Analyse linguistique de textes littéraires français

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Analyse linguistique de textes littéraires français
Universität Zürich, Frühjahrssemester 2008
Veranstaltungstitel : 055 : Analyse linguistique de textes littéraires français
Saal : KO2-F-153 – Prof. : André THIBAULT
Cours du 18 février 2008
Raymond Queneau (Le Havre, 1903–Neuilly-sur-Seine, 1976), Zazie dans le
métro, 1959
Écrivain connu pour son travail sur la langue, il est entre autres co-fondateur
(1960) de l’OuLiPo (Ouvroir de Littérature Potentielle), un atelier d’expérimentation littéraire caractérisé par le respect de contraintes formelles, comme par
exemple la rédaction d’un roman dans lequel n’apparaît pas une seule fois la
lettre e (intitulé La disparition, de Georges Pérec, 1969). Queneau militait pour
une rénovation de la langue littéraire française, par le recours – entre autres –
aux ressources de la langue parlée, de l’argot, etc. Cela dit, on trouve beaucoup
plus que la simple langue parlée dans ses écrits. Il exploite tout un arsenal de
moyens pour jouer avec la langue, comme nous le verrons dans quelques semaines avec Exercices de style (1947 ; 2e éd., 1963), qui montre l’étendue de ses
talents. Il a publié un roman autobiographique en vers intitulé Chêne et chien ;
ce titre étonnant montre lui aussi l’intérêt que Queneau portait à tous les aspects
de la langue, car en fait ce titre s’explique fort probablement par ce que l’on peut
apprendre de l’étymologie de son nom de famille dans les dictionnaires de noms
propres : QUENEAU, de quesne, forme picarde de chêne ou dimin. de Jacquenot (Jacqueneau) ou du normanno-picard quenet « petit chien » (PR2).
Zazie dans le métro, son plus grand succès, fut publié en 1959, et aussitôt adapté
au cinéma (Louis Malle, 1960). Le roman narre l’histoire d’une fillette provinciale en visite chez son oncle à Paris ; elle veut absolument voir le métro, mais
celui-ci est en grève… L’auteur y combine argot, français littéraire et jeux de
mots en tout genre. Nous allons maintenant nous pencher sur les caractéristiques de son écriture.
Début du chapitre I
Doukipudonktan, se demanda Gabriel excédé. Pas possible, ils se nettoient jamais. Dans le journal, on dit qu'il y a pas onze pour cent des appartements à
Paris qui ont des salles de bain, ça m'étonne pas, mais on peut se laver sans.
Tous ceux-là qui m'entourent, ils doivent pas faire de grands efforts. D'un autre
côté, c'est tout de même pas un choix parmi les plus crasseux de Paris. Y a pas
de raison. C'est le hasard qui les a réunis. On peut pas supposer que les gens
qu’attendent à la gare d'Austerlitz sentent plus mauvais que ceux qu'attendent à
la gare de Lyon. Non vraiment, y a pas de raison. Tout de même quelle odeur.
-1-
Gabriel extirpa de sa manche une pochette de soie couleur mauve et s'en
tamponna le tarin.
"Qu'est-ce qui pue comme ça ?" dit une bonne femme à haute voix.
Elle pensait pas à elle en disant ça, elle était pas égoïste, elle voulait parler du
parfum qui émanait de ce meussieu.
"Ça, ptite mère, répondit Gabriel qui avait de la vitesse dans la repartie, c'est
Barbouze, un parfum de chez Fior.
– Ça devrait pas être permis d'empester le monde comme ça, continua la
rombière sûre de son bon droit.
– Si je comprends bien, ptite mère, tu crois que ton parfum naturel fait la pige à
celui des rosiers. Eh bien, tu te trompes, ptite mère, tu te trompes.
– T'entends ça ?" dit la bonne femme à un ptit type à côté d'elle, probablement
celui qu'avait le droit de la grimper légalement. "T'entends comme il me manque
de respect, ce gros cochon ?"
Le ptit type examina le gabarit de Gabriel et se dit c'est un malabar, mais les
malabars c'est toujours bon, ça profite jamais de leur force, ça serait lâche de
leur part. Tout faraud, il cria :
"Tu pues, eh gorille. "
Gabriel soupira. Encore faire appel à la violence. Ça le dégoûtait cette
contrainte. Depuis l'hominisation première, ça n'avait jamais arrêté. Mais enfin
fallait ce qu'il fallait. C'était pas de sa faute à lui, Gabriel, si c'était toujours les
faibles qui emmerdaient le monde. Il allait tout de même laisser une chance au
moucheron.
