Sur Jean de La Bruyère (1645-1696), peu de documents

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Sur Jean de La Bruyère (1645-1696), peu de documents
淡江人文社會學刊【創刊號】
Sur Jean de La Bruyère (1645-1696), peu de documents biographiques nous sont
parvenus. Nous savons seulement qu’il fit des études de droit et fut reçu docteur en droit
à Orléans en 1665, qu’il fut trésorier général de France en la généralité de Caen en 1674,
tout en vivant à Paris, lisant, observant et commençant, vers 1670, “ à consigner par écrit
ses réflexions sur le monde tel qu’il est et tel qu’il devrait être ” (Garapon, R., 1990 : II) (1).
En 1684, il devient à Chantilly précepteur du duc de Bourbon, petit-fils du Grand Condé,
fréquentant la cour à Chantilly, à Versailles et à Paris. Après la mort du Grand Condé en
décembre 1686, son élève cesse ses études ; La Bruyère ne remplira plus que des fonctions
de bibliothécaire et pourra se consacrer à son livre, composé des Caractères de
Théophraste, traduits du grec, suivis des Caractères ou les moeurs de ce siècle. Ce livre
parut sans nom d’auteur en 1688, et il connut aussitôt le succès. Les éditions se
succédèrent, augmentées de nouveaux “ caractères ” et de nouvelles réflexions. Une
neuvième édition, “ revue et corrigée ”, parut l’année de sa mort en 1696.
Aux XIXe et XXe siècles, de nombreux livres et articles furent écrits sur La
Bruyère, de Sainte-Beuve, Les nouveaux lundis, aux études de M. Lange, La Bruyère,
critique des conditions et des institutions sociales, de G. Michaut, La Bruyère, d’A.
Stegmann, Les « Caractères » de La Bruyère, bible de l’honnête homme, pour ne citer que
les livres les plus riches en informations.
1996, l’année du tricentenaire de la mort de La Bruyère, a été l’occasion d’organiser
en France plusieurs colloques sur les Caractères, et plusieurs articles ont été écrits pour
des revues littéraires. Parmi ces articles, la thèse de Jean Dagen, professeur à la Sorbonne,
mérite particulièrement attention, thèse déjà développée dans un article paru
précédemment (Dagen, J., 1990).
N’avance-t-il pas, contre toutes les idées reçues, que La Bruyère était plutôt, dans
ses Caractères, un optimiste ? Le 12 novembre 1996, il parlait de nouveau de l’optimisme
de La Bruyère, dans “ Le chemin de la connaissance ”, une émission radiophonique de la
chaîne France-Culture.
Un moraliste qui juge son temps, et quand il s’agit d’un noble déçu et d’une fin de
règne décevante — la dernière édition des Caractères, revue et complétée, date,
rappelons-le, de 1696 —, peut-il être optimiste ? On connaît du reste, dans les temps
difficiles et lorsque la vie présente n’apporte pas ce qu’on attendait, le refrain sur l’âge
d’or, sur le bon vieux temps, refrain rabâché par l’homme que l’expérience, par sa faute ou
par la faute des autres, amène à idéaliser ce qui a été, pour mépriser ce qui est aujourd’hui !
La jeunesse vit d’espoir. L’apprenti érudit, lui, doit se méfier de tout et de rien, faire
abstraction du passé pour regarder lucidement le passé. Aussi examinons ce qu’il en était
de La Bruyère, lorsque, dans le dernier tiers du XVIIe siècle, il se mit à noter ses
observations sur son temps, en partant des Caractères de Théophraste, disciple de Platon
et d’Aristote, et de type universel, pour les accompagner des Caractères ou les moeurs des
Français.
La personnalité de La Bruyère permet d’éclairer, de mieux comprendre sa pensée.
D’abord, l’homme déçu : dans l’intimité des Grands, à Chantilly comme à
Versailles et à Paris, il a souhaité jouer un rôle autre que celui de précepteur, remisé au
rang des doctes, savants certes, mais mis en situation de ne pouvoir agir. Faute d’action,
il sera donc un témoin, un témoin désabusé et parfois sévère, mais qui sait qu’il serait
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possible d’améliorer la société des hommes, si chacun renonce à se croire compétent où il
ne l’est pas, si la société, forte des leçons de Tartuffe, et grâce au pouvoir du Roi, remet les
choses en ordre, loin de toute hypocrisie. Il y avait des hommes sincères, forts : qu’on
leur donne l’occasion d’occuper la place qu’ils méritent !
