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Roberto Totaro, scénariste et dessinateur de la série “The Jungle Journal” pour SAF, est d’ores et déjà entré dans l’histoire, en devenant le premier auteur de BD italien à voir son œuvre originale publiée en arabe. “School For Monsters”, l’excellente série humoristique de Mauro Sera¿ni, a reçu un accueil enthousiaste dans le monde de l’édition. En Norvège, Egmont publie 5000 exemplaires par numéro de la série “Hombre”. La couverture de l’édition israélienne. La couverture du premier volume en arabe. SAF a vendu les droits de reproduction du “Jungle Journal” à onze pays arabophones : l’Arabie Saoudite, les Emirats Arabes Unis, l’Egypte, le Qatar, le Koweït, le Bahreïn, le Sultanat d’Oman, le Liban, la Syrie, le Yémen et la Jordanie. La série “Hombre”, réalisée pour SAF par le scénariste Peter Wiechmann et le dessinateur Rafael Méndez, est vraisemblablement sur le point de devenir la série western de BD européenne publiée dans le plus grand nombre de pays différents. “Hombre” a déjà été vendu en Allemagne, Italie, Norvège, France, Grèce, Turquie… et des négociations sont actuellement en cours pour étendre sa distribution à des dizaines d’autres pays. L’intérêt qu’elle suscite s’étend même aux studios hollywoodiens, où certaines compagnies envisagent son adaptation en long métrage animé, tandis que d’autres (plus nombreuses encore) la verraient plutôt en série télé d’animation. Nous sommes enclins à croire que dans le prochain numéro de notre newsletter, nous serons en mesure de révéler le nom de l’acquéreur des droits d’adaptation de cette propriété de SAF. Le Magazine et le Livre Le premier numéro du magazine de BD “Strip Art” a vu le jour il y a 40 ans, plus précisément le 3 novembre 1971. A la même époque, Ervin Rustemagiü, fondateur et rédacteur en chef du magazine, créait Strip Art Features (ou SAF), une agence vouée à la commercialisation des droits de publication de bandes dessinées sur le marché international. SAF ne tarda pas à endosser également le rôle de maisons d’édition, publiant en 1974 un livre d’Ervin intitulé “Secrets professionnels en bandes dessinées” (“Profesionalne tajne stripa” en version originale), le premier livre sur la BD jamais publié en ex-Yougoslavie. Sur une période de dix ans, le livre connut cinq éditions différentes et fut vendu à plus de 6000 exemplaires. La magazine “Strip art”, publié en deux cycles distincts, a connu un grand succès en ex-Yougoslavie au cours des années 70 et 80. “Prisoner of the Stars” d’Alfonso Font Dans la mesure où le livre était épuisé depuis longtemps – à l’exception de copies pirates toujours disponibles sur Internet – et comme Ervin était opposé à sa réédition, jugeant son contenu en partie obsolète, certains de ses amis tâchèrent de le convaincre d’écrire de nouveaux chapitres a¿n de les ajouter au texte original. Il décida ¿nalement d’aller dans leur sens et de publier une nouvelle édition augmentée de “Secrets professionnels en bandes dessinées” pour le 40e anniversaire de sa société. La tâche fut rendue plus ardue par le fait que toutes les archives et documents photographiques de SAF avaient brûlé lors d’un bombardement en 1992, au cours de la guerre en Bosnie. Par conséquent, la plupart des photos et illustrations antérieures à cette date durent être reproduites à partir d’anciennes publications ou retrouvées par des amis. Le livre compte plusieurs nouveaux chapitres, dont un où huit collaborateurs parmi les plus renommés de SAF – Hermann, Alfonso Font, Joe Kubert, Eduardo Risso, Martin Lodewijk, Sergio Bleda, Roberto Totaro et Carlos Trillo – expliquent avec leurs propres mots pourquoi ils sont devenus des professionnels de la BD. Ils y parlent également de leur vie quotidienne et révèlent certains de leurs secrets de fabrication. La nouvelle édition de “Secrets professionnels en bandes dessinées”, qui n’a jamais eu l’ambition d’apprendre à quiconque à dessiner – car “sans talent, personne ne peut vous aider” - compte 144 pages, dont une introduction de 16 pages rédigée par Ervin. Une version abrégée de celle-ci est reproduite plus bas dans cette newsletter. “Vampire Boy” de Trillo et Risso “Agent 327” de Martin Lodewijk “The Nurse” de Zalozabal Quarante ans de SAF Cette année marque le quarantième anniversaire de ma société SAF (Strip Art Features), et pour rédiger ce texte, j’ai choisi de retourner là où tout a commencé. Me revoilà donc à Sarajevo, Bosnie-Herzégovine, en train d’écrire ces lignes. Si je suis revenu ici, c’est dans l’espoir d’y trouver l’inspiration, et de me remémorer certains détails qui méritent à mon sens d’être notés. C’est ici, à Sarajevo, que j’ai entrepris de publier mon magazine de BD “Strip Art”, en 1971. La revue était distribuée sur l’ensemble du territoire de l’ex-Yougoslavie et fut très bien reçue par les fans de BD, qui en ¿rent plus ou moins leur magazine culte. Lorsque j’ai commencé à publier Strip Art, j’avais déjà beaucoup côtoyé le personnel des imprimeries de la société Oslobodjenje, la maison d’édition of¿cielle d’Etat chargée de la distribution de mon magazine. Toute la compétence et le savoir-faire que j’ai appris de ces gens, qui maîtrisaient parfaitement leurs techniques d’impression, me furent d’un grand secours lorsque SAF entra en compétition avec d’autres sociétés sur le marché international de la bande dessinée. Cela d’autant plus que la majorité de nos “rivaux” étaient dirigés par des rédacteurs, des entrepreneurs et des gestionnaires qui