"Répète un peu voir", qu'il dit Gabriel.
Un peu étonné que le costaud répliquât, le ptit type prit le temps de fignoler la
réponse que voici :
"Répéter un peu quoi ?"
Pas mécontent de sa formule, le ptit type. Seulement, l'armoire à glace insistait :
elle se pencha pour proférer cette pentasyllabe monophasée :
"Skeutadittaleur... "
Le ptit type se mit à craindre. C'était le temps pour lui, c'était le moment de se
forger quelque bouclier verbal. Le premier qu'il trouva fut un alexandrin :
"D'abord, je vous permets pas de me tutoyer.
– Foireux", répliqua Gabriel avec simplicité.
Et il leva le bras comme s'il voulait donner la beigne à son interlocuteur. Sans
insister, celui-ci s'en alla de lui-même au sol, parmi les jambes des gens. Il avait
une grosse envie de pleurer. Heureusement vlà ltrain qu'entre en gare, ce qui
change le paysage. La foule parfumée dirige ses multiples regards vers les
arrivants qui commencent à défiler, les hommes d'affaires en tête au pas accéléré
avec leur porte-documents au bout du bras pour tout bagage et leur air de savoir
voyager mieux que les autres.
Gabriel regarde dans le lointain ; elles, elles doivent être à la traîne, les femmes
c'est toujours à la traîne ; mais non, une mouflette surgit qui l'interpelle :
-2-
"Chsuis Zazie, jparie que tu es mon tonton Gabriel.
– C'est bien moi, répond Gabriel en anoblissant son ton. Oui, je suis ton tonton."
La gosse se marre. Gabriel, souriant poliment, la prend dans ses bras, il la
transporte au niveau de ses lèvres, il l'embrasse, elle l'embrasse, il la redescend.
"Tu sens rien bon, dit l'enfant.
– Barbouze de chez Fior, explique le colosse.
– Tu m'en mettras un peu derrière les oreilles ?
– C'est un parfum d'homme.
– Tu vois l'objet, dit Jeanne Lalochère s'amenant enfin. T'as bien voulu t'en
charger, eh bien, le voilà.
– Ça ira, dit Gabriel.
– Je peux te taire confiance ? Tu comprends, je ne veux pas qu'elle se fasse
violer par toute la famille.
– Mais, manman, tu sais bien que tu étais arrivée juste au bon moment, la
dernière fois.
– En tout cas, dit Jeanne Lalochère, je ne veux pas que ça recommence.
– Tu peux être tranquille, dit Gabriel.
– Bon. Alors je vous retrouve ici après-demain pour le train de six heures
soixante.
– Côté départ. dit Gabriel.
– Natürlich, dit Jeanne Lalochère qui avait été occupée. A propos, ta femme, ça
va ?
– Je te remercie. Tu viendras pas nous voir ?
– J'aurai pas le temps.
– C'est comme ça qu'elle est quand elle a un jules, dit Zazie, la famille ça
compte plus pour elle."
-3-
Zazie : hypocoristique pour Isabelle ; connote aussi le mot zazou n. m. (1941;
onomat., p.-ê. d’après les onomat. en a et ou de certains chants en jazz.) Nom
donné, pendant la Seconde Guerre mondiale et dans les années qui suivirent, à
des jeunes gens qui se signalaient par leur passion pour le jazz américain et leur
élégance tapageuse. (NPR 2008). On va voir par la suite que Zazie raffole des
blue jeans et du coca-cola.
métro : [chemin de fer [[métro]politain]]: 1° ellipse du déterminé (on n’a
gardé que l’adjectif qualificatif); 2° troncation (l’adjectif en question a été
amputé de ses dernières syllabes).
Le titre est très ironique, car comme il y a grève Zazie ne peut même pas
circuler en métro…
Doukipudonktan : réécrit selon l’orthographe traditionnelle, « d’où qu’il pue
donc tant ». La graphie de la langue française est très archaïsante, ce qui fait
qu’un divorce s’est installé entre la prononciation et l’image écrite que l’on s’en
fait. Queneau nous donne à voir ce phénomène de façon brutale, en écrivant le
français tel qu’il se prononce vraiment. Le lecteur en est réduit à devoir lire à
voix haute pour reconnaître ses propres mots. L’impact visuel de cette graphie
est très fort : cette langue qui est notre langue maternelle nous apparaît soudain
comme parfaitement exotique.
