L`Ange bleu

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L`Ange bleu
LE CINÉMA DU
123
COLLECTION DVD
L’Ange bleu
sipa
de josef von sternberg
LE CINÉMA DU
123
« C’est moi qui ai découvert
Marlene »
Josef von Sternberg : J’étais donc
assistant, et je travaillais sur By Divine
Right, quand on est venu me chercher
pour diriger un film, qui devait être
mon début : The Salvation Hunters (Les
Chasseurs de salut). (…) Je me suis fâché
avec Emil Jannings pendant que nous
tournions The Last Command (Crépuscule de gloire) et nous avions juré de ne
plus travailler ensemble. Mais il est
parti pour l’Allemagne aux débuts du
cinéma parlant et, de là-bas, il m’a fait
venir pour que je le dirige dans son premier film sonore. J’étais tout ému, ému
à tel point que je décidai de partir pour
l’Allemagne.
Au début, Jannings voulait jouer Raspoutine, mais je m’y refusais. J’avais
trouvé un livre de Heinrich Mann, qui
avait pour titre Professor Unrath, j’appelai Mann et lui proposai quelques arrangements dans le sujet. C’est ainsi que
nous fîmes L’Ange bleu avec Jannings.
C’est moi qui ai découvert Marlene
Dietrich au théâtre ; je lui ai offert le
rôle de Lola, qu’elle a refusé. Elle était
très modeste et sincère. Elle m’a dit
qu’elle ne savait pas jouer la comédie,
qu’elle avait échoué jusqu’ici dans ce
qu’elle avait fait au cinéma. Elle voulut
me montrer ses films de débutante. J’insistai, lui fis faire un bout d’essai et je
Emil
Jannings
et Marlene
Dietrich.
suddeutshe zeitung/rue des archives
Entretien avec Josef
von Sternberg paru en 1965
dans les « Cahiers du cinéma »
confirmai ce que j’avais déjà dit : elle
convenait parfaitement au rôle.
D’autres disaient non, moi je dis oui.
Jannings n’aimait pas Marlene. Par la
suite, j’ai travaillé avec elle en
Amérique et j’ai toujours disposé de la
plus complète liberté au cours du tournage des sept films que nous avons
faits ensemble. (…)
Question : Vous connaissez certainement le livre De Caligari à Hitler,
de Siegfried Kracauer. Que pensezvous de l’analyse qu’il fait de vos
films ?
M. Kracauer est un homme très intelligent, mais il a fait sur mon œuvre de
très étranges observations. On a associé
Fiche technique
L’Ange bleu (Der Blaue
Engel, Allemagne, 99 min).
Réalisation :
Josef von Sternberg.
Scénario : Carl Zuckmayer,
Karl Vollmöller et Robert
Liebmann, d’après le
roman de Heinrich Mann.
Photographie :
Günther Rittau.
Musique :
Frederick Hollander.
Production : Erich Pommer.
Interprètes : Emil Jannings,
Marlene Dietrich,
Kurt Gerron, Rosa Valetti.
quelques-uns de mes films aux activités
des nazis, en disant que je transmettais,
sous forme d’images, un certain genre
d’humiliation aux acteurs d’un film,
quelque chose qui ressemblait à ce que
firent les nazis. Mais quand j’ai dirigé
L’Ange bleu en 1929, je ne connaissais
aucun nazi, et je ne savais pas ce que
c’était.
Le livre sur lequel nous avions fondé
le film avait été écrit en 1905 par Heinrich Mann. Je l’avais modifié considérablement, avec l’accord de l’auteur,
mais sans changer l’essence du livre,
puisqu’aussi bien il n’avait rien à voir
avec quelque mouvement politique que
ce soit. Et ce n’est pas tout : Heinrich
Mann fut même obligé d’abandonner
FILMOGRAPHIE
1925
THE SALVATION
HUNTERS
(EU, muet, 65 min).
Avec George K. Arthur,
Georgia Hale.
1926
A WOMAN OF THE SEA
(EU, muet, 75 min). Avec
Edna Purviance, Raymond
Bloomer, Eve Southern.
1927
LES NUITS DE CHICAGO
(EU, muet, 80 min).
Avec George Bancroft,
Evelyn Brent, Clive Brook.
1928
CRÉPUSCULE
DE GLOIRE
(EU, muet, 88 min).