ne connaissaient strictement rien aux technologies d’impression. Je me souviens de l’époque où nous avons vendu les droits d’“Abraham Stone” (de Joe Kubert) à Marvel Comics et leur avons expédié des ¿lms d’offset avec des trames de 70 lignes/cm. Marie Javins, la rédactrice en chef de l’époque, une personne extrêmement aimable et intelligente, m’avait appelé pour me prévenir que la production de Marvel allait nous renvoyer nos ¿lms, et que nous devions leur fournir à la place des ¿lms à trames de 48 lignes/cm, a¿n d’être compatibles avec leurs machines qui étaient incapables d’imprimer des trames plus ¿nes. J’ai demandé à Marie de ne pas renvoyer nos ¿lms tout de suite, et j’ai immédiatement appelé le directeur de l’imprimerie employée par Marvel à l’époque. Je lui ai expliqué ce que Marie m’avait dit, et lui ai demandé s’ils avaient bel et bien préconisé à Marvel de n’utiliser que des trames de 48 lignes/cm. Il m’a répondu en riant que de telles instructions avaient bien pu être données vingt ans auparavant, mais que depuis lors, personne de chez Marvel n’avait pris la peine de véri¿er si elles étaient toujours d’actualité. Naturellement, les technologies d’impression avaient bien évolué depuis, et il était tout à fait possible d’utiliser des trames plus ¿nes. En ¿n de compte, “Abraham Stone” fut imprimé à partir des ¿lms que nous avions envoyés dès le départ. Les exemples similaires n’ont pas manqué au cours des ans. Jean Deneumostier, président des éditions Dupuis, m’a une fois invité à déjeuner à Bruxelles au milieu des années 80, a¿n de comprendre comment SAF pouvait expédier des exemplaires en noir et blanc de ses BD à tous puis New York. Naturellement, je m’abstins de lui révéler mon secret, même s’il m’assurait que Dupuis était prêt à me rémunérer grassement comme consultant si je pouvais les aider à résoudre ce problème majeur. Marvel Comics avait publié la série de SAF “Abraham Stone” en deux tomes en 1995. les éditeurs en 48 heures, alors que Dupuis, comme toutes les autres maisons d’édition ou revendeurs de droits européens et américains, exigeait des délais de cinq ou six mois, voire plus. La raison en était simple. A l’époque, tous produisaient des copies noir et blanc de leurs BD en couleurs en appliquant des négatifs de celles-ci sur du papier photosensible (nommé “bromure”). Le procédé était long, cher et ardu, s’effectuait page après page en chambre noire, et les commandes en attente atteignaient souvent plusieurs milliers de pages. Et avec l’afÀuence de nouvelles commandes, les départements chargés du positionnement des négatifs – qui ne pouvaient produire qu’une centaine de copies par jour – étaient sujets à des retards constants, qui pouvaient parfois traîner jusqu’à un an. De plus, les maisons d’édition devaient s’acquitter de 5 dollars par page de BD pour ces photocopies. Ce qui correspondait au prix de revient de ces pages en matériel et en main d’œuvre. Puis, ce qui devait arriver arriva. Une maison d’édition européenne commanda des copies noir et blanc de trois albums de “Jeremiah” à SAF, et des copies de trois albums de “Buck Danny” à Dupuis. Elle reçut nos exemplaires de “Jeremiah” au bout de trois jours, mais au bout de cinq mois, les copies de “Buck Danny” n’étaient pas encore arrivées. L’éditeur se plaignit à Jean Deneumostier de la lenteur de Dupuis. Voilà pourquoi Jean, qui était un homme d’affaires brillant et un gestionnaire remarquable, mais ne connaissait pas grand-chose aux détails techniques de la production, voulait au cours de ce déjeuner que je lui raconte comment nous faisions. Nous nous connaissions bien, car Dupuis publiait un grand nombre de BD de SAF en français, aussi, je tenais à rester poli et à ne pas le vexer… sans lui révéler notre secret. Je commençai par le rassurer en lui faisant remarquer que Dupuis n’était pas la seule société à souffrir de telles lenteurs: toutes les autres maisons européennes avaient besoin de plusieurs mois pour préparer et expédier des copies noir et blanc de leurs albums, et les éditeurs attendaient 8 à 10 mois les versions noir et blanc des comics que Marvel et DC envoyaient de- Jean pro¿te aujourd’hui de sa retraite dans le sud de la France, où il cultive des vignes et produit du vin. La prochaine fois que je le verrai, je lui révèlerai ce fameux secret. Ce fut pour lui une source d’ennuis sans ¿n par le passé, mais de nos jours, à l’ère du numérique, il n’a plus aucune valeur pour personne. En fait, il était si simple que j’ai du mal à croire que personne d’autre n’ait pu y penser. Nous ordonnions simplement à l’imprimerie qui produisait nos albums de ne pas enclencher tout de suite les trois agrégats couleur dans leur presse lorsqu’ils imprimaient chaque feuille recto-verso. Cela signi¿e que les cylindres chargés de l’impression des bleus, rouges et jaunes étaient désactivés, et sur chaque feuille n’était imprimée que la couleur noire. Cinquante tirages en noir et blanc étaient réalisés ainsi. Chaque feuille contenait normalement huit planches de BD de chaque côté. Une fois que toutes les feuilles en noir et blanc étaient imprimées, elles étaient rassemblées et découpées en pages individuelles au format A4. En ¿n de compte, l’imprimeur nous fournissait ainsi 2400 tirages parfaits en noir et blanc pour chaque album de 48 pages. Ce travail ne prenait qu’une heure ou deux par La qualité des copies de planches de BD en noir et blanc revêtait toujours une grande importance. Même la version américaine de “Jeremiah” a été publiée en