train de le virer du pieu parce qu'il fallait
qu'elles aillent chercher leurs petits merdeux à la crèche
ou ailleurs. On pouvait toujours se dire que ça faisait du
bien, mais en toute franchise, autant se mettre au golf.
Ah, les merveilleuses possibilités récréatives de la cour
de prison !
Qu'est-ce qui restait ? Acheter un billet de Loto et
s'acoquiner aux acolytes de la nouvelle et plus navrante
religion d'Angleterre – qui se trouve être aussi la plus
importante, d'ailleurs. Rien d'étonnant à cela, puisque,
contrairement aux autres, c'est la seule qui offre une
seconde chance dans cette vie plutôt que dans l'autre.
Et c'est vrai, en théorie, cette seconde chance existe.
Car une seule règle est réellement incontournable dans
la vie, celle qui exige d'en profiter au maximum, même
si quelqu'un ridiculise vos efforts, derrière le volant de
son Espace.
Mais ces précieuses secondes chances ne sont accordées qu'à de rares élus. Encore plus rares que les
gagnants du gros lot (1 sur 14 000 000), dont la plupart
sont de toute façon trop cons pour faire quoi que ce soit
de vaguement intéressant de leurs nouvelles ressources.
Croisière obligatoire dans les Caraïbes, Ferrari, yacht,
nouvelle baraque dans un quartier où les voisins les traiteront comme de la merde, et après ? Le nirvana consumériste ? C'est vrai, quoi ! Y'a tellement de trucs dans
les catalogues de VPC. On peut s'acheter une nouvelle
vie avec vingt millions, encore faut-il savoir où faire ses
courses. Sinon, on ne fait qu'agrandir sa cellule. Récolter tous les bénéfices potentiels de l'affaire est un petit
peu plus compliqué que d'allonger les biftons pour une
vedette de série B ou une pouffiasse en bikini.
Pour avoir une seconde chance, il le savait maintenant – même si on a des fers aux pieds ici dans ce goulag
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en simili-Tudor – il n'était pas nécessaire de gagner au
Loto. Il suffisait d'avoir la volonté de partir.
Arrêter de geindre, arrêter de râler, juste arrêter.
Partir. C'était aussi simple, et aussi difficile, que ça.
Tout quitter.
Le plus dur était d'en prendre conscience ; de prendre
la décision. Ensuite, une fois la résolution prise, tout
semblait ridiculement facile.
Quitter sa compagne. Aucun problème. Déjà fait, en
fait. Ceux qu'ils avaient été autrefois avaient plié
bagage des années auparavant. Rayer ça. La personne
qu'il avait été autrefois avait disparu pendant le déménagement vers la capitale de la grisaille. C'était quoi la
chanson, déjà ? « If you love somebody, set them free »
– si tu aimes quelqu'un, fais-lui cadeau de la liberté. Il
n'aimait pas Alison, mais il lui devait bien ça. Il n'y
aurait pas qu'à lui qu'il accorderait une seconde chance.
Quitter son boulot. C'est une blague ? Quelle raison
y avait-il – ou y avait-il jamais eue – de se coltiner ça ?
Ah, oui, bien sûr : la sécurité. Comme dans QHS.
Ces chaînes ne retiennent que tant qu'on s'y
accroche.
La machine cracha un ticket et leva la barrière pendant qu'il prenait le reçu. Il le mit sur le siège passager
et avança lentement dans le flux de satellites motorisés
effectuant des orbites en spirales de plus en plus vastes,
forcés qu'ils étaient de s'éloigner de plus en plus du
terminal pour trouver une place. Ils perdaient au moins
cinq minutes, peut-être plus, à effectuer le circuit qui
leur éviterait vingt secondes de marche supplémentaire.
Certes, la plupart d'entre eux avaient probablement une
grosse valise à trimballer. Ou peut-être pensaient-ils être
des proies plus vulnérables s'ils semblaient errer loin du
troupeau.
