Un peintre montre l`apparence des choses, par

Transcription

Un peintre montre l`apparence des choses, par
Ernst Ludwig Kirchner
La beauté convulsive
« Un peintre montre l'apparence des choses, par leur exactitude objective En réalité, il donne une nouvelle apparence aux choses. » Kirchner.
« La beauté sera convulsive ou ne sera pas » écrira en 1936 André Breton
dans Nadja puis dans l’Amour fou.
Ernst Ludwig Kirchner avait dès les années 1905 fait sienne, sans la
connaître, cette brillante maxime. Et chez lui la beauté sera bien
convulsive. Mais si pour André Breton il s’agissait de ne plus détacher le
corps de l’esprit, pour Kirchner et ses amis expressionnistes, il s’agissait
plutôt de renverser les notions de beau et de laid, de rendre l’intensité des
choses. Et ils s‘y employèrent avec détermination.
Kirchner est le fondateur avec Fritz Bleyl, puis Erich Heckel et Karl
Schmidt-Rottluff, et ensuite Emil Nolde, Max Pechstein, du premier
mouvement expressionniste allemand, Die Brücke, le Pont, terme
emprunté à Nietzsche pour définir l'homme comme tension vers l'avenir et
surtout comme un « pont » entre le passé et le présent. Ce mouvement
s’est formé à Dresde en juin 1905.
Ces jeunes hommes en colère sont en rupture avec les conventions de l’art
et de la société, refusant le formalisme et les règles, pour laisser libre cours
à leurs émotions, à leurs impressions immédiates. Certes marqués par le
fauvisme, par Cézanne et surtout Matisse, ils vont vers la libération des
couleurs, très vives, et des formes de plus en plus suggérées plutôt que
restituées.
Kirchner rédige un manifeste, qui est gravé dans le bois, et réclamant pour
les peintres du groupe « la liberté dans ses œuvres et sa vie ».
L’expressionnisme a le besoin vital de mettre en avant une subjectivité
marquée par le sentiment de la souffrance et du tragique. Ses moyens
plastiques sont fondés sur des déformations, des distorsions, et des
stylisations qui recherchent un maximum d’intensité expressive, au risque
de la laideur.
Leur thématique souvent urbaine laisse libre débordement à leur
conscience intuitive.
Souvent porteurs de féroces critiques sur la société et ses hypocrisies, ils
bouleverseront tout l’art allemand, et avec plus tard Der Blaue Reiter
(1911), ils ont posé le socle de l’art moderne. Mais plus que les problèmes
de la société, c’est l’expression de leurs sentiments qui va les préoccuper.
Attachés au patrimoine national, à l’art allemand classique, car ils
revendiquaient l’héritage des maîtres du passé tels que Dürer ou Cranach,
ils réhabilitent les gravures sur bois, mais ils cherchent par un choc des
cultures et des traditions, à exprimer par de nouveaux modes d'expression
artistique, refusant l’académisme ambiant. Ce pont entre la peinture du
passé et le monde présent sera en fait une rupture radicale et une avantgarde sans concessions.
Ce mouvement qui voulait refonder l’art allemand, volonté non suivie par le
Blaue Reiter, qui se veut lui internationaliste, ne sera pas compris par les
contemporains, mais il aura un impact immense sur l’art moderne.
Kirchner en est le théoricien et l’âme. Il en écrit le manifeste et les
exigences artistiques.
Scandaleux aux yeux de la morale publique, car magnifiant le nu féminin et
l’amour libre, se moquant cruellement de la société, ce mouvement se veut
indépendant « des anciennes forces établies», libre aussi bien dans son
travail que dans la vie de ses artistes. C’est aussi un appel à la jeunesse
pour se révolter contre les contraintes académiques. Il veut « attirer toutes
les forces révolutionnaires ».
Il privilégie la spontanéité, la vie simple et immédiate, et les modèles, non
professionnels, sont pris dans la vie de tous les jours, et ils posent très peu
de temps.
