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Conf’ Chantée
LEMARQUE versus MONTAND
Par Philippe Barbot et Jil Caplan
(le 13 octobre 2007)
Chapitre 1
Le chantre de Paris
Nous sommes aujourd'hui le 14 juillet et ça tombe plutôt bien, puisque nous allons beaucoup parler
d'accordéon, de flonflons, voire de lampions et de cotillons, mais surtout de chansons. Et pas
n'importe quelles chansons. De ces chansons qu'on fredonne dans les bals justement, de ces
chansons qui franchissent les générations et qui symbolisent la France de toujours, profonde ou pas,
de ces chansons qui parlent de cornets de frites et de dimanches au parcs, de bohème et de petit vin
blanc, de guinguettes et de cordonniers, de valses et de belotes, de bons copains et de jolies
gisquettes.
Si je vous dit Matilda, A Paris, Ma douce vallée, Quand un soldat ou Marjolaine vous me
répondrez peut-être, ah oui, Yves Montand ! Et vous aurez raison. Ou presque. Puisque ces
chansons, effectivement interprétées et popularisées par Yves Montand, ont été écrites par Francis
Lemarque. Francis Lemarque versus Yves Montand, c'est l'intitulé de notre conférence chantée,
même si cette scène est loin de ressembler à un ring de boxe.
A ma droite Ivo Livi, émigré italien plus connu sous le nom d' Yves Montand, à ma gauche Nathan
Korb, d'origine polonaise, alias Francis Lemarque. Pas un match de boxe, donc, plutôt une
rencontre aux sonnets, entre un interprète hors du commun et un auteur-compositeur aussi modeste
que talentueux. Le premier s'est exposé en pleine lumière, le second est souvent resté dans son
ombre. C'est donc sur lui, Francis Lemarque, que nous allons braquer les projecteurs. Francis
Lemarque, le chantre de Paris et de ses muses, des amoureux qui font mumuse et des petits bals
musette...
Extrait audio : Bal, petit bal (par Jil Caplan)
Chapitre 2
Premiers pas, premiers airs
Nous sommes à Paris, au mois de novembre 1917. Pas très folichonne, l'époque. La Première guerre
mondiale a commencé, la Grosse Bertha va bientôt tonner sous les murs de la capitale, Mata Hari
est fusillée pour espionnage dans les fossés de Vincennes. C'est dans ce contexte un tantinet sinistre
que naît un certain Nathan Korb, le 25 novembre précisément, jour de la Sainte Catherine, dans le
11eme arrondissement de Paris. Ses parents, juifs tous deux, ont fui quelques années auparavant les
persécutions et l'antisémitisme du régime tsariste.
Laissez moi vous décrire la famille Korb. Papa se prénomme Joseph, il est « maigre, réfléchi,
plongé dans ses silencieuses rêveries » comme le décrira plus tard son fils. Joseph Korb est
Polonais, originaire de Varsovie, on le dit moitié clochard moitié poète. La légende affirme même
qu'il se baladait avec un gilet sur lequel il avait cousu lui même18 poches, avec, dans chacune
d'entre elles, une variété différente de graines pour les oiseaux. Pour parachever le portrait, on peut
ajouter qu'il était champion d'échecs, et qu'il exerçait à Paris la modeste et peu lucrative profession
de tailleur-modéliste pour dames. Joseph Korb décédera en 1933, à 41 ans, de la tuberculose.
La maman, elle, se prénomme Rose, elle est d'origine lithuanienne. On sait peu de choses d'elle,
sinon qu'elle chantait souvent et qu'elle était dotée d'une très belle voix. Rose sera arrêtée en 1943
par les nazis, et mourra en déportation, à Auschwitz.
Le petit Nathan Korb a un frère, de deux ans son aîné, Maurice, dont on reparlera très bientôt.
Enfin, une petite fille, Rachel, naîtra en 1927.
Tout ce petit monde s'entasse dans un minuscule deux pièces de la rue de Lappe, près de la Bastille.
Un deux- pièces infesté de punaises, dira Lemarque , « Sans doute parce qu'elles devaient nous
trouver sympathiques... ».