L’intérêt de cette forme n’est pas que phonético-graphique : la syntaxe ici
représentée est celle de la langue parlée. En français écrit « correct », on
attendrait « d’où est-ce qu’il pue donc tant » (neutre), ou « d’où pue-t-il donc
tant » (littéraire). La langue parlée fait des interrogations en respectant l’ordre
canonique SUJET-VERBE-COMPLÉMENT au lieu de pratiquer l’inversion
(pue-t-il) ou l’interrogation périphrastique (est-ce que).
se demanda Gabriel excédé.
On passe du présent de l’indicatif de la première phrase au passé simple ; on
comprend alors que la première phrase est du discours rapporté ; plus précisément, un monologue intérieur, comme d’autres indices textuels nous le confirmeront par la suite. On verra que tout le paragraphe est au présent, sauf la
dernière phrase, qui reprend le fil de la narration avec l’usage du passé simple,
qui en français écrit contemporain est la marque du genre narratif.
Pas possible, ils se nettoient jamais.
Passons rapidement sur l’absence du ne dans la phrase négative en français oral.
Elle est abondamment attestée dans Zazie et ailleurs. C’est l’une des principales
-4-
caractéristiques qui différencient la syntaxe de l’oral de celle de l’écrit. À l’oral,
le poids entier de la négation repose sur le second élément de ce morphème
discontinu, à savoir pas1 (alors que, diachroniquement, cet élément était
autrefois facultatif : on est passé de ne à ne pas à pas ; pas était au début un
élément emphatique, expressif, et très fortement accentué, ce qui explique sa
survie, aux dépends du ne qui est atone en français).
Queneau introduit cette caractéristique syntaxique dans sa prose, mais dans ce
qui se présente ici comme un monologue intérieur. C’est donc tout de même
une sorte de transcription écrite de l’oral. Comment le sait-on ? On a un indice
formel du genre discursif « monologue » dans le fait qu’un peu plus loin, on
retrouve un pronom personnel objet atone de première personne du singulier :
« ça m’étonne pas », « qui m’entourent ».
Ensuite, on remarque qu’on a encore affaire ici à la syntaxe de la langue parlée.
Dans l’écrit soutenu, on attendrait « Ce n’est pas possible qu’ils ne se nettoient
jamais », ou à la rigueur « Ce n’est pas possible : ils ne se nettoient jamais » ou
« Ils ne se nettoient jamais ; ce n’est pas possible. ».
Dans le premier cas, nous aurions une phrase relevant de l’écrit standard, mais
emphatique ; il s’agit syntaxiquement d’une phrase complexe avec une subordonnée en fonction sujet (qu’ils ne se nettoient jamais), laquelle reprend le
pronom démonstratif cataphorique ce, sujet grammatical du prédicat n’est pas
possible ; on dit qu’il y a ici topicalisation.
Dans le second cas, nous aurions deux phrases indépendantes juxtaposées, avec
une relation logique entre les deux phrases suggérées par la ponctuation (un
point-virgule, éventuellement un deux-points). Cette tournure serait un peu
moins soutenue que la phrase emphatique vue au paragraphe précédent. La
langue écrite standard privilégie l’explicitation syntaxique des liens logiques
entre les phrases à l’aide de conjonctions de subordination ; les niveaux de
langue plus relâchés se contentent souvent de la simple juxtaposition, en laissant
au récepteur du message le soin de déduire lui-même la nature de la relation
logique interphrastique.
C’est le cas ici dans cet énoncé de Queneau suggérant l’oral : l’une des deux
phrases est averbale (c’est-à-dire sans verbe : pas possible), ce qui est très
fréquent dans la langue parlée, et la relation logique entre les deux parties de
l’énoncé est simplement suggérée par leur succession dans le discours, leur
juxtaposition (on parle de parataxe) et non par un processus de subordination
formelle (conjonction de subordination ; on parlerait d’hypotaxe).
1
Ou plus, ou jamais.
-5-
On remarque également la priorité donnée au rhème sur le thème : on présente
d’abord le commentaire (pas possible), avant de dire sur quoi il porte (ils se
nettoient jamais). On définit le thème comme « ce dont on dit quelque chose »
et le rhème comme « ce que l’on dit de quelque chose ou de quelqu’un ».
Normalement, dans une phrase neutre, le thème se présente en premier et le
rhème en second. Pour renverser cet ordre, on doit former une phrase
emphatique (ce n’est pas possible que…) ; la langue parlée renverse l’ordre
thème-rhème sans transformation syntaxique particulière, sans recourir à des
mots outils (c’est… que).
