Dispositifs et rituels du seuil : une topologie sociale. Détour japonais

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Dispositifs et rituels du seuil : une topologie sociale. Détour japonais
Philippe Bonnin
Dispositifs et rituels du seuil :
une topologie sociale.
Détour japonais
La question du seuil Chez Van Gennep
On ne peut, censément, traiter la question du seuil sans retourner
à Van Gennep. Et pourtant, dans cette disposition d’esprit, la
lecture et l’étude de son ouvrage si fécond —en particulier son
chapitre consacré aux “ seuils matériels ”— laissent, au-delà d’un
grand enthousiasme, une impression mal aisée, difficile à définir.
Sans doute s’y trouve-t-il plusieurs questions entremêlées.
En effet, il y a quelque paradoxe dans sa démarche. Alors même
qu’il traite en tout premier lieu des “ passages matériels ”, dès le
début de l’ouvrage, juste après sa proposition de classification
générale des formes de rite, alors même qu’il semble attribuer,
comme à la dérobée, une origine spatiale, et pour tout dire
topologique, aux rites de passage dans leur ensemble1, cette
spatialité disparaît presque aussitôt de son propos, n’est pas plus
examinée. Les “ mondes ” qu’il met de part et d’autre du seuil
deviennent métaphoriques, les diverses entités séparées par une
frontière ne retiennent rien de leur étendue originelle, ne sont plus
1
“ … un espace déterminé du sol est approprié par un groupement déterminé de telle
manière que pénétrer, étant étranger, dans cet espace réservé, c’est commettre un
sacrilège au même titre que pénétrer, étant profane, dans un bois sacré, un temple,
etc. ” Arnold Van Gennep, Les rites de passage, Paris : E. Nourry, 1909, pp. 21 et 23.
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que des constructions idéelles. Il avait souligné, comme en
prémisses, leur caractéristique “ idéale et matérielle à la fois ”
(p. 24), ce qui est incontestable, sans donner cependant toute la
mesure de ce fait. Les rituels de “ passage ” étudiés selon sa
fameuse
trilogie
séparation-marge-agrégation,
s’éloignent
radicalement du pas physique originel, à travers la marche, et
décrivent plutôt la transformation d’état dans une société, de statut
social, de génération ou de classe d’âge “ qui chez les demi-civilisés
[n’est jamais] absolument indépendant du sacré ” (p. 3). La
spatialité du passage n’est plus qu’une lointaine image
métaphorique ayant servi d’explication des origines.
Effectivement, l’épreuve spatiale et temporelle du monde est
première, fondatrice, structurante, et sert de modèle à son
intelligibilité. Mais elle ne cesse pour autant d’exister, de se répéter
quotidiennement, et constitue une double dimension obligée de tout
fait social. On rentre chez soi chaque jour, on franchit le seuil de sa
maison ou de son appartement, réalisant un rituel à son insu, sans
pour autant changer de statut ou de catégorie sociale. On ne saurait
la réduire au rang de métaphore, ni à un simple moyen, ni à un
symbole : l’éthologie humaine contemporaine nous montre
combien la territorialité autant que l’échange symbolique sont
essentiels, au fondement du rapport social. En définitive, le
domaine infiniment riche du franchissement concret des seuils est à
peine effleuré dans ce chapitre2. D’où quelque déception.
C’est aussi la matérialité dont le statut est pour le moins obscur
dans son analyse. Elle y apparaît en général comme indifférente, et
sans conséquence, est envisagée seulement comme “ moyen ”,
support des “ signes ”3, de “ procédés ”. C’est poser la question du
rapport de la société considérée avec ces moyens. Questions aussi
que celle du choix de ces moyens, que l’effet en retour de ceux-ci
2
3
A plusieurs reprises il évacue la question, la renvoie en une brève note : p.25, note 4,
“… pour le détail des rites de passage du seuil, je renvoie à… ”, p.22, il en dénie
presque la pertinence en ce lieu : “ procédés divers que je n’ai pas à décrire en détail
ici ”. A. Van Gennep, op. cit.
“ à l’aide de bornes, de murs, de statues ”, de pieux ou de palissades. A. Van Gennep,
op. cit, p.22.
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(selon leur perdurance, selon la complexité du système de signes
qu’ils mettent en œuvre). A terme, il s’opère fréquemment une
sorte de “ renversement ” entre ces dits moyens et la finalité sociale
initiale, par effet de sur-symbolisation, lorsque les moyens devenus
faits matériels, tangibles et durables, sont à leur tour symbolisés.
On ne peut sinon comprendre les rites consacrés aux linteaux, à
l’architrave, à la pierre de seuil, comme à autant de fétiches du
seuil.
Cette manière de poser les questions va évidemment à contresens
du mouvement intellectuel de l’époque de van Gennep. Collectant
un grand nombre d’observations folk-loristes, mais dont beaucoup
manqueraient aujourd’hui de la plus élémentaire précision, sur des
faits étonnants mais incompréhensibles alors, il voit se dessiner un
schéma explicatif, une théorie générale des rites de passage, qui
leur donne sens. Le mouvement d’abstraction est alors dominant,
constant, comme vers un pôle positif et valorisant du travail
scientifique, se dégageant d’une gangue de concrétude.
L’observation, la relation et l’établissement des faits empiriques
sont relégués au rang des utilités, et biens
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l’étendue reposent à l’origine sur le fait que celle-ci a été morcelée
puis organisée, que des espaces, des territoires différents ont été
définis, délimités, porteurs de sens ; que dans les limites matérielles
et symboliques qui les séparent ont été ménagés des négations, des
trous, des possibilités de passage. Ces opercules, dispositifs à
topologie variable —la porte, le portail, la fenêtre même, et bien
d’autres dispositifs sont les figures différentes de l’opercule, du
percement dans la limite, de sa négation locale—, réalisent
l’impossible : être simultanément une chose et son contraire, exister
potentiellement dans les deux états —ouvert et fermé— qui
caractérisent la limite ou son absence. Ce prodige quotidien se
réalise en un lieu qui focalise toutes les puissances convoquées
dans la construction des espaces, toutes les valeurs investies de part
et d’autre de la limite, un lieu qui régule les flux matériels et les
fuites du sens selon de rigoureux droits et rituels de passage, et pas
seulement dans les sociétés “ à demi civilisées ” que considère Van
Gennep : c’est le seuil.
A raison du survol un peu rapide qu’il opère, Van Gennep
confond seuil ou porte et limite5. Ce contresens conduit à esquiver
un riche domaine d’interrogation, une théorie des limites en
quelque sorte, et se méprendre en partie sur la signification du seuil
et de la porte. Il les assimile à une sorte de résumé, de
rétrécissement de la zone de marge entre deux mondes, entre deux
territoires, la marche des royaumes féodaux. “ Alors la zone neutre
se rétrécit progressivement, jusqu’à n’être (…) qu’une simple
pierre, qu’une poutre, qu’un seuil. ” (p 25). C’est perdre là
l’essentiel de l’intense signification de cet objet.
En effet, si le mouvement est bien celui d’un rétrécissement de
l’espace, d’un rapprochement des territoires, l’ici et l’ailleurs, la
zone de flou ou de marge qui les séparait ne s’incarne pas dans le
seuil, mais tout au contraire dans la limite. La porte est, à l’inverse,
5
Charles Depaule, (1995), Anthropologie de l'espace, in : Histoire urbaine, anthropologie
de l'espace, Paris : CNRS éditions/PIR-Villes, :15-73.
“… la porte est la limite entre le monde étranger et le monde domestique s’il s’agit
d’une habitation ordinaire, entre le monde profane et le monde sacré s’il s’agit d’un
temple ”. A. Van Gennep, op. cit. p.26.
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la négation, locale et très particulière, de la frontière, de la limite,
du mur. Elle est le percement qui permet le passage, à certaines
conditions, du seuil.
Pourquoi les sociétés éprouvent-elles si généralement le besoin
d’enfouir dans le concret, dans les gestes et les ritualisations
symboliques, un sens (structures sociales, représentations du
monde social et naturel) somme toute assez commun ? Comment
s’y prennent-elles ? Eprouvent-elles le besoin de réifier
lourdement, coûteusement et durablement dans l’architecture, ou
bien se contentent-elles de quelques signes légers disposés autour
d’une ligne théorique de seuil ? C’est précisément la matérialité de
la limite et les dispositifs concrets du seuil qui vont nous indiquer
toute la charge de sens qui y est investie. Nous le verrons dans les
exemples japonais qui suivent.