noir et blanc. album, car les plaques d’impression étaient déjà placées dans la machine, et le coût en papier était négligeable. Les imprimeurs tiennent toujours compte dans leurs devis du papier gaspillé pour le réglage des couleurs, c’est pourquoi cette petite faveur ne nous coûtait jamais rien. L’imprimeur était content du travail régulier que lui apportait SAF, et cela lui suf¿sait. A la même époque, nos concurrents de New York, Paris, Bruxelles et Barcelone avaient besoin d’un mois de travail pour faire réaliser les mêmes 2400 copies noir et blanc par leurs positionneurs de négatifs, en employant généralement deux personnes à plein temps. Pour ces 2400 bromures, les éditeurs devaient payer plus de dix mille dollars pour couvrir les seuls coûts de production et de matériel photo. SAF ne faisait rien payer à ses clients, car dans notre cas, ces copies n’occasionnaient aucun frais. Nous avions seulement besoin d’espace pour les stocker, que nous prenions dans le grenier de notre bâtiment au 49, rue Georgi Dimitrova à Sarajevo (la rue a depuis été rebaptisée Andreja Andrejeviüa). Par conséquent, les maisons d’édition spécialisées dans les BD en noir et blanc – telles que le groupe Semic dans les pays scandinaves – préféraient acheter leurs titres à SAF. Mais nous pro¿tions de la supériorité de notre service en matière de livraison pour négocier à la hausse les droits de publication, ce qui fait que les prix versés à SAF étaient généralement supérieurs à ceux qu’obtenaient les autres agences spécialisées dans la revente de droits en Europe et en Amérique. Rafael Martinez, propriétaire et président de la maison d’éditions Norma de Barcelone, était l’un des rares éditeurs à avoir une certaine connaissance des technologies d’impression, mais il m’a plusieurs fois avoué m’envier pour avoir eu certaines idées avant lui. Quand nous imprimions les catalogues de SAF et les envoyions à des centaines d’éditeurs dans le monde entier, nous protégions toujours nos envois en glissant du carton rigide dans l’enveloppe, d’une taille légèrement supérieure à celle du catalogue, a¿n de nous assurer que ce dernier arriverait à destination intact. Nous avons remarqué que certains éditeurs réutilisaient nos cartons pour consolider leurs propres envois, même ceux qui nous étaient adressés. C’est pourquoi, en 1983 – alors que nous imprimions le catalogue de la nouvelle série d’Hermann, “Les Tours de Bois-Maury” – nous avons décidé d’imprimer sur ces cartons de protection l’agrandissement d’une image tirée de la BD, avec son titre, le nom d’Hermann et le copyright de SAF. Tout ceci fut sérigraphié sur les cartons avec une machine allemande de type SPS que nous avions au 49 rue Georgi Dimitrova. Les cartons furent utilisés pour protéger entre 700 et 800 catalogues que nous expédiâmes dans le monde entier. Ces catalogues étaient en langues anglaise, française et italienne. Quelque temps après avoir reçu notre catalogue avec ce carton, Rafa Martinez reçut trois ou quatre cartons identiques de la part d’autres maisons d’édition qui s’en servaient pour consolider des envois sans aucun rapport avec SAF ou nos BDs. Il m’avoua qu’il s’en voulait de ne pas avoir eu une idée aussi simple. Cela dut lui coûter beaucoup, car il n’est pas le genre de personne qui admet facilement la défaite. En¿n, pouvez-vous deviner le nom de l’éditeur qui nous acheta les droits pour l’Espagne de cette nouvelle série d’Hermann? Eh bien, Rafa Martinez pour Norma Editorial! La couverture du premier catalogue des “Tours de Bois-Maury” (à gauche) et son carton protecteur (ci-dessus). La série de SAF “Les Partisans”, scénarisée par Djordje Leboviü et dessinée par Jules Radiloviü, fut publiée de 1977 à 1989 dans l’hebdomadaire d’Oberon “Eppo”, dont le tirage était de 200 000 exemplaires. Chaque album des “Partisans” s’est vendu à plus de 15 000 exemplaires en Hollande. Mais les meilleures ventes se sont faites en Indonésie, où l’éditeur PT Gramedia a distribué 30 000 exemplaires de chaque album. Nous avons toujours fait en sorte que les envois postaux de SAF soient bien empaquetés et agréables à l’œil. Nous placions le logo de SAF, l’autocollant avec l’adresse, le timbre et tout ce qui pouvait apparaître sur l’enveloppe de façon symétrique et harmonieuse. J’ai toujours estimé que les efforts et le temps nécessaires à la réalisation de ce genre de choses faisaient partie intégrante de notre travail quotidien. Aussi, imaginez ma surprise lorsqu’un des cadres supérieurs d’Oberon, une maison d’édition hollandaise, me raconta que les colis de SAF et leur aspect soigné avaient fait l’objet d’une discussion lors d’une réunion de leur équipe dirigeante. Oberon était la plus grosse maison d’édition de BD des Pays Bas, et faisait partie de V.N.U., le plus grand groupe d’édition européen à l’époque. Oberon achetait régulièrement à SAF des albums de la série “Les Partisans”, plus quelques autres de nos BDs. Ils nous payaient un prix à la planche trois fois supérieur que ce qu’ils donnaient à Marvel ou à Dargaud. Je me demande encore à quel point ces prix élevés que nous arrivions à négocier dans le monde entier étaient dus à l’aspect de nos enveloppes, en plus de la supériorité de notre service de livraison. est toujours plus facile d’en tirer un meilleur prix. Au milieu des années 70, je fus invité à déjeuner à New York par George Pipal, le président de United Press International. A l’époque, UPI représentait à l’étranger de nombreux groupes qui vendaient des strips de BD destinés