Etablissement : Lycée Assomption Classe : Première I 18 Bd Paul

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Etablissement : Lycée Assomption Classe : Première I 18 Bd Paul
Etablissem ent : Lycée Assomption
18 Bd Paul Painlevé
35700 RENNES
Classe : Première I
Enseignant : O. MIGOT
Nom du candidat :
Prénom :
DESCRIPTIF DES LECTURES ET ACTIVITES 2011/2012
Projet d'année > Si l’écriture est un art de l’illusion, cet art peut-il atteindre la complexité de l’homme, le mystère d’un être vivant ?
Séquence n° 1 : "Les rom ans de la rentrée et leurs personnages : éloge de l'hom m e com plexe et m ystérieux"
(objet d'étude "Le personnage de roman du 17ème à nos jours")
objectifs:
culturels
m éthodologiques
esthétiques
l'élève sera capable de :
- s'intéresser aux romans de la rentrée littéraire
- situer ces romans dans une évolution du genre romanesque (très brièvement évoquée)
- dégager comment le roman peut constituer un éloge de l'homme complexe et mystérieux
- analyser les caractéristiques de la narration et un personnage de roman
- attribuer une fonction à l'écriture réaliste dans les romans contemporains
Perspectives
> Comment le roman contemporain
Lectures analytiques
GONCOURT DES LYCEENS :
Groupement :
met le réalisme au service d'une
vision du monde ?
> Le traitement du personnage dans David FOENKINOS, Les Souvenirs (extrait)
> Morgan SPORTES, Tout , tout de suite (sélection Goncourt des Ly céens 2011) :
> pages 206-210
> Comment peut-il être parfois accordé
> Ecriture d'une critique littéraire pour le "Goncourt des Lycéens"
> Delphine DE VIGAN, Rien ne s'oppose à la nuit (sélection Goncourt des Ly céens 2011) :
> excipit : les dernières pages du roman chapitres 59 et 60
> Tous les romans contemporains
> L'écriture dans une revue de presse pour le "Goncourt des Lycéens"
titre proposé par la classe pour cet extrait : "une traque incroy able"
au personnage une vie intérieure ?
(une intériorité romanesque)
Activités Com plém entaires
titre proposé en classe pour cet extrait : "Quand le noir ref lète la lumière"
LE ROMAN DU 17e A NOS JOURS :
La vision du monde révélée par les personnages
doivent-ils être inspirés de faits réels ?
> Marguerite DURAS, L'Amant, 1984 (extrait sur l'intériorité dans une scène de rencontre)
L'analyse des héros et la vision du monde qui leur est liée (corpus)
> Michel BUTOR, La Modification, 1957 (extrait sur l'intériorité dans une scène de rencontre)
initiation au mouvement littéraire et culturel du Nouveau Roman
DIALOGUE CULTUREL AVEC UNE ŒUVRE ARTISTIQUE :
> Odilon Redon
Lecture personnelle d'une œuvre intégrale par l'élève (une de la sélection "Goncourt des Lycéens 2011" au choix) :
page 1 /2
Séquence n° 2 : "La représentation de la m étam orphose dans un contexte autoritaire "
(objet d'étude : "Le texte théâtral et sa représentation, du XVIIème siècle à nos jours")
objectifs:
culturels
m éthodologiques
esthétiques
l'élève sera capable de :
- dégager l'apport de deux mouvements littéraires et culturels différents (17e et 20e) à l'art théâtral
- appréhender le personnage de théâtre dans sa capacité à se transformer au cours d'une intrigue
- analyser l'art de la vraisemblance
- analyser différentes représentations possibles de la métamorphose d'un personnage
Perspectives
Lectures analytiques
Le pouvoir de l’illusion
conform iste (amplifiée par
> Oeuvre complète :
l’absence de distanciation et la
Ionesco, Rhinocéros
difficulté d’affirmer un choix de sens
personnel) sur la métamorphose de
l’individu
Extrait n°1 : Acte II, s cène 2 (l a méta morphos e)
Activités Com plém entaires
LA REPRESENTATION de la METAMORPHOSE :
> étude comparative avec
La Vague , film de Dennis GANSEL (à partir du roman de Strasser)
--> mise en parallèle av ec Rhinocéros : la métamorphose
d'un personnage en lien av ec l'extrémisme de son env ironnement
Le pouvoir de l’illusion théâtrale Extrait n°2 : Acte III (l e dénouement, monol ogue)
> de « Je suis tout à fait seul » à « Un être humain »
(amplifiée par les effets baroques de
> puis de « Je ne suis pas beau » à la fin
dédoublements, effets de miroir et
LE THEATRE DU 17e A NOS JOURS :
mises en abyme ) sur la
métamorphose du spectateur
Extraits n°3 et n°4 comparés : (i rrupti on du tra gi que et représ enta ti on de l ’i l l us i on)
Acte I, p.26
> L'Illusion comique e t Rhinocéros :
> Comment les doubles et dédoublements,
Acte II, tableau 1 p.113
> Comment ces œuv res sont-elles au serv ice du théâtre ?
effets de miroir, mises en abyme aussi bien à l'époque baroque
> Les f onctions du monologue
> une approche : le tragique (corpus)
> un mouvement littéraire et culturel : l'absurde (corpus)
> étude d'extraits de représentations théâtrales :
que dans la démarche de l'absurde peuvent-ils être à la fois créateurs
d'illusion et de désillusion ?
> Comment représenter les
> Oeuvre complète :
Corneille, l'Illusion Comique
transformations d'un personnage
- qu'elles soient extérieures ou
intérieures - quand le contexte est
> L'Illusion Comique, mise en scène de Marion Bierry (2007 - 2 nominations aux Molières)
> Rhinocéros, mise en scène d'Emmanuel DEMARCY -MOTA (2006)
> lien avec la dissertation :
> Théâtre lu / Théâtre joué
Extrait n°5 : Acte I, s cène 1 (expos i ti on)
Extrait n°6 : Acte IV, s cène 7 (monologue de Cl i ndor en pri s on)
DIALOGUE CULTUREL AVEC UNE ŒUVRE ARTISTIQUE :
celui d'une situation autoritaire ?
