Dispositifs et rituels du seuil : une topologie sociale. Détour japonais
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Dispositifs et rituels du seuil : une topologie sociale. Détour japonais
Philippe Bonnin Dispositifs et rituels du seuil : une topologie sociale. Détour japonais La question du seuil Chez Van Gennep On ne peut, censément, traiter la question du seuil sans retourner à Van Gennep. Et pourtant, dans cette disposition d’esprit, la lecture et l’étude de son ouvrage si fécond —en particulier son chapitre consacré aux “ seuils matériels ”— laissent, au-delà d’un grand enthousiasme, une impression mal aisée, difficile à définir. Sans doute s’y trouve-t-il plusieurs questions entremêlées. En effet, il y a quelque paradoxe dans sa démarche. Alors même qu’il traite en tout premier lieu des “ passages matériels ”, dès le début de l’ouvrage, juste après sa proposition de classification générale des formes de rite, alors même qu’il semble attribuer, comme à la dérobée, une origine spatiale, et pour tout dire topologique, aux rites de passage dans leur ensemble1, cette spatialité disparaît presque aussitôt de son propos, n’est pas plus examinée. Les “ mondes ” qu’il met de part et d’autre du seuil deviennent métaphoriques, les diverses entités séparées par une frontière ne retiennent rien de leur étendue originelle, ne sont plus 1 “ … un espace déterminé du sol est approprié par un groupement déterminé de telle manière que pénétrer, étant étranger, dans cet espace réservé, c’est commettre un sacrilège au même titre que pénétrer, étant profane, dans un bois sacré, un temple, etc. ” Arnold Van Gennep, Les rites de passage, Paris : E. Nourry, 1909, pp. 21 et 23. -1- In : Communications n°70 / 2000, pp. 65-92 -2- que des constructions idéelles. Il avait souligné, comme en prémisses, leur caractéristique “ idéale et matérielle à la fois ” (p. 24), ce qui est incontestable, sans donner cependant toute la mesure de ce fait. Les rituels de “ passage ” étudiés selon sa fameuse trilogie séparation-marge-agrégation, s’éloignent radicalement du pas physique originel, à travers la marche, et décrivent plutôt la transformation d’état dans une société, de statut social, de génération ou de classe d’âge “ qui chez les demi-civilisés [n’est jamais] absolument indépendant du sacré ” (p. 3). La spatialité du passage n’est plus qu’une lointaine image métaphorique ayant servi d’explication des origines. Effectivement, l’épreuve spatiale et temporelle du monde est première, fondatrice, structurante, et sert de modèle à son intelligibilité. Mais elle ne cesse pour autant d’exister, de se répéter quotidiennement, et constitue une double dimension obligée de tout fait social. On rentre chez soi chaque jour, on franchit le seuil de sa maison ou de son appartement, réalisant un rituel à son insu, sans pour autant changer de statut ou de catégorie sociale. On ne saurait la réduire au rang de métaphore, ni à un simple moyen, ni à un symbole : l’éthologie humaine contemporaine nous montre combien la territorialité autant que l’échange symbolique sont essentiels, au fondement du rapport social. En définitive, le domaine infiniment riche du franchissement concret des seuils est à peine effleuré dans ce chapitre2. D’où quelque déception. C’est aussi la matérialité dont le statut est pour le moins obscur dans son analyse. Elle y apparaît en général comme indifférente, et sans conséquence, est envisagée seulement comme “ moyen ”, support des “ signes ”3, de “ procédés ”. C’est poser la question du rapport de la société considérée avec ces moyens. Questions aussi que celle du choix de ces moyens, que l’effet en retour de ceux-ci 2 3 A plusieurs reprises il évacue la question, la renvoie en une brève note : p.25, note 4, “… pour le détail des rites de passage du seuil, je renvoie à… ”, p.22, il en dénie presque la pertinence en ce lieu : “ procédés divers que je n’ai pas à décrire en détail ici ”. A. Van Gennep, op. cit. “ à l’aide de bornes, de murs, de statues ”, de pieux ou de palissades. A. Van Gennep, op. cit, p.22. In : Communications n°70 / 2000, pp. 65-92 -3- - (selon leur perdurance, selon la complexité du système de signes qu’ils mettent en œuvre). A terme, il s’opère fréquemment une sorte de “ renversement ” entre ces dits moyens et la finalité sociale initiale, par effet de sur-symbolisation, lorsque les moyens devenus faits matériels, tangibles et durables, sont à leur tour symbolisés. On ne peut sinon comprendre les rites consacrés aux linteaux, à l’architrave, à la pierre de seuil, comme à autant de fétiches du seuil. Cette manière de poser les questions va évidemment à contresens du mouvement intellectuel de l’époque de van Gennep. Collectant un grand nombre d’observations folk-loristes, mais dont beaucoup manqueraient aujourd’hui de la plus élémentaire précision, sur des faits étonnants mais incompréhensibles alors, il voit se dessiner un schéma explicatif, une théorie générale des rites de passage, qui leur donne sens. Le mouvement d’abstraction est alors dominant, constant, comme vers un pôle positif et valorisant du travail scientifique, se dégageant d’une gangue de concrétude. L’observation, la relation et l’établissement des faits empiriques sont relégués au rang des utilités, et biens In : Communications n°70 / 2000, pp. 65-92 -4- l’étendue reposent à l’origine sur le fait que celle-ci a été morcelée puis organisée, que des espaces, des territoires différents ont été définis, délimités, porteurs de sens ; que dans les limites matérielles et symboliques qui les séparent ont été ménagés des négations, des trous, des possibilités de passage. Ces opercules, dispositifs à topologie variable —la porte, le portail, la fenêtre même, et bien d’autres dispositifs sont les figures différentes de l’opercule, du percement dans la limite, de sa négation locale—, réalisent l’impossible : être simultanément une chose et son contraire, exister potentiellement dans les deux états —ouvert et fermé— qui caractérisent la limite ou son absence. Ce prodige quotidien se réalise en un lieu qui focalise toutes les puissances convoquées dans la construction des espaces, toutes les valeurs investies de part et d’autre de la limite, un lieu qui régule les flux matériels et les fuites du sens selon de rigoureux droits et rituels de passage, et pas seulement dans les sociétés “ à demi civilisées ” que considère Van Gennep : c’est le seuil. A raison du survol un peu rapide qu’il opère, Van Gennep confond seuil ou porte et limite5. Ce contresens conduit à esquiver un riche domaine d’interrogation, une théorie des limites en quelque sorte, et se méprendre en partie sur la signification du seuil et de la porte. Il les assimile à une sorte de résumé, de rétrécissement de la zone de marge entre deux mondes, entre deux territoires, la marche des royaumes féodaux. “ Alors la zone neutre se rétrécit progressivement, jusqu’à n’être (…) qu’une simple pierre, qu’une poutre, qu’un seuil. ” (p 25). C’est perdre là l’essentiel de l’intense signification de cet objet. En effet, si le mouvement est bien celui d’un rétrécissement de l’espace, d’un rapprochement des territoires, l’ici et l’ailleurs, la zone de flou ou de marge qui les séparait ne s’incarne pas dans le seuil, mais tout au contraire dans la limite. La porte est, à l’inverse, 5 Charles Depaule, (1995), Anthropologie de l'espace, in : Histoire urbaine, anthropologie de l'espace, Paris : CNRS éditions/PIR-Villes, :15-73. “… la porte est la limite entre le monde étranger et le monde domestique s’il s’agit d’une habitation ordinaire, entre le monde profane et le monde sacré s’il s’agit d’un temple ”. A. Van Gennep, op. cit. p.26. In : Communications n°70 / 2000, pp. 65-92 -5- la négation, locale et très particulière, de la frontière, de la limite, du mur. Elle est le percement qui permet le passage, à certaines conditions, du seuil. Pourquoi les sociétés éprouvent-elles si généralement le besoin d’enfouir dans le concret, dans les gestes et les ritualisations symboliques, un sens (structures sociales, représentations du monde social et naturel) somme toute assez commun ? Comment s’y prennent-elles ? Eprouvent-elles le besoin de réifier lourdement, coûteusement et durablement dans l’architecture, ou bien se contentent-elles de quelques signes légers disposés autour d’une ligne théorique de seuil ? C’est précisément la matérialité de la limite et les dispositifs concrets du seuil qui