Le ticket de parking fut la première chose qui attira
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son regard comme il coupait le moteur. « Ne pas le laisser dans le véhicule. » C'était l'une des nombreuses instructions qui ne s'appliquaient plus à lui. Il le mit quand
même dans sa poche. Ce n'était pas le moment des
grands gestes de fin de règne. Cette vie devait être vécue
le plus normalement du monde, jusque dans les détails
les plus insignifiants, jusqu'à ce que l'avion décolle de
Stavanger. La seule entorse à cette règle était le polo
qu'il portait à la place de la chemise-cravate, indispensable au camouflage à venir. Il ne voulait pas qu'on le
voie quitter les lieux ; il serait donc déjà une autre personne lorsqu'il s'en irait.
Il portait malgré tout l'inévitable costume. Il avait
choisi quelque chose qui irait avec le polo, pour garder
un look plausible d'homme d'affaires qui se la joue
aussi décontracté que son audace l'y autorise, mais qui
veut quand même que tout le monde sache qui il est.
C'était un point d'égalisation masculine sur la liste des
griefs féministes : dans le monde du travail, elles avaient
accès à une gamme infinie de splendides atours, alors
que les mecs, soyons honnêtes, devaient se contenter de
déclinaisons chromatiques mineures sur le thème du
« costume gris ». Qu'il puisse exister un tel snobisme
quant à la marque, au style ou à la coupe, c'était à pisser
de rire, mais la ruée sur un quelconque trait distinctif
était (quoique pathétique) peut-être compréhensible.
Après tout, il y a sûrement des baudroies que leurs
congénères trouvent moches, même si l'espèce entière
possède la tronche d'Anne Widdecombe 1 après une nuit
d'excès gastro-liquides.
1. Ministre anglaise du parti conservateur (aile ultra-libérale), âgée
d'une cinquantaine d'années, célèbre pour ses prises de position contre
l'avortement et que ses détracteurs ont surnommée « la Vierge catholique ».
Il semblerait qu'elle soit suffisamment laide pour avoir définitivement
écarté le mariage de ses préoccupations et, ironie suprême, ses écrits sont
publiés chez le même éditeur britannique que l'auteur. N.d.T.
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Le pire, c'est que ceux qui, comme lui, éprouvaient
une frustration d'ordre vestimentaire semblaient appartenir à une minorité. Pour les PEB, le costard, c'est la
couverture de survie. Sans lui, ils se sentent outrageusement nus. Mais le comble, putain, c'est qu'ils se
trouvent beaux. Même si la cravate entrave partiellement leurs fonctions respiratoires, ce n'est pas grave,
c'est aussi une sensation réconfortante, comme la pression d'une main paternelle qui les assure de leur statut :
ce sont des porteurs de costume, ils affichent leur carrière de porteurs de costume dans une profession ratifiée
de porteurs de costume et personne, personne ne peut
les prendre pour des pauvres cons anonymes, oh non !
Partout dans le parking, ils marchaient au pas vers
l'aérogare, comme attirés par une force invisible, chacun dans son costard, chacun muni de l'attaché-case
standard. Si l'on voyage pour affaires, si c'est la compagnie qui paie, le costume est impératif, cela va de soi ;
mais chez ces tarés, l'impératif vient de l'intérieur. Il
efface toute autre considération, comme le sens pratique, par exemple. Car le costard est une tenue loin
d'être appropriée pour le voyage aérien, où la taille du
siège, l'espace pour les jambes et la ceinture de sécurité
semblent comploter pour obtenir à peu près l'effet
inverse du pressing. Sans parler de la peur constante que
le plateau-repas, la boisson ou le café (un peu plus,
Monsieur ?) ne se précipitent sur vos genoux. Pourtant
l'idée fausse perdure qu'on doit être bien habillé pour
prendre l'avion, survivance probable de l'époque où
seuls les riches pouvaient se le permettre. Il se rappela
quand il était gosse, au début des années soixante-dix,
les voyages organisés pour les familles d'Abbotsinch
vers Palma ou Malaga. Son père lui disait qu'on pouvait
toujours repérer les gars de Glasgow qui prenaient
l'avion pour la première fois : ils étaient sapés comme
s'ils étaient convoqués au tribunal. Évidemment, quand
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ils rentraient, on les avait mis au parfum, mais ils étaient
tout aussi repérables : grands sombreros de pacotille et
brûlures au deuxième degré recouvrant chaque parcelle
de chair exposée au soleil.
