Communisme et modernité

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Communisme et modernité
Antony Todorov, Communisme et modernité
Communisme et modernité
Antony Todorov
In : Vigreux J. et S. Wolikow (éd.), Cultures communistes au XXe siècle. Entre guerre et modernité, La Dispute, Paris, 2003, p.245-252
Le propos de cette réflexion et d’expliquer et comprendre un phénomène historique, qui est
apparu et s’en est allé, en laissant des traces bien repérables dans l’actualité. Il s’agit aussi
de renoncer aux schémas simplistes, qui traitent le communisme comme “voie erronée”, une
déviation dans la marche de l’humanité sur le chemin “naturel” du capitalisme occidental.1
Cette dernière explication est bien commune aux sociétés post-communistes et elle reprend
la vision finaliste de l’histoire, en la reversant, du communisme lui-même. Il s’agit aussi d’aller
au-delà de la réduction du communisme à un régime oppressif, dont le but unique et
d’instaurer un ordre à l’aide de la répression.2
L’expérience du communisme est assez riche et multiple, on la retrouvent partout dans le
monde: en Europe de l’Est, en ex-URSS, en Chine et ailleurs. Le communisme est un phénomène complexe et sous ce nom on entend plusieurs manifestations, parfois même opposées. Tout d’abord il s’agit de plusieurs périodes historiques, dons les caractéristiques sont
suffisamment différentes: le communisme révolutionnaire des années 1920, le communisme
stalinien et le communisme de la déstalinisation, le “socialisme réel” et l’eurocommunisme, la
pérestoïka, le communisme post-communiste.3 Il s’agit aussi d’expériences différentes: le
communisme soviétique, les démocraties populaires, le titisme, le maoïsme, le castrisme, le
communisme occidental ou africain etc.
Est-il possible de trouver facilement une structure stable, immuable, invariable du communisme à travers et en dépit des différentes expériences communistes? Qu’est-ce qui est
commun à ces différences? Le communisme, reste-t-il identique à lui même?
Le communisme est souvent décrit par une triple caractéristique. Il est tout d’abord un objectif, un projet de société. Il est aussi un moyen, un chemin à parcourir. Il est enfin une stratégie, l’idéologie d’une puissance mondiale. Cette triple caractéristique permet de comprendre
le phénomène communiste d’une manière plus complexe. Le communisme comme objectif
permet de voir la liaison avec la modernisation des sociétés relativement moins modernisées
et voulant accéder rapidement à un niveau plus élevé de développement économique, social
et politique. Le communisme comme moyen permet de comprendre les rôles historiques des
mouvements communistes au 20ème siècle. Enfin, le communisme compris comme une stratégie de puissance mondiale permet de le voir et de l’expliquer comme un acteur décisif dans
la modernisation compétitive du monde à l’époque de la Guerre froide.
1. Les rôles historiques du communisme.
Dans le débat sur le communisme en Europe de l’Est après la chute du Mur de Berlin se
confrontent deux stratégies explicatives: marxiste et anticommuniste. La vision marxiste est
classique: le communisme est vu comme une phase finale du développement de l’humanité
et comme l’établissement d’une nouvelle civilisation sans l’État politique et sans la division du
travail (donc, sans le marché et la propriété privée). Le communisme est aussi le mouvement
politique qui est censé de réaliser cette transition sociale. Dans cette perspective le communisme apparaît comme une nouvelle grande promesse, qui reste non réalisée, mais qui
continue d’être plus ou moins à l’ordre du jour en dépit de l’effondrement de la dernière tentative pour son accomplissement.
Dans la perspective anticommuniste le communisme est une déviation, un pur hasard historique, qui a ouvert une voie erronée - celle de la dictature totalitaire sans précédent qui supprime toute la société et qui lui impose totalement ses règles. Cette vision assimile le communisme à l’apparition de la dictature la plus horrible dans l’histoire, au point de dire que les
autres expériences totalitaires, tel le nazisme et le fascisme, conservent à la différence du
communisme, une certaine liberté économique, donc sont en quelque sorte meilleurs.4 Main-
1
Vigreux J. et S. Wolikow (éd.), Cultures communistes au XXe siècle, 2003
tenant dans la perspective de cette interprétation il s’agit de retrouver la bonne voie du capitalisme libéral occidental.
