Historique de la légende de la Prairie-du-Cheval

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Historique de la légende de la Prairie-du-Cheval
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Le nom de Prairie-du-Cheval-Blanc se trouve la première
fois, à notre connaissance, sous la plume d’Alexander Henry le
jeune, le 23 avril 1803. La « charrette de la Rivière Rouge »
venait de faire son apparition dans les prairies, inventée apparemment par un de ses hommes, en 1802. Celui-ci écrit, à la date
précitée : « J’ai envoyé un homme avec une des charrettes nouvelles à Portage-la-Prairie, par la route de la Prairie-du-ChevalBlanc, qui se trouve un peu au-dessus du Grand Passage de l’Assiniboine » (Saint-Charles, Manitoba)2.
On voit, à ce texte, que tous ces noms étaient bien connus
à cette époque.
Le 8 juillet 1806, venant de Pembina, Henry, à cheval, arrive
à quatre heures de l’après-midi au Grand Passage de l’Assiniboine,
« à trois lieues ou un peu plus au-dessus de La Fourche » Il traverse en radeau, puis, remontant la rivière, il va camper à la
Prairie-du-Cheval-Blanc, où il arrive à huit heures. Route et nuit
détestables, rendues insupportables par les nuages de moustiques
ou « maringouins » qui assaillent les voyageurs. Henry ne peut ni
souper ni dormir, mais des myriades de bestioles font jusqu'au
matin un abondant festin à ses dépens 3.
Ce sont là les premières mentions connues du nom de Prairiedu-Cheval-Blanc, que Henry traduit : White Horse Plain, inaugurant cette formule anglaise qui a persisté jusqu’à nos jours.
Mais depuis de nombreuses générations, c’était le nom que
portait cette région et, à ce nom était attachée une légende que
recueillirent les anciens. Ainsi l’atteste, parmi plusieurs autres,
le Dr R. Bell, un des officiers en charge de la Geological Survey
du gouvernement canadien, entre 1870 et 1880, qui avait interrogé
à ce sujet un ancien voyageur de langue française 4.
Cette légende elle-même se rattache à un fait historique connu,
qui fut de la plus extrême importance pour l’Ouest et qui causa au
découvreur La Vérendrye de nombreux ennuis : nous voulons dire
la brouille entre les Assiniboines et les Sioux, leurs parents et
voisins du sud, et l’alliance des premiers avec les Cris, leurs
voisins du nord et ennemis séculaires.
Voici tout d’abord ce fait, tel que nous l’expose PierreCharles Lesueur, voyageur chez les Sioux du Mississipi, où il
établit le fort Lhuillier en 1700, sur une des branches de ce fleuve,
la rivière Bleue, affluentde la Minnesota.
2 Elliott COUES, New Light ..., vol. 1, p. 211.
3 Ibid., p. 288.
4 Ibid., note de R. Bell.
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NOUVELLES ÉTUDES SUR L ES LA V É R E N D R Y E . . .
Le récit est consigné dans le Mémoire du chevalier de Beaurain sur la Louisiane, lequel est daté de 1702 5 .
Les Assinipoils, nous dit-il, parlent Siou et le sont véritablement
(sont véritablement de la race siouse).
Ce n’était que depuis quelques années qu’ils avaient la guerre avec
leur nation. Voici l’origine de cette guerre.
Les Cristinaux, ayant eu l’usage des armes (à feu) avant les
Sioux, par le moyen des Anglais de la Baye d’Hudson, venaient continuellement en guerre chez les Assinipoils, qui étaient leurs plus
proches voisins. Ces derniers, se trouvant faibles, demandèrent la
paix et, afin de la rendre plus solide, ils s’allièrent aux Cristinaux
en prenant de leurs femmes.
Les autres Sioux, qui n’étaient pas entrés dans cette alliance, et
qui avaient eu, de tout temps, la guerre avec eux, la continuèrent,
de sorte qu’ayant trouvé un jour quelques Cristinaux chez les Assinipoils, ils leur cassèrent la tête.
C’est ce qui a donné occasion aux Assinipoils de faire la guerre
à leur nation, en se joignant aux Cristinaux, qui leur fournissent,
par le moyen des Anglais d’Hudson, des armes et des marchandises 6.
Une autre tradition, qui pourrait se rapporter à un fait plus
ancien, a été signalée par E. D. Niell, dans son History of
Minnesota. Voici, en substance, ce qu’elle contient : Deux bandes
de Sioux Yanktonais chassaient non loin du lac Traverse (à la
source de la rivière Rouge, entre le Dakota-Sud et le Minnesota),
lorsqu’un jeune homme d’une des bandes séduisit la femme d’un
guerrier de l’autre bande. Le mari légitime ayant pénétré dans la
tente du séducteur pour y reprendre son épouse fut tué par son
rival. Une bataille s’ensuivit, qui eut pour résultat la scission entre
Assiniboines et Dakotas. L’événement se serait produit vers le
milieu du XVIIe siècle.
