Enseignement oral et oeuvre écrite chez Platon, de Strycker 1967
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Enseignement oral et oeuvre écrite chez Platon, de Strycker 1967
E. De Strycker, S. J. L'enseignement oral et l'œuvre écrite de Platon In: Revue belge de philologie et d'histoire. Tome 45 fasc. 1, 1967. Antiquité - Oudheid. pp. 116-123. Citer ce document / Cite this document : De Strycker, S. J. E. L'enseignement oral et l'œuvre écrite de Platon. In: Revue belge de philologie et d'histoire. Tome 45 fasc. 1, 1967. Antiquité - Oudheid. pp. 116-123. doi : 10.3406/rbph.1967.2673 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rbph_0035-0818_1967_num_45_1_2673 L'ENSEIGNEMENT ORAL ET L'ŒUVRE ÉCRITE DE PLATON Nous regrettons vivement de ne présenter qu'en 1966 un livre paru en 1963 (*). Ce retard est dû pour une part à des circonstances personnelles, pour une autre à la variété et à la difficulté intrinsèque des problèmes traités et au fait que, dans le vaste travail de M. Gaiser, le bon et le moins bon sont inextricablement mêlés. Nous esquisserons d'abord l'économie générale du volume et essaierons ensuite d'apprécier la valeur des diverses parties dont il se compose. Une introduction de 38 pages (auxquelles s'ajoutent, pour les notes, les pp. 335-344) expose le but poursuivi dans l'ouvrage et en situe les conclusions par rapport aux résultats acquis jusqu'ici. Suit une première partie, intitulée « Mathematik und Ontologie» (pp. 39-202 ; notes : pp. 344-391) ; qu'elle soit la plus importante aux yeux de l'auteur résulte à la fois de son ampleur et du fait qu'elle correspond seule au titre donné à l'ensemble ; il y est surtout question des principes derniers de la réalité tels que Platon les avait décrits dans ses conférences orales. La seconde partie traite des rapports entre l'his toire humaine et cosmique et l'ontologie ainsi décrite (203-290 ; notes : 391416). La troisième est assez brève; elle concerne le rôle de Platon dans le développement de la pensée scientifique (291-332 ; notes : 416-439) . Un appen dice très étendu (441-558) groupe, sous le titre de Testimonia platonica, les tex tes antiques qui, de près ou de loin, touchent à l'enseignement oral de Platon, à l'exception de ceux qui font partie du corpus platonicum. Le volume se clôt par des index. On aura remarqué que, sauf dans l'appendice, les notes ne se trouvent pas au bas des pages, mais sont groupées à la suite de la IIIe partie ; cette disposition contribue à dégager l'essentiel de la pensée de l'auteur. L'exposé est bien divisé, la présentation matérielle d'une haute tenue, la cor rection typographique presque impeccable (il y a qeulques fautes dans les Testimonia.) Passons à l'examen critique du contenu. On sait que l'enseignement oral de Platon fait actuellement l'objet de vives controverses. En 1945, M. Harold Cherniss a fait paraître un petit volume très dense (*) où il soutenait qu'Aris(*) Konrat Gaiser, Piatons ungeschriebene Lehre. Studien zur systematischen und ge schichtlichen Begründung der Wissenschaften in der platonischen Schule. Stuttgart, Ernst Klett, 1963 ; un vol. in-8°, xn-574 pp. (1) The Riddle of the Early Academy (Berkeley and Los Angeles, 1945 ; réimpr., New York, 1962) ; vm-103 pp. l'enseignement oral et l'œuvre écrite de platon 117 tote n'a disposé, sur la pensée de Platon, d'aucune source d'information en dehors des dialogues ; ce qu'il y ajoute résulterait donc uniquement de ses propres interprétations et serait dénué de toute valeur documentaire indépen dante.D'autres savants continuent à admettre, — non sans raison, pensonsnous, — que Platon a donné à l'Académie sinon un enseignement proprement dit, du moins des conférences occasionnelles, dont Aristote et quelques-uns de ses contemporains ont publié des comptes rendus. Récemment, M. HansJoachim Krämer, de l'Université de Tubingue, a publié un imposant mémoire sur l'ontologie platonicienne (*) . Il cherche à y combiner le contenu des dia logues avec ce qu'il appelle« le Platon ésotérique», c.