Évidemment ces explications ne peuvent apporter rien de nouveau sur la compréhension du
phénomène - elle sont également téléologiques et supposent l’existence d’un “cours naturel
de l’histoire”, qui en fin de compte se fraie toujours le chemin. Les deux visions opposées ne
donnent pas de réponse au moins de deux questions, qui nous intéressent: pourquoi le
communisme s’est effondré après plus de 70 ans d’existence et pourquoi le communisme a
connu une expansion aussi spectaculaire après ses débuts. La vision marxiste classique ne
peut pas expliquer la chute du communisme, ou, si elle donne des explications, elle conteste
le communisme de l’Est en le qualifiant de “non-communisme” ou de communisme insuffisant, qui n’est pas la véritable réalisation de l’idée de Marx. La vision anticommuniste
n’explique pas l’expansion du communisme et son influence mondiale, sauf en termes
d’expansion militaire de l’Union soviétique. En effet les deux discours sur le communisme
dominent les débats, se justifient l’un l’autre et ne laissent pas de beaucoup de place à
d’autres interprétations.
Au cours du 20ème siècle le communisme a joué deux rôles essentiels, dont l’importance reste
suffisamment cachée par les discours dominants. Le communisme avait des succès dans les
sociétés, qui étaient relativement marginales, sous-développées, mais qui étaient aussi sous
l’influence des idées européennes. Le communisme a joué le rôle de modernisation économique et sociale rapide. Cette modernisation s’est réalisée dans le développement d’une société industrielle, même dans la plupart des cas avec un prix social énorme. Dans tout les
pays communistes la modernisation s’est produite aussi par l’établissement d’une éducation
de masse, qui réduit énormément l’analphabétisme. Le développement des services publiques et surtout d’un système de sécurité sociale et de santé publique englobant pratiquement toute la population est une des caractéristiques du communisme d’État en Europe et en
Asie.5 Le résultat majeur de ces transformations sociales est une homogénéisation radicale
de la société, la disparition de toutes les différences évidentes entre les statuts sociaux, le
maintien d’une seule différence sensible - celle entre la nomenclature (10% de la population)
et les autres. Cette homogénéisation est beaucoup plus profonde, radicale et rapide que les
effets de la modernisation capitaliste classique. Elle se manifeste dans une promotion sociale
majeure et en général dans une mobilité sociale ascendante qui touche sinon la majorité de
la population, au moins la majorité des couches sociales les plus actives. Le processus touche tout: l’économie, les statuts sociaux, le revenus, les modes de vie, les mentalités - apparaît une société sans précédent, égale majoritairement, avec des attentes sociales relativement très élevées.
Le second rôle essentiel du communisme au 20ème siècle est la création d’une puissance
mondiale, capable de tenir une compétition stratégique (l’URSS et ses alliés, la Chine). Il est
vrai que l’empire soviétique n’était pas le seul, il avait toujours des rivaux puissants. Mais son
existence a eu des effets importants sur le développement de l’humanité. Elle a empêché
l’apparition d’un seul empire mondial. Elle a représenté un modèle de modernisation à suivre,
différent du modèle des métropoles capitalistes. Enfin, elle a servi comme appui stratégique
pour tout pays qui prend des distances par rapport à l’Occident. Ainsi le communisme a créé
une structure compétitive géopolitique, qui maintien la courses entre les deux systèmes mondiaux et de ce fait accélère la modernisation du monde tout entier.
2. Le communisme comme phénomène de la modernité.
La modernisation est un projet social et un processus, qui comprend au moins trois éléments
constitutifs: la démiurgie sociale et le primat de la volonté humaine sur la réalité sociale;
l’établissement d’un État moderne puissant comme le moyen le plus efficace de la démiurgie
sociale; l’apparition de État moderne témoigne de la séparation d’un espace public et d’un
espace privé. Ce dernier se manifeste comme l’apparition d’une activité politique professionnelle.6
De ce point de vue le communisme est un projet moderne à part entière. Pour Marx le communisme achève la modernisation. Pour Lénine le communisme est une modernisation pour
la Russie et les pays semblables. Sa formule de 1920 est éloquentes: communisme = pouvoir des Soviets plus l’électrification de tout le pays, plus l’école publique américaine, plus les
2
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chemins de fer allemands.7 Il est évident que le communisme est conçu comme un projet de
modernisation rapide pour les pays, qui se sont développés tardivement. Dans cette formule
célèbre on voit que le communisme comme projet est un élan à la modernité: démocratie réelle, industrie, éducation du peuple et communications (intégration de la société). Le communisme apparaît comme une grande promesse de modernisation. Il prétend d’être le projet le
plus complet.