On décèle également, dans ce statut mal élucidé de la spatialité et
de la matérialité, presque une confusion entre le seuil comme
dispositif (matériel et symbolique), et le franchissement du seuil,
phase centrale d’un rite de passage. Le passage effectif d’une porte
est parfois décrit comme un rite complet en soi6, la porte étant alors
un moyen du rite ; parfois le seuil n’est plus que le lieu où
s’accomplit une simple phase de rite 7, et ne paraît plus y jouer un
rôle central.
De ce fait, ne s’intéressant pas à l’établissement des limites, que
présupposent les seuils et de leurs rites, Van Gennep ne peut établir
que celles-ci n’organisent pas seulement la séparation de groupes
sociaux d’âges ou de statuts, à l’intérieur ou à l’extérieur d’une
société, mais organisent plus généralement des valeurs, des
catégories de pensée, en une véritable cosmologie spatialisée. A la
manière très volontariste de l’affirmation des grandes dichotomies
catégorielles de la Genèse, les limites spatiales instituent,
matérialisent, rabâchent quotidiennement les fondements de la
culture. Alors, apparaissent comme rituels de passage non
6
7
“ Ainsi passer le seuil signifie s’agréger à un monde nouveau. Aussi est-ce un acte
important …” A. Van Gennep, op. cit. p 27.
“ On notera que les rites accomplis sur le seuil même sont des rites de marge ”, “ Ce
n’est plus l’acte de passer qui fait le passage ”. A. Van Gennep, op. cit p.27.
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seulement des ensembles de gestes exceptionnels, festifs ou
périodiques, liés au cycle de vie et aux cycles de la nature, mais des
pratiques beaucoup plus quotidiennes et répétitives. Certes celles-ci
s’avèrent beaucoup plus complexes à analyser tant l’usage courant
les a simplifiées, résumées, et tant nous les avons incorporées dans
notre apprentissage, en bas âge. C’est l’une des raisons, et peut-être
la principale, du nécessaire détour méthodologique par une autre
culture, pour faire émerger cette compétence acquise.
S’il y a rite de passage, c’est qu’il y a séparation, franchissement
d’une limite. On ne peut comprendre le passage, si intéressante que
soit la description de son déroulement, de sa ritualisation, en faisant
abstraction de la limite, de la frontière qu’il abolit, localement,
momentanément. Plus exactement, c’est la dualité, l’ambivalence
séparation/passage qu’il faut se donner comme objet, car elle nous
révèle la fragilité, l’incertitude intrinsèque —et par là même
l’importance— de cet échafaudage symbolique.
L’exemplarité japonaise : une immatérialité bien concrète
A contrario du mouvement général, il faut aujourd’hui
s’interroger sur la manière dont les sociétés actuelles, —
particulièrement au moment d’une hypothétique virtualisation,
d’une dématérialisation, à tout le moins du développement d’un
lien de plus en plus ténu avec le référent concret—, s’appuient ou
non sur des dispositifs matériels, architecturaux, en même temps
que sur des rituels, pour s’auto-signifier quotidiennement leurs
propres représentations du monde, leurs cosmologies sociales et
naturelles. A la limite, plus le lien est ténu et plus urgente est
l’interrogation.
Il serait oiseux de s’appesantir sur l’importance des signes émis et
échangés dans la culture du Japon, tel que L’empire des signes
l’avait “ inventé ”. Mais on peut en rappeler quelques autres
caractéristiques qui rendent particulièrement pertinent le “ détour
méthodologique ” par cette altérité radicale.
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C’est d’abord la fragilité de l’architecture, contrairement à
l’épaisseur des murs de pierre de nos maisons. Là, lorsqu’une
séparation n’est faite que d’une mince feuille de papier ou de tissu,
la question de la matérialité des limites saute à des yeux
occidentaux. De toute évidence, l’organisation spatiale y repose
plus sur la transmission, l’entretien et la réactivation permanente
d’une construction culturelle de l’espace. Si ténue qu’elle soit, la
matérialité y a été conviée pour soutenir un ensemble florissant de
symboles et de rituels, de paroles et de gestes.
Un autre fait, moins connu, y est la profonde imprégnation
topologique de la pensée, qui se manifeste par exemple dans la
langue avec la désignation spatialisée des personnes. Les pronoms
personnels n’étant guère employés —omis ou absents—, les
personnes comme les choses sont désignées selon leur disposition
spatiale par rapport au locuteur et à l’interlocuteur, ici, là ou là-bas,
“ dans cette direction ” (c’est-à-dire “ vous ”) ou “ dans celle-ci ”,
selon leur position “ au-dessus ” ou “ au-dessous ” de celle du sujet.
A tous points de vue, le regard que nous pouvons porter sur cette
société nous révèle un vivier regorgeant de nouvelles
interrogations, n’attendant qu’un observateur exigeant.
D'une certaine manière, le seuil fonde les espaces. Le seuil existe
dès lors qu'on a eu l'intention de séparer un lieu du reste du monde :
un dedans, espace fini et clos, aux qualités choisies et contrôlées.
L’intérieur est ce lieu, où se cristallise l'intime, se construit
l'identité, où se réalisent la protection et la sécurité recherchées.
Pour la maison, le premier des seuils est celui qui sépare
l’espace extérieur de l’intérieur. C’est le seuil fondateur, celui qui
sert de modèle à tout autre. C'est en ce point que se négocient les
interactions entre ceux qui occupent cet espace, et ceux qui
viennent du dehors. Schéma d’une simplicité enfantine dans son
principe, qui se complexifie et réalise en de multiples dispositifs
particuliers. Au-delà du simple paysage qu’offre sa façade, c’est
par sa porte que se présente à nous une habitation, si nous voulons
entrer en relation, par l’entrée qui permet d’y accéder, au point que
le langage courant, en développant une riche brassée de
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métaphores, de formules et de proverbes, en a fait le synonyme des
relations qu’on entretient avec autrui. Quantité de sociodrames se
trament autour de cette porte, la promulguant au rang de totalité du
fait social maussien.
Pour le faire mieux saisir, je m’appuierai maintenant sur la
description de trois exemples de franchissement du seuil et de
portes d’entrée d’habitations, observés à Kyôto, puis de quelques
notations européennes. Nous tâcherons d’en dégager des éléments
permettant de penser les seuils matériels, leurs dispositifs et leurs
rituels.
L’entrée d’une maison familiale à Kamigyoku
J’ai voulu habiter avec une famille de Kyôto. La première fois
que j'y suis allé m’est restée en mémoire. Rien ne fut simple, et j’ai
noté dans mon carnet d’observations chacun des moments par
lesquels il a fallu passer pour franchir cette porte.
D'abord mon ami japonais avait appelé au téléphone, afin de
s’assurer qu’il y aurait quelqu’un pour nous accueillir, et pour
annoncer notre venue. Seul le troisième fils était présent à ce
moment, mais la mère de famille n’allait pas tarder à revenir de son
travail. Une visite impromptue aurait été mal venue : c’est un acte
rare, souvent importun sinon impensable, surtout s’il n’existe pas
déjà un fort niveau de familiarité. A qui peut-on dire sincèrement
“Ma porte vous est ouverte” ? C’est dès ce moment-là, sinon bien
avant encore, lorsque nous avions demandé à cette famille s’ils
voulaient bien me recevoir, que le franchissement de cette porte
avait commencé, par un premier échange, un accord de principe.
Ensuite nous avons pris un taxi, qui a eu du mal à trouver la
localisation de cette maison, malgré l’adresse écrite que nous lui
présentions —je ne veux pas insister sur la question du repérage
dans l'espace de la ville japonaise par comparaison avec la ville
occidentale, qui est une question trop connue—. On peut seulement
souligner qu’en principe, à cette porte et à cette famille, correspond
une localisation précise dans l’espace, qui est son adresse, et qui
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contribue à l’identifier. Le postier y parvient aisément, ainsi que les
voisins auxquels il a fallu s’adresser pour trouver la maison. Mais
sorti de ce cercle de familiarité locale, il n’y a pas moyen
d’identifier facilement cette maison. La chose devient différente
dans les nouveaux immeubles de location auxquels on attribue un
nom propre, indiqué en grosses lettres de métal sur la façade. Telle
est la mode depuis qu’au début du siècle le premier immeuble à
l’occidentale de Tôkyô a reçu un nom propre. La vie sociale de ces
locataires dépend alors un peu moins du voisinage.
Pour que deux personnes se rencontrent, il faut donc définir et
convenir d’un lieu et d’un moment, d’une localisation dans
l’espace et le temps. Ici, c’était de part et d’autre de cette porte
qu’était fixé le rendez-vous.