-à-d. avec les doctrines que Platon réservait à un cercle restreint d'initiés. M. K. Gaiser appartient à la même école que M. Krämer ; son objectif est de montrer que seule la« doc trine non écrite» de Platon permet de synthétiser les données éparses dans l'œuvre publiée et d'interpréter celle-ci à bon escient. Il pense que Platon a eu, dès le début de sa carrière de philosophe et d'écrivain, des vues très syst ématiques sur la structure de la réalité, et c'est à exposer ces vues qu'est con sacrée la première partie de l'ouvrage sous revue. A la base de tout ce qui existe, Platon reconnaît deux principes opposés, l'Un ou la Limite d'une part, source de perfection, d'ordre, d'unité et de per manence, et d'autre part la Dyade indéfinie du Grand-et-Petit ou l'Illimité, source d'imperfection, de désordre, de multiplicité et de changement. Or à partir de l'Un, les témoignages antiques décrivent plusieurs types de déduct ion ou de dérivation qui comportent chacun quatre moments successifs. La première série est mathématique et correspond au développement des dimens ions dans l'espace : l'Un, la Ligne, le Plan, le Volume ; la seconde est propre mentontologique : l'Un, les Idées, l'Ame, le Sensible ; une troisième est épistémologique : l'Intuition, la Science discursive, l'Opinion, la Sensation ; à ces types principaux, on peut en rattacher quelques autres. Notre auteur s'e fforce d'établir entre ces diverses séries des correspondances plus ou moins r igoureuses et de montrer ainsi comment certaines données fragmentaires que nous fournissent les sources s'intègrent dans une vue d'ensemble. C'est dans cette perspective qu'il voudrait, par exemple, identifier l'âme au passage de la ligne au plan (pp. 52-59). Voici à peu près comment il raisonne : d'après le Timée (35 A), l'âme est un mélange de l'indivisible et du divisible et donc, conclut M. Gaiser, du limité et de l'illimité. Or la ligne est ce qui limite la surface, qui sans elle resterait illimitée ; et d'autre part, si l'on divise un carré en en soustrayant d'abord la moitié par une droite parallèle à l'un de ses cô tés, puis la moitié de la moitié et ainsi de suite, la division s'arrêtera au mo ment idéal où le rectangle restant aura perdu toute largeur et sera devenu une pure longueur, une pure ligne ; à ce moment, la deuxième dimension se trouvera ramenée à la première. Inversement, nous dirons que la divisibilité (1) Arête bei Platon und Aristoteles. Zum Wesen und zur Geschichte der platonischen Ontologie (Heidelberg, 1959), 600 pp. 118 É. DE STRYCKER prend son origine là où de la simple longueur nous passons à une figure ayant aussi une largeur, si petite soit-elle, et donc une deuxième dimension. Cette construction de M. Gaiser nous paraît manquer de base documentaire. Nous savons par Aristote (Anal, post., Β 4, 91 a 37, etc.) que Xénocrate définissait l'âme comme « un nombre qui se meut soi-même». En revanche, il n'existe aucun texte de Platon ou sur Platon qui parle d'une identification de l'âme au passage de la première à la deuxième dimension. Ensuite l'indivisible et le divisible ne semblent pas coïncider respectivement avec le limité et l'ill imité ; en effet, une droite limitée est divisible. On ne voit d'ailleurs pas que la divisibilité commence au moment où l'on passe de la première dimension à la deuxième, puisque chaque dimension est, dans son ordre, essentiellement divisible. Les seules réalités mathématiques indivisibles sont, dans le domaine du nombre, l'unité (on sait que l'arithmétique grecque n'admettait pas de fractions) et, dans celui de la géométrie, le point. Assurément, Aristote nous atteste que Platon parlait du point comme du « principe de la ligne» et l'ap pelait en ce sens une« ligne indivisible» (Met., A 9, 992 a 20-22). Mais qu'a ceci de commun avec l'âme ? Au cours de son ouvrage, M. Gaiser assimile mainte fois (voir surtout pp. 46-49) le solide géométrique au corps sensible. Mais ceci est en contradiction tant avec le témoignage des dialogues qu'avec celui d'Aristote : d'après la République (VI, 510 Β - 511 Ε ; VII, 528 A-E, 533 D -534 A), la stéréomét rie, science des solides géométriques, relève des mathématiques pures au même titre que la