Les influences autant du postimpressionnisme, des Fauves, de Matisse,
d’Edward Munch, l'art des mers du sud et le soleil noir de Van Gogh sont la
matrice de l'expressionnisme.
Kirchner est le plus passionnant représentant de cette école, par son
hypersensibilité, par son maniement de formes nouvelles, sa palette
agressive de couleurs souvent acides et violentes, son obsession de
détruire ce que l’on considérait comme le « beau ». Il se sera battu toute sa
vie pour la liberté artistique contre les anciennes lois et les pouvoirs établis
et les canons du goût. Par lui, par son énergie insolente, par son énergie
d’ogre créateur, l'art moderne aura fait une irruption tonitruante sur la
scène allemande en 1905, et ensuite dans le monde entier.
Plus engagé que ses collègues, habité d’un feu violent, Kirchner atteint le
paroxysme de l'expressionnisme pictural. Sa peinture est dramatique,
tendue, envahissante par sa provocation.
Kirchner célèbre alors la communion primitive et sensuelle des corps avec
une nature sauvage.
Mettant à bas tous les conformismes, avec une sorte de violence mystique,
il a changé l’histoire de la peinture, au moins autant que Picasso, et sa
production est immense, débordante, embrassant tous les domaines de la
peinture à la photographie, en passant par des milliers de dessins.
Il fut d’abord un peintre urbain de la frénésie des mégalopoles, de ses vies
nocturnes cachées, des rues de Berlin, des rites sociaux, du mouvement. Il
le représente avec un certain primitivisme. Mais plus tard ses séjours à la
montagne suisse en feront aussi un peintre de la nature, et enfin celui des
surfaces immobiles où se coulent des personnages stylisés.
D’un caractère impossible, égocentrique, d’une méfiance pathologique, il
n’avait, ni ne voulait beaucoup d’amis, entièrement tendu vers son œuvre.
Abrupt, difficile, complexe, totalement contradictoire, il était surtout tenaillé
par une profonde angoisse existentielle. Peu intéressé par les biens
matériels, sans compromis, direct au risque de heurter, il se considérait
comme hors de la société et de ses règles, sauvage et incontrôlable.
Il se voulait « un génie maniaque ».
Il est un des rares peintres de son époque à n’avoir jamais voulu visiter
Paris, Amsterdam, Rome ou Londres, tout en connaissant ce qui s’y
passait au niveau artistique, en étant abonné à tous les magazines
possibles. Fier et entier il savait rompre avec l’ordre établi, ainsi il va quitter
Berlin la mégapole, pour vivre en reclus dans les Alpes suisses, à Davos.
Il ne pouvait concevoir de se renier.
Et quand l’étau nazi, qui l’avait stigmatisé comme étant un « artiste
dégénéré », semble se refermer à sa porte, il se suicidera en 1938.
À 58 ans il était sur le chemin d’un art abstrait très personnel, ne
s’éloignant pas tellement de la figuration.
Les tableaux de Kirchner demeurent les toiles majeures du XXe siècle, et
peu d’artistes auront été autant présents dans les musées dans les années
1920, et lui était pourtant absent, retiré.
Maintenant il fascine encore autant.
Peintre douloureux, torturé, il était dans la poursuite permanente d’une
expression sachant retranscrire tous ses rêves, même les plus noirs.
Kirchner est un peu un Van Gogh de son temps, écartelé dans son art
entre distorsion du réel et aspiration à une liberté formelle, aussi déployée
et dansante que tous ces corps de femmes nues qui traversent son œuvre.
Une grande sensualité et un érotisme certain, irriguent ses toiles ou le nu
féminin a été obsessionnel, mais qui laissent sourdre la profonde angoisse
qui toujours l’habite. Son studio à Dresde était « le temple du plaisir »,
visité par bien de belles créatures souvent pas très âgées, mais il vivra
ensuite la plus grande partie de sa vie en ascète dans une ferme perdue
dans la montagne.
Lui le peintre sexuel et venimeux, devient celui paisible des travaux et des
jours de la montagne, et les mondaines seront remplacées dans ses
tableaux par des paysans.
