Enseignement oral et oeuvre écrite chez Platon, de Strycker 1967

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Enseignement oral et oeuvre écrite chez Platon, de Strycker 1967
E. De Strycker, S. J.
L'enseignement oral et l'œuvre écrite de Platon
In: Revue belge de philologie et d'histoire. Tome 45 fasc. 1, 1967. Antiquité - Oudheid. pp. 116-123.
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De Strycker, S. J. E. L'enseignement oral et l'œuvre écrite de Platon. In: Revue belge de philologie et d'histoire. Tome 45 fasc.
1, 1967. Antiquité - Oudheid. pp. 116-123.
doi : 10.3406/rbph.1967.2673
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rbph_0035-0818_1967_num_45_1_2673
L'ENSEIGNEMENT ORAL ET L'ŒUVRE ÉCRITE DE PLATON
Nous regrettons vivement de ne présenter qu'en 1966 un livre paru en
1963 (*). Ce retard est dû pour une part à des circonstances personnelles,
pour une autre à la variété et à la difficulté intrinsèque des problèmes traités
et au fait que, dans le vaste travail de M. Gaiser, le bon et le moins bon sont
inextricablement mêlés. Nous esquisserons d'abord l'économie générale du
volume et essaierons ensuite d'apprécier la valeur des diverses parties dont il
se compose.
Une introduction de 38 pages (auxquelles s'ajoutent, pour les notes, les pp.
335-344) expose le but poursuivi dans l'ouvrage et en situe les conclusions par
rapport aux résultats acquis jusqu'ici. Suit une première partie, intitulée
« Mathematik und Ontologie» (pp. 39-202 ; notes : pp. 344-391) ; qu'elle soit
la plus importante aux yeux de l'auteur résulte à la fois de son ampleur et du
fait qu'elle correspond seule au titre donné à l'ensemble ; il y est surtout
question des principes derniers de la réalité tels que Platon les avait décrits
dans ses conférences orales. La seconde partie traite des rapports entre l'his
toire humaine et cosmique et l'ontologie ainsi décrite (203-290 ; notes : 391416). La troisième est assez brève; elle concerne le rôle de Platon dans le
développement de la pensée scientifique (291-332 ; notes : 416-439) . Un appen
dice
très étendu (441-558) groupe, sous le titre de Testimonia platonica, les tex
tes antiques qui, de près ou de loin, touchent à l'enseignement oral de Platon,
à l'exception de ceux qui font partie du corpus platonicum. Le volume se clôt
par des index. On aura remarqué que, sauf dans l'appendice, les notes ne se
trouvent pas au bas des pages, mais sont groupées à la suite de la IIIe partie ;
cette disposition contribue à dégager l'essentiel de la pensée de l'auteur.
L'exposé est bien divisé, la présentation matérielle d'une haute tenue, la cor
rection
typographique presque impeccable (il y a qeulques fautes dans les
Testimonia.)
Passons à l'examen critique du contenu. On sait que l'enseignement oral
de Platon fait actuellement l'objet de vives controverses. En 1945, M. Harold
Cherniss a fait paraître un petit volume très dense (*) où il soutenait qu'Aris(*) Konrat Gaiser, Piatons ungeschriebene Lehre. Studien zur systematischen und ge
schichtlichen
Begründung der Wissenschaften in der platonischen Schule. Stuttgart,
Ernst Klett, 1963 ; un vol. in-8°, xn-574 pp.
(1) The Riddle of the Early Academy (Berkeley and Los Angeles, 1945 ; réimpr., New
York, 1962) ; vm-103 pp.
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tote n'a disposé, sur la pensée de Platon, d'aucune source d'information en
dehors des dialogues ; ce qu'il y ajoute résulterait donc uniquement de ses
propres interprétations et serait dénué de toute valeur documentaire indépen
dante.D'autres savants continuent à admettre, — non sans raison, pensonsnous, — que Platon a donné à l'Académie sinon un enseignement proprement
dit, du moins des conférences occasionnelles, dont Aristote et quelques-uns
de ses contemporains ont publié des comptes rendus. Récemment, M. HansJoachim Krämer, de l'Université de Tubingue, a publié un imposant mémoire
sur l'ontologie platonicienne (*) . Il cherche à y combiner le contenu des dia
logues
avec ce qu'il appelle« le Platon ésotérique», c.-à-d. avec les doctrines
que Platon réservait à un cercle restreint d'initiés. M. K. Gaiser appartient à
la même école que M. Krämer ; son objectif est de montrer que seule la« doc
trine non écrite» de Platon permet de synthétiser les données éparses dans
l'œuvre publiée et d'interpréter celle-ci à bon escient. Il pense que Platon a
eu, dès le début de sa carrière de philosophe et d'écrivain, des vues très syst
ématiques
sur la structure de la réalité, et c'est à exposer ces vues qu'est con
sacrée
la première partie de l'ouvrage sous revue.
