Dossier 1255 - Revue Hommes et migrations
Transcription
Dossier 1255 - Revue Hommes et migrations
Histoire de l’immigration aux États-unis, un bref état de la question Lors du colloque qui s'est tenu à la Bibliothèque de France les 9 et 10 décembre 2004, le professeur Catherine Collomp, spécialiste de l'histoire américaine à l'institut d’études anglophones de l’université de Paris VII, avait dégagé les grandes tendances de l'historiographie américaine. En voici les points principaux. Décrire l’évolution de l’historiographie de l’immigration aux États-Unis c’est en partie revoir l’histoire du peuplement de ce pays, du moins au XXe siècle. C’est alors, en effet, que l’immigration devient objet d’étude, commençant par intéresser les autorités publiques et travailleurs sociaux, puis les sociologues – notamment de l’École de Chicago dans les années vingt – et enfin les historiens à partir des années trente. L’interruption de l’immigration du fait de la loi des quotas (1924) et de la Grande Dépression économique des années trente explique peut-être que le sujet soit devenu objet d’histoire. Depuis lors, plusieurs générations d’historiens ont fait évoluer les angles d’approche. Et depuis 1965 (abandon de la loi des quotas), l’immigration elle-même étant redevenue un facteur d’apport et de changement démographique constant, les interprétations des faits migratoires continuent de varier. Le paradigme consensuel ou assimilationniste (années quarantesoixante) a mis l’accent sur le processus de peuplement, d’intégration et d’abandon de la culture d’origine. Marcus Lee Hansen (1940), pionnier de cette démarche, a établi le caractère central de l’immigration pour toute histoire sociale américaine. Il a aussi décrit les étapes de l’intégration des immigrants à travers le passage des générations : la première génération de migrants s’adapte aux conditions américaines, leurs enfants en revanche, nés américains, ou éduqués aux valeurs de ce pays, abandonnent la culture de leurs parents, mais la troisième génération, plus profondément intégrée, retrouve quant à elle l’intérêt pour cette culture d’origine. Aussi schématique fût-il (surtout dans cette brève formulation), ce tableau a aussi le mérite de fournir également une explication au renouveau historiographique des décennies ultérieures. Oscar Handlin (1951), exemple du paradigme consensuel, s’est intéressé à la difficulté de l’adaptation aux conditions de vie américaines, il a présenté l’émigration comme un “déracinement” et les migrants comme des êtres ayant rompu avec l’Europe et avec leur passé, les situant dans une sorte de déchirante anomie. Milton Gordon (1964), sur un autre plan, a décrit les niveaux plus ou moins profonds de l’assimilation selon Les chantiers de l’histoire par Catherine Collomp, professeur à l’université Paris VII-Denis Diderot 15 © Courtesy of Aperture Foundation and Statue of Liberty National Monument/Ellis Island Immigration Museum. qu’elle est seulement culturelle, ou finalement structurelle dans l’emploi ou par l’exogamie. Dans ces travaux, l’immigration vers les États-Unis est généralement vue comme l’archétype des mouvements migratoires, contribuant ainsi à affirmer le caractère “exceptionnel” de ce pays ; l’histoire des migrations est alors aussi traitée de manière tronquée : la trajectoire du migrant étant essentiellement saisie comme immigration c’est-à-dire du côté américain et valorisant de ce fait la nature démocratique du pays d’accueil. L’immigrant, est perçu comme mu par des forces économiques ou politiques qui le dominent, mais aussi comme aimanté par l’idéal de liberté économique et politique des États Unis. Le paradigme multiculturel a fait voler en éclats les présupposés précédents. Sous l’aiguillon de la révolte du mouvement des droits civiques et des multiples contestations politiques des années 1960, une nouvelle génération d’histo- Frères hollandais de l’Île de Marken, portant des insignes religieux. 16 N° 1255 - Mai-juin 2005 riens découvrent l’ethnicité comme caractéristique durable, individuelle et collective de l’expérience des immigrants et de leurs descendants. La culture des communautés ethniques est alors explorée dans tous ses aspects (Thernstrom 1980). On met en avant la diversité des langues et des quartiers, la résistance ouvrière (H. Gutman, 1976), la profusion de la presse en langue étrangère (D. Hoerder, Bibliographie sélective 1987). Les monographies sont innombrables analysant les divers groupes ethniques • Abu-lughod, Janet, New York, Chicago, Los Angeles, America’ s Global Cities, University dans leur mode d’habitat, de travail, de of Minnesota Press, 1999. structure familiale, de pratique religieuse. Le migrant du XIXe ou début XXe siècle est • Basch, Linda, et al., Nations Unbound : Transnational Projects : Postcolonial Predicament présenté comme l’agent actif de son and Deterritorialized Nation States, Langhorne, départ et de son intégration américaine, Pennsylvania, Gordon and Breach, 1994. appartenant à des réseaux de solidarité • Bodnar, John, The Transplanted, A History familiale, villageoise, religieuse et parfois of Immigrants in Urban America, Bloomington, syndicale