Le temps, l'expérience et les nouvelles générations
avaient fait évoluer le look du vacancier adepte des
charters, mais il n'était pas pour autant devenu très flatteur. Il aurait bien voulu enquêter sur les critères de
sélection d'Airtour. Vous laissaient-ils monter à bord si
la famille au complet portait autre chose que des survêtements assortis – et pesait moins d'un quintal ?
Il avait entendu dire que les voyages au rabais
encombraient les couloirs aériens, faisant chaque jour
augmenter la probabilité d'une catastrophe dans des proportions dramatiques. Le ciel était en effet de plus en
plus embouteillé, mais à son avis, la faute n'en revenait
pas à l'Internationale trébuchante des Reebokeurs. Eux,
au moins, avaient une bonne raison de voyager, même si
ce n'était que pour aller s'empiffrer de graisses polyinsaturées sous des climats plus chauds. La vraie cause
de ces quasi-collisions et de ces interminables tourniquets avant l'atterrissage se trouvait là, tout autour de
lui, en cet instant précis : c'étaient les voyages d'affaires,
aussi ineptes qu'inutiles.
On était à l'époque de la Communication, à l'ère des
vidéo-conférences, des logiciels de démonstration virtuelle, des e-mails, des fichiers Internet et pourtant,
chaque jour, dans tous les aéroports du monde, des
hordes de PEB en costard s'agglutinaient dans les
avions pour se rendre à des réunions. Un simple coup
de fil ou un échange de lettres aurait abouti au même
résultat. Bien sûr, on pouvait mettre en avant l'importance du contact humain, de la touche personnelle ; mais
même si c'était partiellement vrai, le but du jeu, c'était
de faire croire à tous les PEB aéroportés qu'ils étaient
des collaborateurs importants et estimés de tous. Cela
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revenait certainement moins cher qu'augmenter leur
salaire, et les réservations groupées (déductibles des
impôts) permettaient probablement d'obtenir un petit
su-sucre, à savoir quelques longs courriers en première
classe, pour le patron et la secrétaire qu'il avait décidé
de se taper ce jour-là.
Cela rompait la monotonie de les expédier quelque
part de temps en temps, histoire qu'ils aient l'impression que la boîte leur confiait un genre de mission
secrète. Cela faisait d'eux plus que des professionnels
en costard ; ça faisait d'eux des professionnels en costard qui doivent prendre l'avion. Finie l'époque où ils
sillonnaient leur secteur de ventes en Ford Mondeo.
Hélas, la seule conséquence pratique de l'affaire, c'était
d'encombrer les aéroports.
La zone d'enregistrement était une vaste cohue chaotique, comme il se doit en un lundi matin qui se respecte.
Avec en prime, une escouade d'ados qui baguenaudaient avec cet air décérébré caractéristique, que seuls
les jeunes continentaux post-pubères travaillés par leurs
hormones sont en mesure d'afficher. L'air était saturé
d'émanations de Clearasil et de sacs à dos moites. Plein
d'appréhension, il prêta l'oreille à leurs bavardages,
priant pour qu'ils ne soient pas Norvégiens. Il entendit
de l'italien, peut-être de l'espagnol. Il était difficile de
deviner pour quel guichet d'enregistrement ils faisaient
la queue tant les contours de leur groupe étaient
informes, mais il apparut très vite qu'ils seraient ce
matin le problème de la British Airways, et par conséquent pas le sien.
