Femmes, journalisme et pensée sous la Monarchie de Juillet

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Femmes, journalisme et pensée sous la Monarchie de Juillet
Article publié dans Lieux littéraires / La Revue, n° 7/8, année 2005,
université Paul Valéry – Montpellier III
Dossier « Féminin/Masculin. Écritures et représentations », pp. 93-112.
----------------------------------------------------------------------------------------------------------------Marie-Ève THERENTY
Femmes, journalisme et pensée sous la Monarchie de Juillet1
Les travaux d’Evelyne Sullérot2, de Laure Adler3, et plus récemment de Christiane Veauvy4
ont mis en évidence l’émergence d’un journalisme féminin sous la Monarchie de Juillet
favorisant le développement de mouvements féministes dans la seconde moitié du XIXe
siècle. Mais ces études essentielles en mettant l’accent sur l’investissement massif de femmes
dans le journal lors de deux périodes historiques denses mais brèves – autour de 1830 et de
1848 – ont sans doute occulté le caractère relativement éphémère de ce phénomène sous la
Monarchie de Juillet et également son aspect quasi exclusivement « militant » — ou
« féministe », si l’on nous autorise l’anachronisme. Lorsque les femmes étudiées dans ces
ouvrages utilisent la presse sous la Monarchie de Juillet, ce sont des journaux créés par elles
et pour elles, pour nourrir des débats et servir des combats spécifiques à la condition féminine.
Les études citées portent essentiellement soit sur des journaux d’obédience saint-simonienne
ou utopiste, soit sur des journaux féminins, soit dans les deux cas des journaux conçus
essentiellement par des femmes et pour des femmes à l’image du fameux journal l’Athénée
des dames paru en 1808 à l’initiative de Constance de Salm.
Or ces journaux à la périodicité souvent espacée et au tirage très restreint représentent
une portion infime du paysage de la presse et des revues sous la Monarchie de Juillet. Ils
constituent un espace aux règles et aux objectifs particuliers, à la diffusion limitée et réservée.
Mais qu’en est-il de la participation des femmes lorsque l’on prend en compte à la fois les
quotidiens généralistes, supports du régime (Le Journal des débats, Le Constitutionnel, Le
Siècle, La Presse) et les revues les plus prestigieuses (La Revue des deux mondes), soit les
1
Cet article est une réécriture d’une communication prononcée au II Coloquio Hispano-Francés
"Provincia de Jaén" de Estudios del siglo XIX à Jaen (Espagne), « Femme et pensée » (« Mujer y
pensamentio ») du 20 au 21 avril 2004. Ce colloque a été organisé par Encarnacion Médina (université
de Jaen) qui nous a autorisée à reproduire cet article. Nous l’en remercions vivement.
2
Évelyne Sullérot, La Presse féminine, Kiosque, 1963.
3
Laure Adler, À l’aube du fémininisme, les premières journalistes, Payot, 1979.
4
Christiane Veauvy et Laura Pisano, Paroles oubliées, Les femmes et la construction de l’état-nation
en France et en Italie, Armand Colin, 1997.
1
deux types de périodiques conçus sous la Monarchie de Juillet pour penser le monde5 ? Quelle
est la place de la femme dans le débat journalistique alors que le droit de vote est réservé à
une minorité de citoyens masculins et que toute expression d’opinion dans le débat politique,
toute pression ou action légitimes dans l’espace public ne paraissent possibles que grâce à la
médiation de la presse ? Les femmes ont-elles accès aux périodiques les plus diffusés ? Sontelles autorisées à écrire des articles de fond dans le périodique, voire des articles portant sur le
politique et le social ? Cette question reste peu étudiée. On sait pourtant qu’en dehors même
ou à la marge des sentiers saint-simoniens, s’élèvent de grandes voix de femmes (celles de
Flora Tristan, d’Hortense Allart, de Daniel Stern, de George Sand évidemment) qui
prétendent sous la Monarchie de Juillet débattre du social, du politique et de l’histoire sans
mettre en avant prioritairement la question de la femme. Il s’agira donc ici d’étudier le rapport
d’une époque et de ses outils de médiation à la pensée produite par les femmes, hors du
discours sur la femme et de la revendication de droits civils et politiques même si bien sûr
c’est la coexistence avec ce discours militant qui permet sans doute à ces femmes d’affirmer
leur autorité dans la société. C’est la femme en tant que sujet penseur qui sera en question ici
et non en tant qu’objet pensé. Or paradoxalement, nous le verrons, ce sont ces discours
généraux sur le monde et en apparence non régis par une problématique du genre qui vont
sans doute engendrer le plus de méfiance et être le plus ostracisés dans tous les périodiques
d’importance sous la Monarchie de Juillet. La pensée politique et sociale de la femme
dérange. Nous commencerons donc par l’étude très significative de la ségrégation des femmes
dans la presse sous la Monarchie de Juillet avant d’en venir aux moyens choisis par certaines
femmes, notamment grâce à un travail sur l’écriture journalistique, pour contourner les
contraintes. Il apparaîtra alors que cette question du genre au XIXe siècle a sans doute
contribué à faire évoluer de manière essentielle le journal et sa poétique.
Revue des deux mondes mais revue d’un seul sexe.
5
Citons le premier-Paris du numéro 1 de La Presse : « Ce journal s’est proposé un grand dessein , ce
serait de réunir en son centre de hautes intelligences éparses jusqu’ici en des lieux très divers et à des
distances grandes en apparence. Ce serait d’harmoniser ces individualités puissantes par elles-mêmes,
mais susceptibles de plus d’action encore. Isolées, elles usent plus de force qu’elles ne doivent ;
parfois elles les dépensent à mal, d’autres fois, elles se neutralisent réciproquement. […] Nous disons
à la poésie, nous disons à la tribune et à la presse, à tout ce qui a force et vie, à tout ce qui a une grande
voix à faire entendre et de bonnes vérités à dire : le moment est venu de parler. Ne laissez pas croire
aux hommes d’action qu’ils avaient seuls la pensée parce que seuls ils ont obtenu la réalisation de
quelque chose ».