Lorsque personne ne sait où est cet espace où je veux entrer, où
est cette maison, sinon de manière incertaine ou approximative, il
faut parvenir à l’"identifier", c’est-à-dire à faire coïncider le texte
qui définit la localisation (tel que celui d’une carte de visite) avec
les faits concrets. Juste à côté des portes des différentes maisons de
cette rue — Ichijôdori : première avenue— est accrochée une petite
plaque de bois — hyosatsu— sur laquelle on a inscrit le nom de la
famille. Parfois cette plaquette est démultipliée, et on peut lire non
seulement le nom du chef de famille, mais ceux de tous les
occupants. C’est leur identité civile, celle qui est propre à chaque
personne, mais qui sert à identifier également le lieu. On a donc
dans ce cas un lien très étroit, presque une équivalence entre lieu et
lignée, ce qui était général durant les féodalités de nos deux pays.
Le moment suivant est celui où l’on signale son arrivée.
L’habitude en Europe a été longtemps de frapper trois fois sur le
bois de la porte, avec l'articulation du majeur replié, éventuellement
d'actionner la commande d’une cloche. Il y a le plus souvent
aujourd’hui une sonnette électrique. Mais je me souviens que
lorsque je suis arrivé pour la première fois dans un village du
centre de la France, il y a 25 ans, par beau temps, je ne savais
comment faire pour annoncer ma venue : la porte était ouverte,
personne ne se trouvait dans l'entrée, personne ne répondait à
l'appel un peu stupide que je lançais : "Il y a quelqu'un ?". Il n'était
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guère prévu que des personnes extérieures à un cercle de
connaissance assez restreint puissent se présenter et ne pas savoir
où trouver la famille à une heure donnée, sinon à quelle heure elle
sera de retour.
Ici, il y a d’abord un petit chien qui aboie. Mais comme il aboie
pour chaque personne qui passe devant la porte, cela ne donne pas
une indication précise aux gens de la maison, à moins qu’il
n’insiste. En France, en campagne, il y a toujours eu de nombreux
chiens de garde, avec leur niche à l’entrée de la cour. Lorsqu’ils se
trouvent au fond d’un appartement, en étage, les chiens de
compagnie ne peuvent plus jouer le même rôle.
Un portail sépare le jardin de la rue. D’un modèle assez simple,
il est surmonté d’une petite toiture à deux pentes couverte de tuiles
grises aux allures traditionnelles, comme dans la plupart des
maisons du quartier. Il est un peu en recul, en renfoncement de
l’alignement du trottoir, et un scooter est stationné là, plutôt que
dans le garage avoisinant. Sans doute est-ce plus commode pour les
habitants, sans que cela gêne les passants dans la rue8. Sur le
montant droit du portail est fixé le hyosatsu. A gauche est disposée,
à hauteur de coude, la fente d’une boîte à lettres métallique et, sur
le mur latéral du garage, le cache de propylène blanc d’un éclairage
nocturne.
Les maisons plus anciennes de ce quartier ont une façade en fins
barreaux de bois, démontable les jours de fête —matsuri— ou ceux
de deuil. Les façades s’alignent sur la rue. Elles sont souvent en
retrait d’un demi-ken, la largeur d’un tatami, de leur limite de
propriété, sous l’auvent —issashi— qui protège le bois des
intempéries. Le retrait de façade sous l’auvent permet l’avancée de
fenêtres en bow-window —demado— dont la joue latérale est
souvent munie d’un judas surveillant l’entrée. Quelquefois a été
construit une sorte d’éventaire relevable —agemise— dans les
maisons qui ont eu à exercer un commerce en relation avec le
public. Une barrière soignée —saku— marque parfois la limite,
entourant cet ensemble et éloignant le passant. En été, quand il fait
8
A ma connaissance, ce qui semble un trottoir aux yeux occidentaux est en réalité
propriété privée. Cette bande de terrain intermédiaire n’est pas toujours présente.
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très chaud, le promeneur nocturne aperçoit en contre-jour s’animer
les ombres du repas familial. Il y a comme une transparence
orientée et variable selon l’heure et le lieu. Les variations de la
relation entre la maison et la rue sont assez riches et diverses : on
se trouve souvent dans l’espace de la rue, bien que sur le seuil
privé, pour engager la conversation, et le voisinage participe un peu
des vies de chacun.
A travers le barreaudage de petits bois de la grille —kôshi—, on
aperçoit en transparence le jardin et l’allée qui conduit à l’entrée de
la maison. On devine la porte, ouverte par ce beau temps, signe
sans doute que quelqu’un est là, même si personne n’est visible.
Autour de la grille, le mur de clôture est assez haut pour couper la
vue. En cette saison il fait chaud, on vit à moitié nu dans les
maisons, derrière des rideaux de jonc —sudare— qui pendent aux
fenêtres.
A droite du portail je trouve un bouton électrique qui ressemble
aux interphones que je connais aussi dans les immeubles parisiens
modernes, du modèle qu'on installait avant que n'apparaissent les
systèmes à digicodes. Autrefois on appelait d’une voix forte, ou
l’on frappait dans ses mains, mais sans franchir la porte cependant.
Cela supposait qu’on puisse entendre l’appel à coup sûr, que la
distance n’était pas trop grande ni l’ambiance trop bruyante. Cette
sonnette remplace donc l’appel vocal, mais de manière anonyme —
opacifiant l’intonation et la couleur de voix—, le prolonge et
l’amplifie à l’intérieur de la maison en franchissant la porte à ma
place.
Nous sonnons. Au bout d’un moment paraît le jeune homme,
encore dans l’ombre à l’intérieur de l’entrée. Il ne descend pas la
marche, qui surélève toujours le sol de la maison, pour venir nous
accueillir, ce qui l’obligerait à se rechausser, mais serait d’une
exquise politesse et d’un respect propre à son âge. Il nous invite de
la voix à entrer.
Nous tirons la grille de bois, qui n’était pas verrouillée (et ne
l’est presque jamais), et pénétrons dans un petit jardin. Quoique
déjà sur le territoire de cette famille, nous sommes encore à
l’extérieur. Le jardin est construit comme un vestibule, une
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préparation à la rencontre. Très simple d’apparence, mais raffiné en
fait, il est planté d’essences choisies pour chaque saison (érable
japonais de l’automne —momiji—, prunier —ume— du premier
printemps, bambous —take— de mai, mousses —koke— de la
saison des pluies, camélias, etc.). Il parle le langage codifié et
symbolique des poèmes—saijiki—9., les mots de saisons obligés
des haiku. On y trouve deux blocs de granit gris clair. L’un a la
forme d’une base de pilier, l’autre est le fût d’une fontaine
cylindrique, munie d’une conduite de bambou à la manière
ancienne.
Devant la fenêtre du salon japonais —zashiki—, avec son rideau
de jonc—sudare— descendu, au milieu des galets gris, à peine
visible, est posée une figurine de grenouille, faite de la même
matière que les tuiles du toit. Un occidental ne sait pas au départ
que c’est un signe de bienvenue : le nom de l’animal est
homonyme du verbe qui signifie “ r
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e
monter une marche pour accéder au plancher de bois —itanoma—.
En français, on dirait seulement “entrer” : il me semble que
l’utilisation, si minime soit-elle, de la troisième dimension de
l’espace permet au Japon d’accentuer la hiérarchie de l’intime,
toujours au plus profond, au plus “haut”. Sur le meuble de
rangement des chaussures —getabako—, à côté de la corbeille des
parapluies, diverses statuettes et jolis objets nous accueillent. En
général il y a là un miroir, où celui qui s’apprête à sortir peut
vérifier sa tenue. L’interrupteur électrique est disposé un peu haut,
à la convenance de la personne qui vient de l'intérieur pour
accueillir (observé parfois avec une icône d'accueil). A ce momentlà, nous sommes déjà à l’intérieur, le plancher du couloir-vestibule
s’allonge devant nous jusqu’au rideau —noren— qui le sépare de la
salle de séjour, et qu’il faudra franchir pour accéder vraiment au
centre de l’intimité familiale. Autrefois, un paravent d’un seul
panneau sur pieds —tsuitate— aurait été disposé sur le plancher
derrière le genkan pour dissimuler l’intérieur aux regards et aux
esprits mauvais. Ceux-ci ne voyagent qu’en ligne droite, tout
comme les regards indiscrets.