Il tendit ses billets d'avion au comptoir de la
Scandinavian Airlines, où il fut accueilli par un flash de
dents blanches. Le badge de la fille disait Inger, un prénom non-aberdonien, ce qui expliquait le sourire. Elle
avait probablement fait carrière en cabine avant d'opter
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pour un poste au sol, une fois le grappin mis sur un
cadre sup plein aux as, pétrole oblige.
Ils accomplirent les formalités habituelles : attribution
de la place, petit coup de drague réciproque, avant
qu'elle n'en arrive à l'inévitable interrogatoire de sécurité : avez-vous fait votre bagage vous-même ? Est-ce
que votre bagage s'est trouvé hors de votre vue à un
moment donné ? Quelqu'un vous a-t-il demandé de
transporter quelque chose ? Est-ce un missile sol-air que
vous cachez là, derrière votre braguette, ou êtes-vous
simplement content de me voir ? Le but de ces échanges
lui échappait. Si ce petit questionnaire poli suffisait à
vous faire cracher le morceau, alors vous méritiez pas
mal de retenues à l'école des terroristes. Peut-être étaitce juste pour rassurer les passagers, pour montrer que
tous les protocoles antiterroristes étaient bien appliqués ;
auquel cas il était vraisemblable qu'on obtienne l'effet
inverse. Si c'était là toute l'ampleur de leur dispositif,
que feraient-ils si quelqu'un se pointait avec un vrai
flingue ? Ils lui demanderaient gentiment de le lâcher,
sans oublier de glisser le « s'il vous plaît » de rigueur ?
Une version plus poussée de cette mascarade vide de
sens attendait les passagers au contrôle de sécurité où il
fallait faire la queue pour assister à l'irradiation partielle
de son bagage à main et se voir légèrement palper les
flancs si on avait oublié de déposer ses clés sur le tapis
roulant. Même un tailleur se faisait plus insinuant pour
prendre vos mesures. Ils étaient si gauches que toute la
procédure ressemblait à une parodie. Ils ne voulaient pas
se montrer trop insistants, au cas où un passager prendrait la mouche et finisse par leur faire remarquer ce
qu'ils savaient déjà : que personne, dans cet aéroport de
pacotille, n'avait jamais été – et ne serait vraisemblablement jamais – pris avec un flingue dans le pantalon.
Et que si cette improbabilité au chiffre astronomique
venait à se produire, pensaient-ils que le porte-flingue
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attendrait tranquillement qu'ils le fouillent de haut en
bas, qu'ils le désarment, avant de leur lancer dans un
sourire ingénu : « Ben quoi, faut ben essayer, hein ? » À
moins que, bien sûr, ce panneau publicitaire pour
l'office du Tourisme écossais ne dissimule une fausse
cloison derrière laquelle se trouve en permanence une
batterie de flics armés jusqu'aux dents, prêts à intervenir
à tout instant, leurs index inactifs les démangeant de
plus en plus.
« Voyez-vous un inconvénient à ce que je jette un
coup d'œil à votre mallette, Monsieur ?
– Non. Faites. »
En dépit des nombreuses fois où il avait été amené à
prendre l'avion ces dernières années, il n'avait jamais
pu deviner quels étaient les critères de sélection dans le
choix du bagage à main à ouvrir. Apparence générale,
destination, il ne savait pas. Parfois, ils l'arrêtaient, parfois non, sans logique apparente. Est-ce que c'était à
cause d'un truc inhabituel repéré par le connard aux
yeux vitreux et à l'air constipé qui étalait son ennui
chronique derrière l'écran à rayons X ? Est-ce que
c'était totalement au hasard, pour remplir un quota ?
Est-ce qu'ils préféraient à cet instant précis votre avenante mallette bien lustrée au rébarbatif sac de voyage
un peu crade du gros plein de soupe à la transpiration
rance qu'il faudrait bientôt pousser à travers le portique
de détection de métaux ? Ou est-ce qu'un brin de voyeurisme les faisait triquer de temps en temps ? Il aurait été
déçu si tel n'était pas le cas.