A la base de tout ce qui existe, Platon reconnaît deux principes opposés,
l'Un ou la Limite d'une part, source de perfection, d'ordre, d'unité et de per
manence,
et d'autre part la Dyade indéfinie du Grand-et-Petit ou l'Illimité,
source d'imperfection, de désordre, de multiplicité et de changement. Or à
partir de l'Un, les témoignages antiques décrivent plusieurs types de déduct
ion
ou de dérivation qui comportent chacun quatre moments successifs. La
première série est mathématique et correspond au développement des dimens
ions
dans l'espace : l'Un, la Ligne, le Plan, le Volume ; la seconde est propre
mentontologique : l'Un, les Idées, l'Ame, le Sensible ; une troisième est épistémologique : l'Intuition, la Science discursive, l'Opinion, la Sensation ; à
ces types principaux, on peut en rattacher quelques autres. Notre auteur s'e
fforce d'établir entre ces diverses séries des correspondances plus ou moins r
igoureuses
et de montrer ainsi comment certaines données fragmentaires que
nous fournissent les sources s'intègrent dans une vue d'ensemble. C'est dans
cette perspective qu'il voudrait, par exemple, identifier l'âme au passage de la
ligne au plan (pp. 52-59). Voici à peu près comment il raisonne : d'après le
Timée (35 A), l'âme est un mélange de l'indivisible et du divisible et donc,
conclut M. Gaiser, du limité et de l'illimité. Or la ligne est ce qui limite la
surface, qui sans elle resterait illimitée ; et d'autre part, si l'on divise un carré
en en soustrayant d'abord la moitié par une droite parallèle à l'un de ses cô
tés, puis la moitié de la moitié et ainsi de suite, la division s'arrêtera au mo
ment idéal où le rectangle restant aura perdu toute largeur et sera devenu
une pure longueur, une pure ligne ; à ce moment, la deuxième dimension se
trouvera ramenée à la première. Inversement, nous dirons que la divisibilité
(1) Arête bei Platon und Aristoteles. Zum Wesen und zur Geschichte der platonischen Ontologie
(Heidelberg, 1959), 600 pp.
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prend son origine là où de la simple longueur nous passons à une figure ayant
aussi une largeur, si petite soit-elle, et donc une deuxième dimension. Cette
construction de M. Gaiser nous paraît manquer de base documentaire. Nous
savons par Aristote (Anal, post., Β 4, 91 a 37, etc.) que Xénocrate définissait
l'âme comme « un nombre qui se meut soi-même». En revanche, il n'existe
aucun texte de Platon ou sur Platon qui parle d'une identification de l'âme
au passage de la première à la deuxième dimension. Ensuite l'indivisible et
le divisible ne semblent pas coïncider respectivement avec le limité et l'ill
imité ; en effet, une droite limitée est divisible. On ne voit d'ailleurs pas que
la divisibilité commence au moment où l'on passe de la première dimension
à la deuxième, puisque chaque dimension est, dans son ordre, essentiellement
divisible. Les seules réalités mathématiques indivisibles sont, dans le domaine
du nombre, l'unité (on sait que l'arithmétique grecque n'admettait pas de
fractions) et, dans celui de la géométrie, le point. Assurément, Aristote nous
atteste que Platon parlait du point comme du « principe de la ligne» et l'ap
pelait en ce sens une« ligne indivisible» (Met., A 9, 992 a 20-22). Mais qu'a
ceci de commun avec l'âme ?
Au cours de son ouvrage, M. Gaiser assimile mainte fois (voir surtout pp.