géométrie plane et atteint son objet par le raisonnement discursif (διάνοια), tandis que les corps sensibles sont objet d'opinion (δόξα) ; Aristote dit que, pour Platon, la ligne, le plan et le solide appartiennent tous trois aux« choses après les Idées» ou grandeurs idéales (*) ; étant essentiell ement immuables, ils ne sauraient se trouver au même niveau ontologique que l'âme. Nous ne sommes pas moins surpris par une autre affirmation de M. Gaiser (pp. 78-79) : le carré, dont la longueur égale la largeur, correspondrait à l'Idée, tandis que le rectangle, compris entre deux droites inégales, représent erait le Sensible. Assurément, à l'intérieur de la catégorie des figures planes, le carré est plus simple et, à ce titre, plus parfait que le rectangle ; mais étant l'un et l'autre des figures à deux dimensions, ils sont plus simples et plus parf aits que n'importe quel solide géométrique, et à fortiori que toute réalité sen sible. On peut se demander si l'auteur a raison de vouloir faire entrer dans un système unique des données qui se placent à des niveaux philosophiques iné gaux ou qui nous sont attestées par des sources diverses. Platon ne pouvait-il présenter parfois des suggestions destinées à éveiller les esprits, même s'il de vait se révéler à l'examen qu'elles n'étaient pas parfaitement conciliables avec d'autres qu'il avait présentées dans un contexte différent ? La philosophie pla tonicienne a un caractère « peirastique » qu'il serait imprudent de négliger. (1) Voir les références chez W. D. Ross, Aristotle's Metaphysics (Oxford, 1924), I, pp. txrv-Lxvn. l'enseignement oral et l'œuvre écrite de platon 119 Sous l'empire du même esprit de système, M. Gaiser propose parfois des interprétations forcées. En voici un exemple. Deux dialogues tardifs, le Sophiste et le Politique, exposent et appliquent une méthode pour arriver à dé finir une Forme ou Espèce (είδος) par division à partir d'une essence plus générale que nous pouvons appeler γένος ou genre (x). Notre auteur croit que cette διαίρεσις logico-ontologique correspond à la division géométrique d'une droite en deux segments non directement commensurables entre eux, c.-à-d. tels que l'un soit rationnel «en longueur» (μήκει), l'autre seulement «en puissance» (δυνάμει) ou, comme nous disons aujourd'hui, au carré. Une telle droite est appelée par Euclide «binomiale» (εκ δνοΐν ονομάτοιν). Ce terme, repris par l'auteur des Éléments à Théétète, célèbre géomètre de l'école de Platon, serait, d'après M. Gaiser, obscur du point de vue mathématique. Son sens devrait s'expliquer par le rôle qu'il jouait dans la division des For mes ou Idées : le genre se compose de deux espèces dont chacune correspond à un nom (δνομα) ; on peut donc dire qu'il « résulte de deux noms». Pour établir sa thèse, l'auteur fait appel à un passage du Politique (264 Β - 266 Β) où il est questions des diverses sortes d'êtres vivants auxquels peut s'appliquer la technique de l'élevage. Après avoir distingué successivement les animaux aquatiques et terrestres, puis parmi ces derniers les volatiles et les marcheurs, ensuite les marcheurs à cornes et sans cornes, quatrièmement les sans cornes croisants et les non croisants, on se trouve enfin devant la division qui va par tager le dernier groupe en bipèdes et quadrupèdes (266 Α-B). Par un de ces jeux de mots assez recherchés qui caractérisent les dialogues de cette pé riode (2), l'Étranger d'Élée suggère à Socrate le Jeune et à Théétète de suivre cette fois « un principe bien digne de guider vos partages, puisque vous vous occupez de géométrie». Ils devront diviser les animaux non croisants «par la diagonale et la diagonale de la diagonale», c.