L'officier de sécurité barbu lui fit signe d'ouvrir luimême, marque ostensible de courtoisie qui dissimulait
mal le fait qu'il n'avait pas envie de passer pour un con
à tripatouiller en vain le dernier modèle inutilement
complexe de fermoir. Il s'exécuta, pressant simultanément les deux boutons comme sur un flipper quand la
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bille roule paresseusement entre les taquets. Dans un
geste élégant, il fit pivoter la mallette de cent quatrevingts degrés, la laissant s'ouvrir lentement grâce aux
admirables supports télescopiques en alu qui avaient fait
faire un bond de vingt pour cent au prix de l'ensemble.
Il n'y avait pas grand-chose à voir. Un ou deux dossiers, un magazine, un journal, un portable, un miniventilateur, une barre chocolatée et deux cartons de jus
de fruits. Il semblait difficile que tout cela ait semblé
suspect en passant aux rayons X. Néanmoins, le gars
l'avait arrêté maintenant, et il fallait bien que ça ait l'air
de valoir le coup. Barbichu commença par le portable,
le soupesant pour bien insister sur son poids alors qu'il
le lui tendait.
« Pourriez-vous l'allumer, s'il vous plaît ?
– Pas de problème. »
Il appuya sur le bouton, jetant un bref regard sur
l'écran à cristaux liquides avant que Barbichu ne le
reprenne.
« Parfait. Sacré morceau, hein ?
– Ne m'en parlez pas. Pourquoi pensez-vous que je
le mets dans la mallette ? Le nouveau est mort, alors ils
m'ont donné cette chose. Étonnant qu'il soit passé en
bagage à main. Et il faut que ça arrive quand je m'en
vais.
– La loi des emmerdements maximum. »
Barbichu passa au walkman, et appuya sur play luimême, après assentiment du propriétaire. La cassette se
mit à tourner, à sa grande satisfaction, sans qu'il songe
un instant à savoir si le passager avait pris la peine de la
caler sur son air de décollage préféré. Il approcha un
écouteur de son oreille. Un petit cliquetis métallique
suffit pour reconnaître le chuintement caractéristique du
Speed Garage, le seul genre musical à produire le même
son que les écouteurs soient branchés ou pas.
Barbichu reprit son inspection, absolument pas
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découragé par le peu qu'il y avait à inspecter. Il donna
une pichenette à l'hélice du ventilateur, puis fit tourner
les pages de chacun des dossiers, du magazine et du
journal ; ensuite, faisant preuve d'une minutie admirable
ou d'un soupçon de dépit, il s'attaqua à la barre de Mars
et enfin aux cartons de jus de fruits. Ces derniers étant
l'occasion ultime d'exercer quelque autorité, il jeta à
chacun d'entre eux un regard inquisiteur, suivi d'une
secousse investigatrice, preuve définitive de l'inutilité
totale de toutes les étapes de cette charade sécuritaire.
S'il soupçonnait les cartons de contenir de la nitroglycérine, était-il bien avisé, ou stipulé par le protocole, de les
secouer comme des cocotiers ?
« Bien, merci, Monsieur. Bon vol. »
Ce serait seulement une fois à bord de l'appareil,
après avoir entendu les instructions désespérément
inutiles sur la conduite à tenir dans le cas où l'avion
bourré de kérosène effectuerait une descente en piqué,
qu'il lui viendrait à l'esprit de se faire du souci quant aux
implications de ces précautions. Parce que, regardons les
choses en face, si cet avion avait été saboté et s'écrasait
avant d'arriver à Stavanger aujourd'hui, il se retrouverait
dans la peau d'un mort, d'un mort très malheureux. Sans
parler de la putain de colossale ironie de l'affaire.
Bah. Du moment que l'au-delà ne se trouvait pas
dans l'enfer d'Aberdeen.
***
L'avion avait atterri à 11 heures 20, heure locale.