En définitive, l’entrée dans cette maison égrène cinq niveaux de
seuil successifs (portail, parcours du jardin, porte de la maison,
marche du genkan, noren intérieur), permettant de graduer
l’exté
l
e
s
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maison de la même rue. Quotidiennement, ce processus d’entrée se
déroule rapidement, comme sans y penser, respectant à son insu un
certain rituel, et parcourant obligatoirement tous ces espaces, ces
dispositifs matériels et architecturaux. Ce faisant, il oblige et
permet à chacun de vivre en condensé toutes les subtilités du
passage et de la transformation de l’être public à l’être intime, et
réciproquement.
La maison urbaine de Kyôto —machiya— est sans doute une des
architectures qui a développé et détaillé avec le plus de subtilité ce
processus de transformation au cours du rituel d’entrée.
Nous avons vu avec ce premier exemple, essentiellement des
dispositifs bâtis et spatiaux. Il en existe d’autres.
Dépôts symboliques et identitaires
Dans une petite rue calme de Kyôto, au sud du grand sanctuaire
shintô Shimogamo jinja, le regard curieux peut être attiré par la
porte d'une belle maison. Le portail principal, aux deux vantaux
monoxyles, les veines prononcées, est d’un brun foncé, disposé en
retrait par rapport à la clôture. Dans la joue droite de l’ébrasement,
une porte plus petite, plus basse, d'usage quotidien, par laquelle sort
le propriétaire avec son chien. Sur
é le li
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- 15 -
- “tout à l'égout des toilettes” (le vidangeur n'a pas besoin de
passer) sur une plaquette ovale bleue [qui ne s’appose normalement
plus,]
- un losange rouge sur lequel est inscrit “bâtiment inspecté”12.
Il n’est guère de maison qui ne comporte pas de ces plaquettes,
et l’on en rencontre quelques-unes aussi sur les portes blindées des
appartements en location pour célibataires dans les étages des
immeubles. Parfois, ces plaquettes sont démultipliées à l’extrême.
J'en ai compté jusqu'à vingt-deux.
Ce sont là autant de traces d'interactions avec des institutions ou
des acteurs extérieurs, qui sont mises en instance, en stand by. Mais
cherche-t-on à éviter ou à faciliter ?
On pourrait simplement décrire la fonctionnalité de chacune de
ces plaquettes, et c’est certainement une chose importante. Mais ce
serait ne pas aller au bout des choses. Un fait un peu semblable,
quoique inverse, nous permettra de mieux comprendre. Sur les
piliers et les portes de nombreux temples (par exemple au ZuiganJi de Matsushima, à Kamakura, au petit sanctuaire shintô de
Shinbashi à Kyôto, etc.), ou bien sur les parois de planches d’un
abri entourant une source dans le village de Magome, les visiteurs
ou pèlerins ont collé des affichettes de papier blanc imprimées à
leur nom —fuda—. Il y en a ainsi des milliers. Cela se rapproche
d’une pratique touristique populaire en Occident, laquelle consiste
à graver son nom sur les monuments visités. Cette habitude n’est
pas récente, et l’on trouve de ces graffitis datant de plusieurs
siècles jusque sur les pyramides de Gizeh. Là aussi, c’est le nom,
nom de famille seul ou précisé encore par le nom individuel, c’està-dire ce qui identifie socialement le plus la personne, ce par quoi
elle est distinguée de toute autre, qui est déposé là. En disposant
une partie de soi-même auprès de la divinité, le pèlerin pense
pouvoir profiter plus immédiatement de ses bienfaits. Ce n’est donc
pas seulement une signature qui est déposée, mais un fétiche qui
“vaut pour” soi.
12
Je dois remercier ici Momoki Akiko, sans qui ce décodage m’eut été impossible.
In : Communications n°70 / 2000, pp. 65-92
- 16 -
Le dépôt de soi est susceptible de remplacer pleinement la
présence de la personne —celle qui habite la maison— dans les
interactions qui vont se produire sur le seuil. Ainsi l’employé de
telle ou telle compagnie peut identifier son abonné, le contrôleur
s’assurer que la taxe a été payée, grâce à un simulacre
d’interaction. Ainsi l’interaction est-elle, selon le cas, retardée,
anticipée, dissociée temporellement.
Il est de coutume, pour les étudiants qui vont passer les examens
d'entrée dans les universités, d'essayer de voler le hyosatsu d'une
personne célèbre, sans doute pour montrer son courage, sa capacité
à braver les conventions sociales, pour mieux s’y plier ensuite. Il y
a quelques années est parue une petite manga de quatre images à ce
propos13 : sur la première, de nuit, un jeune homme regarde de
droite et de gauche s'il n'y a personne. Il est devant la plaque d'une
personne célèbre. Sur la seconde, il vole la plaque et détale. Sur la
troisième, toujours de nuit, un homme est devant sa propre plaque
(de personnage totalement inconnu), et regarde de droite et de
gauche avant de dérober son hyosatsu personnel. Sur la quatrième,
le lendemain matin, il discute avec le voisin en s’écriant : chaque
année c'est la même chose, on m'a encore volé ma plaque !
L’humour de cette manga ne fonctionne que si l’on admet la
contagion entre le hyosatsu et la personne.
Les dépôts opérés autour du seuil, et cette plaque d'identité en
particulier, sont réellement des parties de la personne sociale, qui
sont déposés là pour permettre ici même, sur le seuil, une
interaction sociale en l'absence de la personne. Ce n'est pas
simplement un signe pour dire "cette maison m'appartient, à partir
de là vous n'avez pas le droit de venir", mais bien plutôt une
extension de la personne-même jusqu'à cette limite. Le corollaire
en est l'impression de viol corporel, ressentie par tous, lorsqu'il y a
eu cambriolage dans sa propre maison. Nous avons en effet la
13
Observation communiquée par le Professeur Hidaka Toshitaka, président de l’Université
de Shiga.
In : Communications n°70 / 2000, pp. 65-92
- 17 -
capacité de modifier l'extension de notre schéma corporel au-delà
de l’enveloppe charnelle proprement dite. 14
Autour des seuils, on peut ainsi remarquer un nombre
impressionnant d’objets. Les uns sont plutôt des dispositifs
symboliques, les autres plutôt des dépôts.
Dans la première catégorie je rangerai les statuettes de Shôkisama15, celles de grenouilles, de chat appelant le client de la patte
—maneki-neko—, de blaireau ventripotent témoin de la prospérité
du commerce —tanuki—, de l’animal fétiche de l’année dans le
zodiaque chinois, et de quantités d’autres animaux symboliques ;
les pierres noires au sol —kuroishi— et les porte-bonheur chimaki
qu’on a vus, ainsi que les petites couronnes purificatrices —
chinowa—16 ; l’avertissement de la présence du chien censé
combattre une criminalité plus fantasmatique que réelle ; les
serrures minuscules et fragiles des grilles de bois qu’on laisse le
plus souvent ouvertes ; les coupelles contenant des petits tas de sel
—morishio— (symbole de pureté, aujourd’hui composés de
chlorure de magnésium et non plus de chlorure de sodium, trop
hydrophile) ; les fleurs ou flocons en pâte de riz —hana-mochi—;
la disposition d’une flèche —ya— provenant du sanctuaire shintô
sur le linteau de la porte de la maison ; les branches calcinées
ramenées du grand feu d’été du Daïmonji, à la fin de la fête des
défunts —o-bon matsuri— censées protéger des incendies ; les
branches de houx agrémentées d’un squelette de sardine, disposés
sur les piliers du seuil pour setsubun 17, et qui font fuir les démons ;
14
Le fait est bien connu des neuro-physiologistes. Un autre exemple en est la conduite
d’une voiture et l'accoutumance aux dimensions du véhicule, comme s'il s'agissait des
mouvements de notre propre corps.
15
Terrible guerrier mythico-historique d’origine chinoise, fameux pour son courage dans
la lutte contre les démons, et dont la statuette gris argenté orne les auvents de très
nombreuses maisons du Kansai.
16
D’une dizaine de centimètres de diamètre, elles sont confectionnées à la fin des pluies
d’été, c’est-à-dire à la fin des risques d’épidémies et d’épiphyties, à partir d’herbe chi
arrachées aux grandes couronnes wa qu’il faut aller traverser dans les sanctuaires pour
se purifier.
17
Rituel du 2 février, c’est-à-dire l’avant veille de la fin de l’année selon le calendrier
ancien, qui consiste à jeter des haricots de soja sur le sol de la maison, vers l’extérieur,
In : Communications n°70 / 2000, pp. 65-92
- 18 -
les anciens imperméables de paille —mino— qu’on laissait
suspendus à l’extérieur sous l’auvent —issashi— à la discrétion du
passant, que quelques commerçants de villages touristiques
conservent en signe d’accueil, et dont les porte-parapluies ont pris
exactement la place, etc. Certains de ces dispositifs symboliques
sont permanents, d’autres plus temporaires.
