Prohibition et déni du droit à la santé : réflexion sur la nécessite d`en

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Prohibition et déni du droit à la santé : réflexion sur la nécessite d`en
Prohibition et déni du droit à la santé : réflexion
sur la nécessite d’en sortir
Intervention à la journée : « Cannabis, quand Bruxelles fait réseau. Quelles
demandes pour quelles prises en charge ? »
Introduction
La consommation de cannabis présente des risques pour la santé, encore faut-il pouvoir les
identifier. Sont-ils dus aux caractéristiques du produit ? Sont-ils dus aux modes de
consommation de celui-ci ? Au contexte de son usage ? Certainement à tout cela. Gardons
donc à l’esprit qu’il ne s’agit pas d’isoler une substance du contexte de consommation, par
une personne, à un moment donné. Gardons-nous de procéder par déduction hasardeuse
comme si les effets du cannabis étaient universels. Comme si le produit était seul
responsable de certains mésusages. Comme si le régime actuel de prohibition n’influençait
pas ce que l’on pense connaître du cannabis et de sa prise en charge. Cela peut paraître
évident, pourtant force est de constater qu’il y a toujours aujourd’hui une tendance à
construire un discours sur base des seules caractéristiques du produit pour alerter l’opinion
sur les dangers du cannabis.
Il n’est pas rare en effet d’entendre les partisans d’un immobilisme en matière de drogues,
voire en faveur d’un durcissement des politiques, évoquer la forte teneur en THC du produit
pour asseoir leurs positions. S’agissant d’un discours fort réducteur, il est fondamental de le
mettre en perspective.
A ce propos on se souviendra du mea culpa exprimé par une partie de la communauté
scientifique dans une édition du « The Guardian », en 2009 si mes souvenirs sont bons. Les
mêmes experts qui une dizaine d’années auparavant relativisaient les dangers de cette
drogue pour postuler en faveur d’une dépénalisation revoyaient leur copie. Ils affirmaient,
prenant en compte la haute teneur en THC du cannabis, s’être trompés : « Le cannabis n’est
pas aussi doux qu’on le pensait. » S’en était suivi une croisade médiatique alertant l’opinion
publique sur les réels dangers de cette substance, sur les relations probables entre
consommation régulière et certaines maladies mentales, telles que la schizophrénie par
exemple. Tout à coup le cannabis constituait à nouveau une menace pour la société et pour
la santé, surtout celle des jeunes. Plus récemment, on a pu entendre sur les ondes de la
Première Radio et lire dans les colonnes de la Libre Belgique, l’intervention d’une ancienne
Ministre de la Santé évoquer encore la forte concentration en THC du cannabis pour
prévenir du danger que représenterait toute tentative de légalisation.
Des propos hors contexte
Lorsque d’aucuns évoquent cette soudaine transformation du cannabis pour justifier d’un
interdit, ils procèdent suivant une logique visant à isoler le produit de son contexte. Certes,
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les avancées dans le domaine du cannabis génétiquement modifié ont permis l’élaboration
de substances à haute teneur en principe actif (Tétrahydrocannabinole - THC). Certes, ce
type de produit inonde le marché noir. Mais, réduire le nombre important de variétés de
cannabis à cette seule catégorie revient à oublier que dans le contexte actuel c’est l’offre qui
régule la demande. De nos jours, l’usager n’a guère le choix du produit qu’il souhaite
consommer. Sauf, à se lancer dans une culture pour laquelle il sélectionnerait les semences,
sur laquelle il exercerait un contrôle. Domaine dans lequel s’aventure, en toute illégalité, de
plus en plus de consommateurs pour éviter le dictat des trafiquants de drogues.
Isoler une substance de son contexte d’utilisation c’est masquer l’impact du régime
prohibitionniste sur le produit et sur l’ensemble de ce qui concerne son usage en termes de
santé, d’exclusion sociale, de modes de consommation. C’est nier l’influence d’une politique
qui limite le déploiement des moyens de prévention, de prise en charge, de Rdr, d’étude du
phénomène, etc. C’est faire fi du constat selon lequel l’interdit maximalise les risques pour
la santé. C’est encore s’empêcher de promouvoir des modes de consommation à moindre
risque telles que l’inhalation sans combustion, sans tabac. L’absorption en tisane ou sous
forme alimentaire par exemples. Il convient de s’interroger sur la raison pour laquelle le
mode de consommation le plus répandu aujourd’hui est aussi le plus dangereux.