vont nous indiquer toute la charge de sens qui y est investie. Nous le verrons dans les exemples japonais qui suivent. On décèle également, dans ce statut mal élucidé de la spatialité et de la matérialité, presque une confusion entre le seuil comme dispositif (matériel et symbolique), et le franchissement du seuil, phase centrale d’un rite de passage. Le passage effectif d’une porte est parfois décrit comme un rite complet en soi6, la porte étant alors un moyen du rite ; parfois le seuil n’est plus que le lieu où s’accomplit une simple phase de rite 7, et ne paraît plus y jouer un rôle central. De ce fait, ne s’intéressant pas à l’établissement des limites, que présupposent les seuils et de leurs rites, Van Gennep ne peut établir que celles-ci n’organisent pas seulement la séparation de groupes sociaux d’âges ou de statuts, à l’intérieur ou à l’extérieur d’une société, mais organisent plus généralement des valeurs, des catégories de pensée, en une véritable cosmologie spatialisée. A la manière très volontariste de l’affirmation des grandes dichotomies catégorielles de la Genèse, les limites spatiales instituent, matérialisent, rabâchent quotidiennement les fondements de la culture. Alors, apparaissent comme rituels de passage non 6 7 “ Ainsi passer le seuil signifie s’agréger à un monde nouveau. Aussi est-ce un acte important …” A. Van Gennep, op. cit. p 27. “ On notera que les rites accomplis sur le seuil même sont des rites de marge ”, “ Ce n’est plus l’acte de passer qui fait le passage ”. A. Van Gennep, op. cit p.27. In : Communications n°70 / 2000, pp. 65-92 -6- seulement des ensembles de gestes exceptionnels, festifs ou périodiques, liés au cycle de vie et aux cycles de la nature, mais des pratiques beaucoup plus quotidiennes et répétitives. Certes celles-ci s’avèrent beaucoup plus complexes à analyser tant l’usage courant les a simplifiées, résumées, et tant nous les avons incorporées dans notre apprentissage, en bas âge. C’est l’une des raisons, et peut-être la principale, du nécessaire détour méthodologique par une autre culture, pour faire émerger cette compétence acquise. S’il y a rite de passage, c’est qu’il y a séparation, franchissement d’une limite. On ne peut comprendre le passage, si intéressante que soit la description de son déroulement, de sa ritualisation, en faisant abstraction de la limite, de la frontière qu’il abolit, localement, momentanément. Plus exactement, c’est la dualité, l’ambivalence séparation/passage qu’il faut se donner comme objet, car elle nous révèle la fragilité, l’incertitude intrinsèque —et par là même l’importance— de cet échafaudage symbolique. L’exemplarité japonaise : une immatérialité bien concrète A contrario du mouvement général, il faut aujourd’hui s’interroger sur la manière dont les sociétés actuelles, — particulièrement au moment d’une hypothétique virtualisation, d’une dématérialisation, à tout le moins du développement d’un lien de plus en plus ténu avec le référent concret—, s’appuient ou non sur des dispositifs matériels, architecturaux, en même temps que sur des rituels, pour s’auto-signifier quotidiennement leurs propres représentations du monde, leurs cosmologies sociales et naturelles. A la limite, plus le lien est ténu et plus urgente est l’interrogation. Il serait oiseux de s’appesantir sur l’importance des signes émis et échangés dans la culture du Japon, tel que L’empire des signes l’avait “ inventé ”. Mais on peut en rappeler quelques autres caractéristiques qui rendent particulièrement pertinent le “ détour méthodologique ” par cette altérité radicale. In : Communications n°70 / 2000, pp. 65-92 -7- C’est d’abord la fragilité de l’architecture, contrairement à l’épaisseur des murs de pierre de nos maisons. Là, lorsqu’une séparation n’est faite que d’une mince feuille de papier ou de tissu, la question de la matérialité des limites saute à des yeux occidentaux. De toute évidence, l’organisation spatiale y repose plus sur la transmission, l’entretien et la réactivation permanente d’une construction culturelle de l’espace. Si ténue qu’elle soit, la matérialité y a été conviée pour soutenir un ensemble florissant de symboles et de rituels, de paroles et de gestes. Un autre fait, moins connu, y est la profonde imprégnation topologique de la pensée, qui se manifeste par exemple dans la langue avec la désignation spatialisée des personnes. Les pronoms personnels n’étant guère employés —omis ou absents—, les personnes comme les choses sont désignées selon leur disposition spatiale par rapport au locuteur et à l’interlocuteur, ici, là ou là-bas, “ dans cette direction ” (c’est-à-dire “ vous ”) ou “ dans celle-ci ”, selon leur position “ au-dessus ” ou “ au-dessous ” de celle du sujet. A tous points de vue, le regard que nous pouvons porter sur cette société nous révèle un vivier regorgeant de nouvelles interrogations, n’attendant qu’un observateur exigeant. D'une certaine manière, le seuil fonde les espaces. Le seuil existe dès lors qu'on a eu l'intention de séparer un lieu du reste du monde : un dedans, espace fini et clos, aux qualités choisies et contrôlées. L’intérieur est ce lieu, où se cristallise l'intime, se construit l'identité, où se réalisent la protection et la sécurité recherchées. Pour la maison, le premier des seuils est celui qui sépare l’espace extérieur de l’intérieur. C’est le seuil fondateur, celui qui sert de modèle à tout autre. C'est en ce point que se négocient les interactions entre ceux qui occupent cet espace, et ceux qui viennent du dehors. Schéma d’une simplicité enfantine dans son principe, qui se complexifie et réalise en de multiples dispositifs particuliers. Au-delà du simple paysage qu’offre sa façade, c’est par sa porte que se présente à nous une habitation, si nous voulons entrer en relation, par l’entrée qui permet d’y accéder, au point que le langage courant, en développant une riche brassée de In : Communications n°70 / 2000, pp. 65-92 -8- métaphores, de formules et de proverbes, en a fait le synonyme des relations qu’on entretient avec autrui. Quantité de sociodrames se trament autour de cette porte, la promulguant au rang de totalité du fait social maussien. Pour le faire mieux saisir, je m’appuierai maintenant sur la description de trois exemples de franchissement du seuil et de portes d’entrée d’habitations, observés à Kyôto, puis de quelques notations européennes. Nous tâcherons d’en dégager des éléments permettant de penser les seuils matériels, leurs dispositifs et leurs rituels. L’entrée d’une maison familiale à Kamigyoku J’ai voulu habiter avec une famille de Kyôto. La première fois que j'y suis allé m’est restée en mémoire. Rien ne fut simple, et j’ai noté dans mon carnet d’observations chacun des moments par lesquels il a fallu passer pour franchir cette porte. D'abord mon ami japonais avait appelé au téléphone, afin de s’assurer qu’il y aurait quelqu’un pour nous accueillir, et pour annoncer notre venue. Seul le troisième fils était présent à ce moment, mais la mère de famille n’allait pas tarder à revenir de son travail. Une visite impromptue aurait été mal venue : c’est un acte rare, souvent importun sinon impensable, surtout s’il n’existe pas déjà un fort niveau de familiarité. A qui peut-on dire sincèrement “Ma porte vous est ouverte” ? C’est dès ce moment-là, sinon bien avant encore, lorsque nous avions demandé à cette famille s’ils voulaient bien me recevoir, que le franchissement de cette porte avait commencé, par un premier échange, un accord de principe. Ensuite nous avons pris un taxi, qui a eu du mal à trouver la localisation de cette maison, malgré l’adresse écrite que nous lui présentions —je ne veux pas insister sur la question du repérage dans l'espace de la ville japonaise par comparaison avec la ville occidentale, qui est une question trop connue—. On peut seulement souligner qu’en principe, à cette porte et à cette famille, correspond une localisation précise dans l’espace, qui est son adresse, et qui In : Communications n°70 / 2000, pp. 65-92 -9- contribue à l’identifier. Le postier y parvient aisément, ainsi que les voisins auxquels il a fallu s’adresser pour trouver la maison. Mais sorti de ce cercle de familiarité locale, il n’y a pas moyen d’identifier facilement cette maison. La chose devient différente dans les nouveaux immeubles de location auxquels on attribue un nom propre, indiqué en grosses lettres de métal sur la façade. Telle est la mode depuis qu’au