46-49) le solide géométrique au corps sensible. Mais ceci est en contradiction
tant avec le témoignage des dialogues qu'avec celui d'Aristote : d'après la
République (VI, 510 Β - 511 Ε ; VII, 528 A-E, 533 D -534 A), la stéréomét
rie,
science des solides géométriques, relève des mathématiques pures au
même titre que la géométrie plane et atteint son objet par le raisonnement
discursif (διάνοια), tandis que les corps sensibles sont objet d'opinion (δόξα) ;
Aristote dit que, pour Platon, la ligne, le plan et le solide appartiennent tous
trois aux« choses après les Idées» ou grandeurs idéales (*) ; étant essentiell
ement
immuables, ils ne sauraient se trouver au même niveau ontologique que
l'âme. Nous ne sommes pas moins surpris par une autre affirmation de M.
Gaiser (pp. 78-79) : le carré, dont la longueur égale la largeur, correspondrait
à l'Idée, tandis que le rectangle, compris entre deux droites inégales, représent
erait
le Sensible. Assurément, à l'intérieur de la catégorie des figures planes,
le carré est plus simple et, à ce titre, plus parfait que le rectangle ; mais étant
l'un et l'autre des figures à deux dimensions, ils sont plus simples et plus parf
aits que n'importe quel solide géométrique, et à fortiori que toute réalité sen
sible.
On peut se demander si l'auteur a raison de vouloir faire entrer dans un
système unique des données qui se placent à des niveaux philosophiques iné
gaux ou qui nous sont attestées par des sources diverses. Platon ne pouvait-il
présenter parfois des suggestions destinées à éveiller les esprits, même s'il de
vait se révéler à l'examen qu'elles n'étaient pas parfaitement conciliables avec
d'autres qu'il avait présentées dans un contexte différent ? La philosophie pla
tonicienne
a un caractère « peirastique » qu'il serait imprudent de négliger.
(1) Voir les références chez W. D. Ross, Aristotle's Metaphysics (Oxford, 1924), I, pp.
txrv-Lxvn.
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Sous l'empire du même esprit de système, M. Gaiser propose parfois des
interprétations forcées. En voici un exemple. Deux dialogues tardifs, le
Sophiste et le Politique, exposent et appliquent une méthode pour arriver à dé
finir une Forme ou Espèce (είδος) par division à partir d'une essence plus
générale que nous pouvons appeler γένος ou genre (x). Notre auteur croit que
cette διαίρεσις logico-ontologique correspond à la division géométrique d'une
droite en deux segments non directement commensurables entre eux, c.-à-d.
tels que l'un soit rationnel «en longueur» (μήκει), l'autre seulement «en
puissance» (δυνάμει) ou, comme nous disons aujourd'hui, au carré. Une
telle droite est appelée par Euclide «binomiale» (εκ δνοΐν ονομάτοιν). Ce
terme, repris par l'auteur des Éléments à Théétète, célèbre géomètre de l'école
de Platon, serait, d'après M. Gaiser, obscur du point de vue mathématique.
Son sens devrait s'expliquer par le rôle qu'il jouait dans la division des For
mes ou Idées : le genre se compose de deux espèces dont chacune correspond
à un nom (δνομα) ; on peut donc dire qu'il « résulte de deux noms». Pour
établir sa thèse, l'auteur fait appel à un passage du Politique (264 Β - 266 Β)
où il est questions des diverses sortes d'êtres vivants auxquels peut s'appliquer
la technique de l'élevage. Après avoir distingué successivement les animaux
aquatiques et terrestres, puis parmi ces derniers les volatiles et les marcheurs,
ensuite les marcheurs à cornes et sans cornes, quatrièmement les sans cornes
croisants et les non croisants, on se trouve enfin devant la division qui va par
tager le dernier groupe en bipèdes et quadrupèdes (266 Α-B). Par un de ces
jeux de mots assez recherchés qui caractérisent les dialogues de cette pé
riode
(2), l'Étranger d'Élée suggère à Socrate le Jeune et à Théétète de suivre
cette fois « un principe bien digne de guider vos partages, puisque vous vous
occupez de géométrie». Ils devront diviser les animaux non croisants «par
la diagonale et la diagonale de la diagonale», c.-à-d. par les côtés de carrés
dont les surfaces valent respectivement 2 et 4 pieds (carrés) ; les animaux
en question seront donc classés en bipèdes et quadrupèdes. Ce principe, dit
M. Gaiser est l'expression mathématique de celui qui domine toute division
d'un genre en ses deux espèces. Mais en est-il bien ainsi? Remarquons
d'abord que, d'après la teneur explicite du texte, le modèle géométrique pro
posé par l'Étranger d'Élée n'a aucune portée générale : il concerne unique
ment
le denier des cinq moments que comporte la division des animaux sus
ceptibles
d'être élevés en troupeaux. Aussi bien l'ambiguïté sur laquelle joue
ici Platon (on peut entendre deux et quatre pieds au sens anatomique ou au sens
géométrique) n'a-t-elle lieu que s'il s'agit, comme ici, d'êtres qui ont des pieds.