Extrait n°7 : Acte V, s cène 6 (l e dénouement)
> Comment un contexte autoritaire
> La mise en scène de la métamorphose dans la sculpture : Bernin, Apollon et Daphné , 1622
est propice à faire naître
> La théâtralité dans l'œuvre picturale d'Edv ard MUNCH (Oslo, 1863-1944)
des automatismes qui peuvent
s'avérer spectaculaires au théâtre ?
Lecture personnelle d'une œuvre intégrale européenne :
* Shakespeare, Hamlet
* Calderon, La vie est un songe
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Morgan Sportès, Tout, tout de suite, p.206-210
 Les pages précédant le début du roman :
Quand le citoyen-écologiste prétend poser la question la plus dérangeante en demandant : Quel monde allonsnous laisser à nos enfants ?, il évite de poser cette autre question, réellement inquiétante : A quels enfants
allons-nous laisser le monde ?
Jaime Semprun, « L'abîme se repeuple », 1997.
Les spécialistes estiment d'ores et déjà que dans un futur proche 20 % des gens seront employés tandis que 80
% seront sans activité. On prévoit de maintenir ces inactifs à un niveau de subsistance suffisant en leur
procurant un divertissement abêtissant.
Jacek Kuron, octobre 2002, cité dans « La Nouvelle Alternative », n° 57, août 2005.
En 2006, un citoyen français musulman d'origine ivoirienne a kidnappé et assassiné, dans des conditions
particulièrement atroces, un citoyen français de confession juive. J'appelle le premier Yacef, le second Élie.
L ' u n a 25 ans, l'autre 23. J'ai réélaboré ces faits, à travers mon imaginaire, pour en nourrir une création
littéraire, une fiction. Seule leur logique m'intéressait, leur signification implicite : ce qu'ils nous disent sur
l'évolution de nos sociétés ébranlées par la mondialisation. Au demeurant, qu'est-ce q u ' u n « fait » ? Les
médias, sur cette affaire, ont produit nombre de variations romanesques : le gang des Barbares. Différemment
sans doute, mon livre appartient au genre d u roman. Appelons-le : « conte de faits ».
 Deux lignes placées en début de récit, sur la page même de l'incipit :
« Il n'y a pas de faits, il n'y a que des interprétations. »
Nietzsche, « La Volonté de puissance».
Extrait p.206-210
1
5
En moins de quinze minutes, le cyber concerné est identifié : un établissement du Xe arrondissement, 10 rue de
la Fidélité. Aussitôt une brigade volante, patrouillant dans le quartier, est mise en chasse. Elle déboule dans le
cyber : cinq minutes trop tard.
C'est « un grand Noir athlétique », portant « un bonnet de laine et une écharpe cachant le bas de son
visage», qui s'est servi de l'ordinateur incriminé, explique le patron du cyber. « Il n'est pas resté plus de cinq
minutes. Il portait des gants. »
Inutile donc de chercher ses empreintes digitales.
Dès lors, une traque impitoyable commence. Ça ressemble à un video game. Les policiers, informés par les
firmes Internet et télécom, suivent, quasi instantanément, la course de « l'Africain au bonnet noir » sur la carte
10 de Paris, selon le taxiphone, le publiphone ou le cybercafé dont il vient de faire usage. La police arrive toujours
quelques minutes trop tard. Toute à ce jeu, sans doute ne songe-t-elle pas trop à l'otage, et moins encore à la
rage qui s'accumule dans l'étrange cœur, sombre, tortueux, du ravisseur.
Première grave erreur de celui-ci : le jeudi 2 février 2006, un froid jeudi d'hiver (0° : autant pour Élie nu dans sa
cave), Yacef utilise un cybercafé dont il s'était déjà servi, rue Poirier-du-Narçay, XlVe. C'est de là, en effet, qu'il
15 avait envoyé à la famille la première photo de l'otage, deux semaines auparavant. Indice d'importance pour la
police : une caméra, cachée par ses soins dans cet établissement, a filmé le ravisseur. On le voit pousser la
porte vitrée de la boutique, à 12 heures, 24 minutes, 48 secondes précisément. Il est vêtu d'un sweat clair (orné
d'une lettre « A » sur la poitrine), avec capuche rabattue sur la tête, et d'une écharpe sombre occultant le bas
de son visage. Ce visage, on ne le distingue donc que très peu, d'autant que la capuche le couvre d'ombre. C'est
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tout juste si, sur sa peau noire, le blanc des yeux se découpe, deux gros yeux bien ronds. L'inconnu, semble-t-il,
cause avec le patron de la boutique, qui est hors champ. Il lève un doigt en se tournant de trois quarts. Sans
doute désigne-t-il le box, muni d'un ordinateur, où il demande à s'installer.
Pendant neuf minutes, l'homme disparaît de l'écran. Le temps pour lui d'envoyer un message. Il est donc
très rapide. On le voit réapparaître, de face, au moment où il paie (12 heures, 38 minutes, 58 secondes). Puis il
25 se retourne. Sa silhouette, de dos, avec une capuche pointue, se dirige vers la porte vitrée. Il l'ouvre, sort. La
porte se referme. A travers la vitre, quelques instants encore, on l'aperçoit qui passe et s'éclipse. Il est 12
heures, 34 minutes, 24 secondes.
L'inconnu, qui vient de créer une nouvelle adresse, niaks05@..„ a envoyé, à partir de celle-ci, vers l'adresse
liberté966@..., précédemment donnée à la famille, le message suivant :
30
« Pas de flic au rdv sinon on lui coupe un doigt. Rdv 13 h 30 devant le KFC Chatelet. Je serai avec un
blouson de cuir noir. Ramener tous les sous. Lui il est dans une voiture à proximité. On ira ensemble le voir.
Vous me donnerez le sac. »
Yacef tombe-t-il dans le piège dressé par la police ? Compte-t-il vraiment se rendre au rendez-vous du KFC ?
Ou fait-il un test ? On sait en tout cas, au vu du film tourné par la caméra cachée, qu'il ment sur un point : il ne
35 porte pas de blouson noir. Peut-on croire, par ailleurs, qu'il prendrait le risque de déplacer l'otage, en voiture,
de Bagneux jusqu'aux Halles de Paris ?