Cet ange du bizarre aura vécu comme un incendie et sa vie et sa peinture,
faisant de son œuvre « une confession ardente. ».
Il travaillait sans cesse, par impulsions, comme en extase.
« Je n’ai jamais rien peint que je n’ai ressenti ou composer le mieux
possible. »
Une vie à haute intensité
« Toute la base de mon travail a toujours été, et dans tous las cas, un
expérience »
La vie brisée d’Ernst Ludwig Kirchner fut intense et tourmentée, mais pour
quelqu’un qui voulait faire de sa peinture « une confession ardente », il
voudra se brûler par tous les bouts et il va y réussir pleinement.
Ernst Ludwig Kirchner est né à Aschaffenburg, en Bavière, le 6 mai 1880.
Son père est ingénieur chimiste dans l’industrie du papier.
En 1886 sa famille s’installe à Francfort sur le Main, où il est scolarisé.
En 1890 la famille va à Chemnitz où le père est nommé.
En 1901, il commence des études d'architecture à la Technische
Hochschule de Dresde (université technique) de Dresde. L'institution
propose, en plus de l'architecture, le dessin et l’histoire de l'art.
Il se lie d'amitié avec Fritz Bleyl, son condisciple, qui partage ses idées.
Kirchner a poursuivi ses études à Munich 1903-1904, et revient à Dresde
en 1905 pour terminer ses études. Se pliant aux exigences paternelles, il
obtient son diplôme d'ingénieur-architecte à la fin du semestre d'été de
1905.
C’est une exposition, à Nuremberg, des œuvres d’Albrecht Dürer qui le
décide à devenir peintre, s'opposant à la volonté de son père.
Le 7 juin 1905, Kirchner, avec Bleyl et deux autres étudiants en
architecture, Karl Schmidt-Rottluff et Erich Heckel, fonde le groupe des
artistes Die Brücke. Ce mouvement de jeunes gens imprégnés autant
d’impressionnisme que de fauvisme, est une profonde rupture avec les
traditions.
Kirchner visite ardemment une exposition Van Gogh à Dresde, et l’ombre
de celui-ci planera longtemps sur son œuvre.
En septembre et octobre 1906, la première exposition de groupe a lieu,
centrée sur le nu féminin, dans la salle d'exposition du KFM Seifert and Co.
à Dresde. Elle fait bien entendu scandale.
En 1906, il rencontre Doris Grosse, qui devient son modèle privilégié et son
amante jusqu'en 1911, et qu’il va peindre, le plus souvent nue,
d’innombrables fois.
Entre 1907 et 1911, il passe l'été au bord des lacs de Moritzburg et sur l'île
de Fehmarn avec divers membres de « die Brücke », réalisant une sorte de
communauté très libérée, une sorte de phalanstère utopiste. Le thème du
nu dans la nature va occuper cette période. Une activité frénétique lui fait
réaliser quantité de dessins, de tableaux, de gravures. Il s’initie aussi à la
photographie et découvre le fauvisme et commence à réaliser des cultures
sur bois. Il s’intéresse aussi aux arts non occidentaux.
En 1911, il s'installe à Berlin, où il fonde une école d'art privée l’institut
MUIM, en collaboration avec Max Pechstein, dans le but de promulguer
« l’Enseignement moderne de la peinture ».
Mais c’est un échec financier, ce qui l’oblige à fermer son école d'art privée
en 1912. Mais la même année il rencontre Erna Schilling, une danseuse de
cabaret, qui devient son modèle puis sa compagne fidèle, jusqu'à la mort
du peintre. Il se délasse de la vie berlinoise, qu’il n’observait qu’en
spectateur, refusant de s’immerger en elle, en faisant de fréquents séjours
à l'île de Fehmarn, sorte de paradis naturel pour lui.
En 1913, Kirchner rédige la « Chronik der Brücke », (chronique de
mouvement «Brücke»), qui provoque la fin du groupe, suite à de profondes
divergences entre ses membres qui lui reprochent d’avoir
égocentriquement réécrit l’histoire du groupe en sa faveur.