Mais il y a plus : dans la théorie mathématique de Théétète et d'Euclide, la
binomiale est une irrationnelle supérieure, qu'une élévation au carré ne suffit
pas à rendre rationnelle. Si nous appliquons la théorie de M. Gaiser, le genre,
(1) On notera néanmoins que Platon ne fait pas encore entre le genre et l'espèce la dis
tinction
terminologique qu'introduira Aristote.
(2) Voir déjà Rép., VII, 534 B.
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en tant que correspondant à la binomiale, sera absolument irrationnel, tandis
que ses deux espèces seront rationnelles, l'une directement, l'autre « en puis
sance».
Or, aux yeux de Platon, comme M. Gaiser le répète avec raison, le
genre possède à un plus haut degré que l'espèce l'intelligibilité, et donc la
rationalité et la détermination. Notre auteur est trop bien informé et trop
perspicace pour ne pas avoir aperçu la difficulté. Il croit la résoudre en signa
lantque le rapport entre la binomiale et ses deux segments constitutifs se laisse
inverser. On peut, dit-il, prendre la droite totale comme rationnelle ; dans ce
cas, ce seront les deux segments qui seront irrationnels (*). Mais si l'on opère
cette transformation, on se place en dehors de la perspective de Théétète et
d'Euclide ; pour ceux-ci, la binomiale est nécessairement irrationnelle. Il
n'y a d'ailleurs, quoi qu'en dise notre auteur, rien de mystérieux dans le sens
mathématique de ce terme : telle que la définit Théétète, la droite totale se
compose en effet de deux segments dont l'un porte le nom de rationnel direct
(ρητός), l'autre de rationnel indirect (άρρητος) ou racine carrée d'un nombre
entier non carré parfait. De quelque manière donc qu'on envisage les choses,
il est impossible de voir dans la théorie platonicienne de la διαίρεσις la pro
jection
sur le plan logico-ontologique d'une doctrine mathématique concer
nantle limité et l'illimité.
Aux difficultés auxquelles se heurte plus d'une fois l'exégèse de M. Gaiser
s'en ajoute une autre : c'est que les textes sur lesquels il s'appuie ne méritent
pas toujours la confiance qu'il leur accorde. M. Cherniss, dont nous avons cité
le nom plus haut, a montré dans diverses publications qu'il fallait y regarder
de près avant d'attribuer à des œuvres perdues d'Aristote, et particulièrement
au Περί τάγαθοϋ (2), des passages d'auteurs tardifs. Cette réserve me paraît
en particulier de mise à l'égard de l'exposé des doctrines pythagoriciennes qui
se lit chez Sextus Empiricus (3) et qui, depuis une vingtaine d'années, joue un
grand rôle dans les essais de reconstruction de l'enseignement oral de Platon.
Assurément, on y perçoit des échos d'une ancienne tradition concernant l'on
tologie
platonicienne ; mais il s'y mêle des spéculations récentes qui sont parf
ois entachées de graves malentendus ; et nous fournirons ailleurs la preuve que
certaines sections n'ont absolument rien à voir avec Platon et proviennent d'un
écrit dont la date ne peut remonter au-delà de la fin du Ier siècle après J.-C.
A propos de la conception platonicienne de l'histoire, M. Gaiser fait appel aux
premières pages du commentaire de Jean Philopon à l' Introduction arithmét
ique
de Nicomaque de Gérasa (4) ; on y trouve décrit, avec une référence à
Aristote, le développement de la culture humaine depuis les premiers tâton(1) Nous aurons alors, p. ex., a = a (Vî^- 1) + a (2 — V2).
(2) Le Περί τάγαθοϋ semble avoir été une espèce de compte rendu critique de ce que
Platon avait exposé dans des conférences orales sur le Bien comme principe ultime de la
réalité.
(3) Adv. math., X, 248-283 (= Test, plat., n» 32, pp. 496-502).
(4) In Nie. intr. or., I 1 (= Test, plat., n° 13, pp. 457-458).