2
Rappelons que la législation elle-même est sans ambiguïté : la loi du 18 juillet 1822 exige que
le gérant d’un journal ou d’une revue soit de sexe masculin. Et si la loi n’interdit pas aux
femmes de devenir publicistes ou journalistes, un système de contraintes internes fort
efficaces garantit, malgré leurs velléités et leur insistance, une éradication quasi totale de la
pensée politique et sociale des femmes des quotidiens et des grandes revues politiques.
Il suffit pour en avoir la preuve de considérer la rédaction de la plus grande revue de la
Monarchie de Juillet, la Revue des deux mondes entre 1831 et 1848. Dès la fin de 1832,
comme l’assure son directeur François Buloz dans une lettre à Balzac, la revue devenue
bihebdomadaire, pourvue d’une chronique politique, détient un magistère intellectuel sur la
société française dont la puissance ne cesse de croître au cours de la Monarchie de Juillet.
Buloz s’attache à cette époque les plus grands écrivains et les penseurs les plus prestigieux.
Or entre 1831 et 1848, huit femmes seulement peuvent se vanter d’avoir publié au moins une
fois dans la Revue des deux mondes et sur ces huit femmes, cinq n’ont publié que de la fiction,
genre traditionnellement autorisé aux femmes : madame Trollope le 1ER novembre 1832,
madame Augustin Thierry en 1833, femme de l’historien, lui-même accessoirement rédacteur
de la Revue des deux mondes, madame Charles Reybaud en 1840 et 1842 et 1845, la comtesse
Merlin en 1841, madame d’Arbouville en 1843. Louise Colet s’illustre elle également dans un
domaine traditionnellement féminin : elle commente dans la série « Histoire littéraire » en
1845, une correspondance inédite6. Seules deux femmes auraient donc véritablement été
admises à « penser » dans la Revue des deux mondes : George Sand d’abord et Daniel Stern
ensuite. Or l’histoire détaillée de cette tolérance est très édifiante sur le cas que Buloz et ce
périodique particulièrement représentatif du champ intellectuel de la monarchie bourgeoise
faisaient de la pensée des femmes.
George Sand détient pendant plusieurs années, comme le prouve la liste très impressionnante de ses publications dans l’index de la Revue des deux mondes, un monopole du
féminin à la revue. Dès la fin 1832, Buloz se l’est attachée par un contrat exclusif et elle est
tenue de fournir chaque mois une feuille et demie à deux feuilles de copie7. Tant que George
Sand publie essentiellement du roman et des articles de critique, tant qu’elle affirme qu’elle se
refuse à la pensée et à l’action politique, sa liberté de publication est pleine et entière. Elle
écrit ainsi dans la quatrième « lettre d’un voyageur », avec un brin de fausse modestie :
6
Correspondance inédite entre madame Duchatelet, le maréchal de Richelieu et Saint-Lambert, le 15
septembre 1845.
7
Sur les relations entre François Buloz et George Sand, nous nous permettons de renvoyer à notre
article : « Ne nous séparons pas, nous devons vieillir ensemble . George Sand, François Buloz et la
Revue des deux mondes », Revue des deux mondes, septembre 2004.
3
Tous les détails scientifiques par lesquels on arrive à formuler une pensée me sont absolument étrangers ;
et quant aux moyens par lesquels on parvient à la faire dominer dans le monde, malheureusement ils me
semblent tous tellement soumis aux doutes, aux contestations, aux scrupules et aux répugnances de ceux
qui se chargent de l’exécution que je me sens pétrifié par mon scepticisme quand j’essaie seulement d’y
porter les yeux et de voir en quoi ils consistent.8
Mais dès qu’elle affirme sa volonté de penser, voire de penser contre d’autres plumes
masculines de la revue, les relations entre Buloz et Sand deviennent orageuses comme
l’atteste leur correspondance à partir de 1836. Les reproches que George Sand adresse à une
revue trop doctrinaire à son goût aboutissent en 1838 à de grandes tensions lors d’une
polémique avec Lerminier, un auteur maison, à propos du dernier livre de Lamennais, Le
Livre du Peuple. Cette polémique conduit à un échange serré d’articles dans la Revue des
deux mondes9 où l’on remarque que les articles de George Sand, rédigés dans une rhétorique
extrêmement rigoureuse, avec une argumentation soignée, lui valent de son interlocuteur,
outre des objections de fond, un discours de la méthode au masculin : « Le temps est venu
pour vous de donner à vos opinions philosophiques plus de consistance et d’étendue car vous
entrez dans une nouvelle phase de la vie et du talent. L’inspiration et la fantaisie vous ont
élevée à une hauteur où elles ne suffiraient pas à vous maintenir. Puisez maintenant, madame,
de nouvelles forces dans la réflexion et la science ». Durant l’année suivante, Buloz lui
réclame de la fiction plutôt que des articles sérieux et n’hésite pas, comme en témoigne la
correspondance de Sand, à raboter significativement les passages de ces articles qui lui
paraissent les plus séditieux10. La rupture intervient en 1841 à propos du roman Horace et
c’est bien les idées d’une George Sand devenue trop « penseur » qui entraîne son départ de la
Revue des deux mondes. Elle écrit à Buloz le 15 septembre 1841 : « Vos idées et vos instincts
n'ont que faire dans ma prose. Je ne me mêle pas de votre chronique, mais je ne prétends
diriger ni l'une ni l'autre, et je vous prie de laisser mon cerveau et mon encrier tranquilles ». Il
lui répond le 3 octobre : « je vous demande de vous abstenir de parler contre la propriété et de
trop proclamer les idées républicaines surtout lorsque vous descendez dans l'application, dans
le récit de choses brûlantes ». C’est finalement la fiction qui a pensé trop haut dans la Revue
des deux mondes.
8
George Sand, « Lettres d’un voyageur », IV, à Évrerard, Revue des deux mondes, 15 juin 1835.
Lerminier, « Du radicalisme évangélique, Le Livre du Peuple par M. F de Lamennais » , 15 janvier
1838 ; George Sand, Lettre à M. Lerminier sur son examen du Livre du peuple, 1Er février 1838 ;
Lerminier, réponse à George Sand et George Sand,réponse à Lerminier, 1er mars 1838.
10
« Je vous conjure, écrit Sand à Buloz le 20 mai 1836, de ne pas soumettre mes manuscrits à la
censure de Sainte-Beuve et des quarante-sept autres directeurs en chef de vos revues ».