[…] ça m’étonne pas, mais on peut se laver sans.
Le pronom démonstratif ça passe pour incorrect dans la langue écrite, qui lui
préfère son équivalent cela, dont il est une forme syncopée. Cf. Mireille
Huchon, Histoire de la langue française, 2002, p. 258 : « Ça, donné comme
populaire au XVIIIe siècle, est maintenant largement utilisé dans la langue
familière et courante où ceci et cela n’ont qu’un emploi sporadique. Il est
toutefois encore évité dans la langue écrite. Quant à la prononciation sla, elle ne
relèverait plus selon les grammairiens Damourette et Pichon que de la
prononciation parisienne où ‘on ne l’entend que chez des sujets de petite culture
chez qui elle constitue un prétentionnisme.’ »
On observe également dans cet énoncé l’usage de ce qu’on appelle une
préposition orpheline. Normalement, une préposition précède quelque chose
d’autre, comme son nom le rappelle. Dans ce genre de structure, le syntagme
nominal qui devrait suivre est simplement sous-entendu ; nous avons affaire à
une conséquence du principe d’économie linguistique, selon lequel le locuteur
tend à transmettre le plus d’information possible avec le moins de dépense
d’énergie et de temps. De nombreuses langues (en particulier les langues
germaniques) connaissent des emplois parallèles. Pourtant, en français écrit, cet
emploi n’est pas considéré comme correct.
Tous ceux-là qui m'entourent, ils doivent pas faire de grands efforts.
En français écrit neutre, on aurait Tous ceux-là qui m’entourent ne doivent pas
faire de grands efforts ; l’emploi quasi obligatoire du pronom personnel sujet ils
est une tendance lourde de la langue parlée, qui en fait une sorte de morphème
de personne verbale antéposé et pratiquement agglutiné au radical (de la même
façon que les désinences verbales en latin, en espagnol ou en italien sont des
morphèmes de personne postpostés et agglutinés, inséparables).
-6-
Y a pas de raison.
À partir de il n’y a, on arrive à y a. En plus de l’absence de la négation ne, déjà
commentée ci-dessus, il faut aussi préciser que il se prononce très souvent [i] en
français courant, c’est-à-dire avec chute du [l]. Le i du pronom il se confond
alors avec l’adverbe y de la locution verbale y avoir.
On peut pas supposer que les gens qu’attendent à la gare d’Austerlitz
sentent plus mauvais que ceux qu’attendent à la gare de Lyon.
Dans qu’attendent, on remarque que le pronom relatif sujet qui se réalise
phonétiquement sous la seule forme de l’occlusive [k], donc avec chute du [i],
ou plutôt du [j] puisque le mot qui suit est à initiale vocalique. Devant ce
phénomène, il faut se demander s’il relève de la phonétique ou de la
morphologie. En d’autres mots, peut-on dire qu’en français oral la distinction
entre le pronom relatif sujet qui et le pronom relatif objet que serait disparue ?
En fait, ce phénomène ne s’observe que devant des mots à initiale vocalique.
On ne pourrait pas imaginer un énoncé comme *les gens que viennent à la gare
d’Austerlitz ; seul les gens qui viennent est possible, même dans les niveaux de
langues les plus vulgaires. L’élision du [i] (ou du [j]) de qui est donc un simple
automatisme phonétique, conditionné par l’initiale vocalique du mot qui suit.
Tout de même quelle odeur.
Autre exemple de phrase averbale. Le tout de même est ce qu’on appelle en
linguistique de l’énonciation un modalisateur d’énoncé. La description de ce
genre d’élément relève de la pragmatique et non de la sémantique. D’ailleurs,
les dictionnaires les décrivent mal, ou ne les décrivent pas (le NPR 2008 se
contente de dire de tout de même ! que c’est une « exclam. fam. », ce qui ne
nous apprend rien sur sa valeur énonciative). Sa fonction, comme celle de tous
les modalisateurs d’énoncé, est d’exprimer l’attitude du locuteur par rapport au
contenu de son propre énoncé. L’énonciateur ne dit pas seulement Quelle
odeur !, exprimant par là qu’il est dérangé par celle-ci ; il nous dit aussi que cet
énoncé mérite d’être produit, malgré tous les propos qui précèdent, malgré la
patience dont il convient de faire preuve dans la vie, etc. Cette constatation
(quelle odeur) est légitime, indépendamment des considérations antérieures, qui
portaient sur le hasard des rencontres dans une grande ville.