Jusqu'en 1914, il retourne peindre régulièrement à l'île de Fehmarn, sorte
de paradis naturel pour lui. Sa première exposition personnelle a lieu au
Musée Folkwang à Essen en 1913.
Entre 1913 et 1915, Kirchner peint une série de représentations de la ville,
dans laquelle il restitue la vie trépidante de Berlin moderne, ses scènes de
la rue. Cette partie de son œuvre est la plus connue, avec ses promeneurs,
ses drôles de dames de la vie nocturne, la vie superficielle de la ville.
Kirchner va devenir alors l’icône de l’expressionnisme et l'un des artistes
allemands les plus importants du 20e siècle. Il est surtout connu et reconnu
pour cette période.
Son insomnie chronique le conduit à la dépendance aux drogues et à
l'alcool qui accélère ses graves problèmes émotionnels et physiologiques.
En 1914, il demande à s'engager dans l'armée, et en 1915 il fait son
service militaire dans l’artillerie à Halle, mais il est réformé deux mois plus
tard en raison de problèmes de santé (maladie pulmonaire, profond état
dépressif, aggravé par la consommation d'alcool et de stupéfiants), et aussi
parce qu’il ne peut supporter la discipline et l’embrigadement. Il fait alors
plusieurs longs séjours en sanatorium dont il décore certains murs
(Königstein im Taunus en Thuringe). Transféré au sanatorium de Davos,
après un séjour dans un hôpital psychiatrique à Berlin, il recommence à
peindre, en particulier ce célèbre autoportrait en soldat à la main coupée,
image de l’horreur de la guerre et de son amputation psychique. Il a très
peur d’être à nouveau enrôlé et se terre.
C’est le tournant fondamental dans sa vie qui va exacerber son angoisse
existentielle. Il produit alors de nombreux autoportraits, des photos, des
gravures sur bois, comme pour reconstruire sa personnalité détruite. Il est
en addiction avec la morphine et les barbituriques.
Il grave aussi, en 1915, les bois pour Peter Schlemihl (l'homme qui vendit
son ombre au diable), de Aldebert von Chamisso.
Guéri, en 1918, il s'installe près de Davos, vivant dans une maison de
ferme dans les Alpes, nommée « Les mélèzes », à Frauenkirch. Erna le
rejoindra plus tard en 1921.
Les scènes de montagne deviennent alors prépondérantes. Il refuse de
retourner à la vie moderne, et trouve un certain apaisement.
Kirchner écrit également un certain nombre d'articles sur son art, sous le
pseudonyme de Louis de Marsalle.
Il retouche et antidate beaucoup de ses toiles dès 1919. D’une part parce
des peintures avaient été endommagées lors de leur transport de son
atelier berlinois à Davos, d’autre part afin de passer pour un précurseur.
Sa réputation grandit avec plusieurs expositions en Allemagne et en Suisse
en 1920, et le musée Städel achète quelques œuvres.
En 1923, il s'installe à Frauenkirch-Wildboden, près de Davos. La galerie
d'art de Bâle a organisé une exposition importante, qui a conduit à la
fondation de la « Rot-Blau », (rouge et bleu), association d'artistes peintres
suisses, dont Kirchner est le maître à penser et à peindre.
En 1924 il grave des bois sur le poème de Umbra Vitae du poète Heym
Georg.
Kirchner fait une visite en Allemagne en 1925-1926. Il découvre la peinture
de Picasso et l’architecture du Corbusier.
Une monographie et la première partie d'un catalogue raisonné de ses
œuvres graphiques sont édités en 1926.
Une commande, jamais exécutée pour une fresque du musée Folkwang à
Essen lui est passée en 1927.
Il participe à la Biennale de Venise en 1928, il est devenu un membre de
l'Académie des Arts de Prusse en 1931, mais en 1933, Kirchner a été
qualifié d’«artiste dégénéré» par les nazis qui demandé sa démission de
l'Académie des Arts de Berlin. En 1933 se tient une grande exposition
rétrospective de ses œuvres à Berne.
