La médiatisation du social. Henri-Pierre Jeudy
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La médiatisation du social. Henri-Pierre Jeudy
MEI «Médias & Information», n°5 – 1996 71 MEI «Médias & Information», n°5 – 1996 72 MEI «Médias & Information», n°5 – 1996 LA MEDIATISATION DU SOCIAL. Henri-Pierre JEUDY Chercheur au C.N.R.S. Résumé : Dans ce texte, l’auteur propose un point de vue radical sur le social en proie aux affres de la médiatisation. Qu’advient-il du «social pris pour le réel» lorsque l’espace public, le citoyen, la représentation politique sont «virtualisés» par le traitement esthétique des médias. Situation de paradoxe zéro, entre la liberté et la dépossession. Sarcasmes, railleries qui s’échangent chaque jour dans les cafés, sur les places de marché, dans les escaliers des immeubles, dans tous ces lieux qui font plus ou moins partie de l’espace public, se donnent pour des réactions immédiates à des situations, à des événements entendus ou vus à la télévision. Les gestes manifestés, les phrases énoncées traduisent plus que du scepticisme complice, ils signifient que personne n’est vraiment dupe du sens donné à l’événement ou à la situation. Sur l’écran de la télévision, le défilement continu du sens extermine toute possibilité de réaction, il est exclusivement positif bien que chacun puisse croire en la sauvegarde de son «quant à soi». La mise en scène de la vie sociale passe exclusivement par la production de son image qui produit le paradoxe suivant : plus la liberté d’action de l’acteur social est invoquée, plus la dépossession de ses 73 décisions et de ses intentions s’accroît. C’est à tel point que le système médiatique peut faire croire à chacun qu’il sera un jour ou l’autre au centre de la scène ou que l’esprit communautaire peut à tout moment être catalysé par de grandes opérations nationales et internationales. Le pouvoir exécutif des media se fonde sur l’opposition irréductible entre le spectacle et l’action : plus l’horreur est rendue visible par la télévision, plus les formes de l’action pour la limiter tournent à la parodie. Le spectacle obscène de la misère est alors exalté pour encourager la solidarité. Cette démonstration ostentatoire du malheur des autres impose un dispositif de sens moral parfaitement totalitaire. La violence n’y est plus que l’expression du désespoir. A force de voir le monde comme le théâtre des figures du malheur, toute révolte n’est plus que détresse. Les actes de violence ont l’air archaïque MEI «Médias & Information», n°5 – 1996 comme s’ils participaient d’un patrimoine de la révolution ! Tels ces hommes découragés qui détruisent les instruments de production sans savoir ce qu’ils font. Leur malveillance est le cri de leur misère. On se croirait à la fin du XIX ème siècle ! Et les tableaux du malheur se combinent comme les pièces à conviction d’une logique économique inéluctable dont on ne cesse d’invoquer les effets pervers. Le spectacle médiatique entretient le taux minimal des émotions collectives par cette exhibition publique de la misère. Grâce à des scènes régulières qui démontrent le mérite toujours présent d’oeuvrer pour le Bien de l’humanité, la mémoire de la détresse résiste à la vitesse de disparition des événements, elle s’impose comme le fil conducteur du sens de la tragédie. A la télévision, rien ne manque aux ficelles du drame, même le visage des présentateurs et des «invités sur plateau» adopte cet air poignant de circonstance, indispensable à l’expression ostentatoire de la pudeur. La répétition de la scène émouvante est bien là pour provoquer une catatonie généralisée. Tantôt le principe du constat d’impuissance confirme la légitimité de l’intervention virtuelle, tantôt l’appel à la générosité collective se donne comme preuve de l’action réelle. L’ensemble des petits riens collectés pourra toujours produire un ensemble de petits effets. La télévisualisation du malheur permet une participation collective par procuration en consacrant le pouvoir mobilisateur du théâtre universel de la misère. Dans 74 un état de crise perpétuelle, si quelqu’un nie cette certitude visible d’une expansion de la pauvreté, il passe aussitôt pour un cynique. Ceux qui témoignent de leur propre détresse sont nécessairement plus désespérés que ceux qui les prennent à témoin. L’expression du désespoir confortant ainsi le discours sur la misère, l’opinion publique se trouve chaque jour alertée et le renouveau de l’esprit communautaire, fondé sur l’adage «il faut apprendre à se serrer les coudes» semble réussir à faire fortune puisqu’il mobilise les grands élans d’altruisme. La réalisation du consensus humanitaire offre le spectacle d’une esthétique collective de la pitié. Schopenhauer avait fondé le sentiment moral sur la pitié, sur cette évidence immédiatement partageable du désarroi des autres. C’est là le creuset des valeurs