Les deux textes pourraient se concilier facilement en supposant que la séparation s’était d’abord faite, comme pour les autres
tribus siouses, à cause des besoins d’un peuple en expansion. Puis,
diverses frictions seraient survenues et enfin une rupture définitive et complète et l’état de guerre permanent.
Ce qui est certain, c’est que les Assiniboines faisaient déjà
bande à part en 1639, puisque Jean Nicolet les mentionne cette
année-là sous ce nom. Quant à la scission définitive et à l’état
d’hostilité, on pourrait peut-être en fixer la date, si la version de
Lesueur est exacte, entre 1670, date de la fondation de la com5
MARGRY, op. cit., vol. 6, p. 82. On se rappellera qu’avant 1717, le haut
6
Mississipi dépendait de la Louisiane.
Rapport de Dulhut. CIIE, vol. 16, fol. 2, 6, etc.
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pagnie de la Baie d’Hudson, et 1679, époque où Dulhut parle de
cette rupture comme d’un fait établi.
Dernier détail enfîn. D’après une tradition recueillie en 1833
par le prince Maximilien, la séparation définitive aurait eu lieu
près du lac du Diable, au Dakota-Nord. Il est curieux de constater
la concordance de ce détail avec la tradition rapportée par
E. D. Niell.
Quelles que soient les origines de cette querelle, elle constitue
un événement historique des plus importants, et ses conséquences
furent immenses, non seulement dans l’Ouest proprement dit et
sous La Vérendrye, mais pratiquement depuis 1700 et jusqu’à la
fin du régime français, et elles conditionnèrent ou modifièrent
toute la politique française de découverte et d’expansion dans
I’Ouest, en comprenant dans ce mot la partie septentrionale de la
région des Grands Lacs.
Il fallut tenir compte de ce fait dans l’élaboration du plan de
découverte tel que mis au point en 1716-1717 ; il fut à l’origine
des différentes démarches auprès des Sioux, en particulier de
celles de Pachot, de 1718 à 1721 ; il fut la cause de longs retards
dans l’avance vers l’Ouest, de cette époque à 1731 ; il faut lui
imputer l’érection et l’abandon de plusieurs forts au pays des
Sioux ; il fut la cause du massacre de Jean-Baptiste La Vérendrye,
du Père Aulneau et de leurs compagnons au lac des Bois en 1736 ;
il eut d’importantes répercussions sur le commerce du centre et
de l’ouest du pays ; il empêcha La Vérendrye de parcourir en
personne les plaines du centre de l’Amérique et d’apercevoir
personnellement les Rocheuses ; il retarda enfin la découverte
pendant plusieurs années, sous La Vérendrye et ses successeurs.
Et quoi d’autre encore ?
Tel est le fait original dans ses éléments essentiels et quelquesunes de ses répercussions. Le voici maintenant dans son décor
de légende et localisé sur un point particulier du territoire, mais
bien conforme à la première de nos deux traditions.
De temps immémorial, le petit coteau mentionné plus haut
était un lieu de réunion où les Indiens se rassemblaient pour de
plantureux festins, dans lesquels la chair des chiens, ces fidèles
amis de l’homme, formait le plat exquis entre tous, et pour des
fêtes superstitieuses où les sorciers ou « hommes de la médecine »
jouaient le grand rôle. Pour cette raison, on l’avait appelé le
« Coteau du Festin » Tout de suite, vers l’ouest, commençait
la plaine dont nous avons parlé.
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NOUVELLES ÉT UDES SUR LES L A VÉRENDRYE.. .
Durant tout le XVII e siècle, les Cris des forêts du Nord, d’un
côté, et les Sioux et Assiniboines de la prairie, d’un autre, se
rencontraient à la lisière de leurs pays respectifs, s’y livrant une
guerre sans merci, dont l’issue était favorable tantôt à l’un et
tantôt à l’autre des deux camps.
Vint un jour où les Cris furent les plus faibles et se trouvèrent
menacés de la famine et même de l’extinction totale dans un pays
inhospitalier, Assiniboines et Sioux gagnant sans cesse du terrain
vers le nord.
Mais un événement fortuit changea tout à coup la face des
choses. Les Anglais s’étaient établis sur la baie d’Hudson et fournissaient des armes à feu à leurs voisins les Cris, en échange de
leurs fourrures. Ceux-ci devinrent, de ce jour, invincibles. Les
Assiniboines, leurs voisins vers le sud, reçurent les premiers coups.
Menacés à leur tour d’anéantissement, ils ne trouvèrent d’autre
ressource que de s’allier à leurs ennemis traditionnels, et, pour
cimenter plus fortement cette union, ils allèrent jusqu’à donner
de leurs filles en mariage à plus d’un guerrier cris. Les Cris en
usèrent de même avec les filles assiniboines.

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