9
4
Mais sous cette opposition apparente de deux conceptions politiques, se cache bien
une sexuation du monde. C’est peut-être plus à la femme qui pense qu’à l’écrivain qui pense
mal que s’oppose Buloz. En témoigne l’article sur George Sand que publie, trois ans après la
rupture, le 1er avril 1844 la Revue des deux mondes. Lerminier toujours, commandité par
Buloz écrit ainsi en hommage à celle qui fut pendant des années l’écrivain-phare de la Revue:
Recueillir sa pensée, la concentrer, la mûrir, contrôler avec vigilance ses observations et ses jugements,
sont des actes de l’esprit qui demandent de la force et de l’empire sur soi-même. Ils étaient pour madame
Sand d’autant plus difficiles à accomplir qu’elle avait plus de verve et de facilité. Pourquoi étudier,
pourquoi réfléchir, quand on peut si rapidement couvrir avec de brillantes divagations de nombreuses
feuilles de papier ? 11
Derrière le cas particulier se cache l’énoncé d’une loi générale : « Est-il donc dans la destinée
des femmes, même en apparence les plus fortes, de ne pouvoir retenir la direction d’ellesmêmes ? 12» doctrine que la Revue s’attache à démontrer avec persistance à travers l’examen
de la littérature féminine contemporaine qui se fait toujours de parti pris. L’histoire des
relations entre la revue et une Daniel Stern mystifiée et manipulée, en est encore le symbole.
Daniel Stern, alias Marie d’Agoult, l’une des femmes de cette époque qui a sans doute
le plus aspiré à l’étiquette de penseur13, a longtemps fait sans succès le siège de Buloz avant
que celui-ci ne lui accorde le droit de faire un essai en 1844 pour la Revue des deux mondes.
Marie d’Agoult détient une spécialité susceptible d’intéresser les lecteurs de la Revue des
deux mondes. Son origine, son goût et son salon font d’elle depuis plusieurs années une
spécialiste reconnue de la philosophie politique allemande14. En avril 1844, elle reçoit enfin
de Buloz la mission empoisonnée de faire un article sur un ouvrage de Bettina d’Arnim,
l’égérie de Goethe qui justement vient de tenter un exercice de pensée du politique à travers
un livre au titre ambitieux et révélateur, Dieses Buch gehört dem König. La commande est
évidemment un piège. Il s’agit de faire tenir par une plume féminine et qui se conçoit comme
intellectuelle à la fois le discours de la Revue des deux mondes contre la pensée des femmes et
11
Lerminier, « Poètes et romanciers contemporains, George Sand », Revue des deux mondes, 1er avril
1844.
12
Ibid.
13
On retiendra à titre de preuve les ouvrages essentiellement sérieux de sa bibliographie. Essai sur la
liberté, Paris, Amyot, 1847, Lettres républicaines, Paris, Amyot, 1848, Esquisses morales et
politiques, Paris, Pagnerre, 1849, Histoire de la révolution de 1848, Paris, G. Sandré, 1850-1853,
Jeanne d’arc, Paris, Michel Lévy, 1857 ; Florence et Turin, études d’art et de politique, Paris, Lévy,
1862, Dante et Goethe, Paris, Didier, 1866 ; Histoire des commencements de la République aux PaysBas, 1581-1625, Paris, Michel Lévy, 1872.
14
« Georges Herwegh et les hégéliens politiques », La Presse, 17 novembre 1843 et 28 décembre
1843.
5
le discours contre George Sand et sa sécession. Aveuglée par son ambition et ses propres
dissensions avec Sand, abritée derrière son pseudonyme, admonestée par Buloz15, Daniel
Stern se surpasse et son article accumule les lieux communs les plus conservateurs et les plus
éculés sur la pensée des femmes. Dans un exercice de contorsion impressionnant qui montre
la force de conviction de l’appareil idéologique misogyne, Daniel Stern écrit :
Nous n’avions pas besoin de ce nouvel exemple pour déplorer la sottise maussade qui gagne de proche en
proche parmi les femmes de ce temps-ci, et cette manie d’être importantes qui les étourdit, les aveugle et
les fait choir en toute sorte de ridicule. La faiblesse et la curiosité de l’esprit féminin ne se trahissent
jamais mieux que dans sa prétention à la doctrine et dans les produits avortés de ses savantes
méditations ; cherchez bien, vous trouverez toujours au fond de tout la coquetterie et la mode. Les
femmes se vêtissent de système, se parent d’érudition et de philosophie ; les taches d’encre à leurs doigts
ont le même sens que les perles à leur cou ; elles posent des idées sur leur tête comme elles y poseraient
une guirlande ; et la publication d’un premier livre est pour elles aujourd’hui quelque chose d’analogue à
ce qu’était naguère une présentation à la cour, exercée, répétée à l’avance sous la direction du maître de
maintien et de grâce. Or la mode est de nos jours aux systèmes humanitaires, aux grandes rénovations
sociales et religieuses ;16
Cette apostasie finalement dessert Daniel Stern. Certes Buloz lui offre l’opportunité
d’écrire un deuxième article le 1er décembre 1844 sur deux écrivains allemands : Freiligrath et
Henri Heine17. Mais humiliation suprême, il fait refaire le travail dans le numéro suivant par
un de ses auteurs maisons, Saint-René Taillandier. Buloz refuse ensuite systématiquement les
articles de Daniel Stern.
La position hégémonique et quasi monopolistique de la Revue des deux mondes sous
la Monarchie de Juillet lui permet de définir largement l’idéologie dominante sur le champ
intellectuel. Envers les femmes, et malgré la collaboration temporaire de George Sand, la
Revue des deux mondes, à travers un discours redondant et sans nuance, témoigne du mépris,
de la condescendance et de l’exaspération. Surtout, la Revue en refusant toute collaboration
féminine – après lecture et réflexion, Buloz rejette les articles de Flora Tristan –, censure le
développement d’une réflexion féminine sur le politique et le social. Un discours foisonnant
et systématique contre tout journalisme ou revuisme au féminin accompagne cette éradication
radicale de la pensée de la femme. En témoignent ces observations qui paraissent en 1843 sur
la feuilletoniste Delphine de Girardin :
15
Buloz n’agréa pas d’emblée l’article qu’elle lui remit : « Si vous me permettez de vous le dire
Madame, je trouve que vous n’avez pas assez combattu au nom du bon sens et de la raison les rêves
politiques d’une femme qu’on ne peut prendre au sérieux en semblable matière ». Lettre citée dans
Jacques Vier, Marie d’Agoult et son temps, Paris, Armand Colin, t. II., p. 178.