Comprenons bien que si les études divergent sur les dangers du cannabis elles sont
unanimes sur les dangers de la fumée tabagique. Considérons aussi que la plupart des
évaluations de la toxicité du produit sont menées en laboratoire sur des espèces autres que
l’Homme, dans des conditions autres que celles auxquelles se soumettent les
consommateurs.
Il s’agit pour moi d’exprimer un point de vue selon lequel le régime actuel de prohibition
n’est certainement pas le moyen adéquat de mener une politique globale, sereine et efficace
en matière de drogues. En effet, comment peut-on prétendre connaître les effets d’un
usage que le système réprime ? Comment connaître les vertus et les dangers d’un produit
conditionné par les seules lois d’un marché ultra libéral, dérégulé, aux mains des
narcotrafiquants ? Comment enfin prendre en considération la consommation du cannabis
dans son ensemble, lorsque la grande majorité des données factuelles que nous pouvons
récolter nous proviennent de services destinés à prendre en charge l’usage problématique
de drogues ?
La santé n’a jamais été la préoccupation majeure du législateur, ni autrefois au moment de
l’élaboration des premières lois prohibitionnistes, ni aujourd’hui dans les tentatives
d’aménagement du cadre pour une approche globale et intégrée du phénomène de drogues.
Je ne veux pas dire qu’elle ne compte pas, mais jusqu’à présent elle a surtout servi à
légitimer une idéologie dominante et à la renforcer.
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Du déni de santé publique
L’histoire de la genèse de la prohibition est éloquente à propos du déni de santé publique,
depuis l’élaboration des premières législations antidrogues aux Etats-Unis jusqu’à leur
prolongement au niveau international. Elle nous enseigne en effet, très clairement, que la
prohibition répond essentiellement à des préoccupations économiques, morales et
politiques. Elle révèle la fonction première de la criminalisation de l’usage de certaines
drogues, à savoir exclure certains groupes sociaux d’origines étrangères. Lorsqu’à la fin du
XIXème siècle les Etats-Unis s’engagèrent dans une guerre d’exclusion contre les chinois
immigrés sur leur territoire, ils mirent en scène les effets criminogènes de l’opium en
stigmatisant cette population. Plus tard, ils firent de même en stigmatisant les immigrés
mexicains, les musiciens noirs de jazz, pour justifier de l’absolue nécessité d’interdire la
marihuana.
Tout cela peut nous paraître très éloigné mais il faut y voir une influence certaine dans nos
politiques passées et actuelles. Car sans jamais ménagers leurs efforts les Etats-Unis
parvinrent à convaincre la communauté internationale du terrible fléau que représente la
drogue et qui semblait menacer le monde.
En 1961, est signée à New-York, la Convention unique sur les stupéfiants. Lorsque l’on
regarde le contexte sociopolitique de l’époque on se rend compte qu’il s’agissait une fois de
plus de légitimer un point d’exclusion de type xénophobe à travers une opération sociale
pseudo préventive. Cette fois, les pays européens ne restèrent pas insensibles au discours
américain qui trônait dans les années 60. La contestation estudiantine de l’époque n’y est
pas étrangère de sorte que la plupart a considéré que la consommation de drogues pour le
plaisir était le signe de la décadence de la civilisation occidentale. Et la représentation sociale
du toxicomane, puisque c’est à ce moment-là qu’on commence à utiliser le terme de «
toxicomane », condensait tous les défauts d’une jeunesse considérée à la fois comme
dangereuse et en danger.
Les mouvements contestataires de l’époque, autant aux Etats-Unis qu’ailleurs, recourent à
l’utilisation de substances synthétiques de sorte que l’élaboration d’une nouvelle convention
s’imposait. Elle voit le jour en 1971 sous le titre : convention sur les substances
psychotropes. Enfin en 1988, la coopération internationale en termes de crime organisé et
de trafic illicite est renforcée par une troisième convention onusienne. Ces trois coventions
régissent toujours les politiques menées en matière de drogues. Elles sont le plus souvent
évoquées pour justifier de l’immobilisme politique, malgré qu’il paraisse nécessaire de
changer d’orientation si l’on souhaite véritablement prendre en compte l’intérêt général et
œuvrer dans le sens d’une approche de santé publique. Mais la santé publique est-elle
moteur de changement ?