Rue de Lappe, il n'y a pas que des punaises, il y a surtout des bals musette, des caboulots et des
dancings ouverts jusqu'à trois heures du matin, comme La Boule Rouge, Les Trois Colonnes ou le
Bal Vernet. Comme dira Lemarque, « Tout petit, j'ai été vacciné à la java ».
Tous les soirs, il s'endort au son de l'accordéon, celui qui fait danser les gigolettes et gigoter les
apaches, les julots en casquettes et rouflaquettes, crin gominé et mocassins vernis de rigueur. Pas
besoin d'aller chercher bien loin pour comprendre d'où le futur Francis Lemarque puisera ses
influences musicales...
Une enfance misérable, mais plutôt heureuse. C'est que le quartier, avec ses bals, ses bistrots, ses
artisans divers, ses terrains vagues, ses couleurs et ses odeurs, est un véritable paradis, un terrain
d'aventures idéal pour un petit gavroche de Paname. Aussi Nathan vit littéralement dans la rue, fait
les 400 coups avec ses copains, chaparde des pommes ou des bon becs, et se fait surtout remarquer
par ses dons pour la sifflette : roulades, trilles et triolets n'ont pas de secrets pour lui. Il siffle les airs
à la mode comme d'autres sifflent des bouteilles de mauvais pinard : avec un naturel confondant.
Outre les bals, il y a les cafés musicaux de la place de la Bastille, de la rue de la Roquette ou du
passage de la Main d'Or, avec leurs orchestres attitrés et leurs noms un brin militaires, comme Le
Tambour, Le Départ ou Le Clairon.
A force d'entendre toute cette musique, Nathan se constitue un répertoire, organise même des
concerts dans sa cour, avec des tubes du genre La Tosca, Le Temps des cerises, L'Internationale ou
Pouêt pouêt. Il se fait accompagner par son frère Maurice qui, entre deux vadrouilles écrit des
chansons, et leur copain Kléber, paraît il un remarquable chanteur. Eux chantent, lui siffle, raconte
des histoires, fait son intéressant.
Pourtant notre petit camelot est complexé : c'est que la nature l'a doté d'un gros... derrière. On le
surnomme même « Pot à tabac », ce qui la fout mal pour quelqu'un qui rêve de ressembler à Gary
Cooper dans « Les Aventures de Buffalo Bill », son film préféré.
C'est sans doute grâce ou à cause de cela que Nathan va devenir sportif. Il s'est inscrit au Club
Pédestre de l'Etoile Rouge, section athlétisme, et sa spécialité, c'est le cross : le 23 février 1933, il
terminera second au grand Cross international organisé par le journal l'Humanité. Et gagnera, en
récompense de son exploit, un sublime et magnifique... réveil matin .
Un réveil, c'est très utile. Ca permet d'arriver à l'heure au boulot, le matin. Car siffler, de préférence
sur la colline, c'est sympa mais ça ne nourrit pas son homme. Nathan a donc quitté l'école à onze
ans, pour trouver du boulot. Vont suivre une série de petits jobs, successivement et dans le plus
grand désordre: grouillot dans un bazar de la rue de Lappe, dont il est viré pour avoir dérobé des
photographies de femmes nues. Apprenti typographe dans la papeterie Bernard Gilbert (pas Joseph
Gibert) : viré pour cause de lenteur. Ouvrier dans une usine de la rue Beautreillis qui fabrique des
robinets Butagaz (pub gratuite), puis manutentionnaire dans la même entreprise, fonction dont il
profite pour se perfectionner dans le noble art du ping pong : là, ce n'est pas de sa faute, il va être
viré à cause d'une grève contre l'emploi des enfants mineurs.
On le retrouvera ensuite réceptionniste chez un marchand de fourrures, livreur de chapeaux de
paille, vendeur de chemises en gros.
On est déjà à l'aube des années 30, et une nouvelle passion a saisi le jeune coureur siffleur
chapardeur : le théâtre. Le voilà qui adhère avec son frère Maurice à une troupe de théâtre amateur,
le groupe Mars, affilié à la Fédération des Théâtres Ouvriers de France, comme il y en avait
beaucoup en ce temps là et dont le plus célèbre fut le Groupe Octobre, fondé par les frères Prévert.