16
Daniel Stern, « Ecrivains modernes de l’Allemagne, Madame d’Arnim », Revue des deux mondes,
15 avril 1844.
17
Daniel Stern, « Profession de foi politique de deux poètes : Freiligrath et Henri Heine », Revue des
deux mondes, 1er décembre 1844 .
6
La double position de femme et de journaliste a quelque chose d’étrange qui arrête et choque tout d’abord
l’esprit le moins timoré. Et qu’ont en effet de commun cette vie publique et militante, ces hasards d’une
lutte sans fin, cette guerre avancée de la presse, avec la vie cachée du foyer, avec la vie distraite des
salons ? Est- ce que des voix frêles et élégantes sont faites pour se mêler à ce concert de gros mots bien
articulés, de voix cassées et injurieuses, qui retentissent chaque matin dans l’antre de la polémique ?
[…]Je ne puis m’habituer à l’idée d’une femme faisant un cours, débitant une opinion sur toutes choses,
approuvant, condamnant, tranchant tout comme un pédagogue en Sorbonne.18
« La politique des chiffons »
Alors faut-il penser d’après cette dernière citation que le quotidien ouvre plus
largement ses portes que la grande revue aux femmes-journalistes ? En dépit des apparences
et de manière sans doute plus subtile que la revue, les quotidiens, même les plus modernes19,
restent largement réticents à l’ouverture de leurs colonnes aux femmes. Il s’agit véritablement
d’un paradoxe lorsqu’on pense que sous la Monarchie de juillet, le quotidien entre dans l’ère
médiatique et qu’il entreprend une course à l’abonnement, à l’extension de son lectorat qui
passe par une recherche d’un discours moins partisan et plus universel. Le journal La Presse,
créé en 1836 par Émile de Girardin souhaite devenir une œuvre de médiation (le terme est
contenu dans le prospectus) et de progrès mais la question de la femme semble absolument
éludée :
Ce qu’a de recommandable selon nous, la Presse à grand nombre et à bon marché, c’est qu’en même
temps qu’elle forme le jugement de lecteurs nouveaux, qu’elle étend le bon sens public, qu’elle active la
circulation des idées, elle efface toutes les démarcations étroites de partis, prend à chacun d’eux ce qu’il a
de vues utiles et de sentiments nationaux, – ne leur laisse plus que l’exagération et la mauvaise foi ; car la
Presse à bon marché […] ne peut vivre qu’autant qu’elle est l’organe véridique et impartial du pays ! ….
Si l’on prend l’exemple de la rédaction de La Presse, et en tenant compte d’une certaine
indécision introduite par l’anonymat, il semble que seulement trois femmes aient réussi
durablement – hors fiction – à investir les colonnes du journal : Delphine de Girardin alias le
vicomte de Launay, Daniel Stern, George Sand. Mais cette intrusion déjà réduite ne reflète
que partiellement la réalité de la possibilité d’un journalisme politique féminin dans le
18
F. Lagevenais, « Simples essais d’histoire littéraire, le feuilleton, Lettres parisiennes », Revue des
deux mondes, 1843.
19
En 1836, sont créés La Presse et Le Siècle qui proposent une nouvelle économie du
quotidien : réduction de moitié du prix de l’abonnement, augmentation de la publicité. Ces
changements économiques s’accompagnent de nouveautés rédactionnelles destinées à
augmenter le nombre d’abonnés : ouverture de la rédaction aux hommes de lettres, invention
du roman-feuilleton, de la chronique parisienne…
7
quotidien généraliste. Le quotidien20, à partir de 1836, se développe notamment sur deux
espaces absolument antagonistes : le premier, le haut-de-page, consacré aux grandes questions
de politique intérieure et de politique extérieure s’ouvre par un éditorial appelé premier-Paris
qui fonde la ligne du journal, qui décline sa pensée politique, sociale, économique. Le second
espace qui se développe en bas de page et quelquefois dans la quatrième page du journal, (le
feuilleton et l’article variétés) destiné à la critique, aux modes et aux feuilletons est un espace
consacré à la littérature et au divertissement mais où la réflexion politique est généralement
proscrite. Quelques femmes sous la Monarchie de Juillet arrivent à investir les bastions des
quotidiens mais la ligne politique, celle du premier-Paris, leur est constamment refusée. Dans
les quotidiens, les femmes écrivent qui de la fiction, qui de la critique littéraire, qui de la
critique artistique ou du salon21, qui de la chronique superficielle dans le feuilleton. À ce
ghetto géographique et générique correspond une discrimination des écritures. L’écriture
journalistique du premier-Paris reste fondée sur le modèle rhétorique (discours public avec
exorde, argumentation, réfutation, péroraison) et est considérée comme particulièrement
virile. Le rédacteur monte à la tribune du journal pour s’adresser à son lectorat. Dans le bas du
journal, le feuilleton, lui, répond à d’autres modèles traditionnellement plus féminins, comme
la conversation de salon ou l’art épistolaire. Le feuilleton se veut causerie. Cette figuration de
l’espace montre mieux que la revue qui les spécialise dans des genres sans les agréger dans
des espaces le ghetto intellectuel où sont, sous couvert de libéralisme, cantonnées les femmes.
Ces exclusions en rappellent d’autres : exclusion de la chambre des députés, exclusion de
l’enseignement supérieur.
À la différence de la revue qui exclut ostentatoirement les femmes penseurs de ses
colonnes, le quotidien procède donc de manière plus subtile, par une discrimination générique
et géographique. L’analyse historique que fait Geneviève Fraisse de la démocratie pourrait
aussi bien s’appliquer à cet embryon de journal égalitaire que représente le quotidien sous la
Monarchie de Juillet : « La société nouvelle a du mal à formuler clairement l’exclusion des
femmes, elle privilégie, outre l’idée diffuse et globale de leur incapacité à avoir une vie
publique, les occasions ponctuelles et les formes éclatées de la discrimination ; […]
20
Sur ce point, nous nous permettons de renvoyer à Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant, 1836, l’an I
de l’ère médiatique, éditions du nouveau-monde, 2001.