Que devient Elie dans cette affaire ? Une chose. Un objet de négoce. Entre l'Etat et un petit voyou. Une
sorte de fétiche aussi, sur lequel Yacef, pour passer sa rage, frappe et s'acharne. Une poupée de magie noire
qu'on crible d'épingles. Un trésor encore, enterré au fond d'une cave. Un capital dont le récent «propriétaire»
40 enrage de ne pouvoir tirer profit. Cette «marchandise», en effet, ne trouve pas à se «vendre». Sa cote baisse
donc. Mais, avec cette cote, c'est la cote même de Yacef qui s'écroule : à ses yeux à lui, comme à ceux des types
de sa bande. Lui, le caïd, ne serait-il qu'un chariot ? Ceux de Bobigny, déjà, le laissent choir. Sniper a des doutes
et crève de trouille. Il n'y a plus que les « petits » qui soient fidèles. Encore que l'un d'entre eux ait déserté, Tête
de Craie, qu'il faudra remplacer... Yacef est un général sans armée, ou presque. Il avait suscité toutes sortes de
45
rêves. Ces rêves s'écroulent, comme ceux de la Perrette du pot au lait : le pot au lait en l'occurrence est un
jeune homme de 23 ans, crevant de froid, pieds et poings liés, nu, au fond d'une cave obscure.
La police craignait qu'en payant une part, ne serait-ce que minime, de la rançon, elle dévaluerait l'otage et
augmenterait le risque qu'on le supprime comme témoin gênant susceptible d'identifier ses ravisseurs. Ainsi
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prêtait-elle à ceux-ci une rationalité : économique du moins. Mais si le ravisseur n'était qu'un fou dont toute
résistance rencontrée accroît la rage ?
A cheval sur le scooter T. MAX qu'il conduit ce jour-là (scooter sans doute emprunté à un pote), Yacef s'est-il
rendu incognito, à 13 h 30, aux abords du KFC des Halles, boulevard Sébastopol, au centre de Paris, où il devait
supposément toucher la rançon et «montrer l'otage»? Y aura-t-il plus certainement envoyé des comparses ?
55 Son but, dans l'un et l'autre cas, étant non de rencontrer qui que ce soit, mais de tâter le terrain, et de vérifier si
la famille d'Élie (ce dont il est quasi sûr) a informé les « keufs » de son dernier mail ? Le dispositif mis en place
par la police, ce jour-là, autour du KFC aura-t-il été trop voyant ? Ou plus certainement Yacef n'aura-t-il inventé
ce pseudo-rendez-vous que pour déstabiliser davantage ses « adversaires » et les obliger à venir sur son «
60 terrain » : à entrer donc dans son « plan » ? Le fait est que la rencontre de 13 h 30 n'a pas lieu... et qu'une
heure plus tard, à 14 h 49, Yacef, qui a fait un bond au nord de Paris, rue d'Aubervilliers (XIXe), crée, dans un
cyber, une nouvelle adresse, niaks01@... D'où il envoie, à l'adresse liberté966@..., déjà connue de Daniel, le
message suivant :
« Au rdv il y avait des flics, tu t'es foutu de ma gueule. Maintenant tu vas paye comment et ou je veux sinon
je lui coupe un doigts ce soir et je l'envoie par la poste. J'attends ta réponse à 16 h 30. Réponds à NIAKS01@... »
Yacef fait ensuite un détour rue de Tanger (XIXe), dans un autre cyber, pour consulter (16 h 55) cette adresse:
pas de réponse. À 17 h 23, il se retrouve dans le Xe, 105 rue du Faubourg-du-Temple, à Belleville. C'est un
passage couvert qui abrite des marchands de fringues, des couscous, des salons de thé, et une antique boîte de
nuit, la Java. Là, dans un nouveau cyber, il crée une énième adresse d'où il envoie un énième message : la
famille d'Élie doit se préparer à payer le lendemain matin, « comme je veux ». Il exige une réponse avant 18
70 heures.
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À 18 h 20, il s'est déplacé un peu plus à l'est, dans le quartier de Belleville toujours, rue Jean-PierreTimbaud, où s'érige une mosquée, fief islamiste, dit-on (1). Dans un cyber de cette rue, le cinquième cyber où il
entre ce jour-là, il consulte un ordinateur et y trouve ce message, du père d'Élie, visant encore à gagner du
temps :
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« Je suis d'accord pour payer, ne faites rien à Élie, envoyez vos instructions. »
Entre-temps, son signalement - Africain athlétique, environ 1 m 75, sweat-shirt à capuche, pantalon noir,
écharpe noire - a été diffusé dans tous les commissariats de police de Paris, sans que soit évoquée, toutefois,
l'affaire de kidnapping où il est impliqué. Une patrouille le repère au moment où il sort du cyber de la rue JeanPierre-Timbaud. Il détale vers le boulevard de Belleville, abandonnant son scooter garé on ne sait trop où. Des
80 policiers aux trousses, il cavale vers la place Belleville, sur le trottoir droit du boulevard.
La Goulette, Belle-Vie, Hunza, El Benzarbi, restaurants casher et hallal se succèdent tout au long de sa
course. Des boutiques africaines et chinoises aussi. C'est un quartier où les mondes maghrébin, séfarade,
subsaharien et asiatique s'imbriquent intimement. Il dépasse une synagogue et, se confrontant à la boucherie
casher Henrino (volaille, triperie, charcuterie), tourne sur la droite, dans la rue Lemon, puis la rue Desnoyer. Ce
85 sont des rues étroites, pavées à l'ancienne, pleines de magasins orientaux... Yacef, « flics » aux talons toujours,
emprunte, sur la gauche, la rue Ramponeau, qui escalade les flancs de la colline de Belleville. Ici, il est chez lui,
c'est son antre, son refuge. Nombre de foyers d'ouvriers africains sont lotis là. Femmes en boubou, hommes en
djellaba animent le quartier. Il y connaît plein de potes : plus haut, la rue Piat, où se dresse une cité peuplée de
Blacks, est un carrefour du trafic des stupéfiants. Slalomant à travers les ruelles, les parkings, les terrains
90 vagues, il a tôt fait de semer ses poursuivants.