à des quotidiens ou des suppléments du dimanche. Quelques-uns de ses collègues, qui nous avaient rejoints, me regardaient d’un air curieux, se demandant pourquoi leur président invitait dans un restaurant aussi cher un aussi jeune homme de Sarajevo. Et la première chose que leur dit George quand il me présenta fut: “Lorsque j’ai reçu la première lettre d’Ervin, je n’arrivais pas à ôter mes yeux de l’enveloppe et du papier à en-tête, dont le logo et le design devaient valoir mille dollars au bas mot.” Sur ce marché, la présentation compte presque autant que n’importe quel autre élément de la chaîne de production. Naturellement, le plus important reste la qualité de ce qui est proposé et vendu, mais si l’emballage est de qualité, il Notre premier logo fut dessiné à la main en 1971. C’était il y a 35 ans, et ce millier de dollars en vaudrait plusieurs milliers aujourd’hui. Ce premier logo de SAF fut conçu et dessiné à la main par Jules Radiloviü de Zagreb, le dessinateur de la série “Les Partisans”, qui s’occupa aussi du design de nos premières enveloppes et de notre papier à en-tête. En 1997, l’éditeur italien Sergio Bonelli me raconta qu’il avait régulièrement sillonné les Etats-Unis pendant trente ans, une valise pleine de BD à la main, pour les proposer à tous les éditeurs du pays, mais qu’il n’avait jamais réussi à en vendre une seule. J’appelai sur-le-champ mon ami Mike Richardson et le convainquit que Dark Horse Comics devrait publier en Amérique trois miniséries avec des titres de chez Bonelli. Mike accepta et m’envoya un contrat signé à Milan, sans avoir lu ni même vu les BDs en question. Le contrat fut livré par FedEx juste à temps pour mon rendez-vous chez Bonelli. Par la suite, Decio Canzio, son directeur éditorial, me raconta que c’était Hugo Pratt qui m’avait recommandé à eux, en leur disant que SAF était sans aucun doute la meilleure agence de revente de droits de la planète. C’était quelques années après la mort de Pratt, et je regrette beaucoup n’avoir pas su de son vivant en quelle estime il me tenait, ainsi que mon travail. Hugo et moi nous croisions très souvent, mais il était à chaque fois très entouré, ce qui nous a toujours empêchés de tenir une conversation privée. C’était un homme extraordinaire, marquant par son esprit enjoué. Je me souviens d’un dîner dans la maison de notre ami commun, Alvaro Zerboni (éditeur du magazine de BD “Eternauta”), à Rome. Le frère d’Alvaro, éditeur de livres en Afrique du Sud, était également présent. Hugo l’encouragea vivement à publier “Corto Maltese” en Afrique du Sud, mais le frère d’Alvaro tenta maladroitement de lui expliquer que cela pourrait poser problème aux autorités locales, puisque les Noirs représentés dans ses bandes dessinées étaient des personnages positifs. Hugo trouva immédiatement une solution: “Alors, pourquoi n’imprimez-vous pas ‘Corto Maltese’ en négatif, et mes Noirs deviendront Blancs?!?” Un jour vers la ¿n des années 70, au festival de BD de Lucques, Hugo me proposa d’aller déjeuner avec lui hors de la ville. Nous roulâmes jusqu’à un village éloigné dans les montagnes et mangeâmes un bon repas arrosé de vin du crû dans une “trattoria” de sa connaissance. Nous parlâmes de choses qui n’avaient rien à voir avec la BD ou le travail, et la conversation se prolongea jusqu’à tard dans la soirée, si bien que nous ¿nîmes par dîner à la même table que celle où nous avions déjeuné. Nous retournâmes à Lucques avant minuit et en roulant vers l’hôtel Napoleone, Hugo me dit tout à coup: “S’il te plaît, continue de m’envoyer tes catalogues, et quand je changerai d’adresse, Traini ou quelqu’un d’autre te le fera savoir.” Et durant ces 9 ou 10 heures passées ensemble, c’est la seule partie de notre conversation qui toucha à la bande dessinée. De nombreuses années plus tard, pendant la guerre en Bosnie, alors qu’Hugo était malade et vivait en Suisse, j’ai appris qu’il avait pressé à plusieurs reprises les gouvernements français et italien de me faire sortir avec ma famille de Sarajevo assiégée. Hermann et André Franquin me racontèrent qu’ils avaient présenté la même requête au gouvernement français en compagnie d’Hugo, et qu’ils parlaient chaque semaine au Ministre de la Culture. Hugo Pratt au festival de Lucques en 1975. Hugo Pratt était l’un des auteurs de BD qui ne travaillait pas pour SAF mais recevait régulièrement notre catalogue et nos cartes de ¿n d’année. A l’époque où SAF était basée à Sarajevo, nous envoyions environ 2000 cartes de vœux chaque décembre. Tous les ans, nous demandions à l’un de nos artistes de l’illustrer par un dessin original. Mais nous procédions différemment de tous les autres. Les maisons d’édition commençaient généralement à se préoccuper de leurs cartes de vœux en novembre ou début décembre, plus rarement en octobre. Cependant, ces trois mois ont toujours été les plus importants dans notre secteur, car c’est là que se négocient les accords entre éditeurs pour l’année suivante, ce qui laisse peu de temps pour se préoccuper de cartes de vœux. Par ailleurs, la foire aux livres de Francfort se tient toujours en octobre, de même que le festival de Lucques et plusieurs autres événements, en plus de voyages d’affaires bien plus importants que l’envoi de simples cartes de nouvel an. C’est pourquoi nous préparions toujours ces cartes en juillet ou en août, mois où les affaires sont les plus calmes. C’est à ce moment que nous mettions les adresses sur les enveloppes, signions les cartes, les placions dans les enveloppes et