21
Daniel Stern, « La nouvelle salle peinte par M. Paul Delaroche », La Presse, 12 décembre 1841 ;
« La cathédrale de Cologne », La Presse, 7 janvier 1842, « Portrait de Chérubini par Ingres », La
Presse, 7 janvier 1842 ; « Le triomphe de la religion par Overbeck », La Presse, 25 février 1842 ; « Le
salon de 1842 », La Presse, 8 , 20, 27 mars, 6 et 22 avril 1842, « Concert donné au conservatoire par
M. Mortier-Defontaine », La Presse, 13 mai 1842 ; « Meyerbeer, chants religieux », La Presse, 16
octobre 1842, « Le salon de 1843 », La Presse, 15, 20, 25 mars, 3 et 12 avril 1843.
8
L’exclusion est tout simplement impossible à dire tellement elle mettrait en lumière une
formidable contradiction. Voilà pourquoi elle doit être masquée, fragmentaire, impertinente,
précisément dénuée de son sens philosophique. »22
Il paraît donc difficile à une femme de penser le politique et le social, la chose publique
dans le journal quotidien. L’expérience de la collaboration de George Sand au quotidien Le
Monde de Lamennais reflète bien cette difficulté. En février et mars 1837, George Sand
entreprend dans la rubrique Variétés du Monde une série d’articles dont l’enjeu, tel qu’elle
l’explicite dans sa correspondance, est d’exprimer sa position sur le mariage, son opposition à
l’union libre prônée par les saint-simoniens et ultimement de plaider pour le divorce23. Ses
idées, centrées sur la vie privée de la femme, ne diffèrent pas de celles exprimées dans ses
romans antérieurs et de plus elles sont encore feutrées par un double procédé de médiation
fictionnel et épistolaire. Une jeune fille Marcie prend conseil auprès d’un directeur de
conscience masculin dont seules les lettres sont retranscrites. La revendication féminine se
voit donc médiatisée par une traduction masculine et l’ensemble du propos habillé d’une
forme fictionnelle. Grâce à tous ces brouillages et médiations, la position sandienne ne
pouvait qu’apparaître singulièrement mièvre, voire conservatrice à un lecteur non averti.
Malgré ces précautions, Lamennais proteste et Sand interrompt ces publications avant même
d’avoir pu évoquer la question épineuse du divorce. Une lettre de Marie d’Agoult à un tiers
résume éloquemment la situation : « Il ne veut pas du divorce ; il lui demande de ces fleurs
qui tombent de sa main, autrement dit des contes et des piffoelades24. De plus on n'a pas inséré
sa quatrième lettre ; elle est mécontente. »25 Le quotidien, comme la revue, deux
manifestations exemplaires du régime de la monarchie bourgeoise, ne désire pas dans ses
colonnes entendre la manifestation d’une pensée féminine du politique et du social mais cette
discrimination se fait de manière constamment implicite, non revendiquée en accentuant des
territoires journalistiques et la sexuation des rubriques.
Espaces à conquérir
22
Geneviève Fraisse, Muse de la raison, démocratie et exclusion des femmes en France, Folio
gallimard, 1995, p. 110 et p. 279.
23
En forte opposition avec Lamennais, elle ne pourra pas aller jusqu’au bout de son intention.
24
Par auto-dérision, la tribu Sand s’était baptisée Piffoël à cause du nez un peu proéminent de George
et de son fils Maurice. Piffoelades désigne des fantaisies.
25
Cité par Georges Lubin, Correspondance de George Sand, Classiques Garnier, Paris, 1967, t. IIIp.
711
9
Est-ce à dire qu’il n’y a de recours pour ces femmes penseurs que dans des périodiques
spécialisés ? Est-ce qu’il faut comme Hortense Allart se réduire à aller écrire dans le Journal
des femmes ou comme Flora Tristan utiliser essentiellement le recours de la brochure ? Pas
forcément : certaines femmes inventent des stratégies de contournement qui leur permettent
soit de conquérir des places ou des lieux interdits pour tenir des discours personnels, soit de
subvertir des écritures de l’intérieur pour leur permettre de dire l’interdit.
Si la revue ou le quotidien se refusent à ouvrir les espaces de la réflexion politique aux
femmes, la première tentation pour une femme exceptionnelle peut être avec quelques
partenaires masculins de créer des supports rivaux où le premier-Paris et l’article de fond lui
seraient accessibles. C’est sans doute une des motivations de George Sand lorsqu’elle
contribue successivement à la création de la Revue indépendante et de l’Éclaireur de l’Indre.
La Revue indépendante fondée par George Sand, Pierre Leroux, et Louis Viardot en 1841
ressemble formellement à s’y méprendre à la Revue des deux mondes : longs articles réflexifs
philosophiques, littéraires ou politiques signés, fictions, poésies, chronique bibliographique.
La comparaison s’impose sous la plume de Sand :
La revue indépendante a fait hier son début dans le monde tout bonnement, sans prospectus, sans tamtam, et sans boum-boum. C'est un numéro gros comme deux de la revue des deux-mondes, et
26
fameusement tapé, j'ose le dire.
Mais dans cette revue, Sand est libre de remplacer son feuilleton romanesque par un article
démesuré contre Lerminier27 et sa conception de la poésie ouvrière28. Et la revue fait coexister
sans discrimination articles politiques et philosophiques de femmes et d’hommes. George
Sand y publie notamment toute une série d’articles sur la poésie prolétaire, des articles sur
l’homme politique Lamartine et surtout une série d’articles sur un fait divers, Fanchette.
Daniel Stern publie dans la Revue indépendante également toute une série d’articles à partir
de 1845 sur la politique de l’Allemagne.
Peu après cette expérience, en août 1844, George Sand contribue à la création de son
premier journal, l’Éclaireur de l’Indre. Mais les discussions préalables avec ses amis
berrichons dont fait état la correspondance prouvent la difficulté à établir la responsabilité de
la réflexion politique. Si ses amis, Planet et Fleury, lui réservent volontiers la partie littéraire
26
Lettre à Maurice Dudevant-Sand, Paris, 6 novembre 1841, correspondance de George Sand, op. cit,
t. V , p. 485.