début du siècle le premier immeuble à l’occidentale de Tôkyô a reçu un nom propre. La vie sociale de ces locataires dépend alors un peu moins du voisinage. Pour que deux personnes se rencontrent, il faut donc définir et convenir d’un lieu et d’un moment, d’une localisation dans l’espace et le temps. Ici, c’était de part et d’autre de cette porte qu’était fixé le rendez-vous. Lorsque personne ne sait où est cet espace où je veux entrer, où est cette maison, sinon de manière incertaine ou approximative, il faut parvenir à l’"identifier", c’est-à-dire à faire coïncider le texte qui définit la localisation (tel que celui d’une carte de visite) avec les faits concrets. Juste à côté des portes des différentes maisons de cette rue — Ichijôdori : première avenue— est accrochée une petite plaque de bois — hyosatsu— sur laquelle on a inscrit le nom de la famille. Parfois cette plaquette est démultipliée, et on peut lire non seulement le nom du chef de famille, mais ceux de tous les occupants. C’est leur identité civile, celle qui est propre à chaque personne, mais qui sert à identifier également le lieu. On a donc dans ce cas un lien très étroit, presque une équivalence entre lieu et lignée, ce qui était général durant les féodalités de nos deux pays. Le moment suivant est celui où l’on signale son arrivée. L’habitude en Europe a été longtemps de frapper trois fois sur le bois de la porte, avec l'articulation du majeur replié, éventuellement d'actionner la commande d’une cloche. Il y a le plus souvent aujourd’hui une sonnette électrique. Mais je me souviens que lorsque je suis arrivé pour la première fois dans un village du centre de la France, il y a 25 ans, par beau temps, je ne savais comment faire pour annoncer ma venue : la porte était ouverte, personne ne se trouvait dans l'entrée, personne ne répondait à l'appel un peu stupide que je lançais : "Il y a quelqu'un ?". Il n'était In : Communications n°70 / 2000, pp. 65-92 - 10 - guère prévu que des personnes extérieures à un cercle de connaissance assez restreint puissent se présenter et ne pas savoir où trouver la famille à une heure donnée, sinon à quelle heure elle sera de retour. Ici, il y a d’abord un petit chien qui aboie. Mais comme il aboie pour chaque personne qui passe devant la porte, cela ne donne pas une indication précise aux gens de la maison, à moins qu’il n’insiste. En France, en campagne, il y a toujours eu de nombreux chiens de garde, avec leur niche à l’entrée de la cour. Lorsqu’ils se trouvent au fond d’un appartement, en étage, les chiens de compagnie ne peuvent plus jouer le même rôle. Un portail sépare le jardin de la rue. D’un modèle assez simple, il est surmonté d’une petite toiture à deux pentes couverte de tuiles grises aux allures traditionnelles, comme dans la plupart des maisons du quartier. Il est un peu en recul, en renfoncement de l’alignement du trottoir, et un scooter est stationné là, plutôt que dans le garage avoisinant. Sans doute est-ce plus commode pour les habitants, sans que cela gêne les passants dans la rue8. Sur le montant droit du portail est fixé le hyosatsu. A gauche est disposée, à hauteur de coude, la fente d’une boîte à lettres métallique et, sur le mur latéral du garage, le cache de propylène blanc d’un éclairage nocturne. Les maisons plus anciennes de ce quartier ont une façade en fins barreaux de bois, démontable les jours de fête —matsuri— ou ceux de deuil. Les façades s’alignent sur la rue. Elles sont souvent en retrait d’un demi-ken, la largeur d’un tatami, de leur limite de propriété, sous l’auvent —issashi— qui protège le bois des intempéries. Le retrait de façade sous l’auvent permet l’avancée de fenêtres en bow-window —demado— dont la joue latérale est souvent munie d’un judas surveillant l’entrée. Quelquefois a été construit une sorte d’éventaire relevable —agemise— dans les maisons qui ont eu à exercer un commerce en relation avec le public. Une barrière soignée —saku— marque parfois la limite, entourant cet ensemble et éloignant le passant. En été, quand il fait 8 A ma connaissance, ce qui semble un trottoir aux yeux occidentaux est en réalité propriété privée. Cette bande de terrain intermédiaire n’est pas toujours présente. In : Communications n°70 / 2000, pp. 65-92 - 11 - très chaud, le promeneur nocturne aperçoit en contre-jour s’animer les ombres du repas familial. Il y a comme une transparence orientée et variable selon l’heure et le lieu. Les variations de la relation entre la maison et la rue sont assez riches et diverses : on se trouve souvent dans l’espace de la rue, bien que sur le seuil privé, pour engager la conversation, et le voisinage participe un peu des vies de chacun. A travers le barreaudage de petits bois de la grille —kôshi—, on aperçoit en transparence le jardin et l’allée qui conduit à l’entrée de la maison. On devine la porte, ouverte par ce beau temps, signe sans doute que quelqu’un est là, même si personne n’est visible. Autour de la grille, le mur de clôture est assez haut pour couper la vue. En cette saison il fait chaud, on vit à moitié nu dans les maisons, derrière des rideaux de jonc —sudare— qui pendent aux fenêtres. A droite du portail je trouve un bouton électrique qui ressemble aux interphones que je connais aussi dans les immeubles parisiens modernes, du modèle qu'on installait avant que n'apparaissent les systèmes à digicodes. Autrefois on appelait d’une voix forte, ou l’on frappait dans ses mains, mais sans franchir la porte cependant. Cela supposait qu’on puisse entendre l’appel à coup sûr, que la distance n’était pas trop grande ni l’ambiance trop bruyante. Cette sonnette remplace donc l’appel vocal, mais de manière anonyme — opacifiant l’intonation et la couleur de voix—, le prolonge et l’amplifie à l’intérieur de la maison en franchissant la porte à ma place. Nous sonnons. Au bout d’un moment paraît le jeune homme, encore dans l’ombre à l’intérieur de l’entrée. Il ne descend pas la marche, qui surélève toujours le sol de la maison, pour venir nous accueillir, ce qui l’obligerait à se rechausser, mais serait d’une exquise politesse et d’un respect propre à son âge. Il nous invite de la voix à entrer. Nous tirons la grille de bois, qui n’était pas verrouillée (et ne l’est presque jamais), et pénétrons dans un petit jardin. Quoique déjà sur le territoire de cette famille, nous sommes encore à l’extérieur. Le jardin est construit comme un vestibule, une In : Communications n°70 / 2000, pp. 65-92 - 12 - préparation à la rencontre. Très simple d’apparence, mais raffiné en fait, il est planté d’essences choisies pour chaque saison (érable japonais de l’automne —momiji—, prunier —ume— du premier printemps, bambous —take— de mai, mousses —koke— de la saison des pluies, camélias, etc.). Il parle le langage codifié et symbolique des poèmes—saijiki—9., les mots de saisons obligés des haiku. On y trouve deux blocs de granit gris clair. L’un a la forme d’une base de pilier, l’autre est le fût d’une fontaine cylindrique, munie d’une conduite de bambou à la manière ancienne. Devant la fenêtre du salon japonais —zashiki—, avec son rideau de jonc—sudare— descendu, au milieu des galets gris, à peine visible, est posée une figurine de grenouille, faite de la même matière que les tuiles du toit. Un occidental ne sait pas au départ que c’est un signe de bienvenue : le nom de l’animal est homonyme du verbe qui signifie “ r In : Communications n°70 / 2000, pp. 65-92 - 13 - e monter une marche pour accéder au plancher de bois —itanoma—. En français, on dirait seulement “entrer” : il me semble que l’utilisation, si minime soit-elle, de la troisième dimension de l’espace permet au Japon d’accentuer la hiérarchie de l’intime, toujours au plus profond, au plus “haut”. Sur le meuble de rangement des chaussures —getabako—, à côté de la corbeille des parapluies, diverses statuettes et jolis objets nous accueillent. En général il y a là un miroir, où celui qui s’apprête à sortir peut vérifier sa tenue. L’interrupteur électrique est disposé un peu haut, à la convenance de la personne qui vient de l'intérieur pour accueillir (observé parfois avec une icône d'accueil). A ce momentlà, nous sommes déjà à l’intérieur, le plancher du couloir-vestibule s’allonge devant nous jusqu’au rideau —noren— qui le sépare de la salle de séjour, et qu’il faudra franchir pour accéder vraiment au centre de l’intimité familiale. Autrefois, un paravent d’un seul panneau sur pieds —tsuitate— aurait