Gabriel extirpa de sa manche une pochette de soie couleur mauve et s’en
tamponna le tarin.
On remarque, comme on l’a déjà dit ci-dessus, que le paragraphe est flanqué de
verbes au passé simple : se demanda Gabriel au début, et Gabriel extirpa / s’en
-7-
tamponna à la fin. Tout ce qui se trouve entre ces verbes est au présent, qui est
donc une marque supplémentaire de monologue intérieur, alors que l’usage du
passé simple sert à structurer la narration.
tarin n. m. « nez ». Familier. Attesté dp. 1904, d’origine inconnue ; peut-être
emploi métaphorique à partir de tarin n. m. « petit chardonneret jaune, vert et
noir », par allusion à son bec.
L’emploi de ce mot plutôt rare et très marqué stylistiquement comme appartenant à un registre familier, voire populaire, provoque un contraste comique avec
le reste de la phrase, où dominent des marqueurs d’appartenance à un registre
plus élevé, comme le passé simple, le verbe extirper, ou l’emploi métonymique
du mot pochette pour désigner un « petit mouchoir fin qu’on peut disposer dans
la poche de poitrine pour l’orner », donné comme ‘vx’ dans le NPR 2008.
« Qu’est-ce qui pue comme ça ? » dit une bonne femme à haute voix.
L’usage des guillemets pour signaler le discours direct (et non pas le monologue
intérieur ; le texte dit explicitement : à haute voix) fait partie des conventions
typographiques du français. L’effet comique naît du fait que la dame en question (vulgairement identifiée comme une bonne femme, locution dont le NPR
2008 nous dit qu’elle est ‘fam. et cour.’ pour désigner une femme, quels que
soient son âge, sa classe sociale’), non seulement s’exprime à voix haute (contrairement à Gabriel, qui garde ses pensées pour lui), mais en outre se plaint non
pas de la mauvaise odeur corporelle des gens autour d’elle, mais bien de l’odeur
de parfum dégagée par le mouchoir de Gabriel. C’est ce qu’on apprend en lisant
la phrase suivante.
Elle pensait pas à elle en disant ça, elle était pas égoïste, elle voulait parler
du parfum qui émanait de ce meussieu.
On assiste pour la première fois à l’apparition de l’imparfait dans cette narration : quatre verbes en rafale, tous à l’imparfait. Le tandem passé simple / imparfait est très important dans une narration en français écrit. Il est en général
assez difficile d’enseigner les valeurs respectives de ces deux temps à des
germanophones. En effet, si l’on traduisait ce texte en allemand, on pourrait très
bien remplacer tout autant les passés simples que les imparfaits par des verbes
au præteritum : sie sagte, mais aussi sie dachte, sie war, sie wollte, etc. Quel est
l’effet obtenu par cette alternance entre passé simple et imparfait en français ? Il
faut concevoir le passé simple comme le temps central d’une narration, le pilier
autour duquel les autres temps viennent prendre place. C’est une question de
perspective, de mise en relief. Pour emprunter une image cinématographique, on
dira que les événements narrés au passé simple sont conçus comme étant au
-8-
premier plan, alors que ceux à l’imparfait viennent meubler l’arrière-plan. Par
rapport au passé simple, nous aurons donc les valeurs suivantes :
a) imparfait : simultanéité d’un événement d’arrière-plan avec un événement de
premier plan (exprimé au passé simple) : quand elle prononça cette phrase, elle
ne pensait pas à elle
b) plus-que-parfait : antériorité d’un événement d’arrière-plan par rapport à un
événement de premier plan au passé simple : quand elle arriva, il avait déjà
terminé
c) passé antérieur : antériorité d’un événement de premier plan par rapport à un
autre événement de premier plan au passé simple : quand il eut terminé son
repas, il quitta la salle à manger
d) conditionnel : postériorité d’un événement d’arrière-plan par rapport à un
événement de premier plan au passé simple : il confirma qu’il viendrait avec
nous
Voyons un petit graphique :
b
a
c
p.s.
d
Ce système temporel permet de donner beaucoup de relief à une narration, en
précisant les rapports de temps (antériorité, simultanéité, postériorité) et de plan
(premier, second) entre les événements verbaux.