27
Lettre à Viardot, seconde quinzaine de décembre 1841, correspondance de George Sand, op.cit., t.
V, p. 557.
28
« Dialogues familiers sur la poésie des prolétaires », Revue indépendante, janvier et décembre 1842.
10
et le feuilleton, ils paraissent plus réticents comme en témoigne cette lettre de 1844 à laisser à
Sand la responsabilité d’une parole politique :
Il faut que vous bâtissiez vous-même votre nid, je vous apporterai des fleurs, comme m'écrivait Mr
Lamennais quand il faisait le journal Le Monde, et qu'il me demandait de la littérature sans idées, et de la
philosophie sans conclusion. Envoyez-moi des fleurs, me disait-il et ne me compromettez pas. Vous en
29
êtes au même point que lui à mon égard. Le rapprochement ne peut vous fâcher.
Malgré ces dissensions de départ, à partir de septembre 1844, elle expérimente dans
L’Éclaireur de l’Indre exactement toutes les formes et toutes les places qui lui sont refusées
dans le quotidien parisien. Elle rédige par exemple plusieurs premiers-Paris très politiques et
notamment les 16, 23 et 30 novembre 1844 un article intitulé « la politique et le socialisme »
où elle précise sans aucune médiation fictionnelle l’actualité de sa pensée politique. Une forte
personnalité comme George Sand affronte les contraintes journalistiques en se créant des
espaces de parole et des espèces de parole aptes de manière médiate à dire le politique en
retravaillant le présupposé journalistique. Le déplacement géographique vers l’espace
provincial lui permet, par exemple, d’occuper dans le journal des espaces textuels qui lui
étaient refusés à Paris.
Genres à détourner
D’autres révolutions se font par un travail sur l’écriture elle-même. Sous la Monarchie de
Juillet, des femmes innovent dans le journal en inventant de nouvelles formes qui prennent en
compte la contrainte du genre pour mieux la subvertir30. Elles créent alors des genres
journalistiques en s’emparant d’activités d’écritures permises – la conversation, la lettre, la
fiction – pour les infléchir vers des usages qui le sont moins. Cette révolution peut se faire de
l’intérieur même de l’espace-gynécée du journal comme en témoigne le « courrier de Paris »
de Delphine de Girardin. Sous le pseudonyme du vicomte de Launay, Delphine de Girardin
écrit entre 1836 et 1848 dans La Presse des feuilletons légers et ironiques sur les modes, les
mœurs et les habitudes parisiennes. En apparence, la femme d’Émile de Girardin répond
parfaitement à la charte implicite du journal : pas de politique, de l’esprit, de la légèreté, pas
d’éloquence déplacée mais une écriture fondée sur le modèle conversationnel ou épistolaire
29
À Alphonse Fleury, Paris, 20 mars 1844, Correspondance, op. cit., t. VI, p. 485.
Pour une réflexion plus générale sur cette question du genre, nous renvoyons à Christine Planté, La
Petite sœur de Balzac, Seuil, 1989.
30
11
dans lequel les femmes étaient réputées exceller. Or de fait elle s’empare d’une activité
d’écriture permise pour l’infléchir vers des usages interdits et elle franchit allégrement la
frontière du politique. Avec malice d’ailleurs, elle signale parfois la transgression :
Patience, nous vous parlerons tout à l’heure de ce qui vous intéresse, de niaiseries et de chiffons ; mais,
avant de vous raconter ce que vous désirez savoir, nous voulons dire ce que nous serons fier un jour
d’avoir dit.
[…]
Nous vous dirons dans un moment que l’on porte des robes groseilles à bouquets noirs qui sont fort jolies.
Permettez-nous avant d’expliquer notre idée.
[…]
De grâce, encore quelques mots sur ce grave sujet ; dans un instant, nous vous dirons que mademoiselle
Baudran fait des turbans de velours qui sont admirables.
[…]
Et la preuve qu’il a raison, c’est que nous, dont le métier, bien plus, le devoir, est de parler des modes, des
plaisirs et des commérages du monde, nous vous disons à propos de lui toutes ces choses qui sont
pourtant bien loin de nous et dont nous sommes tout à fait indigne de nous occuper. 31
Et de fait, le feuilleton de Delphine de Girardin témoigne d’une conscience aiguë du
politique. Peu importe d’ailleurs ici que cette pensée ne soit pas féministe, pas théorisée, ni
même stabilisée. Cette réflexion existe et se démontre dans sa performativité. Souvent plutôt
réactionnaire comme en témoignent ses réflexions sur le droit de vote des domestiques au
lendemain de 1848, Delphine de Girardin sait cependant aussi manifester des positions
progressistes (elle défend les ouvriers dans les crises sociales, elle soutient les poètes ouvriers,
elle prend position contre les fortifications de Paris, elle prend parti pour Lamartine). Surtout,
elle fait preuve d’irrévérence envers toutes les formes de discours figés. Le 5 décembre 1840,
elle se livre à une drôlatique parodie des discours des grands orateurs de la tribune, Guizot,
Thiers, Barrot, Garnier-Pagès. Finalement, elle définit à l’intérieur d’un journal dicté par les
circonstances politiques un espace paradoxalement libéré où toutes les contraintes et
notamment les contraintes génériques s’annulent. Le feuilleton finit par définir une ligne
politique indépendante du premier-Paris et qui parle même plus haut que lui :
Notre dernier feuilleton a été regardé par quelques personnes comme une déclaration de guerre, guerre
générale et détaillée ; guerre à l’Allemagne et aux poètes allemands, guerre aux députés, guerre aux
académiciens ; et de là on a conclu que la Presse avait changé de ligne, et qu’après avoir sagement
combattu pour la paix du monde, elle venait d’adopter violemment un système de guerre universelle. O
lecteurs ! faudra-t-il tous les ans vous le redire : La Presse et le Courrier de paris sont deux choses
complètement distinctes et tout à fait indépendantes l’une de l’autre. La Presse n’est nullement
responsable de ce que dit le courrier de Paris, de même que le courrier de paris n’est nullement
responsable de ce que publie la presse.