Avec Emil Jannings, Evelyn
Brent, William Powell.
LA RAFLE
(EU, muet, 77 min).
Avec George Bancroft,
Evelyn Brent, William Powell.
LES DAMNÉS
DE L’OCÉAN
(EU, muet, 77 min).
Avec George Bancroft,
Betty Compson,
Olga Baclanova.
1929
LE CALVAIRE
DE LENA SMITH
(EU, muet). Avec Esther
Ralston, James Hall.
THUNDERBOLT
(EU, muet, 85 min).
Avec George Bancroft,
Fay Wray.
1930
L’ANGE BLEU
(All., 99 min).
II/LE MONDE TÉLÉVISION/DIMANCHE 3-LUNDI 4 AVRIL 2005
MOROCCO
(EU, 90 min). Avec Marlene
Dietrich, Gary Cooper,
Adolphe Menjou.
1931
AGENT X 27
(EU, 91 min). Avec Marlene
Dietrich, Victor McLaglen.
UNE TRAGÉDIE
AMÉRICAINE
(EU, 77 min). Avec Phillips
Holmes, Sylvia Sidney,
Frances Dee.
1932
LA VÉNUS BLONDE
(EU, 93 min). Avec Marlene
Dietrich, Herbert Marshall,
Cary Grant.
SHANGHAI EXPRESS
(EU, 80 min).
Avec Marlene Dietrich, Clive
Brook, Anna May Wong.
1934
L’IMPÉRATRICE ROUGE
(EU, 104 min). Avec Marlene
Dietrich, John Lodge.
1935
CRIME ET CHÂTIMENT
(EU, 88 min).
Avec Peter Lorre, Edward
Arnold, Marian Marsh.
LA FEMME
ET LE PANTIN
(EU, 79 min). Avec Marlene
Dietrich, Lionel Atwill.
1936
SA MAJESTÉ
EST DE SORTIE
(EU, 85 min). Avec Grace
Moore, Walter Connolly.
1939
SERGEANT MADDEN
(EU, 80 min). Avec Wallace
Beery, Tom Brown.
1941
SHANGHAI GESTURE
(EU, 99 min).
Avec Gene Tierney, Victor
Mature, Ona Munson.
1952
LE PARADIS
DES MAUVAIS GARÇONS
(EU, 80 min).
Avec Robert Mitchum, Jane
Russell, William Bendix.
1953
FIÈVRE
SUR ANATAHAN
(Japon, 92 min).
Avec Akemi Negishi, Radashi
Suganuma, Soji Nakayama.
1957
LES ESPIONS S’AMUSENT
(EU, 112 min).
Avec John Wayne, Janet
Leigh, Roland Winters.
LE CINÉMA DU
Question : Kracauer soutient que le
film annonce l’attitude du peuple allemand, cette prise de position qui justifia l’arrivée du nazisme : en particulier,
à cause de la position supérieure qu’occupe le professeur universitaire, mais
surtout, à cause de la relation existant
entre la masse et l’idole qu’on cherche
et que Marlene Dietrich incarnait en
l’espèce.
Cela mérite une réponse détaillée. En
premier lieu, la conception que j’avais
de Marlene était la mienne. Marlene
n’avait rien à voir là-dedans. Elle ne
savait pas elle-même ce qu’elle faisait
et, d’un autre côté, elle se sentait très
malheureuse pendant le tournage. Elle
en arriva à dire que s’il lui fallait endurer de pareils supplices pour devenir
vedette de cinéma, elle préférait renoncer. Dans mon esprit, l’image de sa personne a eu pour base Félicien Rops et
Toulouse-Lautrec, qui, comme vous le
savez, n’ont rien à voir avec le mouvement nazi.
Mais ce n’est pas tout. Hitler détruisit
le négatif du film. Il ne voulait pas que
l’on divulgue dans le monde l’image que
je montrais des Allemands. Ce qui était
une attitude hypocrite, parce qu’à plusieurs reprises il envoya à Marlene des
ambassadeurs pour que celle-ci regagne
l’Allemagne. Je crois avoir fait de Marlene une bonne Américaine puisque,
plus tard, elle prit la tête des troupes
américaines qui entraient à Berlin. Pendant longtemps les Allemands lui furent
hostiles et le sont encore en partie, car
ils trouvèrent à Marlene un comportement peu allemand. (…)
Ce film est simplement la conjonction
de l’évocation d’une œuvre de Mann,
écrite en 1905, et de mon désir de montrer l’erreur que commet l’homme qui
axe sa vie sur une femme. S’il y avait là
quelque influence, ce serait celle de Servitude humaine de Somerset Maugham.