qui le lient d’un bord à l’autre de Indiana University Press, 1985. l’Atlantique. Depuis le fameux article de • Collomp, Catherine, Entre classe et nation : Frank Thistlethwaite (1960), les causes et Syndicats ouvriers et immigration aux États-Unis, les effets des mouvements migratoires 1880-1920, Paris, Belin, 1998. sont explorés dans le pays de départ tout “Regards sur les politiques de l’immigration : le marché du travail en France et aux États-Unis, 1880-1930”, autant que dans le pays d’arrivée (Bodnar, Les Annales HSS, vol. 51, sept-oct. 1996, p. 1107-1135, 1985). Le phénomène est également perçu Collomp, Catherine et Menendez, Mario (dir.), de manière cyclique, comportant des Exilés et Réfugiés politiques aux États-Unis, Paris, allées et venues (B. Ramirez, 1991) ou des CNRS Éditions, 2003. migrations de retour (M. Wyman, 1993). Le paradigme mondialiste • Daniel, Dominique, L’immigration aux États Unis, 1965-1995, le poids de la réunification familiale, Paris, L’Harmattan, 1996. • Gordon, Milton, Assimilation in American Life, Les nouvelles dispositions législatives à la New York, Oxford University Press, 1964. fin du XXe siècle (1965, 1986, 1990, 1996) • Gutman, Herbert, Work Culture and Society in qui réglementent l’immigration vers les Industrial America, New York, Knopf, 1976. États-Unis ont contribué à un renouveau • Handlin, Oscar, The Uprooted : The Epic Story of et à une diversification considérable des the Great Migration that Made the American People, flux migratoires. En moyenne, un million Boston, Little Brown, 1951. d’immigrants par an sont légalement • Hansen, Marcus, Lee, The Atlantic Migration, 1607-1860, admis depuis les années quatre-vingt-dix Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1940. (le chiffre serait sans doute double si l’on The Immigrant in American History, Cambridge, Mass., Harvard Univesity Press, 1940. comptait les sans papiers) et la majorité ne proviennent plus d’Europe. Les travaux dès lors ont souligné cette diversité, étudiant les migrants latino-américains ou asiatiques dans la multiplicité de leurs origines géographiques, mais analysant aussi les motivations de leur départ. Celles-ci sont politiques pour les uns comme les Cubains ou les Vietnamiens, par exemple, économiques pour les autres, les Mexicains notamment, ou simplement de regroupement familial dans la plupart des cas (D. Daniel, 1996). Au- Les chantiers de l’histoire 17 delà des monographies, les axes d’interprétation privilégient les comparaisons internationales, appréhendant les migrations comme des phénomènes mondiaux y compris dans leur acception américaine. La ville, quoique postindustrielle, reste le lieu principal d’attirance des migrants, mais ces villes mondes sont comparables : New York, Tokyo, Londres (Sassen, 1991) et aussi spécifiquement américaines : New York, Chicago, Los Angeles (Abu Lughod 1999). Ces phénomènes entraînent une reprise des questions concernant la citoyenneté et les limites de la solidarité comme de l’identité, voire de la souveraineté nationale (Basch, 1994, Sassen 1996, Lacorne, 1997). Les migrants sont ainsi présentés comme appartenant à des communautés “transnationales”, attachés affectivement et financièrement au pays d’origine comme à celui d’accueil (Schuck, 1998). L’accent est mis sur l’apport des différentes sciences sociales pour appréhender les dimensions anthropologiques (réunification familiale), économiques (travail et capital) sociologiques ou politiques (citoyenneté, exil) ou culturelles (religions, multilinguisme). L’interdisciplinarité est de mise dans l’étude des migrations récentes et actuelles (Hollifield et Bretell, 2000). 䉳 Bibliographie sélective • Hoerder, Dirk, and Christiane harzig (eds.), The Immigrant Labor Press in North America, 1840s-1970s, New York, Greenwood Press, 1987. • Hollifield, James and bretell, Caroline (eds.), Talking across the Disciplines, New York, Routledge, 2000. • Lacorne, Denis, La crise de l’identité américaine, Paris, Fayard, 1997. • Ramirez, Bruno, Par monts et par vaux, migrants canadiens-français et italiens dans l’économie nord-atlantique, Montréal, Boréal, 1991. • Sassen, Saskia, The Global City, New York, London, Tokyo, Princeton, Princeton University Press, 1991. • Sassen, Saskia, Losing Control ? Sovereignty in an Age of Globalization, New York, Columbia University Press, 1996. • Schuck, Peter, Citizens, Strangers, and in-betweens : essays on immigration and citizenship/, Boulder, Colorado, Westview Press, 1998. • Thernstrom, Stephan, orlov, Ann (eds.), The Harvard Encylopedia of American Ethnic Groups, Cambridge, Mass., Belknap Press of Harvard Univrsity, 1980. • Thistlethwaite, Frank, “Migration from Europe Overseas in the Nineteenth and Twentieth Century ” in XIe Congrès international des sciences historiques, Göteborg-Stockholm-Upsala, 1960. • Weil, François, “Migrations, migrants et ethnicité” in Jean Heffer et François Weil (dir.), Chantiers d’histoire américaine, Paris, Belin, 1994, p. 407-433. • Wyman, Mark, Round-Trip to America : The Immigrants return to Europe, 1880-1930, Ithaca, Cornell University Press, 1993. 18 N° 1255 - Mai-juin 2005