été disposé sur le plancher derrière le genkan pour dissimuler l’intérieur aux regards et aux esprits mauvais. Ceux-ci ne voyagent qu’en ligne droite, tout comme les regards indiscrets. En définitive, l’entrée dans cette maison égrène cinq niveaux de seuil successifs (portail, parcours du jardin, porte de la maison, marche du genkan, noren intérieur), permettant de graduer l’exté l e s In : Communications n°70 / 2000, pp. 65-92 - 14 - maison de la même rue. Quotidiennement, ce processus d’entrée se déroule rapidement, comme sans y penser, respectant à son insu un certain rituel, et parcourant obligatoirement tous ces espaces, ces dispositifs matériels et architecturaux. Ce faisant, il oblige et permet à chacun de vivre en condensé toutes les subtilités du passage et de la transformation de l’être public à l’être intime, et réciproquement. La maison urbaine de Kyôto —machiya— est sans doute une des architectures qui a développé et détaillé avec le plus de subtilité ce processus de transformation au cours du rituel d’entrée. Nous avons vu avec ce premier exemple, essentiellement des dispositifs bâtis et spatiaux. Il en existe d’autres. Dépôts symboliques et identitaires Dans une petite rue calme de Kyôto, au sud du grand sanctuaire shintô Shimogamo jinja, le regard curieux peut être attiré par la porte d'une belle maison. Le portail principal, aux deux vantaux monoxyles, les veines prononcées, est d’un brun foncé, disposé en retrait par rapport à la clôture. Dans la joue droite de l’ébrasement, une porte plus petite, plus basse, d'usage quotidien, par laquelle sort le propriétaire avec son chien. Sur é le li In : Communications n°70 / 2000, pp. 65-92 - 15 - - “tout à l'égout des toilettes” (le vidangeur n'a pas besoin de passer) sur une plaquette ovale bleue [qui ne s’appose normalement plus,] - un losange rouge sur lequel est inscrit “bâtiment inspecté”12. Il n’est guère de maison qui ne comporte pas de ces plaquettes, et l’on en rencontre quelques-unes aussi sur les portes blindées des appartements en location pour célibataires dans les étages des immeubles. Parfois, ces plaquettes sont démultipliées à l’extrême. J'en ai compté jusqu'à vingt-deux. Ce sont là autant de traces d'interactions avec des institutions ou des acteurs extérieurs, qui sont mises en instance, en stand by. Mais cherche-t-on à éviter ou à faciliter ? On pourrait simplement décrire la fonctionnalité de chacune de ces plaquettes, et c’est certainement une chose importante. Mais ce serait ne pas aller au bout des choses. Un fait un peu semblable, quoique inverse, nous permettra de mieux comprendre. Sur les piliers et les portes de nombreux temples (par exemple au ZuiganJi de Matsushima, à Kamakura, au petit sanctuaire shintô de Shinbashi à Kyôto, etc.), ou bien sur les parois de planches d’un abri entourant une source dans le village de Magome, les visiteurs ou pèlerins ont collé des affichettes de papier blanc imprimées à leur nom —fuda—. Il y en a ainsi des milliers. Cela se rapproche d’une pratique touristique populaire en Occident, laquelle consiste à graver son nom sur les monuments visités. Cette habitude n’est pas récente, et l’on trouve de ces graffitis datant de plusieurs siècles jusque sur les pyramides de Gizeh. Là aussi, c’est le nom, nom de famille seul ou précisé encore par le nom individuel, c’està-dire ce qui identifie socialement le plus la personne, ce par quoi elle est distinguée de toute autre, qui est déposé là. En disposant une partie de soi-même auprès de la divinité, le pèlerin pense pouvoir profiter plus immédiatement de ses bienfaits. Ce n’est donc pas seulement une signature qui est déposée, mais un fétiche qui “vaut pour” soi. 12 Je dois remercier ici Momoki Akiko, sans qui ce décodage m’eut été impossible. In : Communications n°70 / 2000, pp. 65-92 - 16 - Le dépôt de soi est susceptible de remplacer pleinement la présence de la personne —celle qui habite la maison— dans les interactions qui vont se produire sur le seuil. Ainsi l’employé de telle ou telle compagnie peut identifier son abonné, le contrôleur s’assurer que la taxe a été payée, grâce à un simulacre d’interaction. Ainsi l’interaction est-elle, selon le cas, retardée, anticipée, dissociée temporellement. Il est de coutume, pour les étudiants qui vont passer les examens d'entrée dans les universités, d'essayer de voler le hyosatsu d'une personne célèbre, sans doute pour montrer son courage, sa capacité à braver les conventions sociales, pour mieux s’y plier ensuite. Il y a quelques années est parue une petite manga de quatre images à ce propos13 : sur la première, de nuit, un jeune homme regarde de droite et de gauche s'il n'y a personne. Il est devant la plaque d'une personne célèbre. Sur la seconde, il vole la plaque et détale. Sur la troisième, toujours de nuit, un homme est devant sa propre plaque (de personnage totalement inconnu), et regarde de droite et de gauche avant de dérober son hyosatsu personnel. Sur la quatrième, le lendemain matin, il discute avec le voisin en s’écriant : chaque année c'est la même chose, on m'a encore volé ma plaque ! L’humour de cette manga ne fonctionne que si l’on admet la contagion entre le hyosatsu et la personne. Les dépôts opérés autour du seuil, et cette plaque d'identité en particulier, sont réellement des parties de la personne sociale, qui sont déposés là pour permettre ici même, sur le seuil, une interaction sociale en l'absence de la personne. Ce n'est pas simplement un signe pour dire "cette maison m'appartient, à partir de là vous n'avez pas le droit de venir", mais bien plutôt une extension de la personne-même jusqu'à cette limite. Le corollaire en est l'impression de viol corporel, ressentie par tous, lorsqu'il y a eu cambriolage dans sa propre maison. Nous avons en effet la 13 Observation communiquée par le Professeur Hidaka Toshitaka, président de l’Université de Shiga. In : Communications n°70 / 2000, pp. 65-92 - 17 - capacité de modifier l'extension de notre schéma corporel au-delà de l’enveloppe charnelle proprement dite. 14 Autour des seuils, on peut ainsi remarquer un nombre impressionnant d’objets. Les uns sont plutôt des dispositifs symboliques, les autres plutôt des dépôts. Dans la première catégorie je rangerai les statuettes de Shôkisama15, celles de grenouilles, de chat appelant le client de la patte —maneki-neko—, de blaireau ventripotent témoin de la prospérité du commerce —tanuki—, de l’animal fétiche de l’année dans le zodiaque chinois, et de quantités d’autres animaux symboliques ; les pierres noires au sol —kuroishi— et les porte-bonheur chimaki qu’on a vus, ainsi que les petites couronnes purificatrices — chinowa—16 ; l’avertissement de la présence du chien censé combattre une criminalité plus fantasmatique que réelle ; les serrures minuscules et fragiles des grilles de bois qu’on laisse le plus souvent ouvertes ; les coupelles contenant des petits tas de sel —morishio— (symbole de pureté, aujourd’hui composés de chlorure de magnésium et non plus de chlorure de sodium, trop hydrophile) ; les fleurs ou flocons en pâte de riz —hana-mochi—; la disposition d’une flèche —ya— provenant du sanctuaire shintô sur le linteau de la porte de la maison ; les branches calcinées ramenées du grand feu d’été du Daïmonji, à la fin de la fête des défunts —o-bon matsuri— censées protéger des incendies ; les branches de houx agrémentées d’un squelette de sardine, disposés sur les piliers du seuil pour setsubun 17, et qui font fuir les démons ; 14 Le fait est bien connu des neuro-physiologistes. Un autre exemple en est la conduite d’une voiture et l'accoutumance aux dimensions du véhicule, comme s'il s'agissait des mouvements de notre propre corps. 15 Terrible guerrier mythico-historique d’origine chinoise, fameux pour son courage dans la lutte contre les démons, et dont la statuette gris argenté orne les auvents de très nombreuses maisons du Kansai. 16 D’une dizaine de centimètres de diamètre, elles sont confectionnées à la fin des pluies d’été, c’est-à-dire à la fin des risques d’épidémies et d’épiphyties, à partir d’herbe chi arrachées aux grandes couronnes wa qu’il faut aller traverser dans les sanctuaires pour se purifier. 