Et si quelqu’un veut trouver des symboles dans mon œuvre, il peut le faire.
Mais il me faut préciser que je ne suis
pas un symboliste. J’ai les idées claires,
précises et réalistes.
Entretien publié dans
les Cahiers du cinéma en 1965
Le destin d’un Pygmalion
né en 1894 à Vienne, Jonas
Sternberg grandit dans la pauvreté. Son père, ancien soldat,
n’hésitait pas à porter la main sur
lui. En 1908, la famille émigre en
Amérique. A New York, l’adolescent court les petits boulots : commis de grand magasin un jour,
vendeur ambulant le lendemain,
il préfère souvent les dortoirs
publics au domicile familial. Engagé par une maison de production, il restaure de la pellicule abîmée et s’intéresse au travail de
chacun. Après avoir combattu en
Europe en 1914-1918, Sternberg
est assistant quelques années.
Le petit immigré juif se réinvente en Josef von Sternberg, aristocrate établi à Hollywood : il
signe son premier film, The Salvation Hunters. Dans ce tableau réaliste de la Californie miséreuse des
années 1920, il témoigne d’un
talent qui séduit Charlie Chaplin.
Mais sa commande au jeune
cinéaste, A Woman of the Sea,
finit dans un placard. Le premier
chef-d’œuvre de Sternberg, Les
Nuits de Chicago, est un film de
gangsters, à la fois tragique et lyrique. Dans The Last Command, un
cousin du tsar, qu’interprète Emil
Jannings, échappe à la révolution
de 1917 grâce à une belle révolutionnaire et devient figurant à Hollywood. Le mélodrame est d’une
puissance amère, comme son film
suivant, Les Damnés de l’océan.
En 1930, tout bascule. Parti tourner en Allemagne pour offrir un
grand rôle à Emil Jannings, Sternberg découvre une jeune actrice à
la voix rauque et aux jambes
interminables dont il s’éprend. Le
film s’intitulait Professeur Unrath ; débaptisé, il devient L’Ange
bleu. « Il a fallu plus d’un homme
pour changer mon nom en Shan-
Josef von Sternberg
et Marlene Dietrich.
rue des archives/snap photo
l’Allemagne nazie. Par conséquent,
l’analyse de Kracauer est ridicule.
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L’œuvre de
Josef von Sternberg
a toujours mêlé
érotisme et
obsession mortifère
ghai Lily », susurrera Marlene
dans Shanghai Express. Mais il a
suffi d’un homme pour changer
Maria Magdalena von Losch en
Marlene Dietrich, seule vraie rivale
de Garbo, icône érotique que son
Pygmalion rêve en Mata-Hari
(Agent X-27) et en Grande Catherine (L’Impératrice rouge).
Sous contrat avec
la Paramount, Sternberg tourne six
films à la gloire de
la femme qu’il a façonnée, une déesse
irréelle dont le public se désintéresse
peu à peu. Comme
Katharine Hepburn
et bien d’autres
stars, Marlene est
cataloguée « poison
du
box-office » ;
Sternberg quitte le
studio et la laisse à
sa carrière. Son génie de la lumière
fait merveille dans
une adaptation de
Crime et châtiment,
portée par un Peter
Lorre halluciné. La
suite est plus inégale : il donne
dans l’opérette avec Sa Majesté
est de sortie, s’enferre dans un
projet maudit, Moi, Claudius,
resté inachevé. Shanghai Gesture
est le dernier sommet de raffinement d’une œuvre mêlant érotisme et obsession mortifère.
Sternberg épouse les obsessions
de son producteur, Howard
Hughes, en exaltant les seins de
Jane Russell (Macao, cosigné
par Nicholas Ray) et les avions
(Jet Pilot).
Après un détour par le Japon
(Fièvre sur Anatahan) et un livre
(Souvenirs d’un montreur d’ombres), Sternberg, étoile d’un autre
temps, disparaît en 1969.
