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L’impressionnisme,
le
symbolisme,
le
fauvisme,
le
cubisme,
le
futurisme,
l’expressionisme, l’expressionnisme abstrait, ou encore le constructivisme ne s’avèrent qu’une
faible proportion de la myriade de mouvements artistiques qui naquirent puis disparurent dans la
foulée de la pensée moderniste, faisant table rase à chaque nouveau mouvement (Woods). Cette
dite pensée recherchait une universalité et une vérité artistique (Barrett 26), basée sur la
philosophie esthétique d’Emmanuel Kant qui clamait que «viewers could and should arrive at
similar interpretations and judgments of an artwork if they experienced the world in and of itself.
[…]An aesthetic judgment should be neither personal nor relative. (Barrett 59) » Une œuvre
d’art devait ainsi engendrer la même gamme d’émotions chez tous les spectateurs,
indépendamment de leur personnalité propre. La marche du modernisme s’avérait unilatérale, ne
laissant aucune place à la divergence d’opinion (Gifford, cours du 24 septembre). L’objectivité
primait sur l’interprétation.
Née vers 1968 en réaction à la tradition moderne, mais cohabitant avec celle-ci et
reconnaissant pleinement son existence, la pensée postmoderniste est consciente de son passé et
prône une réalité subjective en art. Dans «The Postmodern Mind», Richard Tarnas définit
clairement ce changement de cap en affirmant que «Reality is not a solid, self-contained given
but a fluid, unfolding process, an «open-universe», continually affected and molded by one’s
actions and beliefs.» (Tarnas 49).
En d’autres termes, le réel n’existe pas en vase clos, mais se module continuellement au
gré des actions et pensées. La perception du réel est en métamorphose constante. La recherche
d’une vérité artistique devient ainsi vaine, car la subjectivité demeure au cœur de la perception
humaine. Une remise en question de l’unilatéralité moderniste sous-tend ainsi cette affirmation,
décrivant la réalité comme un processus changeant plutôt qu’un objet fixe. Richard Tarnas, en
une seule phrase, réussit donc à résumer les principaux changements idéologiques occasionnés
par l’arrivée de la pensée postmoderne. Déconstruction des dogmes modernistes, intégration de
nouvelles perspectives et importance de la perception demeurent au centre des préoccupations
des artistes postmodernistes (Gifford, cours du 24 septembre). Les exemples de Judy Chicago, en
art visuel, et de Robert Wilson, en art de la scène, reflètent d’ailleurs parfaitement cette ouverture
au monde de l’art postmoderniste.
Cette dite ouverture est en effet indissociable de la remise en question féministe qui
apparut vers les années 1970, cherchant à libérer la femme d’une place assignée en société.
L’approche particulière de Judy Chicago cherche donc à réviser l’histoire artistique telle qu’écrite
par des hommes blancs hétérosexuels et morts, pour reprendre l’expression de Robert Gifford
(Gifford, cours du 29 octobre). Loin de se canter à la glorification de la sexualité féminine
présente plutôt chez des artistes comme Carolee Schneemann, Judy Chicago axera son discours
surtout sur la reconnaissance de l’importance féminine dans l’histoire. L’œuvre collective The
Dinner Party, créée entre 1974 et 1979, symbolise parfaitement la déconstruction postmoderne
des mythes historiques (Woods 134-137). Dans une reprise de la Cène, l’installation cite 1038
femmes importantes de l’Histoire mondiale, cherchant à faire hommage à leur apport dans
n’importe quel champ du savoir humain dans une ode à la féminité (Lippard 1-68) (Voir annexe
1). En d’autres termes, Judy Chicago, à l’image des artistes postmodernistes, s’approprie
l’histoire et tente de rendre justice aux les oubliés de l’histoire moderniste, liant ainsi l’art avec la
sociologie, avec l’histoire ou encore avec la psychologie. L’œuvre d’art n’existe pas en vase clos,
mais puise son inspiration dans d’autres disciplines du savoir humain. Elle interagit avec le
monde l’entourant et vient ainsi ébranler la vérité objective du modernisme. L’histoire est écrite
par les vainqueurs, avait dit Michel Foucault (Gifford, cours du 24 septembre). «Why is oil
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canvas better than china paint on porcelain? Because somebody said so and because that
somebody had power to enforce what he thought, (Chicago 18) », répondra Judy Chicago.