-à-d. par les côtés de carrés dont les surfaces valent respectivement 2 et 4 pieds (carrés) ; les animaux en question seront donc classés en bipèdes et quadrupèdes. Ce principe, dit M. Gaiser est l'expression mathématique de celui qui domine toute division d'un genre en ses deux espèces. Mais en est-il bien ainsi? Remarquons d'abord que, d'après la teneur explicite du texte, le modèle géométrique pro posé par l'Étranger d'Élée n'a aucune portée générale : il concerne unique ment le denier des cinq moments que comporte la division des animaux sus ceptibles d'être élevés en troupeaux. Aussi bien l'ambiguïté sur laquelle joue ici Platon (on peut entendre deux et quatre pieds au sens anatomique ou au sens géométrique) n'a-t-elle lieu que s'il s'agit, comme ici, d'êtres qui ont des pieds. Mais il y a plus : dans la théorie mathématique de Théétète et d'Euclide, la binomiale est une irrationnelle supérieure, qu'une élévation au carré ne suffit pas à rendre rationnelle. Si nous appliquons la théorie de M. Gaiser, le genre, (1) On notera néanmoins que Platon ne fait pas encore entre le genre et l'espèce la dis tinction terminologique qu'introduira Aristote. (2) Voir déjà Rép., VII, 534 B. 120 E. DE STRYCKER en tant que correspondant à la binomiale, sera absolument irrationnel, tandis que ses deux espèces seront rationnelles, l'une directement, l'autre « en puis sance». Or, aux yeux de Platon, comme M. Gaiser le répète avec raison, le genre possède à un plus haut degré que l'espèce l'intelligibilité, et donc la rationalité et la détermination. Notre auteur est trop bien informé et trop perspicace pour ne pas avoir aperçu la difficulté. Il croit la résoudre en signa lantque le rapport entre la binomiale et ses deux segments constitutifs se laisse inverser. On peut, dit-il, prendre la droite totale comme rationnelle ; dans ce cas, ce seront les deux segments qui seront irrationnels (*). Mais si l'on opère cette transformation, on se place en dehors de la perspective de Théétète et d'Euclide ; pour ceux-ci, la binomiale est nécessairement irrationnelle. Il n'y a d'ailleurs, quoi qu'en dise notre auteur, rien de mystérieux dans le sens mathématique de ce terme : telle que la définit Théétète, la droite totale se compose en effet de deux segments dont l'un porte le nom de rationnel direct (ρητός), l'autre de rationnel indirect (άρρητος) ou racine carrée d'un nombre entier non carré parfait. De quelque manière donc qu'on envisage les choses, il est impossible de voir dans la théorie platonicienne de la διαίρεσις la pro jection sur le plan logico-ontologique d'une doctrine mathématique concer nantle limité et l'illimité. Aux difficultés auxquelles se heurte plus d'une fois l'exégèse de M. Gaiser s'en ajoute une autre : c'est que les textes sur lesquels il s'appuie ne méritent pas toujours la confiance qu'il leur accorde. M. Cherniss, dont nous avons cité le nom plus haut, a montré dans diverses publications qu'il fallait y regarder de près avant d'attribuer à des œuvres perdues d'Aristote, et particulièrement au Περί τάγαθοϋ (2), des passages d'auteurs tardifs. Cette réserve me paraît en particulier de mise à l'égard de l'exposé des doctrines pythagoriciennes qui se lit chez Sextus Empiricus (3) et qui, depuis une vingtaine d'années, joue un grand rôle dans les essais de reconstruction de l'enseignement oral de Platon. Assurément, on y perçoit des échos d'une ancienne tradition concernant l'on tologie platonicienne ; mais il s'y mêle des spéculations récentes qui sont parf ois entachées de graves malentendus ; et nous fournirons ailleurs la preuve que certaines sections n'ont absolument rien à voir avec Platon et proviennent d'un écrit dont la date ne peut remonter au-delà de la fin du Ier siècle après J.-C. A propos de la conception platonicienne de l'histoire, M. Gaiser fait appel aux premières pages du commentaire de Jean Philopon à l' Introduction arithmét ique de Nicomaque de Gérasa (4) ; on y trouve décrit, avec une référence à Aristote, le développement de la culture humaine depuis les premiers tâton(1) Nous aurons alors, p. ex., a = a (Vî^- 1) + a (2 — V2). (2) Le Περί τάγαθοϋ semble avoir été une espèce de compte rendu critique de ce que Platon avait exposé dans des conférences orales sur le Bien comme principe ultime de la réalité. (3) Adv. math., X, 248-283 (= Test, plat., n» 32, pp. 496-502). (4) In Nie. intr. or., I 1 (= Test, plat., n° 13, pp. 457-458). l'enseignement oral et l'œuvre écrite de platon 121 nements de la technique utilitaire jusqu'à la science désintéressée des réalités