humanistes. La flamme communautaire se réveille chaque fois que se consume le malheur des autres. Le discours contemporain sur la misère et sur la souffrance à distance ne saurait échapper à cette tradition humaniste même s’il tente de s’en départir. En matière de stratégie humanitaire, l’art de la persuasion politique est de pratiquer la compassion en la niant. L’empathie faisant souvent figure d’inconvenance, le moyen de rester crédible est d’invoquer les vertus de la solidarité en s’opposant à tout sentiment de pitié. Encore teintée de culpabilité, la commisération n’est qu’un reste de la mauvaise MEI «Médias & Information», n°5 – 1996 conscience. Le tour est joué : grâce à la compréhension partagée du malheur, l’appel à l’esprit communautaire annonce le recul d’un individualisme acharné. Point de ressentiment ! La rationalité objective des effets de la misère s’imposera toujours comme la détermination d’une action possible. Le mépris qui caractérise la compassion est inversé puisque c’est la distance affichée par rapport à une conduite de solidarité qui apparaît d’emblée comme du mépris. Les stigmates de la misère sont partout, ils deviennent les signes tangibles d’une exhortation à la recomposition du «paysage social». La solidarité s’accomplit par la seule reconnaissance des souffrances d’un corps social et le moindre espoir de recréer le lien qui le constituait, se fonde sur la peur entretenue de son effondrement. D’où le triomphe des attitudes de compréhension : les multiples violences qui exaspèrent la vie quotidienne se trouvent justifiées au nom du désespoir et ceux qui n’ont plus rien à perdre ont le choix entre une violence pitoyable ou une dignité qui inspire la charité. La moindre allusion à une violence des contradictions sociales est entachée des restes d’un marxisme périmé. Le retour d’un modèle chrétien de la solidarité humaine semble avoir le champ libre. Il ne risque pas de se heurter à d’autres configurations possibles de la société puisque le temps des utopies est révolu. Comme la gestion collective de la misère devient en 75 elle-même une finalité, la perspective d’un avenir en négatif se sépare du «no future» catastrophiste et nihiliste. Sur cette base d’une solidarité promue par la reconnaissance collective du malheur, l’idée d’un futur à construire est sauvegardée. Les enjeux d’une nouvelle éthique de société comblent le vide politique. Ce n’est tout de même pas un hasard si l’interrogation éthique sur la «vie bonne» et la «vie juste» fait retour au moment où un tel constat de détresse s’accompagne d’un éveil miraculeux de la vigilance civique face aux menaces qui pèsent sur le destin de l’humanité. Pauvres ou riches, nantis ou opprimés, les citoyens sont en quête de citoyenneté et le sens civique semble se ranimer par une exhibition de la misère. La conjuration du désespoir prend une allure angélique : un civisme ordinaire, qui ne manquerait pas de nous sauver des abîmes de la pitié, est à l’origine du lien social. Il suffit qu’il trouve les moyens de son expression quotidienne afin de stimuler la conservation d’un espoir social. Cette mécanique de l’humanisme permet d’instaurer et de propager un «langage double» avec lequel la perversité de l’éthique peut passer pour son contraire l’avènement des vertus civiques. Il ne s’agit plus de la «langue de bois», le double langage a le pouvoir singulier de ne tromper personne, chacun y trouve son compte et toute action se voit d’emblée légitimée. Le «double langage» aurait en quelque sorte dépassé l’idée de dédoublement qui le caractérise : MEI «Médias & Information», n°5 – 1996 toute affirmation et son contraire peuvent être énoncées sans qu’il y ait une volonté manifeste de détournement du sens. Rechercher le mensonge, déceler la fausse information ne sont plus que des opérations mentales archaïques puisque la manipulation du sens est si absolue qu’elle outrepasse les intentions de son auteur présupposé. La tromperie est pour ainsi dire annulée par la réciprocité entre sa dénonciation et son énonciation. Prenons la question : «qui s’opposera au fait de vouloir sauver des enfants ? », la réponse attendue est «personne». Peu importe les circonstances, les moyens utilisés, les conséquences produites... Le principe posé d’emblée de la «bonne» action rend indubitable le sens qui doit lui être attribué. Tous les arguments opposés à une telle résolution peuvent également être pris en compte, il n’en demeure pas moins, selon une telle logique, que le fait de sauver des enfants est un acte qui transcende toute possibilité de critique. La «bonne» action s’impose comme une tautologie à la raison universelle. Le pouvoir du «double langage» est de réussir à imposer une unicité radicale du sens grâce à une suppression de l’idée même de double. Seulement cette construction de l’évidence incontestable se fonde sur des procédures perpétuelles de légitimation. Les argumentations participent alors de combinatoires utilisables selon les circonstances. Légitimer, toujours légitimer... de telle façon que l’action elle- même devient l’activité de la légitimation ! 