Les seconds comprennent les dépôts de soi-même (le hyosatsu ;
la plaquette du tour de rôle du quartier —tôban— ; les chaussures
qu’on quitte à l’entrée ; les plaquettes de vœux –ema– déposées
aux sanctuaires ; les tentures noires dont on couvre la façade autour
de la porte au moment d’un décès ; peut-être même doit-on y
joindre les plantes et jardins en pot disposés en façade –démontrant
une certaine disposition de la personne par rapport à la nature–, une
attention et une capacité à maîtriser les processus vitaux, ou plutôt
à y prendre sa place.
Ils comprennent également les dispositifs permettant des
échanges matériels différés (boîte à lettres, boîte pour les petites
bouteilles de lait –gyûnyûbako–, pochette imperméable pour le
dépôt du journal malgré les pluies –shinbun uke–, etc.).
Une porte codée
Enfin je décrirai un troisième exemple, tout aussi actuel, mais
plus moderne. Il s’agit d’un petit immeuble de Kyôto, de
construction très récente. Il est en recul par rapport à la rue,
rompant l’alignement des façades, et ménageant la place pour le
stationnement de deux voitures. On lui a heureusement donné un
nom dont je peux me souvenir, me permettant de le différencier
d’un bâtiment voisin avec lequel je le confondais visuellement. Le
nom est simple pour une fois (Hachimonjikan, littéralement : “ nom
de 8 signes ”). Son habitant m’a expliqué que ce fut un critère de
choix pour lui : il ne voulait pas occuper un de ces immeubles aux
noms prétentieux (ils le sont effectivement, et très généralement),
pour la purifier, avec l’incantation “ oni soto, fuku uchi ” (les diables dehors, le bonheur
dedans).
In : Communications n°70 / 2000, pp. 65-92
- 19 -
qui aurait prêté à sourire lorsqu’il aurait communiqué son adresse.
C’est bien dire encore une fois la contagion, sinon l’équivalence
supposée entre l’identité sociale et l’identité spatiale. L’entrée de
l’immeuble est formée d’une petite pièce, un sas, derrière une porte
vitrée. Celle-ci protège du vent, de la pluie, un peu du froid ou du
bruit.
Pour lui rendre visite, il faut évidemment lui téléphoner afin de
prendre rendez-vous. Il faut aussi se munir d’un code secret. En
réalité, ce n’est pas un code commun à tous les locataires, et
modifié chaque année comme à Paris, mais simplement le numéro
de son appartement
In : Communications n°70 / 2000, pp. 65-92
- 20 -
colis : normalement et à moins de nécessité, on ne laisse pas un
livreur entrer dans l’immeuble, m’a-t-on assuré.
Différents types de digicodes se répandent au Japon
actuellement, mais beaucoup plus en France. A Paris, c’est une
sécurité indispensable mais non une garantie absolue contre les
cambriolages. On en installe même deux successifs dans un
immeuble qui emploie cependant une concierge : un pour la porte
donnant sur la rue, l’autre au bas de chaque escalier.
L’argument de ces installations est la sécurité. Or le taux de
cambriolages au Japon, et à Kyôto en particulier, est
incroyablement plus faible qu’à Paris ou à New York. Justifie-t-il
vraiment cette installation ? Comment peut-on expliquer que
cohabitent dans la même ville des maisons qui laissent leurs portes
ouvertes en permanence, et des immeubles qui se surprotègent ?
Même s’ils ont augmenté avec l’extension des villes, en réalité il
y a peu de cambriolages. L’insécurité est surtout fantasmatique,
liée à l’anonymat de l’entourage, à la xénophobie commune
qu’amplifient les situations économiques difficiles, surtout dans un
pays qui s’est fermé à tout étranger durant deux siècles et demi. On
accuse fréquemment les Iraniens, les Coréens, les Chinois, de la
même manière que ces étrangers furent lynchés après de grand
tremblement de terre de Tôkyô en 1923. Le soir la télévision
diffuse des reportages pris sur le vif de pickpockets en activité dans
le quartier de Shinjuku. En définitive, il semblerait que l'installation
d'un digicode sert au Japon surtout à marquer le statut social, la
modernité18.
Les boîtes à lettres groupées sur le mur qui fait face, dans le sas,
s'ouvrent non pas avec une clef, mais avec un code à un seul chiffre
sur un bouton central. On ne peut pas dire que cela constitue une
protection bien sérieuse. Le volet de chacune comporte le nom du
locataire ainsi qu’un chiffre (2, 3 ou 5) et une lettre (A, B, C, D),
18
Sous le nom d'AUTCOD (automatic code) c’est un argument publicitaire des
immeubles modernes. Il est très chic de pouvoir donner son numéro de code à des amis
que l'on invite chez soi pour une fête, et une adresse parisienne, avec son numéro de
code, suscite l’admiration.
In : Communications n°70 / 2000, pp. 65-92
- 21 -
leur association faisant partie de l’adresse postale. Ainsi le facteur
peut-il déposer les messages à l’adresse exacte, avec certitude et
confirmation, sans pénétrer pour autant dans l’immeuble. Le nom
ne suffit donc pas. Juste après la porte commandée
éléctromagnétiquement (la seconde donc), il y a une petite marche
au nez d’acier et un changement de sol, réminiscence d’un genkan
classique (on passe d’un carrelage de grès à un granito). De part et
d’autre de cette marche sont cependant disposés deux petits
paillassons carrés identiques, qui rappellent ces grandes dalles de
granit disposées de chaque côté du seuil —shikii—19 des portes de
jardins et temples japonais. L’ensemble est un peu contradictoire,
et montre la complexité de la situation. On rentre dans un intérieur,
puisqu’on franchit une porte et que l’on monte, quoique l'on n’ôte
pas les chaussures, foulant des paillassons. C’est donc une nouvelle
sorte d’espace, qui n’est pas l’intérieur de la maison, et malgré tout
un uchi, c’est-à-dire un nous, un groupe, bien que l’on ne soit pas
dans un espace de travail à l’occidentale. Plusieurs éléments dans
cet espace vont rappeler l’existence de ce groupe, même s’il est
involontaire, et la responsabilité qui en découle. Un panneau
d'affichage montre le plan des zones de ramassage des ordures, en
couleur, et quelques informations locales. Un extincteur est disposé
sur chaque palier, bien que le bâtiment ne soit pas en bois. Peut-on
penser que la “montée d’escalier” reconstitue la forme ancienne de
la communauté de voisinage, "Muko sangen Ryôhô Donari" 20 ?
Je ne sais pas s’il en est de même dans cet immeuble, mais dans
un autre, à Kyôto, le journal est monté et déposé dans la boîte
spéciale de chaque porte d'appartement, vers 4 ou 5 h du matin, par
le livreur (cela suppose qu'il ait connaissance du code). Le lait
également est livré devant la porte de l’appartement (moins souvent
maintenant, depuis qu’on l’achète au supermarché et qu’on dispose
19
Littéralement, le shikii est la pièce de bois qui ferme en partie basse l’encadrement
d’une porte ou d’un cloisonnement, et où coulissent les parois. Mais le terme a acquis
une valeur métaphorique équivalente à notre seuil.
20
Communauté du voisinage, base de la société japonaise, dont la définition est résumée
dans l'expression : "Muko sangen Ryôhô Donari" (en face : trois maisons, et une sur
chaque côté.
In : Communications n°70 / 2000, pp. 65-92
- 22 -
d’un réfrigérateur). En France, le facteur ne monte pas dans les
étages, mais dispose d’une clef universelle pour accéder aux boîtes
à lettres qui se trouvent en général après la porte codée. Le
contrôleur de gaz et d’électricité également.