Ici, la simultanéité entre ces événements à l’imparfait et l’action de dire nous est
non seulement suggérée par la succession des deux verbes dans le texte
(d’abord, dit une bonne femme, au passé simple ; puis, elle pensait pas à elle,
juste après), mais aussi de surcroît par l’emploi d’une proposition au gérondif,
« en disant ça », qui reprend le verbe dire conjugué au passé simple dans la
phrase précédente. Le propre du gérondif, mode impersonnel (c’est-à-dire, qui
ne se conjugue pas selon la personne verbale), a justement pour fonction
d’exprimer un événement verbal vu dans sa durée, en simultanéité avec un autre
événement. Il s’oppose en cela aux deux autres modes impersonnels que sont
l’infinitif et le participe passé. L’infinitif exprime du temps en puissance, non
encore entamé ; le participe passé exprime au contraire du temps révolu. Le
gérondif est entre les deux. Donc, dire, forme pleine de potentialités,
perspective encore ouverte (il faut dire, je vais dire, on peut dire, etc.) ; disant,
processus déjà engagé (c’est en le disant qu’elle s’est rendu compte de son
erreur) ; dit, évocation d’un événement accompli, achevé, qui a déjà eu lieu
(c’est dit, maintenant, il est trop tard pour revenir en arrière !).
-9-
Pour revenir à notre phrase, si l’on remplaçait tous les imparfaits par des passés
simples (elle [ne] pensa pas à elle en disant ça, elle [ne] fut pas égoïste, elle
voulut parler du parfum, etc.), un francophone aurait l’impression étrange que
tous ces événements verbaux sont présentés comme dans une successivité :
d’abord elle ne pensa pas, ensuite elle ne fut pas, puis enfin elle voulut… Or,
bien sûr, tous ces événements verbaux servent d’arrière plan à l’action « dit une
bonne femme » et doivent donc être présentés par le système verbal de la langue
comme lui étant simultanés ; d’où l’emploi obligatoire de l’imparfait.
meussieu :
Encore une fois, Queneau attire notre attention sur les incohérences qui marquent la relation graphie / prononciation en français. Le mot monsieur ne se
prononce pas du tout [mO$sjœÂ], comme sa graphie le suggère (et comme le prononcent certains étrangers qui ont appris le français exclusivement dans les livres), mais bien [mœsjø]. Il y deux phénomènes qui ne vont pas de soi dans la
prononciation de ce mot, par rapport à sa forme graphique : le digramme ‹on› est
prononcé [œ] (la plupart des dictionnaires vous diront [m´sjø], mais la différence entre un schwa et [œ] n’est pas très grande !), et le graphème final ‹-r› ne se
prononce pas. Dans le premier cas, on a affaire à une évolution phonétique
irrégulière mais qui s’explique fort probablement par la très grande fréquence
d’utilisation de ce terme d’adresse. Les mots qui connaissent une fréquence
exceptionnellement élevée ont tendance à subir une érosion phonétique souvent
spectaculaire (cf. espagnol Vuestra Merced > Usted). Quant au ‹-r› final, il était
tombé dans de nombreux mots aux XVIIe, XVIIIe siècles, mais il a été rétabli à
la faveur d’une tendance lourde dans la prononciation du français post-révolutionnaire, consistant à réintroduire dans la prononciation de nombreux sons qui
ne se prononçaient plus. Cf. ce passage du traité de phonétique historique du
français de Bourciez :
« Il y a cependant en français des classes de mots importantes, où un r final
(maintenu dans la graphie) a disparu. Ce sont : 1° tous les infinitifs en -er […] ;
la plupart des substantifs ou des adjectifs en -ier ou -er […]. Cet effacement de r
s’est produit en moyen français, surtout au XVIe siècle. Il s’était généralisé dans
d’autres classes de mots ; au XVIIe siècle, on ne faisait pas sentir la consonne
finale : 1° dans les infinitifs en -ir […] ; 2° dans certains noms en -oir […] ;
dans les noms en -eur, prononcés, sauf lorsqu’on parlait en public, menteu(r),
porteu(r), chanteu(r), etc. […]. A partir du milieu du XVIIIe siècle, le r final a
été restauré dans ces trois classes de mots […]. » Bourciez, Phonétique
française, Paris, Klincksieck, 1982, § 183.
- 10 -
« Ça, ptite mère, répondit Gabriel qui avait de la vitesse dans la repartie,
c'est Barbouze, un parfum de chez Fior.
Les guillemets reviennent pour signaler que l’on a affaire à du discours direct.
L’épithète ptite mère, plutôt inusitée de nos jours, est clairement populaire
(‘appellatif populaire’ selon le TLF). Le ptit a une valeur dépréciative, et le mère
est une allusion à l’âge. Sans être carrément agressif, son emploi est évidemment beaucoup moins courtois que celui de Madame, qu’on attendrait dans un
contexte normal entre inconnus qui s’abordent dans une gare.