En effet le maintien de cette promesse est la source de la légitimité de tout pouvoir communiste. A la différence des autres régimes politique, démocratiques ou autoritaires, le communisme ne peut pas se maintenir sans la référence toujours vivante au grand objectif – une
société sans aliénation, sans domination politique, sans État, sans différences sociales. Mais
si la promesse est toujours maintenue, la pratique diffère fortement. Déjà en 1921 Lénine se
rend compte que le communisme non étatique et sans marché est impossible, au moins pour
le moment en Russie, qu’il juge trop arriérée. La NEP8 est une manière de “civiliser” la Russie, de la moderniser d’une manière classique, mais sous un pouvoir soviétique où l’État est
un acteur décisif. L’expérience des pays communistes s’inscrit complètement dans cette approche, même si les expériences varient beaucoup.
La modernisation communiste permet une mobilisation extraordinaire des ressources sociales, une mobilisation sans précédent. Tout d’abord parce que le communisme comme pratique politique élabore plusieurs techniques de mobilisation sociale, qu’aucun autre système
n’a réussi à faire. L’effet majeur de cette mobilisation est une modernisation accélérée, non
sans conséquences inattendues. Dans beaucoup de cas cela mène à des disparités, à une
inefficacité et un gaspillage des ressources. Ainsi ces sociétés voient naître de nouvelles
contradictions, qui exigent des mécanismes nouveaux pour leur solution. Les sociétés communistes restent largement incapables de résoudre ses nouvelle contradictions, toujours
grandissantes avec le développement des attentes sociales. Les sociétés communistes restent aussi largement insensibles aux fluctuations mondiales, difficilement adaptables aux
changements dans la nature des échanges internationaux. En effet le système communiste
était organisé économiquement comme une entité autarchique et par sa nature niait la nécessité de prendre part dans les échanges internationaux.9 Bien sûr, les pratiques des différents États communistes variaient largement.
L’objectif majeur du communisme se heurta à des limites objectives, provenant de la nature
économique du système - le communisme d’État était en effet un capitalisme d’État, si on
reprend le terme de Lénine. Le paradoxe est évident - la société juste, égalitaire, libre et riche
en même temps ne restait qu’une belle promesse, longtemps maintenue par des appels à
des sacrifices. Avec l’avènement des nouvelles générations, cet appel devenait de moins en
moins efficace et mobilisateur.
3. La modernisation compétitive.
L’expansion du communisme ne peut pas être expliquée ni par les effets de la guerre révolutionnaire, ni par la simple attraction de la grande promesse communiste. Dans la prolifération
du système communiste les deux ont joué leur rôle respectif dans des circonstances diverses. Le plus important est que certaines élites politiques dans le monde entier voyaient dans
le communisme une stratégie de modernisation concurrente au modèle occidental.
L’argument de la menace communiste, utilisé largement au début de la guerre froide, mais
toujours vivant, est en effet la preuve, que le monde communiste a été vu par les élites occidentales comme une concurrence dangereuse.10 Évidemment il ne s’agit pas tellement d’une
menace militaire. Dans la plupart des cas cette menace soviétique a été beaucoup surestimée et exagérée, et aujourd’hui on se rend compte à quel point le système militaire soviétique était inefficace. D’autre part toute les tentatives d’exportation de révolutions ont échoué
après une relativement brève période de triomphe. L’expansion du communisme ne peut pas
être expliquée, donc, par le facteur militaire. Même dans les pays où le communisme a été
instauré avec l’aide de l’Armée rouge à la fin de la Seconde guerre mondiale, les sociétés
étaient largement préparées à accepter le nouveau régime. Il faut aussi ajouter, que pendant
les années 1950,1960 et 1970 les mouvements qui contestaient les pouvoirs communistes ne
contestaient pas tellement le communisme comme projet social, mais plutôt les variantes du
communisme appliqué: stalinienne, néo-stalinienne etc.11 La contestation du communisme
3
Vigreux J. et S. Wolikow (éd.), Cultures communistes au XXe siècle, 2003
comme projet de société commence largement dans les pays de l’Europe de l’Est dans les
années 1980 et était largement aidée et légitimée par la perestroïka soviétique.