Parallèlement à cette démarche de déconstruction se trouvera en effet une démarche
d’intégration. Par exemple, dans The Birth Project (1980-1985) et The Dinner Party, Judy
Chicago fait usage de la peinture sur porcelaine et de la broderie pour représenter le sexe féminin,
considérés comme des passe-temps domestiques par la tradition moderniste, parce qu’utilisés par
les femmes au foyer (Chicago, Chicago on Feminist Art). Elle s’approprie ainsi un médium
dédaigné auparavant par les artistes habitués à une vision hiérarchisée de l’art. Par ses créations,
Judy Chicago rédige ainsi non seulement un manifeste pour une égalité entre hommes et femmes,
mais aussi pour une égalité des pratiques artistiques. Les concepts d’arts majeurs et mineurs
s’avèrent en effet contraire à la pensée postmoderniste, qui se positionne contre d’élitisme et la
hiérarchisation. Toutes les visions se valent. Dans The Holocaust project (1985-1993), par
exemple, Judy Chicago base sa création sur les histoires de victimes de génocides, et prendra la
Shoah comme élément déclencheur de son œuvre. Ce sont ainsi les perspectives personnelles des
spectateurs qui sont mises en valeur, et non seulement la vision de l’artiste (Chicago, Holocaust
Project :From Darkness into Light ). Une démarche collaborative teinte d’ailleurs toutes les
créations de Judy Chicago, le public participant ainsi à la création de l’œuvre et influençant
l’artiste (Lippard 118-119).
D’ailleurs, ce processus créatif de recherche et de témoignages demeure au cœur de l’art
postmoderne. Le produit final importe peu en regard au processus de création de l’œuvre d’art.
La transformation prime sur l’objet fixe. Dans le cas de Judy Chicago, la recherche préliminaire
faisait partie de l’œuvre d’art. La publication de livres sur la démarche artistique de The Dinner
Party ou encore The Holocaust project démontre d’ailleurs non seulement l’importance accordée
au développement de l’œuvre d’art, mais aussi l’idée de démocratisation afin que tous aient accès
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au message de l’œuvre (Lippard). D’ailleurs, à propos du Dinner Party, la critique d’art féministe
Lucy Lippard ajoutera:«It is through Chicago’s documentation of the heroic collaboration that
heroic acts can be seen for the contextual events they are, and allows the acts of the women
commemorated at the table to become more real »(Lippard 120). En d’autres termes, la lecture
des documents s’avère nécessaire au rituel de commémoration entourant les créations artistiques
de Judy Chicago. La prise de conscience de sa démarche artistique permet donc de mieux
comprendre la réalité, engendrant nécessairement une modification de la perception de l’œuvre
d’art. Pour reprendre les propos de Richard Tarnas, le réel est un processus en constante
transformation. Judy Chicago le déconstruit dans sa révision féministe de l’histoire, y intègre des
arts auparavant considérés comme mineurs et y valorise le processus et la collaboration artistique
plutôt que l’œuvre finie.
Ces questionnements postmodernistes similaires se trouvent aussi présents dans les
disciplines des arts de la scène. L’exemple du scénographe, chorégraphe et metteur en scène
Robert Wilson illustre parfaitement les notions de déconstruction, d’intégration et d’ouverture à
de nouvelles perspectives. En effet, il s’attaque à la déconstruction des traditions modernistes
théâtrales, à l’intégration de nouveaux médias et à la valorisation de la perception du spectateur.