La séquence répondit Gabriel qui avait de la vitesse dans la repartie est appelée
incise. C’est une phrase entière, construite ici autour d’un verbe de parole, qui
vient s’insérer dans un énoncé en discours direct, et qui relève du discours narratif (donc ici au passé simple). Les incises dans le discours direct servent à préciser l’identité du locuteur (dans ce cas-ci, Gabriel) et à donner éventuellement
tout genre de précision sur le locuteur en question (ici, le fait qu’il avait de la
vitesse dans la repartie, exprimé dans une subordonnée relative).
Queneau s’amuse ensuite à jouer avec les noms de marque. Traitons d’abord
Barbouze, qu’il présente comme un nom de parfum. Je ne sais pas s’il s’agit de
la déformation d’un nom de marque qui existait à l’époque (vers 1959) ; je peux
seulement dire que le mot a des connotations très péjoratives, en raison de ses
éléments de formation. Le mot barbouze appartient au français populaire ; il
désigne la barbe et, à partir de là, un agent des services secrets ou d’une police
parallèle (v. TLF pour un exemple qui renvoie à l’Algérie de l’époque
coloniale) ; le mot évoquerait donc ici le parfum pour le moins douteux d’un
mercenaire du bled. En outre, le mot évoque le verbe barbouiller au sens de
« donner la nausée », comme dans barbouiller l’estomac, le cœur (NPR 2008).
On dit, par exemple, j’en ai l’estomac tout barbouillé. On pense donc ici à un
parfum tellement fort qu’il donne la nausée. Ensuite, la finale -ouze a une
connotation franchement péjorative ou scabreuse en français : cf. tantouse,
partouze, etc. Quant à Fior, on y reconnaît bien sûr Dior ; mais le FI- initial à la
place de DI- fait penser à fiente n. f. « excrément d’oiseau » ou à fiel n. m. « bile
des animaux de boucherie, de la volaille », ce qui n’est pas très chic pour un
nom de fabricant de parfum ; on pense aussi à fiotte n. f. « pédé », qui est déjà
un indice car, comme on le verra dans la suite de l’histoire, le protagoniste,
Gabriel, semble être homosexuel (ou hormosessuel, comme dirait Zazie).
– Ça devrait pas être permis d'empester le monde comme ça, continua la
rombière sûre de son bon droit.
La présence du tiret (–), en typographie française, est là pour rappeler que l’on a
affaire à un changement de locuteur. Ici, l’incise est reportée à la fin, encore une
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fois au passé simple ; encore une fois, elle précise à quel locuteur nous avons
affaire (la rombière), en donnant un supplément d’information (ici, à l’aide d’un
syntagme adjectival, sûre de son bon droit, qui joue dans la phrase le même rôle
qu’une subordonnée relative).
Le NPR 2008 définit ainsi l’incise : « proposition généralement courte, tantôt
insérée dans le corps de la phrase, tantôt rejetée à la fin, pour indiquer qu’on
rapporte les paroles de qqn ou pour exprimer une sorte de parenthèse ». On voit
que chez Queneau, les incises ne sont pas nécessairement courtes.
Le mot rombière a peut-être retenu votre attention. C’est un mot présenté par le
NPR 2008 comme ‘fam.’ ; ce dictionnaire le définit ainsi : « bourgeoise d’âge
mûr ennuyeuse, prétentieuse et un peu ridicule ». Le mot est d’apparition tardive (1890) et d’origine incertaine, comme c’est souvent le cas des mots d’origine argotique.
– Si je comprends bien, ptite mère, tu crois que ton parfum naturel fait la
pige à celui des rosiers. Eh bien, tu te trompes, ptite mère, tu te trompes.
On constate ici que l’apostrophe ptite mère correspond au tutoiement et non au
vouvoiement. En France, le tutoiement est très, très familier. Dans ce contexte,
c’est-à-dire entre inconnus, entre un homme et une femme, et en particulier de la
part d’un homme à une femme inconnue et plus âgée, il est carrément impoli,
voire agressif.
faire la pige à loc. verb. « dépasser, surpasser, faire mieux que »
Locution donnée comme ‘fam.’ par le NPR 2008. Serait apparenté à piger v. tr.
« prendre, attraper » (de même lointaine origine que piéger). Ce sens est vieux
aujourd’hui ; on n’emploie plus ce mot qu’avec le sens de « comprendre,
saisir ». La loc. faire la pige signifie donc, à la base, « piéger (quelqu’un) ».
celui des rosiers, façon métonymique d’évoquer le parfum de Gabriel, dans la
fabrication duquel entre probablement de l’essence de rose.