17 Rituel du 2 février, c’est-à-dire l’avant veille de la fin de l’année selon le calendrier ancien, qui consiste à jeter des haricots de soja sur le sol de la maison, vers l’extérieur, In : Communications n°70 / 2000, pp. 65-92 - 18 - les anciens imperméables de paille —mino— qu’on laissait suspendus à l’extérieur sous l’auvent —issashi— à la discrétion du passant, que quelques commerçants de villages touristiques conservent en signe d’accueil, et dont les porte-parapluies ont pris exactement la place, etc. Certains de ces dispositifs symboliques sont permanents, d’autres plus temporaires. Les seconds comprennent les dépôts de soi-même (le hyosatsu ; la plaquette du tour de rôle du quartier —tôban— ; les chaussures qu’on quitte à l’entrée ; les plaquettes de vœux –ema– déposées aux sanctuaires ; les tentures noires dont on couvre la façade autour de la porte au moment d’un décès ; peut-être même doit-on y joindre les plantes et jardins en pot disposés en façade –démontrant une certaine disposition de la personne par rapport à la nature–, une attention et une capacité à maîtriser les processus vitaux, ou plutôt à y prendre sa place. Ils comprennent également les dispositifs permettant des échanges matériels différés (boîte à lettres, boîte pour les petites bouteilles de lait –gyûnyûbako–, pochette imperméable pour le dépôt du journal malgré les pluies –shinbun uke–, etc.). Une porte codée Enfin je décrirai un troisième exemple, tout aussi actuel, mais plus moderne. Il s’agit d’un petit immeuble de Kyôto, de construction très récente. Il est en recul par rapport à la rue, rompant l’alignement des façades, et ménageant la place pour le stationnement de deux voitures. On lui a heureusement donné un nom dont je peux me souvenir, me permettant de le différencier d’un bâtiment voisin avec lequel je le confondais visuellement. Le nom est simple pour une fois (Hachimonjikan, littéralement : “ nom de 8 signes ”). Son habitant m’a expliqué que ce fut un critère de choix pour lui : il ne voulait pas occuper un de ces immeubles aux noms prétentieux (ils le sont effectivement, et très généralement), pour la purifier, avec l’incantation “ oni soto, fuku uchi ” (les diables dehors, le bonheur dedans). In : Communications n°70 / 2000, pp. 65-92 - 19 - qui aurait prêté à sourire lorsqu’il aurait communiqué son adresse. C’est bien dire encore une fois la contagion, sinon l’équivalence supposée entre l’identité sociale et l’identité spatiale. L’entrée de l’immeuble est formée d’une petite pièce, un sas, derrière une porte vitrée. Celle-ci protège du vent, de la pluie, un peu du froid ou du bruit. Pour lui rendre visite, il faut évidemment lui téléphoner afin de prendre rendez-vous. Il faut aussi se munir d’un code secret. En réalité, ce n’est pas un code commun à tous les locataires, et modifié chaque année comme à Paris, mais simplement le numéro de son appartement In : Communications n°70 / 2000, pp. 65-92 - 20 - colis : normalement et à moins de nécessité, on ne laisse pas un livreur entrer dans l’immeuble, m’a-t-on assuré. Différents types de digicodes se répandent au Japon actuellement, mais beaucoup plus en France. A Paris, c’est une sécurité indispensable mais non une garantie absolue contre les cambriolages. On en installe même deux successifs dans un immeuble qui emploie cependant une concierge : un pour la porte donnant sur la rue, l’autre au bas de chaque escalier. L’argument de ces installations est la sécurité. Or le taux de cambriolages au Japon, et à Kyôto en particulier, est incroyablement plus faible qu’à Paris ou à New York. Justifie-t-il vraiment cette installation ? Comment peut-on expliquer que cohabitent dans la même ville des maisons qui laissent leurs portes ouvertes en permanence, et des immeubles qui se surprotègent ? Même s’ils ont augmenté avec l’extension des villes, en réalité il y a peu de cambriolages. L’insécurité est surtout fantasmatique, liée à l’anonymat de l’entourage, à la xénophobie commune qu’amplifient les situations économiques difficiles, surtout dans un pays qui s’est fermé à tout étranger durant deux siècles et demi. On accuse fréquemment les Iraniens, les Coréens, les Chinois, de la même manière que ces étrangers furent lynchés après de grand tremblement de terre de Tôkyô en 1923. Le soir la télévision diffuse des reportages pris sur le vif de pickpockets en activité dans le quartier de Shinjuku. En définitive, il semblerait que l'installation d'un digicode sert au Japon surtout à marquer le statut social, la modernité18. Les boîtes à lettres groupées sur le mur qui fait face, dans le sas, s'ouvrent non pas avec une clef, mais avec un code à un seul chiffre sur un bouton central. On ne peut pas dire que cela constitue une protection bien sérieuse. Le volet de chacune comporte le nom du locataire ainsi qu’un chiffre (2, 3 ou 5) et une lettre (A, B, C, D), 18 Sous le nom d'AUTCOD (automatic code) c’est un argument publicitaire des immeubles modernes. Il est très chic de pouvoir donner son numéro de code à des amis que l'on invite chez soi pour une fête, et une adresse parisienne, avec son numéro de code, suscite l’admiration. In : Communications n°70 / 2000, pp. 65-92 - 21 - leur association faisant partie de l’adresse postale. Ainsi le facteur peut-il déposer les messages à l’adresse exacte, avec certitude et confirmation, sans pénétrer pour autant dans l’immeuble. Le nom ne suffit donc pas. Juste après la porte commandée éléctromagnétiquement (la seconde donc), il y a une petite marche au nez d’acier et un changement de sol, réminiscence d’un genkan classique (on passe d’un carrelage de grès à un granito). De part et d’autre de cette marche sont cependant disposés deux petits paillassons carrés identiques, qui rappellent ces grandes dalles de granit disposées de chaque côté du seuil —shikii—19 des portes de jardins et temples japonais. L’ensemble est un peu contradictoire, et montre la complexité de la situation. On rentre dans un intérieur, puisqu’on franchit une porte et que l’on monte, quoique l'on n’ôte pas les chaussures, foulant des paillassons. C’est donc une nouvelle sorte d’espace, qui n’est pas l’intérieur de la maison, et malgré tout un uchi, c’est-à-dire un nous, un groupe, bien que l’on ne soit pas dans un espace de travail à l’occidentale. Plusieurs éléments dans cet espace vont rappeler l’existence de ce groupe, même s’il est involontaire, et la responsabilité qui en découle. Un panneau d'affichage montre le plan des zones de ramassage des ordures, en couleur, et quelques informations locales. Un extincteur est disposé sur chaque palier, bien que le bâtiment ne soit pas en bois. Peut-on penser que la “montée d’escalier” reconstitue la forme ancienne de la communauté de voisinage, "Muko sangen Ryôhô Donari" 20 ? Je ne sais pas s’il en est de même dans cet immeuble, mais dans un autre, à Kyôto, le journal est monté et déposé dans la boîte spéciale de chaque porte d'appartement, vers 4 ou 5 h du matin, par le livreur (cela suppose qu'il ait connaissance du code). Le lait également est livré devant la porte de l’appartement (moins souvent maintenant, depuis qu’on l’achète au supermarché et qu’on dispose 19 Littéralement, le shikii est la pièce de bois qui ferme en partie basse l’encadrement d’une porte ou d’un cloisonnement, et où coulissent les parois. Mais le terme a acquis une valeur métaphorique équivalente à notre seuil. 20 Communauté du voisinage, base de la société japonaise, dont la définition est résumée dans l'expression : "Muko sangen Ryôhô Donari" (en face : trois maisons, et une sur chaque côté. In : Communications n°70 / 2000, pp. 65-92 - 22 - d’un réfrigérateur). En France, le facteur ne monte pas dans les étages, mais dispose d’une clef universelle pour accéder aux boîtes à lettres qui se trouvent en général après la porte codée. Le contrôleur de gaz et d’électricité également. L’architecture des seuils En France, pour parler de sa propre habitation, on emploie fréquemment les désignations “chez moi”, ou bien “à la maison”, même s’il ne s’agit pas du tout d’une maison mais d’un appartement. Dans tous les cas, ce que l’on veut désigner est bien – comme le uchi japonais– l’espace intérieur autant que la famille à laquelle il est réservé. C’est-à-dire cette partie de l’espace général, celui de la campagne ou celui de la ville, qui a été soustraite et dévolue à un usage privé. Ce sont en apparence des évidences, mais en apparence seulement, et dont on ne prend pas toujours la mesure. Il faut souligner qu’il n’y a pas d’intérieur sans extérieur, —uchi sans soto—, que l’un ne se définit que par rapport à l’autre, comme autant de dichotomies des valeurs qu’ils supportent ou qu’ils produisent : chaleur et froidure, ombre et lumière, familiarité et étrangeté, etc.21 ; si l’un des deux se transforme, alors l’autre aussi. C’est-à-dire qu’un intérieur n’est pas le même s’il se soustrait à la nature, à la campagne, s’il se soustrait au voisinage d’une petite rue, s’il se soustrait à l’anonymat d’une accumulation d’appartements. Est-ce le même sur une grande avenue bruyante de Tôkyô, dans une ruelle de Kyôto où l'on peut disposer tous les pots de fleur que l'on veut, comme un petit jardin personnel sur l'espace public, ou encore dans son propre petit jardin ? Etait-ce le même extérieur quand le quartier —chô— était fermé la nuit et maintenant qu'il est ouvert ? Est-ce qu'il faut une simple cloison de papier — shôji— ou un mur en béton pour les séparer ? 