Avec le groupe Mars, Nathan et Maurice jouent de courtes pièces de Courteline ou de de Tristan
Bernard ou disent des textes de Jacques Prévert.
Et se produisent partout où ils peuvent, en cette veille de Front populaire, dans les usines, les
magasins, les bureaux, et surtout les maisons de la culture naissantes, animées par le poète Louis
Aragon.
Ce qui ne l'empêche pas d'assister, chaque fois qu'il le peut et au poulailler pour 2 francs de
l'époque, aux concerts classiques Colonne, donnés chaque samedi matin au Théâtre du Châtelet. Et
pour se rendre au théâtre du Chatelet, du moins quand on a les moyens, quel est justement le
meilleur moyen, quand on a pas envie de marcher, que le métro est encore balbutiant (il date de
1900), que les tramways sont bondés et qu'il n'y a ni taxis, ni vélibs ?
Extrait audio : Le Cocher de fiacre ( par Jil Caplan)
Chapitre 3
Premières rencontres, premiers succès
La mouche du coche, ce sera justement Aragon, le poète militant. Car les deux frères Korb ont l'idée
de monter de monter un numéro de duettistes, sur le modèle de Gilles et Julien, un tandem de
chansonniers très en vogue à l'époque. Il leur faut un nom de scène et c'est donc Aragon qui a un
jour l'idée de les surnommer « Les frères Marc », tout ça à cause de mauvais jeux de mots: Vieux
Marc, pour l'aîné, et Marc Cadet pour le plus jeune... Comme quoi, même les grands poètes se
laissent parfois aller à la facilité...
Le nom, les frères Marc, prête un moment confusion avec les Marx Brothers, dont le film « La
soupe aux canards » est à l'affiche à ce moment là: « A une lettre près, on a frôlé la consécration
mondiale... » dira le futur Lemarque.
C'est un de ces soirs de 1935-36, où les frères Marc font leur numéro entre deux clowns musicaux,
un danseur antipodiste ou la Chorale Populaire de Paris, que les deux frangins voient débarquer
dans leur loge un type jeune, élégant, le chapeau mou rejeté en arrière, une espèce de sosie de
Buster Keaton, avec le sourire en plus.
C'est Jacques Prévert en personne, qui vient les féliciter. Ensemble, ils vont prendre un pot au café
Flore, lieu très à la mode, fréquenté par les artistes, les intellectuels, et des comédiens comme
Maurice Baquet ou Raymond Bussières qui font partie de la bande à Prévert. Par leur entremise,
Nathan Korb deviendra un peu plus tard figurant sporadique au cinéma: on peut l'apercevoir en
vendeur de journaux dans « Drôle de drame » de Carné; en marin vu de dos dans « Mollenard » de
Robert Siodmak; en voyageur sur un quai de gare dans « Le crime de M. Lange » de Jean Renoir.
Prévert qui s'est lié d'amitié avec les deux frères leur offre des textes et leur fait fréquenter le gotha
des intellectuels et artistes de l'époque, comme le peintre Fernand Léger, et surtout le musicien et
compositeur Joseph Kosma (futur créateur des Feuilles mortes) qui va devenir leur accompagnateur.
Ensemble ils jouent à la fête de l'Huma, animent les manifs, fréquentent Paul Vaillant-Couturier,
Marcel Cachin ou Maurice Thorez, s'aperçoivent que la chanson peut être autre chose que des
histoires d'amourettes gnan gnan sur fond de bal musette, mais bien véhiculer un véritable message
d'espoir, de lutte, de fraternité.
Nous voilà arrivés au mois de septembre 1939, la France et l'Angleterre déclarent la guerre à
l'Allemagne. Mobilisé, Nathan Korb se retrouve à Laval, dans le peloton des élèves officiers de
réserve, pour lequel, évidemment, il montera des spectacles afin de contribuer au moral des troupes.