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Santé, moteur du changement ?
Pourquoi en serait-il ainsi, tant on a vu que la santé publique à fort peu pesée dans
l’élaboration des lois prohibitionnistes. Tant nous allons voir qu’elle sert des logiques de
contrôle telles que décrites par Nicolas Carrier dans son ouvrage « La politique de la
stupéfaction. Pérennité de la prohibition des drogues »:
« …Au sein de la logique prohibitionniste, toute l’organisation des stratégies de contrôle
dépend de la production sociale du criminel… La toxicomanie a été un des supports
traditionnels de la criminalisation et aujourd’hui les savoirs sur les risques associés à la
consommation de drogues permettent de renouveler les justifications de l’usage
supposément légitime de l’intervention de l’Etat à l’encontre des consommateurs… »
« La seconde logique de contrôle, le thérapeutique, a permis l’établissement d’une gamme
hétérogène de pratiques d’intervention, rendues possibles par la production sociale de la
toxicomanie : la distinction s’opérant bien sûr entre le normal et le pathologique. Mais il faut
noter que le regard thérapeutique s’organise de plus en plus autour de la très flexible
distinction entre adaptation et inadaptation, ce qui permet notamment une pénétration
plus extensive des stratégies d’intervention dans le corps social… » Ces stratégies de
contrôle sont possibles selon Nicolas carrier «en raison de la « pathologisation médicale »,
psychologique, ou psychosocial, de certaines formes d’usages ou de certains type d’usagers
La troisième logique de contrôle concerne les stratégies de Rdr. Nicolas Carrier nous
suggère que le succès des pratiques de Rdr participe plutôt à produire un nouveau
personnage sur la scène du contrôle de l’usage de drogues illicites. Il ne s’agit plus de
considérer l’individu comme un criminel à punir ou comme un toxicomane à soigner, mais
bien comme un consommateur faisant des choix. Le risque de cette orientation étant de
créer un nouvel axe de discrimination entre consommateurs, parce qu’elle va départager les
usagers selon qu’ils utilisent ou non les services : l’injecteur qui partage ses seringues même
si des services de distribution existent, l’injecteur qui consomme dans l’espace public même
si des lieux d’injection sont à sa disposition, etc. Dans le jargon on parle du public difficile à
atteindre, celui qui échappe à tout contrôle. Mais curieusement on ne pense jamais que ce
public puisse être constitué de consommateurs bien insérés disposant d’un espace privé
pour consommer et dont la plupart des activités sont invisibles socialement.
On le voit plutôt que d’éviter l’argument de santé publique pour légitimer son action, la
prohibition l’utiliserait pour se renforcer. Et il y a fort à parier que si un jour on devait
vraiment changer de politique ce serait pour d’autres préoccupations que la santé. On en
revient aux considérations du début selon lesquelles finalement la santé pèse peu dans
l’élaboration des politiques en matière de drogues.
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Le changement : une nécessité absolue pour plus de démocratie
La Liaison Antiprohibitionniste s’est positionnée, en Belgique, à l’avant-garde du discours
critique sur la prohibition, il y a déjà plus de vingt ans. Aujourd’hui, nous voyons que bons
nombres de nos considérations trouvent écho dans la société civile d’une part, parmi des
personnalités publiques et académiques de renom d’autre part. (Cfr. par exemple les
membres de la récente Global Commission On Drugs). L’opposition au modèle
prohibitionniste n’est plus strictement l’objet de groupe comme le nôtre, il y a peu encore
considéré comme une sorte de troublions de l’ordre social. Considéré comme une bande de
joyeux libertaires visant à faciliter la consommation de drogues, pour on ne sait trop qu’elle
projet obscur d’une société du plaisir sous influence. Les mentalités, faces aux enjeux de
société, changent plus sûrement encore lorsqu’il s’agit d’être confronté au désastre d’une
politique de l’inaccessible éradication d’un comportement profondément humain : la quête
du plaisir…
Les drogues, pour celui qui y goûte, procurent un certain plaisir, il faut pouvoir admettre
cette vertu. Sinon, personne n’irait faire du shopping sur le marché noir, risquer la prison,
payer cher un produit frelaté dont on ne peut ni connaître la provenance, ni l’état de
conservation, ni la composition. La quête du plaisir n’est pas une quête du risque, elle
comporte des dangers certes, mais ce n’est pas l’effet recherché par les millions de
consommateurs dans le monde. Non, les drogues ont des vertus que l’homme apprivoise
depuis la nuit des temps, qu’il s’agisse d’apaiser certaines douleurs, de jouir de plaisir,
d’augmenter ses propres performances, d’entrer en transe, etc. Chacun peut porter son
propre jugement de valeur par rapport aux vertus dont il est question, par rapport au moyen
d’y parvenir. Mais on ne pourra jamais voir éclore un monde sans drogues, à moins peutêtre de faire preuve d’un totalitarisme des plus absolu.