les rangions en ordre alphabétique dans quatre longues boîtes en bois, fabriquées par un charpentier local pour cette raison précise. Je me souviens que les enveloppes destinées aux pays européens allaient dans deux boîtes jaunes, qu’il y en avait une rouge pour les Etats-Unis, et que la quatrième boîte servait pour les autres Après notre déménagement en Slovénie, nous avons continué d’imprimer et d’envoyer par la poste nos traditionnelles cartes de vœux. Ci-dessus, le dessin réalisé pour l’occasion par Sergio Bleda pour l’année 2010. Les personnages sont ceux de notre série “ Wednesday Conspiracy”. pays, même si je n’arrive pas à m’en remémorer la couleur. J’ai beau écrire ce texte dans la même pièce, celle où nous gérions le courrier de SAF, où les cartes étaient emballées et rangées dans leurs boîtes, cela ne suf¿t pas à me rappeler la couleur de la quatrième. Pour nous, il était essentiel que les enveloppes soient triées par pays et dans l’ordre alphabétique, car si dans l’intervalle avant leur envoi, l’un des destinataires venait à changer d’adresse ou à décéder, nous devions pouvoir retrouver la carte qui lui était adressée. Il n’y avait pas d’ordinateurs à l’époque, ce qui signi¿e que nous devions taper les adresses sur les enveloppes une par une, avec une machine à écrire électrique IBM Selectric rouge, du genre qu’on ne voit plus que dans certains ¿lms de la ¿n des années 70 ou du début des années 80. C’était une tâche colossale qui requérait beaucoup d’efforts et d’attention. On me demandait souvent pourquoi nous faisions cela, et à quoi le fait d’envoyer autant de cartes tous les ans pouvait bien servir. Eh bien, nous n’en retirions pas de béné¿ce direct, mais il pouvait arriver que j’aie besoin d’une quelconque information ou d’un service de la part d’un rédacteur, d’un éditeur, ou d’un dessinateur avec qui je n’avais eu aucun contact pendant plusieurs années, mais qui recevait régulièrement nos cartes de vœux. Et lorsque j’appelais cette personne, elle m’accueillait toujours avec plaisir et enthousiasme, et se montrait ravie de nous aider. Parmi les artistes avec lesquels je ne travaillais pas, un autre de mes très bons amis était Gianni de Luca, qui dessinait la série policière à succès “Commissario Spada” pour le magazine italien “Il Giornalino”. Il était également célèbre pour son cycle de BD basé sur les œuvres de Shakespeare. Nous n’avons jamais travaillé ensemble, mais nous retrouvions de temps à autre autour d’un café ou d’un repas. Gianni était un homme discret et modeste, mais très cultivé et excellent dessinateur. Quelques années après sa mort, j’ai eu l’occasion de prendre un café avec sa ¿lle, rédactrice pour Radio Vatican. Elle m’a raconté avoir eu mon nom constamment sous les yeux lorsqu’elle vivait chez ses parents, car son père posait toujours mes cartes de vœux sur une étagère au-dessus du téléphone, et défendait à quiconque de l’en enlever. Tous ces travaux, et beaucoup d’autres qu’il serait trop long de mentionner dans ce texte, exigeaient beaucoup de temps et d’énergie, ce qui est la raison pour laquelle je travaillais 16 heures par jour, sept jours par semaine. Et certaines années, il pouvait m’arriver de passer sept mois en déplacements. Ce sont ma femme et mes enfants qui ont le plus souffert de cet état de choses. C’est pourquoi je n’ai pas vu mes enfants grandir, jusqu’à ce que tout à coup, ils ne soient plus des enfants. Aujourd’hui, je peux dire que je me suis consacré corps et âme à la bande dessinée, et je suis content de ce que j’ai accompli jusqu’ici. Peut-être – si je pouvais revenir en arrière – que je ferais certaines choses autrement et prendrais plus de temps pour peser certaines décisions importantes. Mais je ne pense pas que je choisirais différemment les auteurs et les albums que SAF a publiés et représentés, et que nous continuons à représenter aujourd’hui dans le monde entier. Nous avons connu, toutefois, des moments très dif¿ciles, par exemple avec Warren Tufts. Au milieu des années 70, SAF acquit les droits mondiaux de “Lance”, l’extraordinaire série western de Tufts, que nous vendîmes dans de nombreux pays. Nous conclûmes un autre marché mémorable avec “Spirou Magazine”, qui publia la série en français et en néerlandais. Charles Dupuis, fondateur et propriétaire des Editions Dupuis, qui publiait “Spirou”, était un grand fan de Warren Tufts depuis l’époque où il avait scéna- risé et dessiné sous forme de strips quotidiens un western nommé “Casey Ruggles”, qui avait été publié dans des centaines de journaux en Amérique et dans le reste du monde. C’était probablement la raison pour laquelle il n’avait pas d’objection au prix élevé que je ¿xai par planche. Par conséquent, Warren Tufts reçut de notre part pour “Lance” une somme d’argent dont il n’aurait jamais osé rêver. Nous étions alors à l’été 1977, et je me préparais à lui rendre visite pour la première fois. A l’époque, Warren vivait près de la petite ville de Placerville en Californie du Nord. L’aéroport le plus proche se trouvait près du Lac Tahoe, mais on me conseilla de ne pas y aller en avion, car ceux-ci y étaient souvent pris dans des turbulences qui pouvaient rendre l’atterrissage dif¿cile, voire contraindre les pilotes à faire demi-tour pour se poser ailleurs. Je décidai donc de me rendre en avion à Sacramento depuis San Diego, où j’assistais au Comic-Con, de louer une voiture à l’aéroport et de rouler vers l’Est jusqu’à Placerville. En chemin, je passai devant de grands panneaux indiquant aux