Démobilisé en juin 40, il s'exile à Marseille, alors en zone libre, s'acoquine avec Mouloudji,
rencontre celui qui deviendra plus tard son impresario, Jacques Canetti, fait la manche dans les
restaurants et les bistrots, travaille même comme ouvrier dans une fabrique de pâtes de fruits qui
emploie alors tous les artistes au chômage. Ce qui s'appelle mettre la main à la pâte.
Mais les nazis vont bientôt occuper Marseille, et Nathan Korb doit filer et changer d'identité : avec
une gomme et une plume sergent major, il bricole ses papiers et en changeant quelques lettres
transforme son nom en Mathieu Horbet. Après moult aventures, il se fait choper par la police à
Nîmes, fait quatre mois de prison à Aurillac, rejoint un maquis de résistants dirigé par Dunoyer de
Segonzac, à Mazamet, et devient le Lieutenant Marc avec le grade aussi inédit qu'envié de
lieutenant guitariste.
Blessé à la jambe, il rentre à Paris, retrouve le café Flore, les Deux Magots, et sa clientèle illustre,
les Prévert, Kosma ou Sartre.
Chapitre 4
Sa rencontre avec Montand…
C'est à ce moment là que Lemarque va décider de devenir chanteur.
Habillé d'une chemise à carreaux et d'un pantalon de flanelle et armé d'une guitare, le voilà qui
hante des petits théâtres comme La Rose Rouge ou l'Echelle de Jacob. Pour le moment, son
répertoire se limite à quelques airs de cow-boys et des chansons de Prévert. Il s'est même trouvé un
nom de scène, Francis Marc. Pourquoi Francis ? A cause d'un de ses copains, acteur et scénariste
nommé Francis Claude. Quand au nom Marc, il deviendra peu à peu Lemarque, sans doute pour
qu'on le remarque...
En attendant, l'apprenti chanteur cherche du boulot. Grâce à un copain, il devient garçon de bureaubalayeur-coursier aux éditions de Minuit. Un temps, il est même journaliste au magazine Point de
Vue-Images du Monde, censé tenir les rubriques sportives et criminelles, ce qui, à l'époque du
moins, n'avait aucun rapport. En fait, aucun de ses papiers ne sera jamais publié. Mais d'avoir
planché sur les faits divers lui inspirera plus tard une chanson, qui répond sans aucun doute à une
cruciale interrogation, une question existentialiste que chacun d'entre nous s'est forcément posée un
jour ou l'autre: que peuvent bien fabriquer les assassins, le dimanche ?
Extrait audio : L'assassin du dimanche (par Jil Caplan)
C'est dans cet équipage, mi chômeur, mi artiste, que notre Francis Lemarque tout neuf va faire une
rencontre qui changera sa vie.
Ça se passe un soir de 1946, dans une petite salle de spectacle intitulée Le Club des Cinq, rue du
faubourg Montmartre. Ce soir là, à l'affiche, Edith Piaf, une cantatrice nommée Mado Robin et un
certain Ivo Livi, alias Yves Montand, un artiste en devenir, comme on dit aujourd'hui dans les
maisons de disques. Le Montand en question chante des drôles de trucs, tout en esquissant des
entrechats et des pas de danse sur scène : par exemple l'histoire d'un boxeur qui devient aveugle
après un KO (Battling Jo); celle d'un type qui reçoit une lettre anonyme qui lui apprend que sa
femme le trompe (Ce monsieur là); ou une histoire de cow boy dans un bivouac (Dans les plaines
du Far West). Bref, on est bien loin de la bluette encore en vogue à l'époque.