L’un est un journal sérieux, l’autre est une gazette moqueuse, c’est-à-dire que leur caractère, leurs
opinions, leur point de départ, leur but et leurs devoirs à tous deux sont différents.
31
Vicomte Charles de Launay, « Courrier de Paris », La Presse, 30 novembre 1838.
12
Le journal est tenu d’être conséquent et raisonnable ; la gazette n’est tenue qu’à être élégante, et c’est
quelquefois très élégant d’extravaguer. Mais revenons à notre définition.
La Presse, engagée par des convictions profondes, est soumise cependant à toutes les considérations de la
politique, questions de convenances, questions d’opportunité, etc, etc. Il lui faut souvent cacher une partie
de sa pensée sur telle ou telle personne. Il lui faut attendre jusqu’à demain pour dire telle ou telle vérité
dangereuse à publier aujourd’hui ; elle doit enfin ne voir l’avenir que dans le présent.
Le courrier de Paris, au contraire, est une sorte d’observation insouciante que nulle considération relative
n’enchaîne. Il est absolu dans ses opinions comme tous les esprits indifférents. […]
Comme il n’appartient à aucun système, à aucun parti, à aucune école, il peut dire ce qu’il pense tout de
suite et sur les événements et sur les personnes ; il n’admet point de date pour la vérité , elle lui semble
toujours opportune. Il va droit son chemin, regardant ça et là et blâmant partout ce qui le choque.
Quelquefois on l’arrête et on lui crie : « Prenez garde, l’action que vous critiquez a été faite par un très
grand personnage ! – Tant pis, répond-il, c’est un détail qui ne me regarde pas. 32
Le feuilleton, quand cela lui sied, se détourne de son contrat originel (la mode, le
divertissement) pour une parole politique. Même si Delphine de Girardin prétend, faire de
l’esprit et ne pas penser, même si elle se plaît à une écriture très Monarchie de Juillet, à la fois
dilettante et éclectique, sa manière prétéritive lui permet de s’exprimer fortement grâce au
journal sur certains sujets. Sa position de femme lui fait inventer un genre journalistique neuf,
celui de la chronique ou du billet d’humeur, qui permet de mêler petits faits et grande
politique. Ce genre malgré ses limites va connaître une longue postérité notamment sous le
Second Empire où pour des raisons qui ne concernent pas spécifiquement les femmes, la
contrainte de ne pas dire le politique sera forte.
D’une autre manière plus essentielle encore, George Sand33 crée une écriture
journalistique neuve sous la Monarchie de juillet. Certes, conseillée à la Revue des deux
mondes par des hommes comme Gustave Planche ou Sainte-Beuve, elle s’exerce d’abord à
écrire dans des formes conventionnelles. À cette forme classique et rhétorique, elle préfère
cependant de plus en plus une création originale fondée sur le dialogue et la fiction.
La pensée de George Sand est naturellement balancée, portée vers l’avancée
dialectique. Elle aime mettre les faits en opposition, trouver le contrepoint éclairant à une
vérité. Peu à peu, dans les années 1840, cette forme dialogique apparaît de plus en plus
explicitement et en même temps de plus en plus abstraitement car il s'agit souvent de simples
pôles désincarnés qu'elle met en scène, des voix sinon contradictoires du moins dissidentes
32
Vicomte Charles de Launay, « Courrier de Paris », La Presse, 15 juin 1841.
33
C’est à dessein que nous rapprochons deux personnalités aussi disparates que George Sand et
Delphine de Girardin. George Sand fut sans aucun doute une personnalité majeure de la sphère
publique et politique de la Monarchie de Juillet et de la Seconde République. Mais Delphine de
Girardin du fait de ses positionnements aristocratiques et de son mariage mondain reste largement
méconnue. Sans en faire un grand penseur du politique, il nous semble important de réhabiliter une
écriture qui, malgré les apparences, ne transige pas.
13
qu'elle n'a pas besoin de véritablement habiller d'une identité34 : elle fait donc souvent
dialoguer des initiales : M. A et M. Z (tout un programme) ont une longue, très longue
conversation dans les « dialogues familiers sur la poésie des prolétaires ». Dans La Vraie
république du 2 mai 1848, elle reprend ces fictions de dialogue en faisant converser quatre
ouvriers, A, B, C et D et elle « transcrit l'entretien »35.
Cette mise en scène de la parole de l'autre peut être d'abord dû à la volonté de faire
exprimer les minorités voire les majorités silencieuses : la femme, le paysan, le mendiant, le
peuple en général. Mais le fonctionnement dialogique est lié aussi beaucoup plus
profondément à un principe intellectuel essentiel. Lorsqu'elle entame une réflexion
métadiscursive sur la presse – mais on pourrait sans peine élargir cette remarque à sa
production romanesque ou théâtrale –, elle relie cette structure du contrepoint ou de la mise en
tension à sa condition de femme.
Nous savons fort bien qu'il est facile de tourner en ridicule le rôle de questionneur hardi qui est le seul que
notre ignorance et nos bonnes intentions nous laissent à remplir. Le pseudonyme qui voile le sexe n'est un
mystère pour aucun de ceux qui accordent quelque attention à nos écrits. Nous ne reconnaissons pas à
l'autre sexe une supériorité innée ; mais nous sommes bien forcé de reconnaître le résultat de l'éducation
incomplète que nous avons reçue et qui ne nous permettrait pas de nous attribuer aucun genre
d'enseignement. Rien ne remplace, dans la vie des femmes, cette instruction première, cette Minerve toute
armée, qui, selon Diderot, sort tout à coup du cerveau du jeune bachelier pour combattre ses premières
36
impressions, ses premières erreurs.
La clé de sa démarche dialogique se trouverait dans la nécessité de combler les lacunes
imaginaires ou réelles de son éducation de femme. Elle préfère, explique-t-elle, questionner,
mettre en balance plutôt que de conclure.