touristes la direction du célèbre ranch Ponderosa, où la série culte “Bonanza” (également diffusée en Yougoslavie) avait été tournée. Warren et son épouse m’attendaient dans un restaurant, et furent surpris de me voir y entrer à 16 heures précises, comme convenu. Leur maison se trouvait dans une forêt sur la colline, et à mon réveil, le lendemain matin, je vis par la fenêtre qui donnait sur la cour un cerf en train de se promener tranquillement. Ce matin-là, après le petit-déjeuner, Warren m’emmena dans un petit hangar qu’il avait construit près de la maison pour me montrer où passait tout l’argent qu’il recevait de SAF. Dans le hangar, se trouvait l’armature d’un avion qu’il était en train de construire. Puisque Warren était très satisfait du travail de SAF sur “Lance”, il décida de nous octroyer également les droits mondiaux de “Casey Ruggles”, que United Feature lui avait rendus. Les mois suivants, SAF vendit les œuvres de Warren au Brésil, en France, en Italie, en Suède, au Portugal, en Inde et dans d’autres pays. Cela amena à Warren de nouvelles rentrées d’argent, qui, je l’espérais, le pousseraient à se remettre à écrire et à dessiner. Mais au lieu de m’envoyer les premières pages de “Thunderhawk”, le roman autobiographique qu’il avait accepté de réaliser pour SAF, Warren commença à m’envoyer les plans d’un nouvel avion léger, le “Tufts 3”, qu’il avait commencé à concevoir et à construire. Cela lui prit quelques années. Puis, un jour, je reçus une enveloppe qui me sembla être une lettre de Warren. Mais à l’intérieur, je trouvai un article découpé dans le “Sacramento Bee”, et un petit mot de sa femme Lyn: “Cher Ervin, cet article vous dira tout.” La lecture du titre me ¿gea sur place: “Un célèbre auteur de bandes dessinées tué lors d’un vol d’essai à bord d’un avion construit de sa main”. Ce fut l’un des moments les plus tristes et les plus tragiques que j’ai vécus dans ma fréquentation de ce milieu. Warren Tufts était l’un des premiers auteurs de SAF sur le continent américain, et pour citer Bill Blackbeard: “Son ‘Casey Ruggles’ fut le meilleur western fait en bandes dessinées.” Ervin et Warren devant le hangar où ce grand dessinateur et concepteur d’avions passionné construisait sa “version artistique” d’un chasseur Pursuit des années 1930. Une page de “Lance”, de Warren Tufts, publiée dans un supplément du dimanche. En quarante ans de SAF, nous avons travaillé avec des centaines de dessinateurs et de scénaristes, dont la majorité venait d’Argentine. Et si SAF devait organiser ses propres Olympiades de la Bande Dessinée, le drapeau de l’équipe argentine serait certainement tenu haut par Carlos Trillo, tout comme Hermann porterait celui de la Belgique, Joe Kubert celui des Etats-Unis, Alfonso Font celui de l’Espagne. Le drapeau italien serait tenu par Robert Totaro, Ma- rin Lodewijk agiterait celui de la Hollande, le drapeau Uruguayen serait entre les mains de Zalozabal, etc. Mais c’est Carlos Trillo qui a écrit pour différents artistes et différentes séries le plus grand nombre de scénarios dont SAF a revendu les droits, et continue de le faire dans le monde entier. Ses idées n’ont pas de limite, sa technique de narration n’appartient qu’à lui, et le tout est mis en valeur par un humour intelligent et discret malgré sa noirceur. Une fois, je me suis retrouvé avec Carlos au restaurant “1234” de Buenos Aires, ainsi nommé car il se trouve au 1234 Avenida Santa Fe. Les auteurs de BD argentins vivant à Buenos Aires s’y retrouvent souvent autour d’un café ou d’un repas. Certains des dessinateurs argentins de SAF étaient avec nous ce jour-là. Nous parlions affaires et je griffonnais sur un bout de papier, comme à mon habitude, pour leur donner des exemples de prix que différents magazines de BD paient par page ou par illustration de couverture, ainsi que divers montants d’avances sur droits que nous touchions sur des albums dans différents pays. Sur mon papier étaient inscrits des chiffres tels que 100$, 250$, 500$, 1000$ et 4000$. Alors que nous étions assis à discuter affaires, et que j’écrivais sur mon bout de papier, les serveurs qui nous apportaient notre repas et nos boissons écoutaient par intermittence notre conversation. Mais ils n’en percevaient que des bribes, et ne pouvaient comprendre ce que leurs clients habituels faisaient avec un étranger qu’ils voyaient pour la première fois. Au bout de plusieurs heures, alors que nous quittions le restaurant, Carlos m’emprunta mon stylo, retourna à la table où nous étions assis et se mit à écrire quelque chose sur mon morceau de papier. Ce n’est que plus tard, dans la rue, qu’il m’expliqua que les serveurs allaient immédiatement se ruer vers la table pour voir ce qui était écrit sur le papier, c’est pourquoi il était allé ajouter trois zéros à chacun des chiffres que j’avais marqués. Les serveurs allaient donc y découvrir des sommes de 100 000$, 250 000$, 500 000$, 1 000 000$, et 4 000 000$! Buenos Aires, 1998: Eduardo Maicas, Carlos Trillo, Juan Zanotto, Ervin Rustemagiü et Carlos Meglia. L’ouverture du festival ‘Angoulême 2’ en France (23 Janvier 1975). De gauche à droite: André Leborgne (Belgique), Roland Chiron (maire d’Angoulême), Ervin Rustemagiü - membre du jury international (au micro), Francis Groux (directeur du festival d’Angoulême), Rinaldo Traini (directeur du festival de Lucques en Italie), Claude Moliterni (co-fondateur du festival d’Angoulême et à l’époque rédacteur en chef du magazine “Phénix”), David Pascal (U.S.A.) et Edouard François (France). Le Comic-Con de San Diego, les festivals de Lucques, d’Angoulême, de Barcelone et autres, auquel j’assistais autrefois régulièrement, ont joué un rôle non négligeable dans mes prises de contact avec de nouveaux auteurs. Quelques-uns des projets les plus importants de SAF ont été décidés lors d’événements de ce type. Il y a eu aussi par le passé quelques situations bien spéci¿ques où je me suis lancé dans un projet pour des raisons qui n’avaient rien de commercial. Il y a de bonnes chances que ma décision eut été différente si je n’avais pas été là à un moment précis, dans un contexte bien particulier. En 1989, le dessinateur de BD Doug Wildey vint au Comic-Con de San Diego pour la seule raison qu’il voulait m’y rencontrer. Il avait achevé un roman graphique nommé “Rio Rides Again” (peint en couleur directe), pour lequel il n’arrivait pas à trouver d’éditeur, et voulait savoir si SAF serait intéressé par une distribution internationale de l’album. Bien qu’il eût travaillé sur des BD de renom, Doug était principalement connu comme créateur de la fameuse série télé d’animation “Johnny Quest”, qui à l’époque avait cessé d’être produite, d’où son retour à la bande dessinée. Doug et sa femme Ellen me plurent beaucoup, et j’acceptai que SAF reprenne les droits de “Rio Rides Again”. Nous convînmes que je leur rendrais visite à Los Angeles après mon passage à San Diego. Ils habitaient au nord de la ville, et un jour avant de rentrer en Europe, je me rendis chez eux en voiture pour récupérer les originaux de “Rio”, a¿n de pouvoir les scanner à Sarajevo pour en faire des ¿lms offset couleur. Ce n’est qu’alors que Doug me révéla que son avocat négociait depuis six mois avec Marvel Comics une publication de son roman graphique, sans succès. La situation commençait même à devenir tendue entre lui et Marvel. Je modi¿ai le programme de mon voyage dans l’après-midi même et décidai de m’arrêter à New York en rentrant à Sarajevo, pour y passer une unique journée. Je plani¿ai un rendez-vous chez Marvel avec leur vice-président de l’époque, Mike Hobson, un ami de longue date. Mike fut tout d’abord opposé à ma demande, gêné par le fait que Marvel avait déjà refusé d’éditer cette BD, mais il ¿nit par accepter de contribuer à sa publication, pour la seule raison qu’elle appartenait désormais à SAF. Quand j’appelai Doug pour lui annoncer la bonne nouvelle, il refusa d’y croire. Il me dit que j’étais fou de proposer sa BD à Marvel. Mais un peu plus tard, lorsque il reçut un gros chèque pour l’édition reaux de SAF à Sarajevo, en juillet 1992. Ma femme et moi avons regardé nos locaux brûler depuis un balcon d’un quartier voisin nommé Dobrinja. Près de 14 000 planches originales disparurent dans cet incendie. A jamais. Certaines comportaient des dédicaces à mon nom faites par Harold Foster, Charles Schultz, Don Lawrence, André Franquin, Al Williamson, Mort Walker, Maurice Tillieux, Victor de la Fuente, Alfred Andriola et bien d’autres artistes célèbres. Depuis, je n’ai plus cherché à renouveler ma collection de planches de BD. Toutefois, je dois reconnaître que je garde aujourd’hui ¿èrement sur le mur de mon bureau la page originale de “Rio Rides Again” que Doug m’a donnée, à côté du dessin que mon grand ami Will Eisner m’a envoyé quand il a appris que j’avais réussi à sortir de Sarajevo avec ma famille. Quand nous nous sommes installés à Celje, en Slovénie, ¿n 1993, Eisner (dont le deuxième prénom était Erwin) a dessiné pour moi son Spirit en train de s’élever des ruines et des cendres de Sarajevo pour venir me saluer. La couverture du catalogue promotionnel de SAF pour “Rio Rides Again.” américaine, il fut aux anges. Par la suite, nous vendîmes “Rio” dans plusieurs autres pays d’Europe. Mais c’est alors que la guerre arriva en Bosnie, et je perdis contact avec Doug, comme avec de nombreux auteurs. Pendant que je déménageais de Sarajevo vers la Slovénie durant la guerre, Doug tomba malade et mourut peu après. Sa femme Ellen, qui avait accompagné ses derniers jours dans leur nouvelle maison de Las Vegas, s’enquit de ma nouvelle adresse en Slovénie, a¿n de pouvoir m’envoyer quelque chose que Doug m’avait laissé. Je ne tardai pas à recevoir son colis, qui contenait une planche originale de “Rio Rides Again”. J’ai perdu tout mon enthousiasme pour la collection de planches de BD originales après le bombardement des bu- Les locaux de SAF à Sarajevo, après la guerre. L’un des premiers éditeurs de SAF à venir me rendre visite à Celje fut Andreas C. Knigge, rédacteur en chef de Carlsen Verlag à Hambourg. Il me dit que j’avais choisi le pire moment possible pour revenir aux affaires, car la situation sur le marché de la bande dessinée était si mauvaise qu’el- le ne pouvait plus empirer davantage. Andreas, qui n’a plus travaillé dans la BD depuis plus de dix ans maintenant, ne pouvait probablement pas imaginer à quel point il se trompait. En effet, ces 16 dernières années, l’état du marché de la BD a continué de se détériorer progressivement. Malgré les déclarations d’analystes établissant of¿ciellement que les ventes de BD ont “touché le fond et ne peuvent plus diminuer”, la crise a continué à s’aggraver, tant et si bien que chaque année, le fond en question n’a cessé de se creuser un peu plus. Cela dit, je n’ai pas de raison de me plaindre ou de m’inquiéter de l’état du marché de la BD: les affaires de SAF sont meilleures aujourd’hui qu’elles ne l’ont jamais été. Toutefois, cela me peine d’apprendre que les éditeurs de certaines maisons