Le communisme devenait attractif, parce que donnait un argument fort pour échapper à la
tutelle occidentale pour les élites du Tiers monde. Dans cette partie du monde le communisme apparaissait comme un chois stratégique - le chois des partenaires internationaux. On
peut voir ici le communisme comme une stratégie pour réussir une modernisation retardée
dans un milieu international compétitif, mais hégémonique. Le communisme permettait à certaines élites du Tiers monde de contester la suprématie occidentale et surtout celle des ÉtatsUnis.12
Ainsi de communisme crée un monde différent, autosuffisant, capable de survivre en dehors
des échanges capitalistes mondiaux. Au moins s’était son but déclaré. Mais cela permet de
comprendre mieux les difficultés de la transition post-communiste, qui, entre autre, comprenait aussi l’adaptation des pays post-communiste à une situation nouvelle pour eux, où ils
n’avaient pas une place compétitive. Dans cette perspective le communisme apparaît comme
une stratégie, qui vise à échapper aux contraintes de la répartition des forces, des ressources et du pouvoir dans le monde.
Le communisme est un phénomène historique, un instrument de la modernisation rapide, qui
a réussi plus qu’on ne le pense. Partout où le communisme a pu s’instauré, il a su créer des
sociétés modernes de consommation, mais en fin de compte pas compétitives.13 Parce que
sa logique était le contraire à la compétitivité. Marx, avait-il raison de dire: communisme ou
bien partout, ou bien nul part. Le problème n’est pas de juger, si le communisme était le pire
des systèmes, où seulement il faisait parti des plus mauvais systèmes de gouvernement, que
le monde ait connu. Ce n’est vraiment pas intéressant. Le problème est de savoir, si sur les
débris des États communistes il est toujours possible de mener le débat sur le projet de société.
1
Cf. Fr. Furet. Le passé d’une illusion, P.1994.
Le Livre noir du communisme en est une belle illustration.
Sur la différente façon, dont les générations se créent leurs mémoire du communisme voire le recueil du CEFRES
de Prague, Mémoires du communisme, Prague, 2001.
4
Le débat est déjà suffisamment long. Pour avoir une certaine idée des différents points de vue voir M. Ferro, Nazisme et communisme, Hachette, 1999, comme E. Traverzo, Le Totalitarisme, Éditions du Seuil, 2001.
5
Cf. J. Kornai, The Socialist System. Political Economy of Communism, Oxford University Press, 1992, le chapitre
13.3 sur la sécurité économique.
6
La modernisation est l’objet de nombreux ouvrages. Pour en citer quelques uns, voir J. Habermas, The Philisophical
Discourse of Modernity, Cambridge (Mass.), 1995, où il définit le processus comme un rationalisation et comme un
élan vers le futur. Mais du point de vue politique, la modernisation est en effet la division du public et du privé,
l’apparition de la sphère publique de l’État moderne (cf. R. King, The State and the Modern Society, Chatham House,
1986).
7
Dans ses derniers écrits de 1922 Lénine analyse le système économique de la NEP et l’appelle “capitalisme État”.
(Cf. Lénine, “Pages du journal”, 1922).
8
La Nouvelle politique économique (NEP) fut lancée par Lénine au 10e congrès du Parti bolchevique en 1921. (cf.
Lénine, “De l’impôt alimentaire”, 1921).
9
Pour une analyse détaillé et approfondi du système économique du communisme État voir J. Kornai, The Socialist
System. Political Economy of Communism, Oxford University Press, 1992. Il note la nature autarchique de ce système économique.
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La menace communiste
11
L’exemple du Printemps de Prague 1968 est les plus souvent cité. Les ouvrages sur cet épisode du communisme
sont abondants, mais tous notent que le mouvement était sous le slogan du “socialisme qu visage humain”.
12
Communisme du tiers monde comme opposition au modèle américain
13
Cette constatation est développée dans plusieurs ouvrages sur l’histoire comparée des pays de l’Europe Centrale
et Orientale après 1945, notamment par Ivan Berend dans Central and Eastern Europe 1944-1993. Detour from the
Periphery to the Periphery, Cambridge University Press, 1996, et comme Richard Crampton dans son Return to Diversity. A political History of East-Central Europe Since World War II, Oxford university press, 1993.
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