21 On trouvera quelques développements sur cette question dans la conclusion de “ L’ostal en Margeride ”, Bonnin Ph., M. Perrot, M. De la Soudière, Paris : CNRS, 1983. In : Communications n°70 / 2000, pp. 65-92 - 23 - Soustraire un espace, c’est construire une limite. C’est construire une clôture qui empêche, dissuade ou interdit d’y pénétrer à ceux qui n’en ont pas le droit. C’est le rôle de l’architecture que de construire des frontières stables, durables, de les munir de dispositifs de seuils significatifs et compréhensibles. Dans l’architecture traditionnelle du Japon, et dans les maisons de ville —machiya— de Kyôto qui en sont largement les héritières, ces limites étaient assez légères, faites de grilles et de claies de bois, de papier et de rideaux. En quelque sorte, l’architecture n’opposait pas une barrière très efficace ni très concrète à l’intrusion entre un espace et un autre, mais davantage une barrière symbolique. Elle ne fonctionnait qu’autant que chacun le souhaitait, parce qu’elle constituait un signe compris de tous, qu’elle était accompagnée d’autres dispositifs symboliques, et que s’accomplissait sur le seuil une sorte de rituel de franchissement, ensemble de gestes à accomplir et de paroles à prononcer. Il y a peu de temps encore, les manuels d’éducation pour les jeunes femmes détaillaient la manière de s’accroupir pour ouvrir convenablement une cloison coulissante —fusuma ou shôji— 22, les formules de politesse à prononcer à l’arrivée et au départ d’un hôte. Un enfant savait qu’il ne devait pas pénétrer dans la pièce du père sans y être invité. Exactement comme la langue que nous parlons, cette connaissance —cette compétence devrait-on dire— nécessite un apprentissage initial, mais aussi une révision, un exercice et une réactualisation perpétuelles. Chaque fois qu’on “ installe ” l’espace23 de telle ou telle relation, c’est-à-dire quotidiennement, on se remémore, on se confirme que telle pièce est un rangement — nando—, un séjour —ima—, une salle à manger (lit. “ pour le thé ”) —chanoma—, un salon —zashiki—, etc. Plus encore, c’est à chaque fois qu’est franchie la frontière entre deux espaces, si immatérielle puisse-t-elle paraître, qu’est reconstruite mentalement la qualité propre à chacun de ces espaces, 22 Cf. “Kan Kon Sô Saï” (litt. : Entrée dans la vie adulte, Mariage, Funérailles, Fêtes), et "Katei Gaho" Tôkyô, 1976. 23 C’est la notion ancienne de hosetsu, d’installation provisoire de l’espace. Ne pas confondre avec osetsuma, la pièce pour les invités. In : Communications n°70 / 2000, pp. 65-92 - 24 - et donc la structure spatiale caractérisant la maison ou la cité. Sur le seuil se reconstruit quotidiennement la structure symbolique de l'espace habité, sous-jacente à l’architecture, et que celle-ci exprime et fait fonctionner tout à la fois. Le rituel qui sert à faire exister la différence entre les espaces, sert à s’y préparer. Nous n’avons pas le même comportement en public et en privé. Un étudiant modifie sa posture et son parler du couloir au bureau du professeur, etc. Les portes ont pour cette raison une grande importance en architecture. Elles sont parfois décorées, agrandies, magnifiées jusqu’aux dimensions de la porte d’entrée des grands temples, du palais impérial, voire à celle de l’arc de triomphe. Autour du seuil se concentrent de nombreux autres rituels concernant le temps et l’espace de la famille. Les rituels saisonniers du Japon rural étaient nombreux, et beaucoup perdurent aujourd’hui, depuis la décoration rituelle du seuil de la maison — kadomatsu— pour le nouvel an —shôgatsu—, jusqu’aux aubergines —nasu— figurant des petits chevaux pour véhiculer les âmes défuntes, et aux feux allumés devant le seuil au moment de obon, en passant par tous les rituels de purification, ceux du deuil où l’on jettera du sel sur les chaussures, ou bien les morishio plus permanents. Cette catégorie extraordinairement riche des “dépôts” qui marquent le seuil nécessiterait une analyse plus détaillée. De même, les gestes et les paroles qui composent les rituels de franchissement, selon les lieux et selon les circonstances, méritent de poursuivre l’analyse. Les seuils à l’intérieur de la maison Il était important de commencer par décrire le seuil de la maison, sans doute parce que c’est le seuil primordial, celui qui définit l’existence même de la demeure, et que l’on rencontre dans les formes les plus primitives ou les plus rudimentaires, les plus simples d’habitation (la yourte mongole, le tipi indien, l’igloo, In : Communications n°70 / 2000, pp. 65-92 - 25 - “ maison de neige ”, la cabane…) Sur ce modèle initial, archétypique, les divisions internes de la maison fonctionnent de manière similaire, malgré des apparences matérielles différentes. Il faut toujours y chercher ce qu’elles sur-intériorisent, ce qu’elles sous-intériorisent. Mais que séparent ces frontières, ces cloisonnements ? Ils viennent instituer une coupure, une différenciation au sein d’un bloc d’intériorité monolithique. Lorsqu'une entité ou une activité nouvelle acquiert une importance reconnue, s'impose l'obligation à lui consacrer un espace muni des signes distinctifs, à la distinguer du cœur-noyau de la demeure. Ainsi en fut-il du couchage nocturne, dans la France rurale, d’abord groupé dans la pièce commune et souvent collectif, qui s’est ensuite retiré dans des lits clos, puis dans des dortoirs subdivisés par de simples rideaux ou des cloisons de planches, pour générer finalement des chambres individuelles, séparées24. De nouvelles limites, de nouveaux dispositifs de seuil nécessitent un apprentissage, tout autant que leurs suppressions, ou que l’apparition de systèmes d’équivalence. Le téléphone par exemple, qui permet l’intrusion dans l’espace privé sans franchissement physique du seuil, a posé quelque difficulté lorsqu’il fut introduit dans la société policée du Kansaï —la région de Kyôto—, en contre In : Communications n°70 / 2000, pp. 65-92 - 26 - n’appréciaient guère d’internaliser des lieux aussi infects. Ainsi se sont accrus les besoins en termes de fonctions, d'espaces, et démultipliés des seuils, intérieurs maintenant. Les chambres, à l'image des cellules d'un organisme, possèdent leur propre enveloppe, leur propre peau, leur propre bouche. Elles sont souvent dévolues à un unique individu, nouvel atome social. Dans la culture spatiale japonaise ancienne, à l’époque Heian (794-1192), l'espace de la maison n'était pas au départ affecté de manière permanente à une fonction. On y "dressait" le mobilier adéquat à la demande. Les tatami étaient alors des meubles, matelas de paille qu'on apportait et enlevait, pour s'asseoir et dormir (le verbe tatamu signifie plier, comme on le fait encore des futons tous les matins, avant de les ranger). Le système de cloisonnement coulissant —shôji et fusuma—, n’est apparu qu’à l’époque de Kamakura (1192-1338). D’une manière similaire en France, la salle commune des habitations rurales traditionnelles était un espace unique à tout faire : travailler, cuisiner, manger, dormir dans les “lits clos”. Un processus de découpage progressif de l'espace a marqué l'histoire de l'habitation populaire. En France, depuis le Moyen âge jusqu'à la fin du XIXe siècle, la plupart des familles, surtout les paysans, vivaient dans des maisons d'une seule pièce26. Avant la Révolution française, les classes plus aisées et les bourgeois en ville avaient commencé à séparer la chambre, la cuisine, le salon. Dans les châteaux de la noblesse, il y avait déjà de nombreuses pièces, qui serviront d'exemple à la grande puis à la petite bourgeoisie, enfin à l’habitation populaire, mais de manière simplifiée. Le couloir ne s’était pas encore