Tout d’abord, Robert Wilson s’attaque à la dislocation de la forme dramatique et de la
notion d’originalité. L’exemple d’Einstein on the Beach s’avère éloquent à cet endroit, avec une
structure spatiale très évidente, mais avec une structure dramatique abstraite. Les trois lieux
représentés (train, vaisseau spatial, procès) sont clairement identifiables, tandis que les actions ou
les personnages demeurent abstraits. Tel que mentionné dans mon oral, une focalisation sur les
trois lieux forme l’essentiel du crescendo de la pièce, il n’y a pas de catharsis théâtrale au sens
traditionnel du terme, aucune découverte tragique à la fin de la pièce (Glass).
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Cette pièce théâtrale expose précisément ce dont parlait Richard Tarnas dans la citation
mentionnée en début de texte : une réalité fluide, en plein déploiement. Robert Wilson construit
ses œuvres comme une suite d’images sans lien préétabli, sans vérité prédéterminée (Arens). Il
n’imposera pas sa vision du monde, mais laissera le sens indéterminé. De plus, la perception
personnelle de chacun demeure au cœur de ses créations, mettant tantôt en scène des textes de
l’autiste Christopher Knowles dans Einstein on the Beach, tantôt la vision par images d’un sourd
dans Deafman Glance (Holmberg). Robert Wilson n’est pas intéressé par des perceptions fixes et
considérées normales, mais donnera plutôt une voix aux exclus de la société.
En outre, dans des pièces comme Life and Times of Sigmund Freud, Einstein on the
Beach, A Letter to Queen Victoria ou encore Life and Times of Joseph Stalin, Wilson fait
clairement référence à des personnages historiques sans chercher à créer des pièces biographiques
(Byrd Hoffman Foundation). Il sait jouer avec l’image de ces personnages sortis de leur contexte
historique, personnages qui résonnent toujours fortement dans la conscience collective. À la
manière d’un architecte postmoderniste, il joue avec l’emprunt, la citation historique de diverses
époques à l’intérieur d’une même pièce (Gifford, cours du 24 septembre). Par exemple, dans
Death Destruction and Detroit « Placed after the Spandau introduction sequence, scene 1 shows
a Josef Von Sternberg cinematic Nazi romancing a woman in blue jeans in a Louis-Quinze
interior: these figures are dressed in Hollywood studio-style exaggeration. (Arens 34) ». Les
frontières historiques se brouillent, un clin d’œil à une époque n’attend pas l’autre. Les frontières
entre les arts se brouillent aussi : danse, chant, musique, texte, théâtre se superposent dans les
créations wilsoniennes. Les traditionnelles divisions entre les arts n’existent plus, tout ne devient
plus qu’un opéra à la Wilson, dans le sens d’œuvre.
Même le spectateur ne joue plus son rôle traditionnel. En effet, il passe d’un rôle passif à
un rôle actif, devenant nécessaire à la cohésion de la pièce, Comme les liens entre les divers
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éléments ne sont pas prédéterminés, le spectateur devient un élément nécessaire à la pièce par son
interprétation(Glass). Philip Glass, dans son livre sur Einstein on the Beach, explique clairement
la relation postmoderniste du théâtre, présente dans les œuvres wilsoniennes :
The invention, or innovation […] is that is includes us, the audience, in a
different way that does traditional theatre. Instead of submitting us to an
internal mechanism within the work, it allows us, by our presence, to relate to
it, complete it and personalize it. The power of the work is directly proportional
to the degree to which we succeed in personalizing it. (Glass 36)
Le public module la réalité théâtrale, la transforme selon sa propre perception. La pièce
n’est pas figée, mais est constante métamorphose sous le regard des spectateurs. Pour reprendre
les termes de Richard Tarnas dans son texte sur le postmodernisme «All human understanding is
interpretation and no interpretation is final. »(Tarnas 49)
Pour conclure, le postmodernisme laisse donc place à cette interprétation qui modifie
constamment la réalité. Les deux artistes ici présentés avait, chacun à leur façon, défini certaines
facettes du postmodernisme. Révision de l’histoire selon le point de vue féminin, déconstruction
de la hiérarchie au sein des arts, valorisation du processus sur le produit, indétermination du sens,
citations historiques, emprunt d’une image de la culture populaire, valorisation de la perception
du spectateur s’avèrent tous des éléments-clés de cette réalité en métamorphose constante, perçue
différemment par des femmes, par les autistes, par les sourds.