Il respire.
Accoudé à une des balustrades du parc de Belleville, qui domine tout Paris, et contemplant à ses pieds cette
ville immense où il est né, se sera-t-il dit, exalté d'avoir une nouvelle fois roulé les keufs, cette phrase qu'il avait
lancée déjà à une locataire de la rue Maïakovski :
95
- Bientôt, c'est nous qu'on sera les maîtres !
Rastignac d'une Europe postindustrielle naufrageante : Paris, à nous deux !
Note 1 : La Mosquée Omar auait été un rendez-vous des salafistes ; Elle a été le lieu, par ailleurs, d'un fait
tragique : en 2005, un jeune homme, sous prétexe d'exorcisme, y a été battu à mort.
Delphine de Vigan, Rien ne s’oppose à la nuit, JC Lattès, 2011
En ouverture du roman :
« Un jour je peignais, le noir avait envahi toute la surface de la toile, sans formes, sans contrastes, sans
transparences. Dans cet extrême j'ai vu en quelque sorte la négation du noir. Les différences de texture
réfléchissaient plus ou moins faiblement la lumière et du sombre émanait une clarté, une lumière picturale,
dont le pouvoir émotionnel particulier animait mon désir de peindre. Mon instrument n'était plus le noir, mais
cette lumière secrète venue d u noir. »
Pierre Soulages
Les dernières pages du roman :
Chapitre 59
1
5
Lucile avait laissé pour nos enfants une dizaine de petits cadeaux, marqués d'une étiquette avec leurs
prénoms.
La lettre était glissée dans un sac en carton gris, dans lequel nous avons trouvé deux autres paquets, pour
Manon et moi, chacun contenant un pendentif en cristal de chez Lalique, en forme de cœur, accroché à un
cordon de tissu.
Mes fìlles chéries,
Voici venu le moment. Je suis au bout du rouleau et je suis fichue. Les scanners c’est très bien mais il faut
aussi écouter son corps. Je ne dis jamais à personne la totalité de mes maux. Je dis l'un à 1 une, et les autres à
différents autres.
10
Je suis très fatiguée. Ma vie est difficile et ne peut que se détériorer.
Depuis que j'ai pris cette décision je me sens sereine même si je redoute le passage.
Vous êtes toutes les deux les personnes que j'ai le plus aimées au monde et j'ai fait de mon mieux possible,
croyez-le.
Serrez bien contre vous vos beaux enfants.
15
Lucile
PS : C'est mieux avec une chaînette. Vous pouvez changer la couleur mais assez rapidement avant la fin des
soldes, toutes les deux ensemble si nécessaire car il n'y a qu’un ticket cadeau.
Je sais bien que ça va vous faire de la peine mais c’est inéluctable à plus ou moins de temps et je préfère
mourir vivante.
20
J'ai relu cette lettre des dizaines de fois, à la recherche d'un indice, d'un détail, d'un message au-delà du
message, quelque chose qui m'eût échappé. J'ai lu et relu la pudeur de Lucile, cette élégance qui consiste à
mêler le prosaïque à la douleur, l'anecdote à l'essentiel. Cette lettre lui ressemble et je sais aujourd'hui
combien elle nous a transmis à l'une et à l'autre cette capacité à s'emparer du dérisoire, du trivial, pour tenter
de s'élever au-dessus des brouillards.
25 Dans les jours qui ont suivi la découverte de son corps, alors que je sentais que le mien n'avait pas encore
évacué la terreur (la terreur était dans mon sang dans mes mains dans mes yeux dans les battements
irréguliers de mon cœur), j'ai pensé que Lucile ne m'avait pas épargnée. Elle savait que nous finirions par nous
inquiéter, elle savait que j'habitais beaucoup plus près que Manon - qui vit dorénavant en dehors de Paris -,
elle savait que j'avais la clé, elle savait que j'irais seule. Malgré moi, ce constat me laissait un goût amer.
30
Un matin, plus de quinze jours après sa mort, j'ai reçu un appel de la gardienne de sa résidence. Elle venait de
trouver une lettre écrite par Lucile, qui lui avait été retournée.
Cette lettre m'était adressée et avait été postée le jour de sa mort.
Dans ce court message que j'aurais dû recevoir dès le lundi, Lucile, à sa manière, m'avertissait de son décès :
elle m'envoyait un chèque de huit mille euros pour [ses/ frais, espérait qu'il resterait de quoi nous acheter un
cadeau durable, me précisait en post-scriptum qu'elle avait provisionné son compte pour toutes les charges
35 jusqu'à la fin du mois de mars.
Si j'avais reçu cette lettre, j'aurais eu le choix d'aller chez elle ou d'y envoyer les pompiers.
Dans la confusion qui précédait le passage à l'acte. Lucile s'était trompée de numéro de rue.
Pendant des semaines, je me suis repassé en boucle les détails, les mots, les situations, les remarques, les
silences qui auraient dû m alerter, pendant des semaines j'ai cherché à hiérarchiser les causes du suicide de
40 Lucile, le désespoir, la maladie, la fatigue, le décès de Liane, l'inactivité, le délire, et puis les ai toutes réfutées,
pendant des semaines j'ai repris tout depuis le début, et puis dans l'autre sens, pendant des semaines je me
suis posé et reposé les mêmes questions que j'ai partagées avec d'autres : pourquoi avait-elle mis fin à ses
jours alors que les examens étaient bons, pourquoi n'avait-elle pas attendu le scanner pour lequel elle avait
rendez-vous quelques jours plus tard, pourquoi jusqu'à la fin continuait-elle à fumer une moitié de cigarette
45 quand elle craquait, au lieu de recommencer à fumer pour de bon, si c'était pour en arriver là ?
Pourquoi ?
J'étais sûre d'une chose : c'était dans ce moment de vide et d'épuisement qui suit les traitements qu'il fallait
être présent. Et c'était là que j'avais levé le pied.
50
Avec Manon nous sommes allées voir le psychiatre de Lucile, je voulais des explications. Selon lui la question
n'était pas de savoir pour quelles raisons Lucile avait choisi ce moment-là, mais plutôt comment elle avait
tenu tout ce temps, toutes ces années. Il nous a dit qu'elle parlait souvent de nous, qu'elle était fière, que
nous étions sa raison de vivre.