Notre Lemarque en est tout chamboulé. Je le cite : « Mes amis, quelle révélation, quel choc ! Il était
prodigieux. Il arrivait sur scène vêtu simplement d'un pantalon marron et d'une chemise de la
même couleur, un sourire chaleureux sur les lèvres. Son apparition provoquait dans le public un
grand élan d'amour, avant même qu'il n'ouvre la bouche. Et quand il l'ouvrait, ce n'était pas pour
raconter n'importe quoi. Il chantait les bonheurs, les luttes, les espoirs, les révoltes de toute une
génération. »
Pour reprendre une rengaine de l'époque, il lui fait tourner la tête, Montand. D'autant que quand il
interprète son fameux Dans les plaines du far west, coiffé d'un stetson, il ressemble à Gary Cooper,
l'ex-idole du petit Francis. Le grand Francis, lui, ressort du concert tout secoué, ému, épaté, et pour
tout dire désespéré et sacrément jaloux. Citons le encore : « J'avais le cafard, un poids de cent kilos
m'écrasait le cœur. Il avait réussi ce que je rêvais de réaliser. Il planait dans les nuages et moi,
j'avais toujours les pieds collés au sol, emprisonné dans des bottes de ciment... »
Et puis, soudain, l'illumination du désespoir. Puisque Montand chante, il a besoin de chansons.
Pourquoi ne pas lui en écrire ? Et notre Nathan-Marc-Korb-Francis-Lemarque, qui n'a encore
jamais écrit une ligne ni composé une note, se met au travail.
Il s'enferme dans sa chambre, rumine, fait les cent pas, cherche l'inspiration et, un soir, des bouts de
phrases lui viennent: « Quelle était verte ma vallée... qu'elle était douce à regarder... il faisait bon y
travailler... il faisait bon s'y reposer ». Comme un bonheur n'arrive jamais seul, il trouve également
une mélodie pour aller avec. Peu à peu, le thème de la chanson prend forme: l'histoire d'un fermier
chassé de ses terres par des grosses compagnies qui veulent construire la nouvelle ligne de chemin
de fer. Un rôle de western qui pourrait être joué par, devinez qui... Gary Cooper.
Lemarque est lancé. Dans la foulée, tout excité, il en écrit une deuxième, qui commence par ces
lignes: « Bal, petit bal où je t'ai rencontrée, souviens toi, tu n'étais pour moi ce soir là rien qu'une
inconnue... »
Toujours dans un état de surexcitation extrême, Lemarque continue d'écrire, pendant des jours ou
plutôt des nuits. De cette fièvre créatrice naîtra Le Tueur affamé, ou la journée d'un gangster
surmené, sur un rythme de bourrée auvergnate. Et Matilda, une adaptation française d'une chanson
australienne. Et puis, lui vient l'envie de composer une ode à la ville qu'il aime, un poème dédié à la
cité où il a passé toute son enfance. Il a déjà le titre, A Paris. Bon titre. Mais pour le reste, il sèche:
« à Paris, il fait beau, à Paris y'a des oiseaux et des badauds... » Bref, il ne trouve pas. Il range
donc l'idée dans un tiroir, hop, on verra plus tard.
Entre temps, Lemarque a fait la connaissance d'une charmante jeune fille d'origine égyptienne, qui
s'appelle Ginny Richès, dont il tombe éperdument amoureux. Il l'épousera deux ans plus tard et elle
lui donnera deux enfants. Francis est amoureux de Ginny. Une belle jeune fille qui, évidemment, ne
ressemble à personne...
Extrait audio : Toi, tu n'ressembles à personne (par Jil Caplan)
Chapitre 5
Sa carrière d’auteur…
Un jour, Lemarque avait demandé à Prévert: « Qu'est ce qu'il faut faire pour écrire des trucs aussi
formidables que les tiens ? » Après un temps de réflexion, Prévert lui avait répondu: « Faut pas se
dégonfler ! »
Francis Lemarque a maintenant vingt neuf ans, il n'a pas l'intention de se dégonfler mais, comme il
dit, « Je ne sais rien faire de mes dix doigts, je suis complètement fauché, pas tout à fait un
clochard, peut-être un fainéant, presque un raté. » A l'époque il travaille toujours à mi-temps aux
éditions de Minuit, squatte chez les copains à l'heure des repas, court le cachet pour chanter ici ou
là, bref ne sait pas trop quoi faire de sa vie. Alors il appelle Jacques Prévert, prend rendez-vous,
fonce chez lui, lui joue les trois ou quatre chansons qu'il a écrites. Prévert allume un clope et lui dit:
« écoute, elles sont bien tes chansons, mais moi je n'y connais rien, on va plutôt demander l'avis de
quelqu'un qui chante... » Et il appelle... Yves Montand. Une heure après, Lemarque est chez
Montand, qui le reçoit en robe de chambre, l'installe devant un piano quart de queue. Et Lemarque
commence, d'une voix chevrotante à entonner ses petites chansons, Quelle était verte ma vallée et
Bal, petit bal.. Au bout de la deuxième, Montand l'arrête et lui demande : « T'en as beaucoup des
comme ça ? » Lemarque, transi de trac répond tout à trac : « Autant que vous aurez envie d'en
chanter, m'sieur Montand ». Et Montand lui dit : « Alors vas y, compose m'en encore d'aussi
chouettes et je te les chanterai ». Bingo !