76 La violence des conflits est devenue indécente parce qu’elle contrevient aux règles de pacification sociale. Les manifestations du désarroi sont là pour nous convaincre des effets aliénants des conflits. Leur violence destructrice fait immédiatement figure d’autodestruction. L’enjeu affiché est de sauver les suicidaires malgré eux puisqu’ils ne savent pas ce qu’ils font. Autrement dit, le sens qui s’exprime dans la violence est inversé en non-sens. La thérapie humanitaire s’exerce contre l’absurde mais l’absurdité ne vient pas d’elle-même, elle est la conséquence du désespoir des démunis. Renversement de perspective : le conflit est un malentendu provoqué par des erreurs d’interprétation de la situation. Plus la violence qu’il engendre s’amplifie, plus elle est le signe indubitable d’une démoralisation. La seule façon de l’empêcher est de «faire comprendre», c’est à dire de faire accepter ou digérer l’impératif de la résignation. En dehors de l’exercice civique de la compréhension mutuelle et de la négociation, point de salut ! Le constat médiatisé de la misère et le discours qui le soutient permettent de nous persuader que tout conflit est à son tour l’expression d’un désespoir, avant même qu’il ne prenne une tournure violente. Les conflits sont traités sur le même plan d’égalité et la meilleure manière de les neutraliser demeure le recours au principe de solidarité fondé sur la conscience collective du désarroi. S’imposant comme le miroir de la communauté, la médiatisation du malheur se MEI «Médias & Information», n°5 – 1996 constitue elle-même en spectacle de parodie. Les élections présidentielles en France (1995) ont révélé le jeu auto-caricatural du politique et des media. La symbolique du pouvoir n’est plus qu’un mythe bien entretenu, la médiatisation la contraint à devenir anachronique. Même si un futur président rêve d’exercer le pouvoir comme un roi, il n’en a pas les moyens, il est acculé à produire sans cesse de l’image. Il n’aura jamais la souveraineté éternelle du «loup des Vosges». Par delà cette peur que son apparition et sa disparition ne cessent de rendre contagieuse, le loup exprime la puissance d’un mythe, il n’a même pas besoin de prouver son existence réelle. A lui seul, il demeure un symbole éternel. Le loup est mort, vive le loup ! Comparable à la succession d’un roi, la transmission de son pouvoir est toujours assurée comme si elle était déliée du temps. Sa souveraineté n’est pas l’effet d’un processus, elle s’impose comme un «il y a» sans cause ni fin. Elle n’est subordonnée à rien. Personne, pas même la rumeur, ne peut rendre compte de sa majesté. Au regard de la démocratie, le loup sanguinaire est l’effigie du tyran et le pouvoir suprême doit au contraire rester le fruit d’une légitimité garantie par le suffrage universel. Un futur président ne peut adopter l’image du loup, et encore moins celle du «jeune loup aux dents longues», même si la conquête du pouvoir est son unique objectif, il se doit de laisser paraître publiquement une certaine image 77 de sa souveraineté qui correspond le plus souvent à la simple apparence de sa sérénité. C’est une manière pour lui, de convaincre tout un chacun de sa capacité à maîtriser les situations les plus difficiles. Le pouvoir souverain est conféré à celui qui saura prendre les décisions les plus judicieuses dans les moments les plus exceptionnels. Et les «vieux loups» de la politique, par la démonstration ostentatoire de leurs résolutions et de leurs bonnes conduites, savent se forger par avance, cette image de la souveraineté. La symbolique du pouvoir ne fonctionne plus très bien. Sur l’écran de la télévision, le candidat à l’élection présidentielle devient comparable à une image virtuelle. Il prend pour mesure imaginaire de son éligibilité l’opinion publique à laquelle il attribue des capacités de changement de sens, comme si elle était susceptible de provoquer l’inattendu tant souhaité ou une consécration presque acquise. Malgré l’assurance des prévisions de vote, la croyance en une conversion toujours possible de l’opinion publique persiste comme si elle avait pour fonction de maintenir un suspens jusqu’au dernier moment. Ce principe du «miroir aux alouettes» supposerait que le virtuel - il ne s’agit pas seulement des sondages mais du fonctionnement actuel du pouvoir politique - soit défié par un accident imprévisible du réel. Même si c’est le rêve de bien des hommes politiques en mauvaise posture, un tel retournement de situation reste un leurre. Le réel ne MEI «Médias & Information», n°5 – 1996 se définit plus en termes de preuve ou de sanction (tel le résultat d’une élection), il