divines et immatérielles. Après plusieurs savants, M. Gaiser veut y reconnaît re un fragment d'une œuvre exotérique d'Aristote (1). Or un autre membre de l'école de Tubingue, M. Wolfgang Haase, a fourni récemment la preuve décisive (2) que la seule source aristotélicienne utilisée ici par Philopon est une phrase de la Métaphysique (et 1, 993 b 8-11). Les Testimonia platonica con tiennent sous le n° 25 Β deux passages de Philopon et de Simplicius qui ident ifient le Περί φιλοσοφίας d'Aristote à son Περί τάγαθοϋ, ce qui est assurément une sérieuse erreur. M. Gaiser ne la fait même pas remarquer, alors qu'elle est de nature à nous rendre méfiants à l'égard d'autres « témoignages » des mêmes auteurs sur des œuvres aujourd'hui perdues. En général, d'ailleurs, l'annotation des Testimonia met trop exclusivement en lumière les éléments qui tendraient à leur faire reconnaître une valeur documentaire et passe le plus souvent sous silence ceux qui seraient défavorables. Par suite, le présent ou vrage risque de ne pas faire avancer la question, mais d'augmenter encore la confusion régnante et d'accréditer la croyance que nous possédons sur l'e nseignement oral de Platon un grand nombre de renseignements précis et dignes de foi et que ceux-ci se corroborent et se complètent mutuellement de manière à former un tout solide et cohérent. Après nous être si longuement étendus sur certaines faiblesses de la Ie part ieet de l'appendice, nous manquerions à la plus élémentaire équité en ne soulignant pas leurs qualités. Si la collection des Testimonia platonica n'a pas été établie avec toute la rigueur critique souhaitable, elle n'en est pas moins extrêmement précieuse. Le lecteur y trouve réunis un grand nombre de textes dont plusieurs sont difficilement accessibles et ont été, pour cette raison même, insuffisamment étudiés ; les extraits sont accompagnés de précieuses références aux travaux modernes, ce qui facilite grandement le travail. Dans son exposé constructif et dans les notes qui s'y rapportent, l'auteur fait une foule de rap prochements suggestifs. Il a exploré en tous sens l'ensemble de la documentat ion et possède une connaissance exceptionnelle de toutes les études qui ont trait à son sujet et aux matières connexes. Il ne se laisse rebuter par aucun pro blème, si ardu soit-il, et ne cherche jamais à se dérober. On ne peut qu'admirer la persévérance avec laquelle il poursuit, dans toutes les directions imaginab les, la vérification de sa thèse fondamentale. La seconde partie, intitulée « Ontologie et histoire », nous paraît la plus in téres ante et la plus juste. Somme toute, la philosophie platonicienne de l'his toire n'a guère fait jusqu'ici l'objet de recherches approfondies. C'est qu'elle n'est nulle part explicite. Pour découvrir la manière dont Platon pose la ques tion et tente de la résoudre, il faut donc s'efforcer de dégager les idées sous(1) II l'attribue au Protreptique (p. 236 et n. 197), alors que ses prédécesseurs pensaient plutôt au livre I du Περί φιλοσοφίας. (2) Ein vermeintliches Aristoteles-Fragment bei Johannes Philoponus, dans Synusia. Festgabe für W. Schadewaldt (Tübingen, 1965), pp. 323-354. 122 έ. DE STRYCKER jacentes à des exposés de caractère mythologique ou para-historique et cher cher à opérer la synthèse de ce que des contextes variés nous apprennent sur le devenir du monde, de la société et de la personne humaine. M. Gaiser s'est attelé à la tâche avec son courage habituel. Il a le grand mérite d'attirer l'a ttention sur certains aspects qu'avaient négligés ses rares prédécesseurs, p. ex. celui de l'origine et du développement du langage. Sa vue d'ensemble est, à notre avis, juste et féconde. Voici comment on pourrait la résumer. D'après Platon, l'existence changeante du monde visible se répète éternellement selon une récurrence cyclique. Au cours de chaque période se déroule 'une évolution dont les différents moments sont de valeur inégale. A chaque début de cycle, le cosmos se trouve dans un état idéal où chaque partie s'intègre harmonieuse ment dans l'ensemble et suit la direction que lui imprime la divinité. Mais