J'ai utilisé le pass Navigo de Lucile pendant plusieurs semaines (le prélèvement avait été fait avant la clôture
de son compte) avec une étrange satisfaction : au regard de la RATP qui enregistre les déplacements, Lucile
55 prenait le métro, circulait dans tout Paris, continuait d'exister.
Chaque nuit, me revenait l'image de ma mère dans son lit, je revoyais ses cheveux blonds et son gilet noir, son
corps tourné vers le mur, dès que je me couchais sur le côté, dans la position dans laquelle je l'avais trouvée,
l'image revenait, entravait ma respiration, je revoyais ses mains bleues, la carafe et le verre d'eau, toutes les
nuits je ne pouvais m'empêcher d'imaginer Lucile, ce vendredi 25 janvier, enroulée dans ses couvertures,
seule dans son petit appartement. J'imaginais les longues minutes qui avaient précédé l'inconscience, sans
60
personne pour caresser ses cheveux, lui tenir la main, je pleurais en silence, des larmes au goût d'enfance, des
larmes privées d'adieux, je me tournais et me retournais, incapable de trouver le sommeil.
Les photos, les lettres, les dessins, les dents de lait, les cadeaux de fête des mères, les livres, les vêtements, les
babioles, les gadgets, les papiers, les journaux, les cahiers, les textes dactylographiés, Lucile avait tout gardé.
65 Lorsque nous avons fini de trier l'invraisemblable brocante que contenait son appartement, nous avons
organisé une journée porte ouverte afin que chacun puisse venir récupérer un objet, un bijou, un bibelot, qui
lui rappellerait Lucile. Le reste partirait chez Emmaüs.
Au milieu du monde, mes enfants sont venus, ils étaient contents de voir une dernière fois le vert refuge de
Lucile, je voulais qu'ils puissent choisir en souvenir quelques jouets dans la caisse en bois qu'au fil des années
70 elle avait constituée pour eux.
Ils sont repartis avec mon amie Mélanie, qui emportait dans sa voiture les cartons que je n'avais pas pu
transporter en métro. Ils sont passés chez elle pour en déposer quelques-uns dans sa cave (je n'avais pas la
place de les prendre), avant de rapporter chez moi les photos, les plantes et quelques affaires que je voulais
garder.
75
Je les ai retrouvés en bas de mon immeuble, j'ai ouvert le coffre de la voiture. Posée au-dessus des sacs et
des cartons, trônait la pancarte « Pelouse interdite » de la résidence de Lucile, dont le pied était couvert de
terre. À la demande de mes enfants, Mélanie, qui n'est pas du genre à reculer devant la transgression, l'avait
arrachée.
Ma fille m'a expliqué, comme si c'était la chose la plus naturelle du monde, l'hommage qui était le leur.
80 - Grand-mère Lucile voulait la piquer, alors on l'a fait.
Chapitre 60
Quelques mois après sa mort, lorsqu'il m'a fallu remplir la déclaration fiscale de Lucile, j'ai découvert que le
montant mensuel de sa pension de retraite, après réclamation et réévaluation, s'élevait à six cent quinze
euros cinquante.
85 Lucile payait un loyer de deux cent soixante-douze euros, le compte était vite vu.
Elle aurait préféré crever plutôt que nous demander quoi que ce soit, me suis-je dit, puis j'ai pensé que c'était
exactement ce qu'elle avait fait, et j'ai beaucoup pleuré.
90
C'est une idée qui revient souvent.
Lorsque nous avions vidé l'appartement de Lucile, j'avais gardé la radio sur laquelle elle s'était endormie, un
petit transistor que je lui avais offert quelques années plus tôt. J'avais hésité à le prendre, la joue droite et
l'oreille de Lucile reposaient sur ce poste quand je l'avais trouvée. Finalement, je l'avais nettoyé et posé dans
un coin de mon salon, en attendant de décider de son sort.
Pendant des semaines, le poste de Lucile s'est allumé tout seul, à des heures différentes. D'abord terrorisée,
95 j'en suis venue à me dire que Lucile me faisait un signe, puis j'ai cherché, sans succès, la fonction mystérieuse
qui déclenchait la mise sous tension.
100
Sur une zone étroite et délimitée qui entourait l'un des boutons de réglage, j'ai découvert une pellicule fine et
brune, impossible à identifier, qui pouvait éventuellement provenir d'un résidu alimentaire. Je me suis
étonnée qu'elle ait échappé à mon premier nettoyage, avec un coton et de l'alcool, je l'ai frottée de nouveau.
La trace brune est revenue.
Je l'ai nettoyée dix fois, vingt fois, mais toujours la trace brune est revenue, comme si s'était déposé à cet
endroit quelque chose d'invisible à l'œil nu, qui moisissait ou s'oxydait.
Un matin, dans un accès de panique, j'ai jeté le transistor.
À peu près à la même époque m'est venue l'idée d'écrire sur Lucile, aussitôt congédiée. Et puis l'idée, comme
105 la tache, est revenue.
Il y a quelques mois, alors que j'avais commencé l'écriture de ce livre, mon fils, comme souvent, s'est installé
dans le salon pour faire ses devoirs. Il devait répondre à des questions de compréhension sur « L'Arlésienne »,
une nouvelle d'Alphonse Daudet, tirée des Lettres de mon moulin.
À la page quatre-vingt-dix-neuf du livre de français Lettres vives, classe de 5e, la question suivante lui était posée : «
110 Quels détails prouvent que la mère de Jan se doutait que son fils n'était pas guéri de son amour ? Peut-elle
cependant empêcher le suicide de s'accomplir ? Pourquoi ? »
Mon fils réfléchit un instant, note avec application la première partie de sa réponse sur son cahier. Puis, à voix
haute, sur un ton péremptoire et parfaitement détaché, comme si tout cela n'avait rien à voir avec nous, ne
nous concernait en rien, mon fils répond lentement, à mesure qu'il note : « Non. Personne ne peut empêcher
115 un suicide. »
Me fallait-il écrire un livre, empreint d'amour et de culpabilité, pour parvenir à la même conclusion ?