En outre, ces deux artistes eurent à cœur de rester en lien avec de nouveaux créateurs,
refusant ainsi de s’isoler dans la traditionnelle tour d’ivoire de l’artiste. Alors que Robert Wilson
travaillait avec des enfants autistes(Glass), Judy Chicago enseignait à de jeunes femmes
(Chicago, Judy Chicago on Feminist Art). L’un et l’autre se sont ainsi impliqués socialement afin
que leur vision artistique apporte à leur communauté. Ainsi donc l’artiste postmoderniste se veut
non seulement créateur, mais aussi éducateur.
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ANNEXE
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Annexe 1 : The Dinner Party
Source: Chicago, Judy. The Dinner Party. 1974-1979. Brooklyn Museum. Brooklyn Museum:
Elizabeth A. Sackler Center for Feminist Art: The Dinner Party. Web.
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Bibliographie
Arens, Katherine. "Robert Wilson: Is Postmodern Performance Possible?", Theatre Journal,
Vol.43, No. 1, (Mar. 1991): 14-40. Web.
Barrett, Terry. "Modernism and Postmodernism:An Overview With Art Examples", Art
Education:Content and Practice in a Postmodern Era. Éditions J. Hutchens & M. Suggs.
Reston, Virginia:National Art Education Association, 1997:17-30.
Byrd Hoffman Foundation, and Contemporary Arts Center. Robert Wilson, the Theater of
Images. 2 -- ed. New York: Harper, 1984. Imprimé.
Chadwick, Whitney. "Preface", Women, Art and Society. 3e édition, New York: Thames &
Hudson World of Art, 2002: 6-16.
Judy Chicago on Feminist Art. Dir. Chicago, Judy, Sandra Elkin, and Wned-Tv. 2007; 1975.
Vidéo.
Chicago, Judy. Holocaust Project :From Darkness into Light. New York: Viking, 1993.
Imprimé.
Chicago, Judy, et al. Judy Chicago, Trials and Tributes. Tallahassee: Florida State University
Museum of Fine Arts, 1999. Imprimé.
Gifford, Robert. FFAR 250: The Visual and Performing Arts in Canada, Notes de cours, Session
Automne 2010.
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Glass, Philip, Robert T. Jones, and Philip Glass. Opera on the Beach :Philip Glass on His New
World of Music Theatre. London: Faber and Faber, 1988. Imprimé.
Gussow, Mel. "Einstein Beckons Us to the Fourth Dimension. " The New York Times. Arts &
Leisure Section (23 décembre), page 3. La reprise de 1984 d’Einstein on the Beach à la
Brooklyn Academy of Music.
Holmberg, Arthur. The Theatre of Robert Wilson. New York: Cambridge University Press, 1996.
Imprimé
Lippard, Lucy R., et al. Judy Chicago. New York, NY: Watson-Guptill Publications, 2002.
Imprimé.
Rockwell, John. "Glass’s Einstein is Aural Magic."The New York Times. Arts & Leisure Section
(11 mars, 1979), page 23. À propos d’ "Einstein on the Beach"(1976) l’opéra par Philip
Glass (né en 1937) et Robert Wilson(né en 2941)
Shevtsova, Maria. Robert Wilson. Abingdon, England; N.Y.: Routledge, 2007. Imprimé.
Tarnas, Richard. "The Postmodern Mind", The Passion of the Western Mind. New York:
Ballantine Books, 1991:395-410. Imprimé.
Woods, Tim. Beginning Postmodernism. 2nd ed. Manchester: Manchester University Press,
2009. Web.
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