En 1934 il rencontre Paul Klee à Berne.
En 1937, 639 de ses œuvres sont confisquées dans les musées publics en
Allemagne et sont vendues ou détruites. Lui qui se proclamait le digne
héritier de Dürer ne comprenait pas cet acharnement, et pensait à une
erreur, car il ne rejetait pas complètement le Troisième Reich, vivant loin de
l’Allemagne. Bientôt il comprit le cauchemar nazi et vécu dans la peur.
En 1938, traumatisé par la mise à mort de l’art moderne par les nazis,
toujours dépendant de la morphine, malade et angoissé, l'occupation nazie
de l'Autriche, si près de son domicile dans les Grisons suisses, à vingt
kilomètres, le conduit au suicide par deux balles en plein cœur, le 15 juillet
1938.
Auparavant il veut détruire l'ensemble de ses gravures sur bois pour
qu’elles ne tombent pas dans les mains nazis, (heureusement il en reste
beaucoup), et certaines de ses sculptures et il brûle beaucoup de ses
autres œuvres et ses carnets d’esquisse.
Comme plus tard Walter Benjamin, Kirchner aura préféré la mort et
l’anéantissement, à la honte du déferlement nazi et la fin du monde civilisé.
Un torrent de peinture
« Un peintre peint l'apparence des choses, et non pas leur exactitude
objective, en fait, il crée de nouvelles apparences des choses. » (Kirchner)
Par-delà les apparences du réel, Kirchner a créé de nouveaux mondes,
intensément, sans relâche, fiévreusement. Sa peinture est énergie.
Ernst Ludwig Kirchner aura réalisé dans sa production picturale, un
véritable torrent créateur. Seul son contemporain Picasso peut lui être
comparé dans cette fièvre créatrice débordante, presque maladive.
Dessins, pastels, aquarelles, photographies, sculptures sur bois, gravures
sur bois, lithographies, œuvres sur papier et peintures, sont créés à foison.
Kirchner veut tout expérimenter et il travaille dans l’urgence.
« Je dois me dessiner avec frénésie, juste encore et toujours dessiner ».
Il est d’usage de cataloguer cette immense abondance, sorte de fuite en
avant devant sa fragilité propre, devant les temps incertains, en plusieurs
périodes, sachant que seule sa mort prématurée aura tari ce débordement.
Ainsi on peut distinguer :
- Les années du mouvement Die Brücke à Dresde, de 1905 à 1911,
années de fondations de l’expressionnisme allemand.
- Les années à Berlin, de 1911 à 1915, celles de l’expressionnisme urbain,
avec son âpre critique sociale, et son apologie du « laid ». Ce sont les «
Großstadtbilder » (toiles de la grande ville).
- Les années de crise, de 1915 à 1917, celles des doutes et des
recherches, des drogues et des dévastations.
- Les premières années heureuses à Davos, de 1917 à 1925, celles de
l’irruption des paysages dans sa peinture.
- Les dernières années à Davos, de 1925 à son suicide en 1938, celles de
son cheminement timide vers l’abstraction.
Ses couleurs qui hurlent, ses formes simplifiées, ses violentes
représentations fondent un nouvel art, l’expressionnisme.
Son œuvre est caractérisée au début par des lignes épaisses, de violents
contrastes de couleurs primaires et une simplification brutale des formes. Il
veut ainsi affirmer une virulente critique de la société berlinoise, à travers
laquelle il expose ses propres angoisses.
Il aimait particulièrement les couleurs vives telles que les employaient les
néo-impressionnistes ou les fauvistes, mais également les arts primitifs
comme la sculpture sur bois pratiquée en Afrique ou en Océanie.
Mais le tournant de Davos va changer sa peinture. Les scènes de la ville
sont maintenant remplacées par des paysages de montagne et des scènes
de la vie rurale, presque rendues comme des tableaux primitifs. Vers 1920,
sa peinture s’apaise, ses peintures semblent se dérouler comme du papier
peint à deux dimensions.