Parmi les photos de Lucile que nous avons retrouvées chez elle, sur une planche contact en noir et blanc, j'ai
repéré cette toute petite image de ma mère, prise à la table familiale de Versailles ou de Pierremont. Sur la
même planche, on reconnaît Liane, Georges, Gabriel, Lisbeth et d'autres encore.
Lucile y apparaît de profil, elle porte un pull à col roulé noir, tient une cigarette dans la main gauche, elle
120 semble regarder quelqu'un ou quelque chose, mais probablement ne regarde rien, son sourire est d'une
obscure douceur.
Le noir de Lucile est comme celui du peintre Pierre Soulages. Le noir de Lucile est un Outrenoir, dont la
réverbération, les reflets intenses, la lumière mystérieuse, désignent un ailleurs.
Aujourd'hui, je ne cherche plus, je m'en tiens à la lettre que Lucile a laissée. J'entends Lucile comme elle
125 aimait qu'on l'entende : au pied de la lettre.
Elle savait et sentait que la maladie finirait par l'emporter, elle souffrait, elle était fatiguée. Les combats
qu'elle avait menés tout au long de sa vie ne lui avaient pas laissé la force de mener celui-là.
Lucile est morte à soixante et un ans, avant d'être une vieille dame.
Lucile est morte comme elle le souhaitait : vivante.
130 Aujourd'hui, je suis capable d'admirer son courage.
Michel Butor, La Modification
Ce voyage devrait être une libération, un rajeunissement, un grand nettoyage de votre corps
et de votre tête ; ne devriez-vous pas en ressentir déjà les bienfaits et l’exaltation ? Quelle
est cette lassitude qui vous tient, vous diriez presque ce malaise ? Est-ce la fatigue
accumulée depuis des mis et des années, contenue par une tension qui ne se relâchait
point, qui maintenant se venge, vous envahit, profitant de cette vacance* que vous vous êtes
accordée, comme profite la grande marée de la moindre fissure dans la digue pour
submerger de son amertume stérilisante les terres que jusqu’alors ce rempart avait
protégées.
Mais n’est-ce pas justement pour parer à ce risque dont vous n’aviez que trop conscience
que vous avez entrepris cette aventure, n’est-ce pas vers la guérison de toutes ces
premières craquelures avant-coureuses du vieillissement que vous achemine cette machine,
vers Rome où vous attendent quel repos et quelle réparation ?
Alors pourquoi cette crispation de vos nerfs, cette inquiétude qui gêne la circulation de votre
sang ? Pourquoi n’êtes-vous pas déjà mieux délassé ? Est-ce vraiment le simple
changement de l’horaire qui provoque en vous ce bouleversement, ce dépaysement, cette
appréhension, le fait de partir à huit heures du matin, non le soir comme à l’habitude ?
Seriez-vous déjà si routinier, si esclave ? Ah, c’est alors que cette rupture était nécessaire et
urgente, car attendre quelques semaines encore, c’était tout perdre, c’était le fade enfer qui
se refermait, et jamais plus vous n’auriez retrouvé le courage. Enfin la délivrance approche
et de merveilleuses années.
* vacance : moment de vide, d’inoccupation
Michel Butor (1926-), La Modification
Editions de Minuit, 1957
Marguerite Duras, L’Amant
L’homme élégant est descendu de la limousine, il fume une cigarette anglaise. Il regarde la
jeune fille au feutre* d’homme et aux chaussures d’or. Il vient vers elle lentement. C’est
visible, il est intimidé. Il ne sourit pas tout d’abord. Tout d’abord il lui offre une cigarette. Sa
main tremble. Il y a cette différence de race, il n’est pas blanc, il doit la surmonter, c’est
pourquoi il tremble. Elle lui dit qu’elle ne fume pas, non merci. Elle ne dit rien d’autre, elle ne
lui dit pas laissez-moi tranquille. Alors il a moins peur. Alors il lui dit qu’il croit rêver. Elle ne
répond pas. Cela n’est pas la peine qu’elle réponde, que répondrait-elle. Elle attend. Alors il
lui demande : mais d’où venez-vous ? Elle dit qu’elle est la fille de l’institutrice de l’école des
filles de Sadec. Il réfléchit et puis il dit qu’il a entendu parler de cette dame et de son manque
de chance avec cette concession* qu’elle aurait achetée au Cambodge, c’est bien ça, n’estce pas ? Oui c’est ça.
Il répète que c’est tout à fait extraordinaire de la voir sur ce bac. Si tôt le matin, une jeune
fille belle comme elle l’est, vous ne vous rendez pas compte, c’est très inattendu, une jeune
fille blanche dans un car indigène.
Il dit que le chapeau lui va bien, très bien même, que c’est… original… un chapeau
d’homme, pourquoi pas ? elle est si jolie, elle peut tout se permettre.
* feutre : chapeau en feutre
* concession : terre
Marguerite Duras (1914-1996), L’Amant
Editions de Minuit, 1984
Extrait n° 1 > Acte II, scène 2, de « l’humanisme est périmé... » p.161 à « Vous êtes rhinocéros ! » p.164
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JEAN
L’humanisme est périmé ! Vous êtes un vieux sentimental ridicule.
Il entre dans la salle de bains.
BERENGER
Enfin, tout de même, l’esprit...
JEAN, dans la salle de bains.
Des clichés ! Vous me racontez des bêtises.
BERENGER
Des bêtises !
JEAN, de la salle de bains, d’une voix très rauque difficilement compréhensible.
Absolument.
BERENGER
Je suis étonné de vous entendre dire cela, mon cher Jean ! Perdez-vous la tête ? Enfin, aimeriez-vous être
rhinocéros ?
JEAN
Pourquoi pas ? Je n’ai pas vos préjugés.
BERENGER
Parlez plus distinctement. Je ne comprends pas. Vous articulez mal.
JEAN, toujours de la salle de bains.
Ouvrez vos oreilles !
BERENGER
Comment ?
JEAN
Ouvrez vos oreilles. J’ai dit, pourquoi ne pas être un rhinocéros ? J’aime les changements.