Il a lu les Anciens, comme Théophraste qu’il traduit, et les moralistes français,
comme Montaigne. Il cherche à découvrir le mobile secret des actions des hommes pour
redonner une morale aux hommes et, par là, réformer la société. Il s’est prétendu
“ philosophe ”, au sens où l’entendra encore Marivaux dans ses Journaux au cours de la
première partie du XVIIIe siècle : “ Le philosophe, écrit La Bruyère, consume sa vie à
observer les hommes, et il use ses esprits à en démêler les vices et le ridicule ” (Des
Ouvrages de l’esprit, p. 78). Mais ce qui rend difficile chez La Bruyère la définition de
ce “ moraliste ” ou de ce “ philosophe ”, c’est qu’il n’a pas un système précis : il se
contente d’observer et de réfléchir, puis de noter.
Il est chrétien. Il a connu les derniers soubresauts du jansénisme, reprise du courant
réformiste du XVIe siècle, qui tendait à dévaluer la valeur de l’être humain en tant
qu’individu, et à limiter sa liberté. Il a vu les Jésuites imposer contre les Jansénistes une
conception très libérale de la doctrine des Evangiles, ce qui a facilité la vie relâchée du Roi
et de sa Cour, et la montée sociale des arrivistes. Il sait qu’il faut vivre avec son temps,
mais qu’il y a à tirer des épreuves une leçon. Il veut être, loin de toutes les factions, un
écho : un écho de ce qui est — universel et le particulier — et un écho de ce qui pourrait
être.
Le roi Louis XIV, en 1686, lorsque La Bruyère cesse d’être précepteur, n’a que
quarante-trois ans. Incarnation du pouvoir absolu, le Roi-Soleil se fait “ adorer ” à
Versailles depuis 1672. Il a vaincu la Hollande, mais l’Europe se ligue contre lui (la ligue
d’Augsbourg). Que sera demain ?
La Bruyère a connu ce qu’on a appelé au XVIIe siècle “ l’honnête homme ”, idéal
mondain du siècle classique. Il observe dans une situation privilégiée, et il cherche à
comprendre en démêlant les actions des hommes. Est-il pessimiste, comme il est admis le
plus souvent ? Ou n’y a-t-il “ rien de tragique ” dans la pensée de La Bruyère, comme le
soutient Jean Dagen ?
Après avoir lu La Bruyère quand je préparais ma thèse sur Marivaux, juge et témoin
de son temps, d’après ses Journaux, il m’a paru que l’opinion de Jean Dagen méritait
d’être discutée, ou du moins éclairée.
C’est une question de point de vue. Sur des données assez précises, l’un, s’il reste
fidèle à la pensée janséniste, peut pencher pour une bienveillante tolérance, et pour
l’optimisme de La Bruyère. Un autre, plus près de la pensée sociale des Jésuites et des
courtisans, penchera pour la sévérité, pour le pessimisme. Comment interpréter ? La
même réalité peut être vue différemment chez un écrivain, suivant son caractère et les
circonstances où il observe. Même remarque pour un lecteur, suivant les dispositions du
moment où il lit, et la vie de son temps.
Aujourd’hui, comment juger impartialement la société de la seconde partie du
XVIIe siècle, alors que tant de moralistes se sont succédé de La Rochefoucauld aux
moralistes du XVIIIe siècle, de Dufresny, Marivaux à Vauvenargues et à Rivarol ?
Il arrive aussi qu’un moraliste, au cours des rééditions de son œuvre, adopte une
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attitude nouvelle en accentuant ou en atténuant certains traits. La Rochefoucauld en avait
donné vingt ans auparavant un exemple. Il avait d’abord insisté pour montrer que toutes
nos actions étaient motivées par l’intérêt. Il atténua ensuite en remplaçant certains
toujours, jamais, par des souvent.
La Bruyère a pu paraître en 1688 moins intransigeant, plus raisonné. A son tour, il
a par la suite ajouté et corrigé. Il suffit de lire l’analyse minutieuse de Louis van Delft
dans son étude sur La Bruyère moraliste (2), pour saisir l’ampleur des modifications au
cours des rééditions.
Surtout, et c’est un point important, La Bruyère moraliste se double d’un artiste.