généralisé. Comme dans la maison populaire rurale du Japon —minka—, il fallait traverser d'une pièce à l'autre. Les familles vivaient pour autant dans ces espaces différents des nôtres, et y réalisaient la plupart des gestes quotidiens que l'on opère aujourd’hui dans des habitations plus grandes : faire la cuisine, manger, dormir, se laver, travailler, palabrer, etc. 26 Cf. R.H. Guerrand, Les origines du logement social en France. Paris : ed. ouvrières, 1967 : 212-215. In : Communications n°70 / 2000, pp. 65-92 - 27 - Il n’est pas indifférent que l’architecture japonaise emploie un mur de béton, ou une simple cloison. Souvent c'est une mince palissade en bois, voire un simple rideau en tissu ou en papier. C’est-à-dire qu’il ne s’agit pas toujours de séparer totalement ou d’interdire l’accès, mais parfois seulement d’empêcher la vue, l’ouïe, les courants d’air et les senteurs qu’ils transportent. Chaque sens peut donner lieu à une frontière plus ou moins hermétique, et chaque séparation réelle est en fait une combinaison de séparations élémentaires, jusqu’au mur de béton du bunker qui les additionne toutes. Le Japon, plus que l’Occident, avait développé une culture de l’habiter, adaptée à son climat et à sa société, qui jouait d’une panoplie très variée et très subtile de séparations légères, ne coupant l’espace qu’a minima. On pourrait dire que c’est ce qui caractérise la maison autant que la société japonaise, et que les modifications de l’une ne vont pas sans les modifications de l’autre. Pour un occidental, il est assez étonnant de voir un petit immeuble japonais de plusieurs appartements dont les machines à laver le linge assez laides sont disposées à l’extérieur, sur la façade, juste à côté du seuil d’entrée, à la vue des passants dont on se soucie peu. De même, dans d’autres immeubles d’appartements en location, les machines se trouvent sur les paliers des étages, à la vue des visiteurs. Peut-être cela rappelle-t-il que les lieux de lavage se trouvaient autrefois dans le couloir de terre battue —toriniwa— traversant de la rue au jardin arrière. Mais le bain —furo—, les toilettes et la cuisine s’y trouvaient aussi, et tous ont été aujourd’hui intégrés à l’intérieur du logement. Les séparations n’y sont pas toujours les mêmes qu’en Occident. Le cabinet de toilette et son lavabo sont souvent disposés près de l’entrée, la porte en demeurant ouverte toute la journée, parfois même lorsque quelqu’un l’utilise. C’est bien dire qu’on est entre soi —uchi—, que la maison n’est pas censée accueillir d’étranger. In : Communications n°70 / 2000, pp. 65-92 - 28 - La volonté de non-fermeture : une porosité de l’espace Il faut éprouver physiquement l’espace de la maison japonaise, longuement, quotidiennement, jusque dans son inconfort et ses conflits d’usage pour en bien saisir la logique interne. Cette maison de Kyôto a été construite en 1974. 27 6 mai (…) Les fusuma qui ferment ma chambre sur le couloir comportent chacun un carré vitré, en verre translucide imprimé, de même que les portes des WC, et semble-t-il toutes les portes, sauf les fusuma du salon —zashiki—, et la porte de la chambre du fils. Peut-être est-ce pour éclairer le couloir en second jour, mais les fenêtres hautes le font déjà, et il est muni d'un éclairage électrique. Cela permet surtout à celui qui passe dans le couloir d'être un peu informé de ce qui se passe dans la chambre -allumée ou non- ; les fusuma, avec leur fenêtre haute vitrée à l’emplacement des impostes —ramma— traditionnelles, communiquent avec la chambre voisine. La volonté de ne pas séparer est évidente. Cela a de sérieuses incidences sur la perméabilité sonore et le manque d'intimité pour moi, mais aussi sur la solidarité familiale. A tout moment on entend l’ensemble des bruits de la maison, et avec l’habitude on sait qui est là, et 28 ce qu’il fait. On ne se voit pas, mais les autres restent proches . Quand la mère de famille veut m’appeler pour dîner, elle me parle à travers le fusuma, sans même me voir. Elle sait par mes chaussures déposées dans l’entrée —genkan— que je suis à la maison. Quand je reçois un coup de téléphone, leur fils baisse le niveau sonore de la musique dans la chambre voisine. On pourrait dire que les séparations de la maison utilisent une certaine porosité de l’espace. De manière identique, on entend beaucoup des bruits de la maison voisine, presque comme si on y était, en particulier ceux du jardin extérieur, les soirs de beuveries. On entend aussi très bien les bruits de la rue, et les appels des marchands ambulants. Tous les midi passe le vendeur de pâte de soja —tofu—, en tricycle, avec sa trompe à deux tons. Si les maisons étaient hermétiquement fermées et insonorisées, il ne pourrait pas exercer son commerce. Ainsi il y a une relation étroite entre une architecture adaptée au climat tropical, favorisant les courants d’air, ouverte sur un jardin, et les relations sociales ou commerciales qui peuvent s’y développer. Née dans une culture rurale, cette disposition de l'espace propice en climat de mousson, fait ouvrir sur la nature, provoque une attention et une sensibilité à ses menues variations. Transposée en ville, et progressivement densifiée, elle ouvre maintenant sur des quartiers saturés, sur une ville grouillante, une société. 27 28 Extrait des notes de terrain personnelles, 1997. On pense particulièrement à la description qu’en offre le roman de Kawabata Yasunari : “ Yama no oto ”. Paris : Albin Michel, 1969. In : Communications n°70 / 2000, pp. 65-92 - 29 Un peu comme si la "disponibilité à la nature” était passée de l'une à l'autre, de la nature à la société. De la maison à l’immeuble Les changements qui s’opèrent dans l’architecture de la maison et de la ville, en Occident comme au Japon, ne sont pas seulement des changements de forme, d’apparence, de matériaux, d’esthétique. Ils sont plus profonds. Ils affectent l’idée même de ce qu’est une maison, de ce qu’est habiter un lieu. La raison fondamentale de la ville est à l’origine de densifier, multiplier, accélérer les échanges tant matériels, pratiques que symboliques entre individus, groupes, institutions. Ce faisant, le mode d'habiter urbain restreint les territoires attribués à chacun. Il les rapproche à l'extrême, les superpose parfois. Il nécessite que les délimitations en soient plus précisément marquées, en termes d'espace (espaces individuel/ collectif, privé/public, piétonnier/ stationnable/ carrossable, espace sous contrôle institutionnel...), comme en termes de temps (horaires d'ouverture, d'usage, d'accès, de péage, horaires de silence et même d'ensoleillement...). La nécessité d'explicitation des territoires s’accroît (catégorie d'espace, identité de l'occupant, indication des possibilités de l'interaction, rappel des qualités, des spécificité, des pratiques prohibées...), du renforcement et du contrôle de la qualité des frontières (isolation phonique des parois, inviolabilité des vitrines et des accès...), d'organisation et de régulation des flux matériels et symboliques à travers les limites. Pendant le XIXe siècle et il y a une vingtaine d’années encore, la plupart des immeubles parisiens employaient une concierge. Son rôle était d’entretenir l’escalier et les parties communes, de distribuer le courrier aux portes des appartements (il n’y avait pas de boîtes pour les lettres), et surtout de surveiller les entrées et les sorties (au point que la police les questionnait souvent). Elles contrôlaient ainsi les flux traversant le seuil de l’immeuble. Elles assuraient une partie de la sécurité et des échanges d’information. In : Communications n°70 / 2000, pp. 65-92 - 30 - Ce système coûteux a été progressivement supprimé, mais devant l’accroissement considérable des cambriolages, on a commencé son remplacement par le système des digicodes. Même s’il n’est pas parfait, il est efficace. Tout le système du rapport privé/public change alors. En Europe comme au Japon, le système des séparations entres espaces public/privé, familial/individuel, se transforme complètement aujourd'hui. La disparition des sociétés rurales traditionnelles est désormais accomplie, même si nos cultures actuelles en sont les héritières. La culture urbaine a pris le relais, dans de très grandes villes, très denses, très éloignées de la nature. Les familles y deviennent beaucoup plus réduites, se maintiennent peut-être moins longtemps, réunissent une seule génération très souvent, ou deux pendant