BERENGER
De telles affirmations venant de votre part... (Bérenger s’interrompt, car Jean fait une apparition effrayante. En
effet, Jean est devenu tout à fait vert. La bosse de son front est presque devenue une corne de rhinocéros.) Oh !
Vous semblez vraiment perdre la tête ! (Jean se précipite vers son lit, jette les couvertures par terre, prononce
des paroles furieuses et incompréhensibles, fait entendre des sons inouïs.) Mais ne soyez pas si furieux, calmezvous ! Je ne vous reconnais plus.
JEAN, à peine distinctement.
Chaud... trop chaud. Démolir tout cela, vêtements, ça gratte, vêtements, ça gratte.
Il fait tomber le pantalon de son pyjama.
BERENGER
Que faites-vous ? Je ne vous reconnais plus ! Vous si pudique d’habitude !
JEAN
Les marécages ! Les marécages !...
BERENGER
Regardez-moi ! Vous ne semblez plus me voir ! Vous ne semblez plus m’entendre !
JEAN
Je vous entends très bien ! Je vous vois très bien !
Il fonce vers Béranger tête baissée. Celui-ci s’écarte.
BERENGER
Attention !
JEAN, soufflant bruyamment.
Pardon !
Puis il se précipite à toute vitesse dans la salle de bains.
BERENGER fait mine de fuir vers la porte à gauche, puis fait demi-tour et va dans la salle de bains à la suite de Jean, en
disant :
Je ne peux tout de même pas le laisser comme cela, c’est un ami. (De la salle de bains.) Je vais appeler le
médecin ! C’est indispensable, indispensable, croyez-moi.
JEAN, dans la salle de bains.
Non.
BERENGER, dans la salle de bains.
Si. Calmez-vous, Jean ! Vous êtes ridicule. Oh ! Votre corne s’allonge à vue d’œil !... Vous êtes rhinocéros !
Eugène IONESCO, Rhinocéros
est-ce que je me comprends? (Il va vers le milieu de la
chambre.) Et si, comme me l'avait dit Daisy, si c'est eux qui
ont raison? (Il retourne vers la glace.) Un homme n'est pas
laid, un homme n'est pas laid! (Il se regarde en passant la
main sur sa figure.) Quelle drôle de chose! A quoi je
ressemble alors? A quoi? (Il se précipite vers un placard,
en sort des photos, qu'il regarde.) Des photos! Qui sont-ils
tous ces gens-là? M. Papillon, ou Daisy plutôt? Et celui-là,
est-ce Botard ou Dudard, ou Jean? ou moi, peut-être! (Il se
précipite de nouveau vers le placard d'où il sort deux ou
trois tableaux.) Oui, je me reconnais; c'est moi, c'est moi!
(Il va raccrocher les tableaux sur le mur du fond, à côté
des têtes des rhinocéros.) C'est moi, c'est moi. (Lorsqu'il
accroche les tableaux, on s'aperçoit que ceux-ci
représentent un vieillard, une grosse femme, un autre
homme. La laideur de ces portraits contraste avec les têtes
des rhinocéros qui sont devenues très belles. Bérenger
s'écarte pout contempler les tableaux.)
Extrait analysé : de « Je suis tout à fait seul » à « Un être humain »
puis de « Je ne suis pas beau » à la fin (mis en évidence par un
passage de lignes)
Acte III
Tandis que Bérenger continue à se regarder
dans la glace, elle se dirige doucement vers la
porte en disant : « II n'est pas gentil, vraiment il
n'est pas gentil. » Elle sort, on la voit descendre
lentement le haut de l’escalier.
BERENGER ,
se regardant toujours dans la glace.
Ce n'est tout de même pas si vilain que ça un
homme. Et pourtant, je ne suis pas parmi les plus
beaux! Crois-moi, Daisy! (Il se retourne.) Daisy!
Daisy! Où es-tu Daisy? Tu ne vas pas faire ça! (Il se
précipite vers la porte.) Daisy! (Arrivé sur le palier, il
se penche sur la balustrade.) Daisy! remonte! reviens,
ma petite Daisy! Tu n'as même pas déjeuné ! Daisy, ne
me laisse pas tout seul ! Qu'est-ce que tu m'avais
promis! Daisy! Daisy! (Il renonce à l'appeler, fait un
geste désespéré et rentre dans sa chambre.)
Évidemment. On ne s'entendait plus. Un ménage
désuni. Ce n'était plus viable. Mais elle n'aurait pas dû
me quitter sans s'expliquer. (Il regarde partout.) Elle
ne m'a pas laissé un mot. Ça ne se fait pas.
Je suis tout à fait seul maintenant. (Il va
fermer la porte à clé, soigneusement, mais avec
colère.) On ne m'aura pas, moi. (Il ferme
soigneusement les fenêtres.) Vous ne m'aurez pas,
5 moi. (Il s'adresse à toutes les têtes de rhinocéros.) Je
ne vous suivrai pas je ne vous comprends pas! Je reste
ce que je suis. Je suis un être humain. Un être
humain.
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(Il va s'asseoir dans le fauteuil.) La situation est
absolument intenable. C'est ma faute, si elle est partie.
J'étais tout pour elle. Qu'est-ce qu'elle va devenir?
Encore quelqu'un sur la conscience. J'imagine le pire,
le pire est possible. Pauvre enfant abandonnée dans
cet univers de monstres! Personne ne peut m'aider à
la retrouver, personne car il n'y a plus personne.
(Nouveaux barrissements, courses éperdues, nuages
de poussière.) Je ne veux pas les entendre. Je vais
mettre du coton dans les oreilles. (Il se met du coton
dans les oreilles et se parle à lui-même dans la glace.)
Il n'y a pas d'autre solution que de les convaincre, les
convaincre, de quoi? Et les mutations sont-elles
réversibles? Hein, sont-elles réversibles ? Ce serait un
travail d'Hercule, au-dessus de mes forces. D'abord,
pour les convaincre, il faut leur parler. Pour leur
parler, il faut que j'apprenne leur langue. Ou qu'ils
apprennent la mienne? Mais quelle langue est-ce que
je parle? Quelle est ma langue? Est-ce du français, ça?
Ce doit bien être du français? Mais qu'est-ce que du
français? On peut appeler ça du français, si on veut,
personne ne peut le contester, je suis seul à le parler.