L’architecture des seuils
En France, pour parler de sa propre habitation, on emploie
fréquemment les désignations “chez moi”, ou bien “à la maison”,
même s’il ne s’agit pas du tout d’une maison mais d’un
appartement. Dans tous les cas, ce que l’on veut désigner est bien –
comme le uchi japonais– l’espace intérieur autant que la famille à
laquelle il est réservé. C’est-à-dire cette partie de l’espace général,
celui de la campagne ou celui de la ville, qui a été soustraite et
dévolue à un usage privé. Ce sont en apparence des évidences, mais
en apparence seulement, et dont on ne prend pas toujours la
mesure. Il faut souligner qu’il n’y a pas d’intérieur sans extérieur,
—uchi sans soto—, que l’un ne se définit que par rapport à l’autre,
comme autant de dichotomies des valeurs qu’ils supportent ou
qu’ils produisent : chaleur et froidure, ombre et lumière, familiarité
et étrangeté, etc.21 ; si l’un des deux se transforme, alors l’autre
aussi. C’est-à-dire qu’un intérieur n’est pas le même s’il se
soustrait à la nature, à la campagne, s’il se soustrait au voisinage
d’une petite rue, s’il se soustrait à l’anonymat d’une accumulation
d’appartements. Est-ce le même sur une grande avenue bruyante de
Tôkyô, dans une ruelle de Kyôto où l'on peut disposer tous les pots
de fleur que l'on veut, comme un petit jardin personnel sur l'espace
public, ou encore dans son propre petit jardin ? Etait-ce le même
extérieur quand le quartier —chô— était fermé la nuit et maintenant
qu'il est ouvert ? Est-ce qu'il faut une simple cloison de papier —
shôji— ou un mur en béton pour les séparer ?
21
On trouvera quelques développements sur cette question dans la conclusion de “ L’ostal
en Margeride ”, Bonnin Ph., M. Perrot, M. De la Soudière, Paris : CNRS, 1983.
In : Communications n°70 / 2000, pp. 65-92
- 23 -
Soustraire un espace, c’est construire une limite. C’est construire
une clôture qui empêche, dissuade ou interdit d’y pénétrer à ceux
qui n’en ont pas le droit. C’est le rôle de l’architecture que de
construire des frontières stables, durables, de les munir de
dispositifs de seuils significatifs et compréhensibles. Dans
l’architecture traditionnelle du Japon, et dans les maisons de ville
—machiya— de Kyôto qui en sont largement les héritières, ces
limites étaient assez légères, faites de grilles et de claies de bois, de
papier et de rideaux. En quelque sorte, l’architecture n’opposait pas
une barrière très efficace ni très concrète à l’intrusion entre un
espace et un autre, mais davantage une barrière symbolique. Elle ne
fonctionnait qu’autant que chacun le souhaitait, parce qu’elle
constituait un signe compris de tous, qu’elle était accompagnée
d’autres dispositifs symboliques, et que s’accomplissait sur le seuil
une sorte de rituel de franchissement, ensemble de gestes à
accomplir et de paroles à prononcer. Il y a peu de temps encore, les
manuels d’éducation pour les jeunes femmes détaillaient la manière
de s’accroupir pour ouvrir convenablement une cloison coulissante
—fusuma ou shôji— 22, les formules de politesse à prononcer à
l’arrivée et au départ d’un hôte. Un enfant savait qu’il ne devait pas
pénétrer dans la pièce du père sans y être invité.
Exactement comme la langue que nous parlons, cette
connaissance —cette compétence devrait-on dire— nécessite un
apprentissage initial, mais aussi une révision, un exercice et une
réactualisation perpétuelles. Chaque fois qu’on “ installe ”
l’espace23 de telle ou telle relation, c’est-à-dire quotidiennement, on
se remémore, on se confirme que telle pièce est un rangement —
nando—, un séjour —ima—, une salle à manger (lit. “ pour le thé ”)
—chanoma—, un salon —zashiki—, etc.
Plus encore, c’est à chaque fois qu’est franchie la frontière entre
deux espaces, si immatérielle puisse-t-elle paraître, qu’est
reconstruite mentalement la qualité propre à chacun de ces espaces,
22
Cf. “Kan Kon Sô Saï” (litt. : Entrée dans la vie adulte, Mariage, Funérailles, Fêtes), et
"Katei Gaho" Tôkyô, 1976.
23
C’est la notion ancienne de hosetsu, d’installation provisoire de l’espace. Ne pas
confondre avec osetsuma, la pièce pour les invités.
In : Communications n°70 / 2000, pp. 65-92
- 24 -
et donc la structure spatiale caractérisant la maison ou la cité. Sur le
seuil se reconstruit quotidiennement la structure symbolique de
l'espace habité, sous-jacente à l’architecture, et que celle-ci
exprime et fait fonctionner tout à la fois.
Le rituel qui sert à faire exister la différence entre les espaces,
sert à s’y préparer. Nous n’avons pas le même comportement en
public et en privé. Un étudiant modifie sa posture et son parler du
couloir au bureau du professeur, etc. Les portes ont pour cette
raison une grande importance en architecture. Elles sont parfois
décorées, agrandies, magnifiées jusqu’aux dimensions de la porte
d’entrée des grands temples, du palais impérial, voire à celle de
l’arc de triomphe. Autour du seuil se concentrent de nombreux
autres rituels concernant le temps et l’espace de la famille. Les
rituels saisonniers du Japon rural étaient nombreux, et beaucoup
perdurent aujourd’hui, depuis la décoration rituelle du seuil de la
maison — kadomatsu— pour le nouvel an —shôgatsu—, jusqu’aux
aubergines —nasu— figurant des petits chevaux pour véhiculer les
âmes défuntes, et aux feux allumés devant le seuil au moment de obon, en passant par tous les rituels de purification, ceux du deuil où
l’on jettera du sel sur les chaussures, ou bien les morishio plus
permanents.
Cette catégorie extraordinairement riche des “dépôts” qui marquent
le seuil nécessiterait une analyse plus détaillée. De même, les
gestes et les paroles qui composent les rituels de franchissement,
selon les lieux et selon les circonstances, méritent de poursuivre
l’analyse.
Les seuils à l’intérieur de la maison
Il était important de commencer par décrire le seuil de la maison,
sans doute parce que c’est le seuil primordial, celui qui définit
l’existence même de la demeure, et que l’on rencontre dans les
formes les plus primitives ou les plus rudimentaires, les plus
simples d’habitation (la yourte mongole, le tipi indien, l’igloo,
In : Communications n°70 / 2000, pp. 65-92
- 25 -
“ maison de neige ”, la cabane…) Sur ce modèle initial,
archétypique, les divisions internes de la maison fonctionnent de
manière similaire, malgré des apparences matérielles différentes. Il
faut toujours y chercher ce qu’elles sur-intériorisent, ce qu’elles
sous-intériorisent. Mais que séparent ces frontières, ces
cloisonnements ? Ils viennent instituer une coupure, une
différenciation au sein d’un bloc d’intériorité monolithique.
Lorsqu'une entité ou une activité nouvelle acquiert une importance
reconnue, s'impose l'obligation à lui consacrer un espace muni des
signes distinctifs, à la distinguer du cœur-noyau de la demeure.
Ainsi en fut-il du couchage nocturne, dans la France rurale, d’abord
groupé dans la pièce commune et souvent collectif, qui s’est
ensuite retiré dans des lits clos, puis dans des dortoirs subdivisés
par de simples rideaux ou des cloisons de planches, pour générer
finalement des chambres individuelles, séparées24.
De nouvelles limites, de nouveaux dispositifs de seuil
nécessitent un apprentissage, tout autant que leurs suppressions, ou
que l’apparition de systèmes d’équivalence. Le téléphone par
exemple, qui permet l’intrusion dans l’espace privé sans
franchissement physique du seuil, a posé quelque difficulté
lorsqu’il fut introduit dans la société policée du Kansaï —la région
de Kyôto—, en contre
In : Communications n°70 / 2000, pp. 65-92
- 26 -
n’appréciaient guère d’internaliser des lieux aussi infects. Ainsi se
sont accrus les besoins en termes de fonctions, d'espaces, et
démultipliés des seuils, intérieurs maintenant. Les chambres, à
l'image des cellules d'un organisme, possèdent leur propre
enveloppe, leur propre peau, leur propre bouche. Elles sont souvent
dévolues à un unique individu, nouvel atome social.
Dans la culture spatiale japonaise ancienne, à l’époque Heian
(794-1192), l'espace de la maison n'était pas au départ affecté de
manière permanente à une fonction. On y "dressait" le mobilier
adéquat à la demande. Les tatami étaient alors des meubles,
matelas de paille qu'on apportait et enlevait, pour s'asseoir et
dormir (le verbe tatamu signifie plier, comme on le fait encore des
futons tous les matins, avant de les ranger). Le système de
cloisonnement coulissant —shôji et fusuma—, n’est apparu qu’à
l’époque de Kamakura (1192-1338).