Dans le même esprit, jusqu’au plus fort de 1848, ses articles les plus audacieux
empruntent le mode de la fiction. Elle explique elle-même à Anténor Joly qui lui demande un
exposé : « Je pense vous dire ma pensée, mais je ne sais la dire au public qu'en paraboles,
c'est-à-dire sous la forme de roman. »37 Cette pratique expérimentée dès les Lettres d’un
voyageur s'étend à toute la production journalistique à partir de 1837. La forme dialogique et
fictionnelle se retrouve dans les Lettres à Marcie : l’échange principal est rythmé d'autres
micro-fictions, embryons romanesques et paraboles qui doivent servir à l'édification de
34
Elle utilise également cette pratique dans certains de ses romans comme Lélia. Sur ce point, nous
renvoyons aux analyses de Pierre Laforgue, Corambé, identité et fiction de soi chez George Sand,
Klincksieck, 2003, p. 38.
35
« Devant l’hôtel de ville », La Vraie république, 2 mai 1848 repris dans Souvenirs de 1848, 1880, p.
65-74.
36
« Réponse à diverses objections », Eclaireur de l'Indre, 6 décembre 1844, repris dans Questions
politiques et sociales, p. 93-105.
37
À Anténor Joly, Nohant, vers le 13 août 1845, corr., t. XIV, p. 54
14
Marcie. L'épistolier, en décrivant sa méthode parabolique et fictionnelle, renseigne par mise
en abyme sur la pratique de l'auteur :
Tenez Marcie, je suis si triste et si abattu aujourd'hui ; je confonds tellement dans mon angoisse ma
misère et la vôtre, qu'il m'est impossible de vous donner des conseils. Je tâcherai d'y suppléer, par un
récit. En pensant à vous l'autre soir, je me suis rappelé une anecdote que j'ai voulu écrire pour vous
l'envoyer. J'ai bien fait, car aujourd'hui, elle suppléera à toute exhortation. D'ailleurs, j'ai foi à la puissance
des exemples. La parabole fut l'enseignement des simples. Enseignement sublime, que sont tous nos
38
poèmes au prix de tes naïves allégories ?
Dans les années 1840, cette mise en scène fictionnelle est de plus en plus fréquente. Le
personnage inventé de Blaise Bonnin, véritable auteur supposé39, est le personnage
reparaissant de la carrière journalistique de G. Sand. Il est notamment le porte-parole de
Fanchette dans la série d’articles du même nom, souvent cités comme un texte exemplaire de
l'efficacité du journal. Dans cette relation d'un fait divers, elle utilise une construction d'auteur
supposé en imaginant la lettre pittoresque d'un Blaise Bonnin indigné racontant l'histoire vraie
de cette jeune fille un peu idiote et très innocente abandonnée par ordre des soeurs de La
Châtre en rase campagne.
Ces deux voix, celles de Delphine de Girardin et de George Sand, qui sous la contrainte
générique et historique (la condition de la femme est pour nous évidemment avant tout une
construction historique) se déplacent, se décalent, résonnent étrangement dans l’univers du
périodique qui reste très longtemps, on ne l’a pas assez souligné, un espace à la ségrégation
lourde où apparaissent nettement les préjugés d’une époque sur la pensée des femmes.
Ce cheminement dans l’espace public du quotidien et de l’univers médiatique éclaire
sur le pouvoir laissé aux femmes dans l’espace public. Le grand nombre d’études menées sur
les saint-simoniennes et sur les journaux féministes, l’accent porté sur l’activité fictionnelle
d’une George Sand qui pense à travers le roman40 ont sans doute occulté l’espace de censure
de la pensée politique et philosophique des femmes que le journal a constitué, cantonnant la
38
G. Sand, « Lettre à Marcie », Le Monde, 19 février 1837.
Jean-François Jeandillou, Esthétique de la mystification, Editions de minuit, 1994.
40
Voir par exemple l’ article récent de Lucienne Frappier-Mazur, « G. Sand et le roman à thèse :
autour de mademoiselle La Quintinie », dans George Sand, écritures et représentations, textes réunis
par Eric Bordas, Eurédit, 2004 ou encore Michèle Hecquet, Poétique de la parabole. Les romans
socialistes de George Sand, 1840-1845, Klincksieck, 1992.
39
15
femme dans certaines rubriques ou certains genres, et la forçant alors à faire éclater le
caractère systématique du journal.
L’examen des articles de Delphine de Girardin et George Sand montre deux cas de
détournement qui se font sous les apparences d’une soumission au diktat général de la non
pensée : Delphine de Girardin choisit ponctuellement d’abandonner le modèle féminin de la
causerie pour des digressions politiques. George Sand intègre ces formes dites du féminin (le
dialogue, la fiction) pour faire accéder au langage une pensée personnelle et exceptionnelle. Il
s’agit dans les deux cas d’une pensée au féminin qui n’est pas au premier chef une pensée du
féminin. S’inventent alors par les femmes, de nouvelles formes d’écriture d’actualité,
réponses poétiques à une contrainte politique.
1848 offre une sorte d’éclaircie brutale dans cette oppression de la pensée politique.
La révolution fait éclater le rubriquage serré du journal et sa ségrégation. Eugénie Niboyet
crée La Voix des femmes, Daniel Stern fait paraître ses lettres républicaines dans Le Courrier
français, George Sand s’investit dans la Cause du Peuple, les bulletins de la république, La
Vraie république. De nouvelles écritures apparaissent comme la voix polémique et
déclamatoire, quasi prophétique et lyrique de George Sand qui profère véritablement la vérité
de la Révolution.
Le Second Empire sera sans doute dans ce domaine un retour en arrière, sensible par
exemple à travers la carrière journalistique d’une Juliette Adam reconnue comme penseur41
bien avant de pouvoir accéder au journal quotidien. Et les nouvelles formes d’écriture
journalistiques utilisées par des femmes sous la Monarchie de juillet, qui ont emprunté à la
poétique du roman, de l’épistolaire, ou de l’autobiographie pour parvenir à penser quand
même, seront investies aussi, sous la contrainte politique, par des hommes. Triste revanche de
l’Histoire.
Marie-Ève Thérenty
(université de Montpellier III-RIRRA21-IUF).
41
En 1858, à vingt-deux ans, Juliette Adam (Lamber) publie à compte d’auteur une brochure contre
Proudhon, Idées anti-proudhoniennes sur l’amour, la femme et le mariage qui lui ouvre beaucoup de
salons politiques.
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