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nements de la technique utilitaire jusqu'à la science désintéressée des réalités
divines et immatérielles. Après plusieurs savants, M. Gaiser veut y reconnaît
re
un fragment d'une œuvre exotérique d'Aristote (1). Or un autre membre
de l'école de Tubingue, M. Wolfgang Haase, a fourni récemment la preuve
décisive (2) que la seule source aristotélicienne utilisée ici par Philopon est
une phrase de la Métaphysique (et 1, 993 b 8-11). Les Testimonia platonica con
tiennent
sous le n° 25 Β deux passages de Philopon et de Simplicius qui ident
ifient le Περί φιλοσοφίας d'Aristote à son Περί τάγαθοϋ, ce qui est assurément
une sérieuse erreur. M. Gaiser ne la fait même pas remarquer, alors qu'elle
est de nature à nous rendre méfiants à l'égard d'autres « témoignages » des
mêmes auteurs sur des œuvres aujourd'hui perdues. En général, d'ailleurs,
l'annotation des Testimonia met trop exclusivement en lumière les éléments qui
tendraient à leur faire reconnaître une valeur documentaire et passe le plus
souvent sous silence ceux qui seraient défavorables. Par suite, le présent ou
vrage
risque de ne pas faire avancer la question, mais d'augmenter encore la
confusion régnante et d'accréditer la croyance que nous possédons sur l'e
nseignement
oral de Platon un grand nombre de renseignements précis et dignes
de foi et que ceux-ci se corroborent et se complètent mutuellement de manière
à former un tout solide et cohérent.
Après nous être si longuement étendus sur certaines faiblesses de la Ie part
ieet de l'appendice, nous manquerions à la plus élémentaire équité en ne
soulignant pas leurs qualités. Si la collection des Testimonia platonica n'a pas
été établie avec toute la rigueur critique souhaitable, elle n'en est pas moins
extrêmement précieuse. Le lecteur y trouve réunis un grand nombre de textes
dont plusieurs sont difficilement accessibles et ont été, pour cette raison même,
insuffisamment étudiés ; les extraits sont accompagnés de précieuses références
aux travaux modernes, ce qui facilite grandement le travail. Dans son exposé
constructif et dans les notes qui s'y rapportent, l'auteur fait une foule de rap
prochements
suggestifs. Il a exploré en tous sens l'ensemble de la documentat
ion
et possède une connaissance exceptionnelle de toutes les études qui ont
trait à son sujet et aux matières connexes. Il ne se laisse rebuter par aucun pro
blème,
si ardu soit-il, et ne cherche jamais à se dérober. On ne peut qu'admirer
la persévérance avec laquelle il poursuit, dans toutes les directions imaginab
les,
la vérification de sa thèse fondamentale.
La seconde partie, intitulée « Ontologie et histoire », nous paraît la plus in
téres ante
et la plus juste. Somme toute, la philosophie platonicienne de l'his
toire n'a guère fait jusqu'ici l'objet de recherches approfondies. C'est qu'elle
n'est nulle part explicite. Pour découvrir la manière dont Platon pose la ques
tion et tente de la résoudre, il faut donc s'efforcer de dégager les idées sous(1) II l'attribue au Protreptique (p. 236 et n. 197), alors que ses prédécesseurs pensaient
plutôt au livre I du Περί φιλοσοφίας.
(2) Ein vermeintliches Aristoteles-Fragment bei Johannes Philoponus, dans Synusia. Festgabe
für W. Schadewaldt (Tübingen, 1965), pp. 323-354.
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jacentes à des exposés de caractère mythologique ou para-historique et cher
cher à opérer la synthèse de ce que des contextes variés nous apprennent sur
le devenir du monde, de la société et de la personne humaine. M. Gaiser s'est
attelé à la tâche avec son courage habituel. Il a le grand mérite d'attirer l'a
ttention
sur certains aspects qu'avaient négligés ses rares prédécesseurs, p. ex.