le développement même provoque des differentiations de portée ambiguë : l'ordre spontané et instinctif se désagrège, la lutte se déchaîne ; à l'intérieur de l'individu humain des tendances divergentes se font jour et, en particulier, les désirs déréglés s'exacerbent ; mais en même temps la culture s'affine en se diversifiant, les sciences progressent, la dialectique fait son apparition. Plus le danger de corruption se fait menaçant, plus aussi la vertu proprement dite se révèle indispensable ; ainsi croissent les chances que l'homme, libéré de sa naïveté primitive et devenu adulte, se consacre de toutes ses forces à la philo sophie et atteigne le vrai bonheur. C'est donc une double synthèse, celle du cyclique et de l'évolutif d'une part, de la dégradation et du progrès d'autre part, qui sous-tend toutes les discussions théoriques et les exposés narratifs de Platon sur l'histoire du monde, de la cité et de l'homme. L'idée de M. Gaiser nous paraît solidement fondée et de nature à résoudre, au moins partiellement, le problème du conflit entre optimisme et pessimisme chez Platon. Faut-il dire que cette philosophie de l'histoire résulte de l'ontologie telle qu'elle a été décrite dans la Ire partie ? Nous ne le pensons pas. Elle s'explique par faitement par ce que les dialogues nous disent de la tension éternelle entre la réalité idéale des Formes, et particulièrement du Bien, et la « nécessité» ou « cause errante» qui, d'après le Timêe (47 Ε - 48 A et passim), fait obstacle à leur réalisation adéquate dans le monde sensible et à la permanence des résul tatsacquis. Nous aurions d'ailleurs des réserves à faire sur l'interprétation de certaines oeuvres de Platon, entre autres du Ménexène, et sur une tendance de M. Gaiser à majorer la « conscience historique» de Platon, surtout en ce qui concerne le développement de la philosophie. Cette partie est néanmoins de beaucoup la meilleure de l'ouvrage. On remarquera qu'elle se tient en général bien plus près des dialogues et cherche surtout à les éclairer l'un par l'autre. Nous avouons n'avoir guère goûté la IIIe partie. Il semble que l'auteur l'ait ajoutée pour jeter un pont entre les deux premières, si dissemblables par leur objet et leur méthode. En fait, elle se borne à des généralités trop vagues pour être d'un grand intérêt. La moitié en est consacrée à « la désintégration du système platonicien chez Aristote». Elle ne nous a pas donné l'impression l'enseignement oral et l'œuvre écrite de platon 123 que M. Gaiser avait suffisamment pénétré la pensée d'Aristote pour traiter avec succès cette difficile question. Résumons-nous. M. Gaiser a fourni un travail gigantesque. Il connaît à fond les dialogues et les autres textes antiques qui touchent à la pensée de Platon. Son ouvrage est une mine d'informations qu'on ne trouve pas réunies ailleurs ; il fourmille de suggestions originales et pose une multitude de pro blèmes captivants. Sur la philosophie platonicienne de l'histoire, il a jeté une lumière nouvelle. Mais sur le sujet indiqué par le titre, à savoir sur l'enseign ement oral de Platon, nous ne croyons pas qu'il apporte un progrès décisif. La présentation très systématique qu'il donne du platonisme ne nous paraît pas garantie par le sens objectif des textes ; elle résulte plutôt des interpréta tions souvent contestables qu'en donne M. Gaiser. Une critique plus exigeante et une exégèse plus rigoureuses sont ici nécessaires. La science, en ce domaine comme en d'autres, progresse « by trial and error». Il était bon qu'un tel essai fût tenté, et qu'il le fût avec tant de savoir et de détermination (*). É. de Strycker, S.J. (1) Dans les limites de la présente note, nous n'avons pu toucher la question des rap ports entre l'enseignement oral de Platon et ses œuvres écrites (les dialogues) qu'à propos de certains points particuliers. On trouvera sur l'ensemble du problème des réflexions aussi judicieuses qu'éclairantes dans l'article récent de M. K. von Fritz, Die philosophische Stelle im siebten platonischen Brief und die Frage der 'esoterischen' Philosophie Piatons, in : Phronesis, 11 (1966), pp. 117-153.