avec qui nous avons travaillé pendant des décennies ont été licenciés. Je m’inquiète sincèrement pour eux, et pour leur capacité à retrouver du travail quand beaucoup approchent cinquante ou soixante ans. Angoulême 3, 1976: Gordon Bess et Ervin. Et me voici donc à la conclusion de ce texte. J’embarque cet après-midi sur un vol de Sarajevo vers Ljubljana en Slovénie, laissant derrière moi de nombreux souvenirs non racontés, dont je n’ai partagé avec vous dans cet article qu’une petite partie. Sarajevo est une ville qui a toujours respiré la bonne humeur. Si seulement, dans les années 70, quelqu’un avait pris note de ce qui pouvait s’entendre dans la salle “Dubrovnik” lors des séances de cinéma – là où dans toutes les villes normales du monde, ne règne qu’un silence absolu – il aurait matière pour un spectacle désopilant. Imaginez une comédie dans laquelle on ne verrait dans la pénombre qu’une partie du visage des spectateurs, illuminée par le projecteur. Au début du ¿lm, le lion de la MGM apparaîtrait à l’écran. Mais avant même qu’il n’ait eu le temps de rugir, une voix déçue s’élèverait au milieu de la foule pour dire: “Oh, j’ai déjà vu ce ¿lm!” Ou, près de la ¿n d’un ¿lm au suspense haletant, devant une salle pleine à craquer, entre deux scènes d’horreur et de tension, depuis la rangée de devant, une voix retentirait: “Y a-t-il un médecin dans la salle?” Et une autre voix répondrait, depuis la rangée du fond: “Moi, je suis médecin!” Alors, la voix du premier rang dirait: “Alors, Docteur, il vous plaît, le ¿lm?” A l’époque, Claude Moliterni était l’un des acteurs prédominants de l’industrie française de la bande dessinée. Je suppose que cet humour de Sarajevo m’a “contaminé”, si bien que j’y ai parfois recours lorsque je rencontre des auteurs ou des éditeurs dans un cadre informel, et la plupart d’entre eux y sont sensibles. Une fois, à Paris, Claude Moliterni nous avait invités à une fête dans sa maison luxueuse de la rue Jussieu, et Gordon Bess (le créateur de l’hilarant strip “Redeye”) m’avait conseillé de quitter le monde de la bande dessinée pour venir aux Etats-Unis écrire des sitcoms, car je pourrais y faire fortune en un rien de temps. Je suis content de ne pas l’avoir écouté. Ervin Rustemagiü Sarajevo, 8/08/2010 Foire aux livres de Francfort, 1988: Richard Marschall, Blaženka Papiü, Zlata Grujiü, Martin Lodewijk, Ervin, Hermann et Jacques Post. Bruxelles, 1979: Hermann, André Franquin et Ervin. Angoulême 2 (1975): Jacques Tardi reçoit le prix du meilleur dessinateur français. Le jury international du festival de BD de Gijón, Espagne, en 1973: David Pascal, Osvaldo Cavandoli, Luis Gasca, Ervin Rustemagiü et Antonio Martin. Sussex, 1981: James Herbert, écrivain d’horreur britannique à succès, se plaignait de ce qu’il troublait toujours les journalistes lorsqu’ils lui demandaient quel écrivain l’avait le plus inÀuencé, et qu’il répondait “Warren Tufts”. James me disait d’un air incrédule qu’aucun d’eux n’avait jamais entendu parler de Tufts. Au Festival de Lucques en 1997: Martin Lodewijk, Don Lawrence et Ervin devant une grande exposition des planches originales de Don. Bruxelles, 1976: Examen des celluloïds de “Daisy Town”, adaptation animée d’une aventure de Lucky Luke, en compagnie de son dessinateur Morris. Barcelone, Juin 2006: Maja Rustemagiü avec son père et Sergio Bleda. SAF détient les droits universels des huit albums de Bleda. Foire aux livres de Bologne, 2009: Edvin Rustemagiü en compagnie de Pia Banerjee-Rikkonen, directrice marketing d’Egmont Finlande (à gauche), et Marjaana Tulosmaa, directrice générale de la compagnie. Festival de Lucques, 1984: Ervin reçoit le prix “Yellow Kid” du meilleur éditeur de bandes dessinées en 1983 et 1984. Au même festival, Burne Hogarth, dessinateur de “Tarzan,” reçoit le prix de l’illustration, et Lee Falk, créateur du “Fantôme” et de “Mandrake le Magicien,” reçoit un “Yellow Kid” pour l’ensemble de son œuvre. La statuette du “Yellow Kid”, ou ce qu’il en restait, fut retrouvée parmi les cendres des bureaux de SAF à Sarajevo. Elle se trouve à présent dans nos locaux de Celje, posée sur un morceau de brique également récupéré dans les ruines de SAF à Sarajevo. SAF continue de recevoir des invités Depuis l’époque où SAF a été fondée à Sarajevo en 1971 et jusqu’au début de la guerre en 1992, de nombreux invités du monde de la BD nous ont rendu visite chaque année. Malheureusement, nous n’avons pas de photos de Sarajevo datant de cette période, hormis quelques-unes publiées dans nos précédentes newsletters. Après sa visite à Sarajevo, l’auteur français de BD François Corteggiani écrivait dans un article qu’il n’était pas allé à Sarajevo, mais à SAFajevo, car durant son séjour dans nos locaux, il avait été tellement écrasé de travail qu’il n’avait quasiment pas vu la ville. Après notre déménagement en Slovénie, quand SAF a repris son activité en 1994, nous avons maintenu notre tradition d’hospitalité, si bien qu’ici également, nous recevons des invités tous les ans. Hermann et son épouse Adeline nous ont rendu visite à Celje en 1994 (photo de gauche) et sont revenus plusieurs fois par la suite. Joe Kubert et son épouse Muriel ont fait de même. Muriel et Joe Kubert devant le bâtiment de SAF à Celje lors de leur seconde visite à l’été 2001. Celje, 2009: Ervin et Mike Richardson, propriétaire et PDG de Dark Horse Comics, lors de sa deuxième visite. Eduardo Risso, dessinateur argentin de SAF, en compagnie des employés de SAF Jožica Klinar et Josip Gudlin, Celje, 2010.