Le trait de pinceau mouvementé, et dont la violence est caractéristique de
Kirchner, se transforme en une application en grandes zones de peinture,
étales, immobiles, apaisées. Les surfaces et les lignes décoratives
deviennent indépendantes et se détachent de l'objet à représenter. Il
semble réaliser des tapisseries plutôt que des peintures.
Il va vers une simplification extrême, lui le peintre des tourmentes et des
tourments. Un nouveau vocabulaire se met en place. Car Kirchner, bien
qu’isolé à Davos suit l’actualité artistique internationale. Kirchner se fascine
pour le Bauhaus ainsi que pour les œuvres de Pablo Picasso, Fernand
Léger et Le Corbusier et même l’abstraction.
« Le peintre va épaissir les contours des figures au point de les transformer
en taches, débordantes, et traite les visages comme des surfaces pleines
de couleurs, comparables à des masques il opta pour des formes plus
simples, géométriques, sans jamais toutefois abandonner la figuration. Il
fusionne différents points de vue, libère la couleur des contraintes de la
ligne. La perspective disparaît, les personnages se fondent dans un
espace plan, parfois structuré par de fines lignes horizontales.» (Bénédicte
Bonnet Saint-Georges).
Kirchner se voulait authentique, et il cherchait sa vérité sensible aussi bien
dans la vie immédiate que dans les arts primitifs. Ainsi souvent ses
femmes souvent, inquiétantes qu’il peint, semblent des idoles primitives
cruelles et magiques. Ses nombreux portraits vont au-delà du portrait vers
le symbole.
« Mes peintures sont des allégories ne sont pas des portraits. »
Mais ce qui reste de Kirchner est sa peinture des années 1911-1920, qui a
donné les caractéristiques de l’art expressionniste allemand : des couleurs
vives, même criardes, violemment contrastées, au dessin volontairement
plus que sommaire, aux formes dures et justes esquissées, pour exprimer
une vision amère de la vie, lieu éphémère où rôde la mort.
Il était l’art du paroxysme et toujours en quête de sa propre personnalité.
Le couple, les autoportraits, les nus, sont au centre de son inspiration. Les
rouges et les verts vont faire une danse du diable sur ses toiles.
Les formes se font silhouettes. Souvent tout est mouvement, avant la
période finale de Davos.
« Je commence avec le mouvement ... ... Je crois que toutes les
expériences humaines visuelles sont nées du mouvement ... »
Le réel est devenu imagination, nouvelles apparences, courses folles. Et le
visible pour lui, n’est que « la clé de tous les autres mondes. »
Kirchner reste comme ce peintre « au bord de l’abîme du temps. »
Kirchner magnifique et torturé, semble une mauvaise conscience de la
peinture. Dévoré par son art, névrosé, il y laissera la vie.
« Il semble que le but de mon travail a toujours été de me dissoudre
complètement dans les sensations de l'environnement pour ensuite
l'intégrer dans une forme cohérente picturale. » (Kirchner).
Bibliographie
Ernst Ludwig Kirchner. Au bord de l'abîme du temps, Norbert Wolf,
Taschen, 2003.
Ernst Ludwig Kirchner. Œuvres sur papier, Musées de Strasbourg, 2005.
Kirchner, Grisebach Lucius, Taschen, 1999.
Ernst Ludwig Kirchner : The Photographic Work, Roland Scott, Eberhard
W. Kornfeld, Steidl Verlag, 2007.
Ernst Ludwig Kirchner, Zeichnungen, Aquarelle, Pastelle, Verlag für
Moderne Kunst, décembre 1991.
Ernst Ludwig Kirchner, Peintures 1908-1920
Schirmer, 1011.
Ernst Ludwig Kirchner, Rétrospective Städel Museum, Hatje Cantz, 2008.
Collectif, Kirchner, Fundación MAPFRE, 2012.
Gil Pressnitzer
Sources : Kirchner Rétrospective Städler Muséum
Fondation Mapfre

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