D’une manière similaire en France, la salle commune des
habitations rurales traditionnelles était un espace unique à tout
faire : travailler, cuisiner, manger, dormir dans les “lits clos”. Un
processus de découpage progressif de l'espace a marqué l'histoire
de l'habitation populaire. En France, depuis le Moyen âge jusqu'à la
fin du XIXe siècle, la plupart des familles, surtout les paysans,
vivaient dans des maisons d'une seule pièce26. Avant la Révolution
française, les classes plus aisées et les bourgeois en ville avaient
commencé à séparer la chambre, la cuisine, le salon. Dans les
châteaux de la noblesse, il y avait déjà de nombreuses pièces, qui
serviront d'exemple à la grande puis à la petite bourgeoisie, enfin à
l’habitation populaire, mais de manière simplifiée. Le couloir ne
s’était pas encore généralisé. Comme dans la maison populaire
rurale du Japon —minka—, il fallait traverser d'une pièce à l'autre.
Les familles vivaient pour autant dans ces espaces différents des
nôtres, et y réalisaient la plupart des gestes quotidiens que l'on
opère aujourd’hui dans des habitations plus grandes : faire la
cuisine, manger, dormir, se laver, travailler, palabrer, etc.
26
Cf. R.H. Guerrand, Les origines du logement social en France. Paris : ed. ouvrières,
1967 : 212-215.
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- 27 -
Il n’est pas indifférent que l’architecture japonaise emploie un
mur de béton, ou une simple cloison. Souvent c'est une mince
palissade en bois, voire un simple rideau en tissu ou en papier.
C’est-à-dire qu’il ne s’agit pas toujours de séparer totalement ou
d’interdire l’accès, mais parfois seulement d’empêcher la vue,
l’ouïe, les courants d’air et les senteurs qu’ils transportent. Chaque
sens peut donner lieu à une frontière plus ou moins hermétique, et
chaque séparation réelle est en fait une combinaison de séparations
élémentaires, jusqu’au mur de béton du bunker qui les additionne
toutes.
Le Japon, plus que l’Occident, avait développé une culture de
l’habiter, adaptée à son climat et à sa société, qui jouait d’une
panoplie très variée et très subtile de séparations légères, ne
coupant l’espace qu’a minima. On pourrait dire que c’est ce qui
caractérise la maison autant que la société japonaise, et que les
modifications de l’une ne vont pas sans les modifications de
l’autre.
Pour un occidental, il est assez étonnant de voir un petit
immeuble japonais de plusieurs appartements dont les machines à
laver le linge assez laides sont disposées à l’extérieur, sur la façade,
juste à côté du seuil d’entrée, à la vue des passants dont on se
soucie peu. De même, dans d’autres immeubles d’appartements en
location, les machines se trouvent sur les paliers des étages, à la
vue des visiteurs. Peut-être cela rappelle-t-il que les lieux de lavage
se trouvaient autrefois dans le couloir de terre battue —toriniwa—
traversant de la rue au jardin arrière. Mais le bain —furo—, les
toilettes et la cuisine s’y trouvaient aussi, et tous ont été
aujourd’hui intégrés à l’intérieur du logement.
Les séparations n’y sont pas toujours les mêmes qu’en Occident.
Le cabinet de toilette et son lavabo sont souvent disposés près de
l’entrée, la porte en demeurant ouverte toute la journée, parfois
même lorsque quelqu’un l’utilise. C’est bien dire qu’on est entre
soi —uchi—, que la maison n’est pas censée accueillir d’étranger.
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- 28 -
La volonté de non-fermeture : une porosité de l’espace
Il faut éprouver physiquement l’espace de la maison japonaise,
longuement, quotidiennement, jusque dans son inconfort et ses
conflits d’usage pour en bien saisir la logique interne. Cette maison
de Kyôto a été construite en 1974.
27
6 mai (…) Les fusuma qui ferment ma chambre sur le couloir comportent
chacun un carré vitré, en verre translucide imprimé, de même que les portes des
WC, et semble-t-il toutes les portes, sauf les fusuma du salon —zashiki—, et la
porte de la chambre du fils. Peut-être est-ce pour éclairer le couloir en second
jour, mais les fenêtres hautes le font déjà, et il est muni d'un éclairage électrique.
Cela permet surtout à celui qui passe dans le couloir d'être un peu informé de
ce qui se passe dans la chambre -allumée ou non- ; les fusuma, avec leur fenêtre
haute vitrée à l’emplacement des impostes —ramma— traditionnelles,
communiquent avec la chambre voisine. La volonté de ne pas séparer est
évidente. Cela a de sérieuses incidences sur la perméabilité sonore et le manque
d'intimité pour moi, mais aussi sur la solidarité familiale. A tout moment on
entend l’ensemble des bruits de la maison, et avec l’habitude on sait qui est là, et
28
ce qu’il fait. On ne se voit pas, mais les autres restent proches . Quand la mère
de famille veut m’appeler pour dîner, elle me parle à travers le fusuma, sans
même me voir. Elle sait par mes chaussures déposées dans l’entrée —genkan—
que je suis à la maison. Quand je reçois un coup de téléphone, leur fils baisse le
niveau sonore de la musique dans la chambre voisine. On pourrait dire que les
séparations de la maison utilisent une certaine porosité de l’espace.
De manière identique, on entend beaucoup des bruits de la maison voisine,
presque comme si on y était, en particulier ceux du jardin extérieur, les soirs de
beuveries. On entend aussi très bien les bruits de la rue, et les appels des
marchands ambulants. Tous les midi passe le vendeur de pâte de soja —tofu—,
en tricycle, avec sa trompe à deux tons. Si les maisons étaient hermétiquement
fermées et insonorisées, il ne pourrait pas exercer son commerce. Ainsi il y a une
relation étroite entre une architecture adaptée au climat tropical, favorisant les
courants d’air, ouverte sur un jardin, et les relations sociales ou commerciales
qui peuvent s’y développer.
Née dans une culture rurale, cette disposition de l'espace propice en climat
de mousson, fait ouvrir sur la nature, provoque une attention et une sensibilité à
ses menues variations. Transposée en ville, et progressivement densifiée, elle
ouvre maintenant sur des quartiers saturés, sur une ville grouillante, une société.
27
28
Extrait des notes de terrain personnelles, 1997.
On pense particulièrement à la description qu’en offre le roman de Kawabata Yasunari :
“ Yama no oto ”. Paris : Albin Michel, 1969.
In : Communications n°70 / 2000, pp. 65-92
- 29 Un peu comme si la "disponibilité à la nature” était passée de l'une à l'autre, de
la nature à la société.
De la maison à l’immeuble
Les changements qui s’opèrent dans l’architecture de la maison
et de la ville, en Occident comme au Japon, ne sont pas seulement
des changements de forme, d’apparence, de matériaux,
d’esthétique. Ils sont plus profonds. Ils affectent l’idée même de ce
qu’est une maison, de ce qu’est habiter un lieu.
La raison fondamentale de la ville est à l’origine de densifier,
multiplier, accélérer les échanges tant matériels, pratiques que
symboliques entre individus, groupes, institutions. Ce faisant, le
mode d'habiter urbain restreint les territoires attribués à chacun. Il
les rapproche à l'extrême, les superpose parfois. Il nécessite que les
délimitations en soient plus précisément marquées, en termes
d'espace (espaces individuel/ collectif, privé/public, piétonnier/
stationnable/ carrossable, espace sous contrôle institutionnel...),
comme en termes de temps (horaires d'ouverture, d'usage, d'accès,
de péage, horaires de silence et même d'ensoleillement...). La
nécessité d'explicitation des territoires s’accroît (catégorie d'espace,
identité de l'occupant, indication des possibilités de l'interaction,
rappel des qualités, des spécificité, des pratiques prohibées...), du
renforcement et du contrôle de la qualité des frontières (isolation
phonique des parois, inviolabilité des vitrines et des accès...),
d'organisation et de régulation des flux matériels et symboliques à
travers les limites.
Pendant le XIXe siècle et il y a une vingtaine d’années encore, la
plupart des immeubles parisiens employaient une concierge. Son
rôle était d’entretenir l’escalier et les parties communes, de
distribuer le courrier aux portes des appartements (il n’y avait pas
de boîtes pour les lettres), et surtout de surveiller les entrées et les
sorties (au point que la police les questionnait souvent). Elles
contrôlaient ainsi les flux traversant le seuil de l’immeuble. Elles
assuraient une partie de la sécurité et des échanges d’information.
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Ce système coûteux a été progressivement supprimé, mais devant
l’accroissement considérable des cambriolages, on a commencé
son remplacement par le système des digicodes. Même s’il n’est
pas parfait, il est efficace. Tout le système du rapport privé/public
change alors.
En Europe comme au Japon, le système des séparations entres
espaces
public/privé,
familial/individuel,
se
transforme
complètement aujourd'hui. La disparition des sociétés rurales
traditionnelles est désormais accomplie, même si nos cultures
actuelles en sont les héritières. La culture urbaine a pris le relais,
dans de très grandes villes, très denses, très éloignées de la nature.