Il faut donc réapprendre à vivre avec ces substances, comme il était d’usage avant qu’un
modèle venu d’ailleurs ne vienne nous persuader de faire autrement. La prohibition repose
sur un jugement de valeur et sur une volonté d’imposer un certain ordre moral. Il est grand
temps de le revoir et de poursuivre un objectif commun, plus en accord avec la culture
contemporaine, plus soucieux de la santé publique. Bref, plus légitime.
Il faut en sortir pour permettre à chacun d’exprimer son droit à la santé, on ne peut pas
maintenir vaille que vaille les soubassements d’une structure qui se lézarde de partout. La
prohibition des drogues est une politique en échec. Pire, elle est contreproductive. Elle
contribue à l’ignorance en procédant par acculturation massive.
Il n’y a plus grand monde aujourd’hui pour nous conter un savoir à propos de l’ère préprohibitionniste, à propos de comment était régulée la drogue en l’absence de tout interdit
pénal. Il faudrait se plonger dans l’histoire, avant 1921 en Belgique, date de la première loi
sur les stupéfiants. Il faudrait pratiquement revenir un siècle en arrière, pour trouver les
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traces d’une mémoire collective à ce propos. Cela se passait-il mieux qu’aujourd’hui ?
Probablement. Les produits n’étaient pas disponibles hors un certain cadre, aujourd’hui ils
circulent librement, sans contrôle. La consommation n’était pas une menace pour la société,
elle n’était d’ailleurs pas envisagée en ces termes. Depuis l’idéologie prohibitionniste n’a eu
cesse d’alarmer l’opinion sur une prétendue menace dont encore aujourd’hui, on ne voit pas
les effets ravageurs à grande échelle. Certes, une partie des consommateurs de drogues
connaissent les affres de la toxicomanie, mais cela quel que soit le statut légal des produits.
La proportion d’usagers de drogues problématiques, c’est-à-dire ayant une consommation
non maîtrisée, est sensiblement la même peu importe l’objet de la dépendance.
En fait, il n’y avait pas plus à l’époque de rage toxicomaniaque, telle que décrite par le
discours de propagande, qu’il n’y en a aujourd’hui. Il existait un savoir culturel à propos des
drogues et de leurs vertus que l’on pouvait librement partager en famille ou entre amis. Le
savoir appartenait à leurs utilisateurs et le choix de consommer revenait au libre arbitre de
chacun. La prohibition s’immisçant dans la sphère privée, dictant le comportement qu’il
convient d’adopter à l’égard des drogues, a érigé un ensemble de normes dont l’effet a été
de participer à l’acculturation collective par rapport aux drogues interdites. Par la force des
choses bien entendu : comment promouvoir la connaissance objective à propos de la
consommation de substances dont l’autorité, sous prétexte de nocivité, poursuit
l’éradication ?
Nous sommes tous les enfants de la prohibition, nous n’avons jamais rien connu d’autre, par
conséquent, il est à priori normal de considérer ce système comme légitime et d’opter
éventuellement, intuitivement, pour le rejet de toute critique à l’égard de celui-ci. Sauf que
malgré l’interdit, les drogues ont continuées à circuler, elles se sont diversifiées et
connaissent malgré tout un certain succès commercial. Au point de se demander si la norme
garde une once de légitimité. En effet, comment considérer l’ampleur de sa transgression
malgré son caractère particulièrement coercitif ? Dès l’instant où une part importante de la
population, dont on nous dit qu’elle est en augmentation et de plus en plus jeune, s’adonne
aux plaisirs interdits il nous paraît être essentiel de revoir la norme ou du moins d’évaluer sa
portée. Criminaliser un comportement strictement privé, dont l’acte de consommer ne porte
pas directement atteinte à autrui, poursuit un objectif bien illusoire et bien étrange dans
une démocratie.
Bruno Valkeneers
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