Constamment, il égaie ses propos pour vaincre l’ennui. Le style avec ses “ mots ”, ses
“ pointes ” font sourire le lecteur et l’amuse. Dans ses portraits, il ne cesse d’engendrer la
bonne humeur, faisant rire, comme Molière, des travers et des ridicules des hommes de son
temps. Le portrait de Ménalque, le distrait, en est une bonne illustration. Citons, de ce
portrait, une des anecdotes piquantes, mettant en scène Ménalque et une femme, depuis
peu veuve :
Ménalque "se trouve par hasard avec une jeune veuve; il lui parle de son défunt
mari, lui demande comment il est mort; cette femme, à qui ce discours renouvelle ses
douleurs, pleure, sanglote, et ne laisse pas de reprendre tous les détails de la maladie de
son époux, qu'elle conduit depuis la veille de sa fièvre, qu'il se portait bien, jusqu'à
l'agonie : Madame, lui demande Ménalque, qui l'avait apparemment écoutée avec attention,
n'aviez-vous que celui-là ?" (De l'homme, p. 303)
Ou encore cette réflexion, une boutade, sur la Cour :
"La cour est comme un édifice bâti de marbre : je veux dire qu’elle est composée
d’hommes fort durs, mais fort polis. " (De la cour, p. 222)
Que ne faudrait-il pas citer pour montrer que Les Caractères ne rebutent pas, qu’au
contraire ils gardent le plus souvent un tour plaisant, même quand le style est lapidaire et le
sujet peu flatteur pour les hommes. On ne s’ennuie jamais à le lire.
Ainsi La Bruyère ne donne pas l’impression de voir tout en noir, ou, du moins, il ne
semble pas qu’il ait regardé le monde d’un œil essentiellement attristé. Et on comprend la
remarque de Jean Dagen :
"Rien de tragique (...) dans la pensée de La Bruyère, mais une évidence perpétuée
qui donne accès sans façon à la compréhension de l'homme, en face de laquelle, en
revanche, les négateurs se révèlent d'une odieuses inconsistance. "(3)
La pensée de La Bruyère repose une philosophie de la foi. Il croit, et c'est
pourquoi il ne cesse de critiquer et de malmener les libertins et les esprits forts.
C'est-à-dire qu'il espère que les méchants pourront un jour se convertir. Et là, il rejoint
Pascal.
Mais, il convient de le reconnaître aussi, la réalité qu’observe La Bruyère, le tableau
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qu’il peint des “ moeurs de son temps ”, assombrissent, dès que l’on réfléchit un peu, ses
Caractères. D’autant plus que dans les dernières éditions, il prend un ton plus agressif à
l’égard de ses contemporains, comme Fontenelle, envers les Grands, le clergé, les
trésoriers. Quelques réflexions sur les “ Jugements ”, sur les “ Ouvrages de l’esprit ”, sur
les “ Usages ”, sont devenues plus amères.
Serait-il homme de parti pris ? Rappelons le célèbre portrait des Grands dans le
passage où il les oppose au peuple :
" Si je compare ensemble les deux conditions des hommes les plus opposées, je
veux dire les grands avec le peuple, ce dernier me paraît content du nécessaire, et les autres
sont inquiets et pauvres avec le superflu. Un homme du peuple ne saurait faire aucun
mal ; un grand ne veut faire aucun bien, et est capable de grands maux. L’un ne se forme et
ne s’exerce que dans les choses qui sont utiles ; l’autre y joint les pernicieuses. Là se
montrent ingénument la grossièreté et la franchise ; ici se cache une sève maligne et
corrompue sous l’écorce de la politesse. Le peuple n’a guère d’esprit, et les grands n’ont
point d’âme : celui-là a un bon fond, et n’a point de dehors ; ceux-ci n’ont que des dehors
et qu’une simple superficie. "
Et brusquement, La Bruyère interrompt son parallèle : “ Faut-il opter ? Je ne
balance pas : je veux être peuple. ” (Des Grands, p. 262)
Pourquoi a-t-il choisi sans hésitation le peuple ? Dès 1688, il en avait donné une des
raisons, où se marquait sa haine des parvenus, en l’occurrence des financiers qui écrasaient
le peuple de leurs exactions, mais pouvaient un jour être le jouet et la victime des
vicissitudes humaines :
" Le peuple souvent a le plaisir de la tragédie : il voit périr sur le théâtre du monde
les personnages les plus odieux, qui ont fait le plus de mal dans diverses scènes, et qu’il a
le plus haïs. " (Des biens de fortune, p. 189)
Mais la vie du peuple reste cependant peu enviable. Que d’hommes du peuple
souffrent ! Des gens “ qui ne se chauffent point pendant l’hiver, qui n’ont point d’habits