C'est comme ça, en robe de chambre devant un piano à queue, que démarre une collaboration qui va
durer dix ans et seize chansons en tout. Seize chansons sur le bon millier qu'a écrites Lemarque, ça
peut sembler peu, mais en tous cas plus que le nombre de pages que consacre Lemarque à Montand
dans son autobiographie parue en 1992 et qui s'intitule « J'ai la mémoire qui chante » : sur 455
pages, seulement douze évoquent Yves Montand. Tiens, tiens, y aurait-il un problème ?
Le problème est tout simple. Si Montand lui a mis le pied à l'étrier en popularisant ses chansons, il a
aussi involontairement éclipsé la carrière du Lemarque chanteur. C'est vrai que ça ne doit pas être
agréable de voir que ses propres chansons fonctionnent mieux dans la bouche d'un autre. Quand on
est auteur-compositeur interprète, n'avoir du succès que par procuration, vivre un peu dans l'ombre
de la star, c'est évidemment frustrant.
Pourtant, Lemarque voue à Montand sinon une affection débordante, du moins une admiration sans
borne. Au début, il assiste à tous les concerts que donne Montand au théâtre de l'Etoile, concerts
sold out comme on dit aujourd'hui en bon français, le rejoint dans sa loge et profite un peu de
l'enthousiasme provoqué par la vedette. Et surtout, il le regarde travailler, répéter son tour de chant,
choisir ses titres, les mettre en scène, et , selon son propre aveu, apprend beaucoup.
Une anecdote sur leurs rapports de travail. Un jour Lemarque fredonne le début d'une chanson à
Montand, il n'a que les deux premiers vers. Montand lui dit « Rentre chez toi, finis moi ça et appelle
moi à n'importe quelle heure, grouille toi ! » Lemarque bosse toute la nuit et à cinq heures du matin
termine enfin la chanson qui s'intitule Quand un soldat. Il appelle illico Montand, le réveille et se
fait évidemment engueuler. Mais quarante huit heures après Montand la créait sur scène.
Tout va donc bien pour Lemarque. Montand enregistre ses chansons, lui même a signé un contrat
avec un éditeur nommé Rolf Marbot, a enregistré deux 78 tours dont l'un obtiendra le grand prix du
disque Charles Cros en 1951, il chante régulièrement à l'Echelle de Jacob, au Caveau de la
République ou Aux Deux Ânes, parfois au même programme que des artistes comme Cora
Vaucaire, Mouloudji, Catherine Sauvage et un petit débutant belge nommé Jacques Brel, on le
sollicite de toute part pour écrire des chansons,il gagne enfin sa vie avec sa plume.
La preuve, il s'est acheté sa première voiture. Un jour, à un feu rouge, il s'engueule avec un cycliste
pour une sombre histoire de priorité à droite. L'altercation terminée, il entend le cycliste s'éloigner
en sifflotant une de ses chansons. Ca, ça s'appelle la consécration.