Conditions météo : temps clair et ensoleillé. Température extérieure : dix-huit degrés.
Stavanger, Norvège. Un bien fâcheux passage obligé
dans son projet grandiose. Il n'y avait rien ici qui ressemblât aux prémices d'un recommencement. Seulement des salles de transit, un bureau d'information et un
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magasin qui vendait des lutins en peluche et du saumon
fumé. Toutes les fois où il s'était retrouvé là, cela n'avait
été que pour prendre un autre avion, pour une autre destination. Une autre destination où il n'avait pas particulièrement envie d'aller non plus. Les boulots des autres
les conduisaient à Barcelone, à Athènes, à Milan ou à
Paris. Le sien le conduisait dans toutes les places fortes
ultra-austères, hyper-masculinisées, sur-industrialisées
de Scandinavie, incluant, mais le plus souvent via,
Stavanger. Pour une fois, un vol le conduirait là où il
voulait vraiment aller. Mais comme toujours, il lui faudrait encore monter à bord et redescendre avant que ce
voyage ne se termine et qu'un autre ne commence pour
de bon.
Il s'assit dans la zone d'embarquement, choisissant
un banc près de la fenêtre à son retour des toilettes.
L'avion se tenait là, sur le tarmac, à quelques mètres de
la baie vitrée. Les couleurs de l'avion étaient altérées par
l'éclat du soleil sur le fuselage, mais le nom de l'appareil
était lisible : Freebird. Oiseau libre. Il sourit. Il n'aurait
pas pu trouver mieux.
L'horloge affichait 11 heures 55. Plus que quinze
minutes avant l'embarquement. C'était le moment le
plus pénible. Non pas que l'attente soit longue, mais
attendre était tout ce qu'il restait à faire. Attendre et
penser. Pas moyen d'y échapper. Attendre n'était pas
un problème, mais il aurait sincèrement aimé s'empêcher de penser. À voir l'avion par la fenêtre, il était
difficile de ne pas mesurer l'énormité de ce qui allait se
produire, et il devait chasser ça de son esprit. Pendant
ces quelques minutes, il le savait, il serait facile de reculer, de tout interrompre. Facile de sentir à nouveau le
réconfort de ses chaînes.
Ce fut le quart d'heure le plus long de sa vie. Chaque
minute s'égrenait lentement, le mettant au supplice,
pour l'amener jusqu'au moment où les affres du choix
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encore faisable prendraient fin. Il savait qu'une fois qu'il
aurait franchi la passerelle d'embarquement, il n'y aurait
pas de marche arrière possible. Enfin, quoi qu'il en soit,
pas sans explications très désagréables après coup.
Mais les lois de la physique temporelle étant prédominantes, l'horloge finit par y céder.
À 12 heures 12, l'embarquement fut annoncé.
À 12 heures 15, il embarqua à bord de l'appareil.
À 12 heures 37, l'appareil décolla.
À 12 heures 39 et dix-huit secondes, lorsque l'avion
eut atteint l'altitude de trois mille pieds, une bombe
explosa à l'arrière de la cabine. La charge n'était pas
particulièrement forte, mais il n'en était nul besoin, car
elle était placée à moins d'un mètre des réservoirs. La
queue de l'appareil fut entièrement sectionnée. Après
un bel arc de cercle, le reste de l'avion plongea en tourbillonnant vers le fjord situé au-dessous.
C'est l'instant précis où tout change. Où la vie
devient soudain infiniment précieuse.
La servitude du boulot, des allers-retours quotidiens,
du crédit, les banlieues anonymes, le couple en miettes,
les disputes, les factures, les ambitions déçues, les
compromis castrateurs. En un instant, cet enfer sans
issue se change en paradis perdu.
La vitesse à laquelle ce changement s'opéra était
d'environ dix mètres par seconde, en progression géométrique.
À 12 heures 40 et neuf secondes, l'avant de l'appareil percuta la surface de l'eau, fracassant l'appareil en
deux et tuant tout le monde à bord.