– T'entends ça ?" dit la bonne femme à un ptit type à côté d'elle,
probablement celui qu'avait le droit de la grimper légalement. "T'entends
comme il me manque de respect, ce gros cochon ?"
L’incise est encore une fois très longue ; on apprend non seulement qu’il y a un
changement de locuteur, non seulement qui est ce nouveau locuteur, mais encore
à qui ce locuteur (en l’occurrence, une locutrice) s’adresse.
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Il se trouve qu’elle s’adresse à son mari, lequel est identifié par une périphrase
un brin vulgaire, celui qu’avait le droit de la grimper légalement, allusion aux
relations sexuelles dans le cadre des liens sacrés du mariage… Notez au passage qu’avait au lieu de qui avait, phénomène déjà commenté ci-dessus.
Parmi les phénomènes phonétiques, on note aussi t’entends pour tu entends, qui
est tout à fait courant en français parlé, mais considéré tout de même comme
populaire (dans la bonne diction, il faut rétablir le tu dans son intégralité).
ce gros cochon : métaphore zoomorphique assez banale
Le pronom il dans il me manque de respect a ici une valeur dite « cataphorique », il annonce quelque chose qui va être repris par la suite: ce gros cochon.
Si on disait Ce gros cochon, il me manque de respect, le pronom il aurait une
valeur anaphorique: il reprendrait quelque chose de déjà énoncé.
Le ptit type examina le gabarit de Gabriel et se dit c'est un malabar, mais
les malabars c'est toujours bon, ça profite jamais de leur force, ça serait
lâche de leur part.
Les guillemets sont refermés, on revient au passé simple, et donc au discours
narratif. On remarque toutefois l’intrusion à nouveau d’un monologue intérieur,
celui du mari de la rombière ; comme c’est le cas depuis le tout début, le monologue intérieur n’est pas introduit par des guillemets. Il fait irruption sans aucune marque typographique : le ptit type […] se dit c’est un malabar… C’est le
passage brusque du passé simple au présent, combiné à l’apparition d’un verbe
de parole (se dit), qui permet de comprendre qu’on a soudain quitté la narration
pour un monologue intérieur.
malabar n. m. « (arg.) homme très fort » NPR 2008. Mot d’origine incertaine,
peut-être de Malabar gentilé « Indien de la côte de Malabar ».
les malabars c'est toujours bon, ça profite jamais de leur force, ça serait
lâche de leur part
On constate ici un manque d’accord grammatical entre le pluriel de malabars et
le singulier de c’est ; de même, entre le singulier de ça et le pluriel impliqué par
leur force. Une pluralité est exprimée clairement dans les malabars, dont on
peut dire que c’est le thème à défaut de dire que c’est le sujet grammatical de la
phrase ; ce syntagme nominal est repris par le c’ de c’est, et par le ça de ça
profite. Ces pronoms démonstratifs ont une valeur anaphorique, c’est-à-dire
qu’ils reprennent quelque chose qui précède – en l’occurrence, les malabars.
Mais ils sont grammaticalement singuliers, alors que les malabars est pluriel.
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Cette phrase serait considérée comme trop peu soutenue à l’écrit, dans la langue
stylistiquement « neutre » ; nous avons affaire avec ce type de construction à un
tour typique de la langue parlée. La langue écrite soutenue exigerait quelque
chose comme les malabars sont toujours bon, ils ne profitent jamais de leur force. La langue parlée se permet ici sans problème de compréhension d’éliminer
la distinction entre le singulier et le pluriel dans la morphologie verbale. Cela
dit, lorsqu’il faut utiliser un adjectif possessif, le sens l’emporte sur le grammatical et le locuteur utilise leur plutôt que sa. On voit que, pour le locuteur, leur
renvoie au pluriel les malabars, et non au singulier ça. Si on disait ça serait
lâche de sa part, le déterminant possessif sa ne pourrait renvoyer qu’à un
individu à la fois, et pas à une pluralité comme celle qui est exprimée dans les
malabars. On constate donc qu’il n’est pas si facile de s’exprimer correctement
en français populaire ; c’est un registre qui obéit lui aussi à des règles, mais pas
toujours les mêmes que la langue standardisée ! Et ce sont des règles qui, le
plus souvent, n’ont jamais été décrites et consignées dans des ouvrages de
référence.
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