quelques années seulement. De plus en plus de logements sont occupés par une seule personne. Quand il n'y a plus qu'un individu dans une habitation, y a-t-il encore besoin de séparer les espaces de la même manière (les hommes des femmes, les parents des enfants, la chambre et le salon, même le salon et la cuisine ou la salle de bain) ? Dans l'architecture contemporaine de nombreux indices semblent montrer une tendance à la disparition de beaucoup des éléments du système des séparations. Une sorte de halo devant le seuil Je voudrais en montrer quelques exemples simples des modalités de ce rapport, à travers la modeste expérience qu’un observateur étranger, comme je le suis, peut avoir de l’habitat japonais. Aussi bien dans les quartiers populaires d’habitation du grand Tôkyô que dans les autres villes, dans les petites rues, on observe cette tendance à ce que les gens s'approprient le devant de leur maison, qu’il leur appartienne ou non, s’y expriment de manière exubérante, un peu comme une sorte de halo devant le seuil. Outre tout ce qui y figure, de grands dépôts de plantes en pots et bacs égayent incomparablement les rues. On y dépose les parapluies, on In : Communications n°70 / 2000, pp. 65-92 - 31 - y range vélos et scooters, parfois même une petite voiture. Il est probable que la suppression de tout espace remplissant cette fonction verrait se reporter les pratiques qui s’y déroulaient sur d’autres espaces, non prévus à cet effet, et serait alors cause de conflits certains. L’absence de possibilités d’utilisation d’un espace privé extérieur crée rapidement des problèmes dans un voisinage anonyme. Ils se manifestent de plusieurs manières. La gêne sonore est trop connue pour y insister : dans l’anonymat, les sons ne rassurent plus sur une présence voisine et réconfortante, ils inquiètent. Autres exemples, —observations actuelles à Paris cette fois—, un habitant prend l’habitude de poser le sac de sa poubelle sur le palier de l’escalier devant sa porte, parce que cela le dérange à l’intérieur, sans se soucier des voisins. Ou bien il monte son vélo dans ce même escalier, parce qu’on risque de le lui voler dehors. On peut penser surtout à d’autres effets de l’architecture en hauteur sur le mode de vie japonais. Le rafraîchissement de la maison par les courants d’air en été ne fonctionne qu’avec une faible densité de construction, et avec des jardins et cours intérieurs. Dès que les maisons aux alentours s’élèvent ou que de petits immeubles se construisent, c’en est fini. Quant aux appartements des immeubles, ils ont rarement deux orientations opposées propres à créer ces courants d’air. C’est alors le système de la climatisation –coûteux en énergie– qui prend le relais. Mais, à terme, il transformera tout : pour être efficace, les pièces doivent être closes, et thermiquement isolées. Ce qui est en jeu, c’est à la fois une mise à distance de la nature, qui tenait une place centrale dans la culture japonaise, et une mise à distance de la relation à l’autre, qui était au centre de cette société. De nouveaux dispositifs : des prothèses comportementales De nouveaux dispositifs semblent déjà marquer l'émergence de nouveaux rapports entre espaces, de nouvelles modalités de rituels de passage matériel. Par rapport aux légères grilles de bois des In : Communications n°70 / 2000, pp. 65-92 - 32 - machiyas, on est frappé par la brutalité des portes métalliques des chambres louées aux étudiants, aux ouvriers —nagaya anciennes ou modernes, mokuzo apâto—, ou celles des appartements modernes en immeubles—mansion—. On est loin d’une relation confiante avec un voisinage solidaire. L’espace des petites rues de quartier où l’on voit encore un homme en léger kimono d’été — yukata— et sandales de bois —geta— revenant du bain public — sento—, chez lui dans cet espace public, fait place à un espace de circulation redoublée, puisque la densité de population augmente. Pareillement, la multiplication des digicodes, dans un pays plus sûr qu'aucun autre en ce qui concerne la petite délinquance, ne s'explique pas par le seul effet de mode et le bénéfice ostentatoire de ce dispositif. Il y a, circulairement, cause et conséquence, une modification radicale du rapport à l’espace urbain. En Occident, on s’était appuyé sur une architecture lourde et contraignante pour régler les problèmes de séparation entre territoires, entre espaces. L’architecture vient alors au secours de la culture et de l’éducation pour faire respecter l’espace de l’autre. Mais au Japon, il semble apparaître aujourd’hui des prothèses non plus architecturales (c’est-à-dire matérielles et qui nécessitent malgré tout une réinterprétation permanente), mais des prothèses comportementales (des simulations du comportement), qui laissent présager une large transformation du contenu autant que de la forme des rites d’interaction. On ne s’étonne déjà plus des portes qui s’ouvrent toute seules à notre approche, ou d’une simple indication du doigt, des arrêts de bus qui nous enjoignent d’attendre un petit peu, etc. On assiste à la complexification des digicodes et des portiers avec interphone et camera vidéo, auxquels tout un rayon est consacré, au grand magasin de bricolage Tokyu Hands dans le quartier Shibuya de Tôkyô. Mardi 3 octobre 1995. A Shimojô (Nagano préfecture), vraiment en pleine campagne, en plein centre des Alpes japonaises, un petit restaurant à moitié épicerie. Deux paillassons de plastique vert cru imitant un gazon sont disposés de part et d’autre, juste au seuil de la porte de verre. Le plus édifiant n'est pas qu'y soit inscrit en syllabaire hiragana “ irasshaïmase ”—soyez le bienvenu—, au lieu du “ welcome ” habituel, c’est-à-dire ce que devrait prononcer le personnel à notre entrée; c'est plutôt que son franchissement, lorsqu’on pose le In : Communications n°70 / 2000, pp. 65-92 - 33 pied dessus, déclenche l'émission du message convenu, dit par une voix synthétique à la place de la maîtresse des lieux ou des employées, au cas où elles l'auraient omis. A la sortie, le paillasson gratifie d'un "arigato gozaïmashita" — merci beaucoup—. Nous avons évoqué tout à l’heure des éléments accréditant l’hypothèse d’une dématérialisation des limites, de certaines tout du moins, qui verraient la disparition de leurs seuils. Une autre hypothèse émerge parfois, celle au contraire du durcissement des frontières, de leur instauration progressive d'abord, et de l’oubli des raisons qui on décidé de leur apparition. C’est ce qu’on appelle à proprement parler réification, avec ce qu’elle suppose d’aliénation : Au Japon, le système de cloison coulissantes (fusuma et shôji) — qui n'a existé nulle part ailleurs— inventé à l'époque Kamakura, n’avait guère changé jusqu’au milieu du Xxe siècle et le durcissement qui s’est opéré depuis. Un processus similaire s’est produit dans l’habitation populaire en Europe. Se produirait alors un affaiblissement corrélatif des rituels de franchissement des seuils, un oubli du système de signes, du code de la politesse nécessaire au bon fonctionnement de l’espace. La réalité sera peut-être plus complexe : une disparition progressive de certains seuils, ou plus exactement une différenciation, voire un déplacement. Il y aurait sans doute un durcissement et une dramatisation du seuil public/privé, avec la disparition du voisinage et du halo de sécurisation, de familiarité devant le seuil de la maison. Réciproquement, il pourrait y avoir aussi une tendance à la disparition des seuils internes au logement, corrélatifs d'une dématérialisation de l'architecture, d'une diminution de la taille et de la complexité du groupe domestique. Mais le problème n’est pas tant la disparition de formes auxquelles nous étions attachés, à juste titre, car ce sont celles d’un âge de raffinement de la culture. La question est surtout celle de la déritualisation, dont on sait déjà les méfaits pour ce qui est des âges de la vie : perdant leurs repères, les individus peinent à se situer, à s’identifier. Les rites, quotidiens ou non, ne s’accomplissent pas sans matérialité ni spatialité, sans toutes ces formes de moyens que nous avons vues. Ces formes expriment la logique sociale de l’altérité et du lien. Une dégradation de l’architecture des seuils et In : Communications n°70 / 2000, pp. 65-92 - 34 - de leurs rituels, des dispositifs spatiaux, matériels et symboliques, serait corrélative de celle des liens et échanges que la cité tentait de favoriser et d’amplifier.