pour se couvrir et qui souvent manquent de pain ; leur pauvreté est extrême et honteuse. ”
(Ibid., p. 187)
Peut-on dire que le tableau que brosse La Bruyère de son temps, ne soit particulier
qu’à ce temps ? Là, son pessimisme est patent :
" Dans cent ans le monde subsistera encore en son entier : ce sera le même théâtre et
les mêmes décorations, ce ne seront plus les mêmes acteurs. Tout ce qui se réjouit sur
une grâce reçue, ou ce qui s'attriste et se désespère sur un refus, tous auront disparu de
dessus la scène. Il s'avance déjà sur le théâtre d'autres hommes qui vont jouer dans une
même pièce les mêmes rôles ; ils s’évanouiront à leur tour ; et ceux qui ne sont pas encore,
un jour ne seront plus : de nouveaux acteurs ont pris leur place. Quel fond à faire sur un
personnage de comédie ! " (De la cour, p. 252)
La vision pessimiste de La Bruyère sur l’espèce humaine s’accentue quand il
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philosophe sur le sens de la vie :
" Il n'y a pour l'homme que trois événements : naître, vivre et mourir. Il ne sent
pas naître, il souffre à mourir et il oublie de vivre. " (De l’homme, p. 314)
La même idée sera reprise dans la Ve édition des Caractères (1690) et développée :
" La vie est un sommeil : les vieillards sont ceux dont le sommeil a été le plus long;
ils ne commencent à se réveiller que quand il faut mourir. S'ils repassent alors sur tout le
cours de leurs années, ils ne trouvent souvent ni vertus ni actions louables qui les
distinguent les unes des autres; ils confondent leurs différents âges, ils n'y voient rien qui
marque assez pour mesurer le temps qu'ils ont vécu. Ils ont eu un songe confus, informe,
et sans aucune suite; ils sentent néanmoins, comme ceux qui s'éveillent, qu'ils ont dormi
longtemps. " (Ibid., p. 314)
Cette vision pessimiste concerne toutes les catégories de la société : les grands, les
bourgeois, les religieux, les femmes, le peuple et même les enfants des villes et de la
campagne. Aucun n'y échappe.
Nous pourrions retrouver là la pensée janséniste, ou la pensée d’un homme qui a
souffert d’une société qui ne reconnaissait guère, du moins pour lui, le mérite personnel.
Mais ne serait-ce pas oublier que La Bruyère est un satirique ? Comme chez tout
satirique , le rire, l’esprit servent à faire passer une réalité décevante. Il estompe le bon
côté des choses — lui n’est pas mort de faim — pour s’attarder sur les mauvais côtés, plus
préoccupé des vices et des ridicules des hommes que de leurs qualités et de leurs vertus.
Gardons-nous aussi, dans une œuvre de construction variée et de sujets si divers, de
privilégier tel ou tel passage ; gardons-nous d’amalgamer le particulier et l’universel.
Encore une fois, toute appréciation, toute interprétation est relative. On connaît l’histoire
de la bouteille de vin à demi remplie. Pour l’optimiste, elle est encore à moitié pleine ;
pour le pessimiste, elle est déjà à moitié vide. Malgré les touches où il s’efforce d’être de
bonne humeur, je pense que La Bruyère est plutôt pour l’ “ à-moitié-vide ”.
Notes :
(1) C’est d’après cette édition que seront reproduits, avec la pagination, les passages des
Caractères cités ci-dessous. Cet article reprend et résume ma thèse complémentaire de
doctorat, présentée à l’Université Libre de Bruxelles le 25 avril 1997.
(2) Van Delft, L. (1971). La Bruyère moraliste, quatre études sur les “ Caractères ”.
Genève: Droz.
(3) Dagen, J. (1990). Ce qui s’appelle penser, pour La Bruyère. Littérature, 22, 63-64.
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Références bibliographiques :
Dagen, J. (1990). Ce qui s’appelle penser, pour La Bruyère. Littérature, 22:
56-68.
Garapon, R. (1990). La Bruyère. Les Caractères ou les moeurs de ce
siècle, Paris : Classiques Garnier-Bordas.
Lange, M. (1909). La Bruyère, critique des conditions et des institutions
sociales. Paris: Hachette.
Michaut, G. (1936). La Bruyère. Paris: Boivin.
Sainte-Beuve (1863-1870). Les nouveaux lundis. Paris: Michel Levy, t. 1, 130-135.
Stegmann, A. (1972). Les « Caractères » de La Bruyère, bible de l’honnête
homme. Paris: Larousse.
Van Delft, L. (1971). La Bruyère moraliste, quatre études sur les
« Caractères ». Genève: Droz.
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