Florence Colombani
LE MONDE TÉLÉVISION/DIMANCHE 3-LUNDI 4 AVRIL 2005/III
LE CINÉMA DU
123
L’invention d’un mythe
collection christophe l.
D
’ABORD le motif. Celui, inépuisable, de la rencontre avec
la femme fatale et de ses prévisibles étapes, du choc inaugural à la chute finale. Quatorzième film
du Viennois Josef von Sternberg, le premier et le seul qu’il ait jamais tourné en
Allemagne, lointainement inspiré de Professeur Unrat, roman de Heinrich Mann,
L’Ange bleu conte la rencontre du digne
Emmanuel Rath, professeur d’anglais
dans un lycée, avec la délurée Lola Lola,
entraîneuse dans un cabaret de troisième zone.
Du film, on connaît la légende, largement alimentée par Sternberg lui-même
en éléments nouveaux, ragots et commentaires en tous genres : Dietrich, qui
devait initialement n’être que le faire-valoir d’Emil Jannings, monstre sacré de
l’époque (au générique, son nom à elle
est perdu dans la masse des seconds
rôles alors que celui de Jannings scintille
de tous ses feux), fut la révélation du
film, devenu pour elle la rampe de lancement idéale vers les hauteurs d’Hollywood.
Etrange paradoxe, selon lequel ce film
à l’aura mythique, instrument de l’invention d’une actrice au devenir icône, ne
narre dans ses faits que la révélation
d’un homme à lui-même. Qui est Herr
Professor Rath ? Au début du film, un
homme paisible, d’une vie à l’ordonnancement impeccable, dont les facettes se
déploient jour après jour avec une régularité métronomique. Vie de célibataire
cossu, ponctuée de rituels immuables :
petit déjeuner, arrivée en classe à 8 heures sonnantes, petit cérémonial d’installation, déploiement minutieux des accessoires du pouvoir – mallette impeccable,
crayon bien taillé, mouchoir amidonné.
Le même à la sortie du film : défait, risible, marionnette pathétique, aux confins
de la folie.
D’un bout à l’autre de la spirale, que
s’est-il passé ? Une rédemption – par
l’amour – et une chute. Ambiguïté trou-
Lola-Marlene
n’est que
l’instrument d’une
transformation
inéluctable
IV/LE MONDE TÉLÉVISION/DIMANCHE 3-LUNDI 4 AVRIL 2005
blante, selon laquelle l’irrésistible devenir animal du Herr Professor est aussi ce
par quoi il accède à la révélation de luimême, fût-ce au prix de la folie.
Si un personnage, au sens classique
du terme, est une identité en mouvement, nul doute qu’Emmanuel Rath est
le seul héros du film. Les décors et silhouettes qui balisent sa trajectoire, de
la normalité à la folie, restent quant à
eux d’une étrange fixité. Ici, la monoto-
nie de la vertu n’a d’égale que
la constance du vice : tout
aussi empesée que la routine
hypocrite des notables de la
ville apparaît la vie des saltimbanques, de brasseries miteuses en cabarets pouilleux. De
cette constance, Sternberg
fait le moteur de sa mise en
scène. Dans un premier
temps, élément de repère temporel tout autant que signe de
la personnalité de Rath,
homme terne et repu, dont
l’explosion sera à la mesure de
sa continence. Puis, le mètre
étalon permettant de mesurer
au jour le jour les progrès de
la déchéance sur la personne
du digne professeur.
L’Ange bleu est un film spirale où le retour du même n’offre que sa face la plus grimaçante. Côté vertu : la scène du
petit déjeuner servi au début
du film par la bonne, puis par
une Lola Lola encore suave et
froufroutante, dans son déshabillé à plumes. Côté vice : le
numéro de chant de Lola Lola,
susurrant « Je suis de la tête aux
pieds faite pour l’amour »
devant un professeur progressivement réduit à l’état d’amoureux transi, puis de semi-clochard, de légume enfin.
Plus indifférente que méchante,
passive comme le Destin, LolaMarlene n’est que l’instrument d’une
transformation dont les fondus enchaînés contribuent à marquer l’inéluctabilité. Chute fatale, comme le montre l’un
des premiers plans du film : le professeur Rath s’approche de la cage de son
canari préféré et, constatant que
l’oiseau est mort dans la nuit, jette
machinalement dans son café matinal le
sucre qu’il lui destinait.
Elisabeth Lequeret