societe marocaine – mehdi alioua (enseignant chercheur)

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societe marocaine – mehdi alioua (enseignant chercheur)
SOCIETE MAROCAINE – MEHDI ALIOUA (ENSEIGNANT CHERCHEUR)
jeuneafrique.com
25 Mars 2016
Selon le sociologue Mehdi Alioua, les atteintes aux libertés indivuduelles que connaît le Maroc
est le résultat de la dictature des moeurs. © Mehdi Alioua
Une femme de 76 ans victime d'un viol collectif près de Safi, une autre qui s'immole par le
feu pour dénoncer l'abus de pouvoir d'un agent d'autorité à Kénitra, chantage sexuel à
Deroua, chasse aux homosexuels à Béni Mellal…Depuis quelques semaines, le
Maroc connaît, encore une fois, une série d'incidents liés aux mœurs. Interview de Mehdi
Alioua, sociologue, enseignant à l'Université internationale de Rabat (UIR).
Jeune Afrique : Que révèle cette montée de violence au Maroc ?
Mehdi Alioua : Tout d’abord, il faut mettre à part l’histoire de la vieille dame victime
du viol collectif qui est, à mon avis, un cas pathologique, voire barbare. Sinon, pour
les autres cas de violences, ils témoignent de la domination masculine qui n’a pas
disparu. Tous les jours, des femmes se font harceler dans la rue et subissent des
remarques sexistes. Même lorsqu’un père demande à sa fille de s’habiller d’une
façon pudique dans la rue, il la renvoie à sa condition de « sexe faible », cible
potentielle des attaques. De temps en temps, cette violence ordinaire connaît des
débordements qui prennent une forme violente.
Pourtant, on ne cesse de vanter les mérites de la Moudawana et autres lois
édictées en faveur de la femme. Comment expliquer ce décalage entre la
législation et la réalité ?
Le lois ont évolué insuffisamment par rapport à la société. Certes, les femmes
accèdent plus facilement à l’éducation et à la vie active. Dans les écoles d’ingénieurs
et dans toutes les universités, vous pouvez constater qu’il y a autant de garçons que
de filles et parfois, les filles sont plus nombreuses. Le problème est que nous n’avons
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pas encore de lois qui sacralisent le corps de l’individu et le protège des assauts du
groupe. Les questions de la liberté sexuelle ou du droit à l’avortement sont encore
tabous et pâtissent du schéma de domination masculine. À titre d’exemple, le projet
de loi sur le harcèlement sexuel, qui suscite le débat actuellement, est
problématique. Il pénalise excessivement les agresseurs partant de l’idée que les
femmes sont des êtres faibles et qu’il faut les protéger. Il induit aussi l’idée que ce
sont elles qui déclenchent cet harcèlement. Durcir les punitions ne réglera pas le
problème. Il faut édicter des lois pour protéger l’intégrité physique des gens.
Et aussi leurs domiciles privés. Les deux homosexuels de Béni Mellal ont été
agressés chez eux…
Cet exemple illustre ce que j’appelle la « dictature des mœurs ». De par notre histoire
et notre culture, le domicile a toujours été sacré. Les gens pouvaient s’épier entre
eux mais ne se permettaient jamais de rentrer par effraction chez les autres. De
même, l’homosexualité a toujours existé. On avait même des museums (fêtes
populaires), comme celui de Sidi Ali près de la ville de Meknès, où on mariait les
hommes entre eux à titre symbolique pour réconcilier la part masculine avec la part
féminine de l’homme. Même si elle cantonnait les femmes dans un statut archaïque,
la société marocaine traditionnelle n’était pas régie par la notion religieuse du halal et
du haram, mais plutôt par la « Hachouma », la honte, la pudeur. Tant que
l’homosexualité n’était pas exposée en public, il n’y avait pas de problème.
L’excès de religiosité est-il donc responsable de toute cette violence qui
entoure la question des mœurs ?
On ne peut pas attribuer cette violence à la religion. L’Europe laïque est passée par
des expériences de fascisme et d’extrémisme et ne s’en est, d’ailleurs, pas encore
sorties. À mon avis, c’est la modernité qui a encouragé la montée de censeurs qui
veulent policer les comportements. La religion n’est qu’une façade. Aucun texte
religieux ne dit qu’il faut casser les portes pour entrer chez les gens.
Donc, le seul rempart contre tout débordement reste des lois fortes qui
protègent la vie privée des gens et leur intégrité physique…
Oui, mais il faut garder à l’esprit que la société évolue aussi. La modernité a favorisé
l’émergence de l’individu. Elle a par exemple changé la forme du mariage.
Désormais, au Maroc, on n’a pas besoin du consentement de toute la tribu pour
pouvoir se marier. Ce sont les deux époux, en tant qu’individus, qui cristallisent
l’attention. On se marie de plus en plus tard et on fait moins d’enfants. Cette
transformation des rapports sociaux, qu’on peut qualifier de révolution, a créé
énormément d’angoisses chez les Marocains.
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Les événements violents qu’a connus le Maroc sont-ils la traduction de ces
angoisses ?
Tout à fait. Qui va gérer la chose collective ? Quelles sont les nouvelles règles? De
par l’histoire, les vieux de la tribu se posaient en intermédiaires pour gérer les
conflits, bénir les unions maritales, sceller des transactions commerciales…La
société trouvait son équilibre dans la négociation. Une pratique qui existe encore
dans certaines régions du Maroc. Mais le droit a fait son apparition, favorisant
l’émergence de l’individu. La « dictature des mœurs » dont je parle se situe entre ces
deux temps, celui de l’intermédiation tribale et celui du droit. Les gens, angoissés par
cette évolution, se mettent à gérer la vie des autres comme des policiers ou des
juges alors qu’ils ne le sont pas.
Dans quelle mesure les réseaux sociaux ont-ils contribué à révéler ces
angoisses ?
Ils ne les ont pas révélées mais accélérées. Le terrain de la contestation reste bien
l’espace public. En raison de l’émergence de la citoyenneté et de l’État de droit, les
Marocains, surtout les jeunes, osent maintenant dénoncer les situations de non-droit
et critiquer frontalement les autorités. Les réseaux sociaux ne font que relayer ces
contestations et les démultiplier à travers les différents canaux numériques.