Et puis, il va décrocher ce qu'on n'appelle pas encore un tube à l'époque. Oui, la chanson qu'il avait
commencé un soir d'exaltation avant de la laisser de côté est maintenant terminée. Curieusement,
Montand l'a refusée. Il la trouve boiteuse, bâtie sur un nombre impair de mesures, quinze pour être
précis, Henri Crolla, le guitariste de Montand ne l'aime pas, Bob Castella l'arrangeur, non plus, en
plus elle est dure à chanter, la mélodie descend très bas et monte très haut et enfin, le thème de
Paris, Montand trouve ça un peu rebattu, pas assez original. Le bide. Donc Lemarque remet la
chanson dans sa poche avec son mouchoir par dessus, et finit presque par l'oublier. Mais un jour,
Piaf lui demande des chansons et il se dit, tiens, pourquoi pas. Il lui fait timidement écouter A Paris
et Piaf s'emballe : « Vous avez un chef d'oeuvre dans vos cartons et vous me le montrez du bout des
lèvres ! » Sauf qu'elle ne peut pas la chanter tout de suite parce qu'elle vient de mettre à son
répertoire Les amants de Paris une chanson de Léo Ferré et Eddy Marnay.
Entre temps, Montand apprenant que Piaf a l'intention de chanter A Paris se réveille, se ravise,
réclame la chanson à Piaf qui, bonne pâte, la lui cède. Et c'est ainsi qu'est né le refrain le plus
célèbre de Francis Lemarque, sa véritable marque de fabrique jusqu'à aujourd'hui encore.
Extrait audio : A Paris (par Jil Caplan)
Chapitre 6
Son style, ses airs, ses thèmes
Sur la route de Francis Lemarque, il n'y aura évidemment pas qu'Yves Montand mais aussi
Patachou, Renée Lebas, Mouloudji, jusqu'à Maurice Chevalier qui reprendra une de ses chansons,
Le tueur affamé.
Au fil des années, le style Lemarque s'est affirmé et affiné: amours buccoliques sur fond de
guinguettes et d'accordéon, mais aussi description des quartiers populaires, des gens qui y vivent et
qui y travaillent et qui y meurent, le petit peuple de Paris dont lui même est issu.
Si on résumait un peu caricaturalement les personnages et les thèmes qui habitent les chansons de
Lemarque, on pourrait énumérer: les routiers, les ouvriers, les chômeurs, les soldats, les jolies filles,
les bals, l'amour, la guerre et Paris, Paris, Paris et encore Paris. Une bonne quinzaine de chansons
consacrées à Paris, mais au Paris de Lemarque, c'est à dire un territoire qui s'étend entre la place de
la Bastille, Ledru Rollin, le boulevard Richard Lenoir et le Faubourg Saint Antoine.
Sans oublier de nombreuses musiques de films et de téléfilms, comme « Le cave se rebiffe » ou
« Maigret voit rouge » de Gilles Grangié et surtout « Playtime » de Jacques Tati en 1967. Devenu
éditeur, il publiera et produira les œuvres d'autres artistes, comme Alain Barrière, Serge Lama ou les
musiques de Michel Legrand pour les films de Jacques Demy, « Les Parapluies des Cherbourg » et
« Les Demoiselles de Rochefort » (c'est à côté...).
Jusqu'à la fin des années 90, Lemarque n'a jamais quitté la scène, avec des hauts et des bas, faisant
même des tournées en Europe, en Union Soviétique, en Afrique du Nord, au Canada, même en
Chine. Au début des années 70, il compose avec son ami Georges Coulanges, une grande fresque
musicale sur l'histoire de Paris, Paris Populi, chantée par des artistes comme Juliette Gréco, Jean
Guidoni, Mireille Mathieu, Marcel Amont, Mouloudji ou Serge Reggiani. Il continue de sortir
régulièrement des albums, et va jusqu'à enregistrer en 93 et 94 une Anthologie de la chanson
française en plusieurs volumes, orchestrée par Romain Didier. En octobre 1998, à l'âge de 81 ans, il
donne encore un concert, sur la scène du Théâtre de l'Est Parisien
Francis Lemarque nous a quitté le 20 avril 2002 à la Varenne St Hilaire et repose au cimetière du
Père Lachaise, juste à côté d'Yves Montand. « Je ne suis pas un chanteur, juste un auteur de
chansons qui chante avec les moyens qu'il a » disait-il. Ses moyens, c'était une voix chaude qui
roulait les « r » et les airs, une voix caractéristique de l'époque, très parigote et finalement
intemporelle et un sens aigu de la romance qui balance. Pas un chanteur peut-être, mais un
enchanteur, sûrement.

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