est déjà donné en image de lui-même par les media. La nécessité de passer à l’acte devient-elle superflue ? Face à cette évanescence de la réalité, l’acharnement à défendre la symbolique du pouvoir se poursuit avec la mise en scène inlassable des programmes, grâce à un théâtre permanent de l’écoute et du discours. La souveraineté est alors réduite à la légitimité croissante d’une image de marque, on croit qu’elle s’acquiert ou qu’elle se confirme durant la conquête électorale parce qu’elle dépendrait du seul taux d’augmentation de la crédibilité du candidat. Mais le «présidentiable» se conduit déjà comme s’il détenait le pouvoir suprême aux yeux d’une opinion publique qui n’existe que par un tel acte de consécration anticipée. La réalité quotidienne étant soumise à une «crise perpétuelle» que le candidat se fait le devoir de résoudre, la manifestation de sa compétence dépend de la virtualité des solutions qu’il propose. Comme la souveraineté du pouvoir s’accomplit pleinement dans des situations d’exception où les mesures à prendre unissent de façon contradictoire l’urgence au long terme, le social devient l’objet privilégié qui cristallise les bonnes intentions en les rendant d’autant plus légitimes. Voilà le social pris pour le réel. Et pour agir sur le social, il faut avoir une représentation certifiée conforme de la citoyenneté ! 78 Partout, à tout moment, le citoyen est convoqué comme le «nouvel» acteur du social. Le mot «citoyen» prononcé dans la rue, à la fin du XVIIIème siècle, ne recouvrait pas le même sens. Le «souffle révolutionnaire» qui était censé accompagner son énonciation est re-utilisé de manière incantatoire deux siècles plus tard. Laisser croire qu’un tel concept naîtrait d’une réalité qu’il viendrait idéalement désigner, c’est déjà lui attribuer une fonction virtuelle. Le mot «citoyenneté» impose une injonction du sens. Surtout au moment où l’appel à solidarité se fait grandissant, quand on espère en un retour des responsabilités éthiques qui permettraient de recoudre les déchirures du «tissu social»... Cette croyance est alors soutenue par une conceptualisation croissante de la vie sociale. Le vocabulaire pour signifier et gérer la crise du social (et pour la virtualiser) est en pleine expansion - citoyenneté, relations de proximité, tissu social...sont des mots qui produisent un sérieux effet d’illusion sur une réalité tenue pour objective. Une telle rhétorique est utilisée de la même manière par les politiques qui tracent l’avenir et par ceux qui sont exclus et qui doivent en quelque sorte se conceptualiser eux-mêmes pour revendiquer leur insertion. Toute critique à l’égard du pouvoir politique perd son sens puisque les protagonistes ont en charge de traiter les mêmes problèmes avec les mêmes mots. A proprement parler, il n’y a plus de «langue de bois», l’organisation conceptuelle de la «réalité sociale» MEI «Médias & Information», n°5 – 1996 est là pour convaincre que les déterminations adoptées seront les plus judicieuses puisque le réel ainsi désigné - pour ne pas dire «siglé» - correspond parfaitement au langage qui le parle. Et pour cause : le miroir entre le concept et la réalité qu’il désigne devient indéformable quand le langage est seul à construire son propre objet. C’est tout l’art du discours politique ! Enfermé dans son piège conceptuel, le social pris pour le réel peut être traité de manière absolument virtuelle. Il suffit que l’insuffisance des mesures prises soit indéfiniment comparée à l’ampleur des mesures à prendre. Dans la médiatisation de cette conquête du pouvoir, tous les glissements métaphoriques sont permis : entre le loup et l’agneau et le loup dans la bergerie, l’ironie du jeu - qui pour certains deviendra l’ironie du sort - est le refuge des symboles. La symbolique du pouvoir fait retour sous la forme d’une parodie, parfois proche de la bouffonnerie, tandis que la logique 79 froide des programmes exposés et des débats simulés préserve la représentation stéréotypée d’une souveraineté purement mécanique. La continuité est assurée pour elle-même grâce au formalisme radical du discours politique. Les candidats seront-ils un jour présentés en images de synthèse ? Le désinvestissement collectif à l’égard du politique vidé de sa fonction symbolique se résume à la question : qui deviendra le monstre froid qui nous gouvernera ? Les rêves, les peurs, les espoirs, les haines qu’un souverain est censé cristalliser, n’ont plus lieu d’exister. Seule compte la reproduction d’un système de communication grâce auquel l’image du pouvoir devient aussi infaillible qu’une image virtuelle puisqu’elle n’aura plus besoin de se mesurer à une quelconque réalité. Derniers ouvrages parus : La communication sans objet, La Lettre volée, Bruxelles, 1994. L'ironie de la communication, La lettre volée, Bruxelles, 1996. MEI «Médias & Information», n°5 – 1996 80