Les familles y deviennent beaucoup plus réduites, se maintiennent
peut-être moins longtemps, réunissent une seule génération très
souvent, ou deux pendant quelques années seulement. De plus en
plus de logements sont occupés par une seule personne. Quand il
n'y a plus qu'un individu dans une habitation, y a-t-il encore besoin
de séparer les espaces de la même manière (les hommes des
femmes, les parents des enfants, la chambre et le salon, même le
salon et la cuisine ou la salle de bain) ? Dans l'architecture
contemporaine de nombreux indices semblent montrer une
tendance à la disparition de beaucoup des éléments du système des
séparations.
Une sorte de halo devant le seuil
Je voudrais en montrer quelques exemples simples des modalités
de ce rapport, à travers la modeste expérience qu’un observateur
étranger, comme je le suis, peut avoir de l’habitat japonais. Aussi
bien dans les quartiers populaires d’habitation du grand Tôkyô que
dans les autres villes, dans les petites rues, on observe cette
tendance à ce que les gens s'approprient le devant de leur maison,
qu’il leur appartienne ou non, s’y expriment de manière
exubérante, un peu comme une sorte de halo devant le seuil. Outre
tout ce qui y figure, de grands dépôts de plantes en pots et bacs
égayent incomparablement les rues. On y dépose les parapluies, on
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y range vélos et scooters, parfois même une petite voiture. Il est
probable que la suppression de tout espace remplissant cette
fonction verrait se reporter les pratiques qui s’y déroulaient sur
d’autres espaces, non prévus à cet effet, et serait alors cause de
conflits certains.
L’absence de possibilités d’utilisation d’un espace privé
extérieur crée rapidement des problèmes dans un voisinage
anonyme. Ils se manifestent de plusieurs manières. La gêne sonore
est trop connue pour y insister : dans l’anonymat, les sons ne
rassurent plus sur une présence voisine et réconfortante, ils
inquiètent. Autres exemples, —observations actuelles à Paris cette
fois—, un habitant prend l’habitude de poser le sac de sa poubelle
sur le palier de l’escalier devant sa porte, parce que cela le dérange
à l’intérieur, sans se soucier des voisins. Ou bien il monte son vélo
dans ce même escalier, parce qu’on risque de le lui voler dehors.
On peut penser surtout à d’autres effets de l’architecture en
hauteur sur le mode de vie japonais. Le rafraîchissement de la
maison par les courants d’air en été ne fonctionne qu’avec une
faible densité de construction, et avec des jardins et cours
intérieurs. Dès que les maisons aux alentours s’élèvent ou que de
petits immeubles se construisent, c’en est fini. Quant aux
appartements des immeubles, ils ont rarement deux orientations
opposées propres à créer ces courants d’air. C’est alors le système
de la climatisation –coûteux en énergie– qui prend le relais. Mais, à
terme, il transformera tout : pour être efficace, les pièces doivent
être closes, et thermiquement isolées. Ce qui est en jeu, c’est à la
fois une mise à distance de la nature, qui tenait une place centrale
dans la culture japonaise, et une mise à distance de la relation à
l’autre, qui était au centre de cette société.
De nouveaux dispositifs : des prothèses comportementales
De nouveaux dispositifs semblent déjà marquer l'émergence de
nouveaux rapports entre espaces, de nouvelles modalités de rituels
de passage matériel. Par rapport aux légères grilles de bois des
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machiyas, on est frappé par la brutalité des portes métalliques des
chambres louées aux étudiants, aux ouvriers —nagaya anciennes
ou modernes, mokuzo apâto—, ou celles des appartements
modernes en immeubles—mansion—. On est loin d’une relation
confiante avec un voisinage solidaire. L’espace des petites rues de
quartier où l’on voit encore un homme en léger kimono d’été —
yukata— et sandales de bois —geta— revenant du bain public —
sento—, chez lui dans cet espace public, fait place à un espace de
circulation redoublée, puisque la densité de population augmente.
Pareillement, la multiplication des digicodes, dans un pays plus sûr
qu'aucun autre en ce qui concerne la petite délinquance, ne
s'explique pas par le seul effet de mode et le bénéfice ostentatoire
de ce dispositif. Il y a, circulairement, cause et conséquence, une
modification radicale du rapport à l’espace urbain.
En Occident, on s’était appuyé sur une architecture lourde et
contraignante pour régler les problèmes de séparation entre
territoires, entre espaces. L’architecture vient alors au secours de la
culture et de l’éducation pour faire respecter l’espace de l’autre.
Mais au Japon, il semble apparaître aujourd’hui des prothèses non
plus architecturales (c’est-à-dire matérielles et qui nécessitent
malgré tout une réinterprétation permanente), mais des prothèses
comportementales (des simulations du comportement), qui laissent
présager une large transformation du contenu autant que de la
forme des rites d’interaction. On ne s’étonne déjà plus des portes
qui s’ouvrent toute seules à notre approche, ou d’une simple
indication du doigt, des arrêts de bus qui nous enjoignent d’attendre
un petit peu, etc. On assiste à la complexification des digicodes et
des portiers avec interphone et camera vidéo, auxquels tout un
rayon est consacré, au grand magasin de bricolage Tokyu Hands
dans le quartier Shibuya de Tôkyô.
Mardi 3 octobre 1995. A Shimojô (Nagano préfecture), vraiment en pleine
campagne, en plein centre des Alpes japonaises, un petit restaurant à moitié
épicerie. Deux paillassons de plastique vert cru imitant un gazon sont disposés
de part et d’autre, juste au seuil de la porte de verre. Le plus édifiant n'est pas
qu'y soit inscrit en syllabaire hiragana “ irasshaïmase ”—soyez le bienvenu—,
au lieu du “ welcome ” habituel, c’est-à-dire ce que devrait prononcer le
personnel à notre entrée; c'est plutôt que son franchissement, lorsqu’on pose le
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- 33 pied dessus, déclenche l'émission du message convenu, dit par une voix
synthétique à la place de la maîtresse des lieux ou des employées, au cas où elles
l'auraient omis. A la sortie, le paillasson gratifie d'un "arigato gozaïmashita" —
merci beaucoup—.
Nous avons évoqué tout à l’heure des éléments accréditant
l’hypothèse d’une dématérialisation des limites, de certaines tout
du moins, qui verraient la disparition de leurs seuils. Une autre
hypothèse émerge parfois, celle au contraire du durcissement des
frontières, de leur instauration progressive d'abord, et de l’oubli des
raisons qui on décidé de leur apparition. C’est ce qu’on appelle à
proprement parler réification, avec ce qu’elle suppose d’aliénation :
Au Japon, le système de cloison coulissantes (fusuma et shôji) —
qui n'a existé nulle part ailleurs— inventé à l'époque Kamakura,
n’avait guère changé jusqu’au milieu du Xxe siècle et le
durcissement qui s’est opéré depuis. Un processus similaire s’est
produit dans l’habitation populaire en Europe. Se produirait alors
un affaiblissement corrélatif des rituels de franchissement des
seuils, un oubli du système de signes, du code de la politesse
nécessaire au bon fonctionnement de l’espace.
La réalité sera peut-être plus complexe : une disparition
progressive de certains seuils, ou plus exactement une
différenciation, voire un déplacement. Il y aurait sans doute un
durcissement et une dramatisation du seuil public/privé, avec la
disparition du voisinage et du halo de sécurisation, de familiarité
devant le seuil de la maison. Réciproquement, il pourrait y avoir
aussi une tendance à la disparition des seuils internes au logement,
corrélatifs d'une dématérialisation de l'architecture, d'une
diminution de la taille et de la complexité du groupe domestique.
Mais le problème n’est pas tant la disparition de formes
auxquelles nous étions attachés, à juste titre, car ce sont celles d’un
âge de raffinement de la culture. La question est surtout celle de la
déritualisation, dont on sait déjà les méfaits pour ce qui est des âges
de la vie : perdant leurs repères, les individus peinent à se situer, à
s’identifier. Les rites, quotidiens ou non, ne s’accomplissent pas
sans matérialité ni spatialité, sans toutes ces formes de moyens que
nous avons vues. Ces formes expriment la logique sociale de
l’altérité et du lien. Une dégradation de l’architecture des seuils et
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de leurs rituels, des dispositifs spatiaux, matériels et symboliques,
serait corrélative de celle des liens et échanges que la cité tentait de
favoriser et d’amplifier.

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