Qu'est-ce que je dis ? Est-ce que je me comprends,
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Je ne suis pas beau, je ne suis pas beau. (Il
décroche les tableaux, les jette par terre avec fureur, il va
vers la glace.) Ce sont eux qui sont beaux. J'ai eu tort! Oh!
comme je voudrais être comme eux. Je n'ai pas de corne,
hélas ! Que c'est laid, un front plat. Il m'en faudrait une ou
deux, pour rehausser mes traits tombants. Ça viendra
peut-être, et je n'aurai plus honte, je pourrai aller tous les
retrouver. Mais ça ne pousse pas! (Il regarde les paumes
de ses mains.) Mes mains sont moites. Deviendront-elles
rugueuses? (Il enlève son veston, défait sa chemise,
contemple sa poitrine dans la glace.) J'ai la peau flasque.
Ah, ce corps trop blanc, et poilu! Comme je voudrais avoir
une peau dure et cette magnifique couleur d'un vert
sombre, une nudité décente, sans poils, comme la leur! (Il
écoute les barrissements.) Leurs chants ont du charme, un
peu âpre, mais un charme certain! Si je pouvais faire
comme eux. (Il essaye de les imiter.) Ahh, ahh, brr! Non,
ça n'est pas ça! Essayons encore, plus fort! Ahh, ahh, brr!
non, non, ce n'est pas ça, que c'est faible, comme cela
manque de vigueur! Je n'arrive pas à barrir. Je hurle
seulement. Ahh, ahh, brr! Les hurlements ne sont pas des
barrissements! Comme j'ai mauvaise conscience, j'aurais
dû les suivre à temps. Trop tard maintenant! Hélas, je suis
un monstre, je suis un monstre. Hélas, jamais je ne
deviendrai rhinocéros, jamais, jamais! Je ne peux plus
changer. Je voudrais bien, je voudrais tellement, mais je ne
peux pas. Je ne peux plus me voir. J'ai trop honte! (Il
tourne le dos à la glace.) Comme je suis laid! Malheur à
celui qui veut conserver son originalité! (Il a un brusque
sursaut.) Eh bien tant pis! Je me défendrai contre tout le
monde! Ma carabine, ma carabine! (Il se retourne face au
mur du fond où sont fixées les têtes des rhinocéros, tout en
criant :) Contre tout le monde, je me défendrai ! Je suis le
dernier homme, je le resterai jusqu'au bout! Je ne capitule
pas!
RIDEAU
Ionesco, Rhinocéros
Rapprochement de deux extraits :
Acte I (p.26, juste après les répétitions des « Ça alors ! ») et Acte 2, tableau 1 (p.113)
Acte I (p.26)
TOUS, sauf Bérenger.
Ça alors !
BERENGER, à Jean.
Il me semble, oui, c’était un rhinocéros ! Ça en fait de la poussière ! Il sort son mouchoir, se mouche.
LA MENAGERE
Ça alors ! ce que j’ai peur !
L’EPICIER, à la Ménagère.
Votre panier... vos provisions...
Le Vieux Monsieur, s’approchant de la Dame et se baissant pour ramasser les provisions éparpillées sur le
plancher. Il la salue galamment , enlevant son chapeau.
LE PATRON
Tout de même, on n’a pas idée...
LA SERVEUSE
Par exemple !...
LE VIEUX MONSIEUR, à la Dame.
Voulez-vous me permettre de vous aider à ramasser vos provisions ?
LA DAME, au Vieux Monsieur.
Merci Monsieur. Couvrez-vous, je vous prie. Oh ! ce que j’ai eu peur.
LE LOGICIEN
La peur est irrationnelle. La raison doit la vaincre.
LA SERVEUSE
On ne le voit déjà plus.
LE VIEUX MONSIEUR, à la Ménagère, montrant le Logicien.
Mon ami est logicien.
JEAN, à Bérenger.
Qu’est-ce que vous en dites ?
LA SERVEUSE
Ça va vite, ces animaux-là !
LA MENAGERE, au Logicien.
Enchantée, monsieur.
Eugène IONESCO, Rhinocéros
Acte 2, tableau 1 (p.113)
MONSIEUR PAPILLON
C‘est bien ennuyeux que M. Bœuf soit absent. Mais ce n’est pas une raison pour vous affoler !
MADAME BŒUF, avec peine.
C’est que... c’est que... j’ai été poursuivie par un rhinocéros depuis la maison jusqu’ici...
BERENGER
Unicorne, ou à deux cornes ?
BOTARD, s’esclaffant.
Vous me faites rigoler !
DUDARD, s’indignant.
Laissez-la donc parler !
MADAME BŒUF, faisant un effort pour préciser, et montrant du doigt en direction de l’escalier.
Il est là, en bas,à l’entrée. Il a l’air de vouloir monter l’escalier.
Au même instant, un bruit se fait entendre. On voit les marches de l’escalier qui s’effondrent sous un poids
formidable. On entend, venant d’ne bas, des barissements angoissés. La Poussière, provoquée par l’effondrement
de l’escalier, en se dissipant, laissez voir le palier de l’escalier suspendu dans le vide.
DAISY
Mon Dieu !...
MADAME BŒUF, ur sa chaise, la main sur le cœur.
Oh ! Ah !
Bérenger s’empresse autour de Mme Bœuf, tapote ses joues, lui donne à boire.
BERENGER
Caalmez-vous !
Pendant ce temps, M. Papillon, Dudard et Botard se précipitent à gauche, ouvrent la porte en se bousculant et se
retrouvent sur le palier de l’escalier entourés de poussière ; les barrissements continuent de se faire entendre.
DAISY, à Mme Bœuf.
Vous allez mieux, madame Bœuf ?
MONSIEUR PAPILLON, sur le palier.
Le voilà. En bas ! C’en est un !
BOTARD
Je ne vois rien du tout. C’est une illusion.
DUDARD
Mais si, là-bas, il tourne en rond.
MONSIEUR PAPILLON
Messieurs, il n’y a pas de doute. Il tourne en rond
DUDARD
Il ne pourra pas monter. Il n’y a plus d’escalier.
Eugène IONESCO, Rhinocéros