celui de l'origine et du développement du langage. Sa vue d'ensemble est,
à notre avis, juste et féconde. Voici comment on pourrait la résumer. D'après
Platon, l'existence changeante du monde visible se répète éternellement selon
une récurrence cyclique. Au cours de chaque période se déroule 'une évolution
dont les différents moments sont de valeur inégale. A chaque début de cycle,
le cosmos se trouve dans un état idéal où chaque partie s'intègre harmonieuse
ment
dans l'ensemble et suit la direction que lui imprime la divinité. Mais le
développement même provoque des differentiations de portée ambiguë :
l'ordre spontané et instinctif se désagrège, la lutte se déchaîne ; à l'intérieur
de l'individu humain des tendances divergentes se font jour et, en particulier,
les désirs déréglés s'exacerbent ; mais en même temps la culture s'affine en se
diversifiant, les sciences progressent, la dialectique fait son apparition. Plus
le danger de corruption se fait menaçant, plus aussi la vertu proprement dite
se révèle indispensable ; ainsi croissent les chances que l'homme, libéré de sa
naïveté primitive et devenu adulte, se consacre de toutes ses forces à la philo
sophie et atteigne le vrai bonheur. C'est donc une double synthèse, celle du
cyclique et de l'évolutif d'une part, de la dégradation et du progrès d'autre
part, qui sous-tend toutes les discussions théoriques et les exposés narratifs de
Platon sur l'histoire du monde, de la cité et de l'homme. L'idée de M. Gaiser
nous paraît solidement fondée et de nature à résoudre, au moins partiellement,
le problème du conflit entre optimisme et pessimisme chez Platon. Faut-il
dire que cette philosophie de l'histoire résulte de l'ontologie telle qu'elle a
été décrite dans la Ire partie ? Nous ne le pensons pas. Elle s'explique par
faitement
par ce que les dialogues nous disent de la tension éternelle entre la
réalité idéale des Formes, et particulièrement du Bien, et la « nécessité» ou
« cause errante» qui, d'après le Timêe (47 Ε - 48 A et passim), fait obstacle à
leur réalisation adéquate dans le monde sensible et à la permanence des résul
tatsacquis. Nous aurions d'ailleurs des réserves à faire sur l'interprétation
de certaines oeuvres de Platon, entre autres du Ménexène, et sur une tendance
de M. Gaiser à majorer la « conscience historique» de Platon, surtout en ce
qui concerne le développement de la philosophie. Cette partie est néanmoins
de beaucoup la meilleure de l'ouvrage. On remarquera qu'elle se tient en
général bien plus près des dialogues et cherche surtout à les éclairer l'un par
l'autre.
Nous avouons n'avoir guère goûté la IIIe partie. Il semble que l'auteur
l'ait ajoutée pour jeter un pont entre les deux premières, si dissemblables par
leur objet et leur méthode. En fait, elle se borne à des généralités trop vagues
pour être d'un grand intérêt. La moitié en est consacrée à « la désintégration
du système platonicien chez Aristote». Elle ne nous a pas donné l'impression
l'enseignement oral et l'œuvre écrite de platon
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que M. Gaiser avait suffisamment pénétré la pensée d'Aristote pour traiter
avec succès cette difficile question.
Résumons-nous. M. Gaiser a fourni un travail gigantesque. Il connaît
à fond les dialogues et les autres textes antiques qui touchent à la pensée de
Platon. Son ouvrage est une mine d'informations qu'on ne trouve pas réunies
ailleurs ; il fourmille de suggestions originales et pose une multitude de pro
blèmes
captivants. Sur la philosophie platonicienne de l'histoire, il a jeté une
lumière nouvelle. Mais sur le sujet indiqué par le titre, à savoir sur l'enseign
ement
oral de Platon, nous ne croyons pas qu'il apporte un progrès décisif.
La présentation très systématique qu'il donne du platonisme ne nous paraît
pas garantie par le sens objectif des textes ; elle résulte plutôt des interpréta
tions
souvent contestables qu'en donne M. Gaiser. Une critique plus exigeante
et une exégèse plus rigoureuses sont ici nécessaires. La science, en ce domaine
comme en d'autres, progresse « by trial and error». Il était bon qu'un tel
essai fût tenté, et qu'il le fût avec tant de savoir et de détermination (*).
É. de Strycker, S.J.
(1) Dans les limites de la présente note, nous n'avons pu toucher la question des rap
ports entre l'enseignement oral de Platon et ses œuvres écrites (les dialogues) qu'à propos
de certains points particuliers. On trouvera sur l'ensemble du problème des réflexions
aussi judicieuses qu'éclairantes dans l'article récent de M. K. von Fritz, Die philosophische
Stelle im siebten platonischen Brief und die Frage der 'esoterischen' Philosophie Piatons, in : Phronesis, 11 (1966), pp. 117-153.

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