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Roberto Totaro, scénariste et dessinateur de la série “The Jungle Journal”
pour SAF, est d’ores et déjà entré dans
l’histoire, en devenant le premier auteur
de BD italien à voir son œuvre originale publiée en arabe.
“School For Monsters”, l’excellente série humoristique de Mauro Sera¿ni, a
reçu un accueil enthousiaste dans le
monde de l’édition.
En Norvège, Egmont publie 5000 exemplaires par numéro de la série “Hombre”.
La couverture de l’édition israélienne.
La couverture du premier volume en arabe.
SAF a vendu les droits de reproduction
du “Jungle Journal” à onze pays arabophones : l’Arabie Saoudite, les Emirats
Arabes Unis, l’Egypte, le Qatar, le Koweït,
le Bahreïn, le Sultanat d’Oman, le Liban,
la Syrie, le Yémen et la Jordanie.
La série “Hombre”, réalisée pour SAF
par le scénariste Peter Wiechmann et le
dessinateur Rafael Méndez, est vraisemblablement sur le point de devenir la série
western de BD européenne publiée dans
le plus grand nombre de pays différents.
“Hombre” a déjà été vendu en Allemagne, Italie, Norvège, France, Grèce, Turquie… et des négociations sont actuellement en cours pour étendre sa distribution
à des dizaines d’autres pays.
L’intérêt qu’elle suscite s’étend même
aux studios hollywoodiens, où certaines compagnies envisagent son adaptation en long métrage animé, tandis que
d’autres (plus nombreuses encore) la
verraient plutôt en série télé d’animation. Nous sommes enclins à croire que
dans le prochain numéro de notre newsletter, nous serons en mesure de révéler
le nom de l’acquéreur des droits d’adaptation de cette propriété de SAF.
Le Magazine et le Livre
Le premier numéro du magazine de BD “Strip Art” a vu le jour il y a 40 ans,
plus précisément le 3 novembre 1971. A la même époque, Ervin Rustemagiü,
fondateur et rédacteur en chef du magazine, créait Strip Art Features (ou
SAF), une agence vouée à la commercialisation des droits de publication de
bandes dessinées sur le marché international.
SAF ne tarda pas à endosser également le rôle de maisons d’édition, publiant
en 1974 un livre d’Ervin intitulé “Secrets professionnels en bandes dessinées”
(“Profesionalne tajne stripa” en version originale), le premier livre sur la BD
jamais publié en ex-Yougoslavie. Sur une période de dix ans, le livre connut
cinq éditions différentes et fut vendu à plus de 6000 exemplaires.
La magazine “Strip art”, publié en deux cycles
distincts, a connu un grand succès en ex-Yougoslavie au cours des années 70 et 80.
“Prisoner of the Stars” d’Alfonso Font
Dans la mesure où le livre était épuisé depuis longtemps – à l’exception de
copies pirates toujours disponibles sur Internet – et comme Ervin était opposé
à sa réédition, jugeant son contenu en partie obsolète, certains de ses amis tâchèrent de le convaincre d’écrire de nouveaux chapitres a¿n de les ajouter au
texte original. Il décida ¿nalement d’aller dans leur sens et de publier une
nouvelle édition augmentée de “Secrets professionnels en bandes dessinées”
pour le 40e anniversaire de sa société. La tâche fut rendue plus ardue par le fait
que toutes les archives et documents photographiques de SAF avaient brûlé
lors d’un bombardement en 1992, au cours de la guerre en Bosnie. Par conséquent, la plupart des photos et illustrations antérieures à cette date durent être
reproduites à partir d’anciennes publications ou retrouvées par des amis.
Le livre compte plusieurs nouveaux chapitres, dont un où huit collaborateurs
parmi les plus renommés de SAF – Hermann, Alfonso Font, Joe Kubert,
Eduardo Risso, Martin Lodewijk, Sergio Bleda, Roberto Totaro et Carlos
Trillo – expliquent avec leurs propres mots pourquoi ils sont devenus des
professionnels de la BD. Ils y parlent également de leur vie quotidienne et
révèlent certains de leurs secrets de fabrication.
La nouvelle édition de “Secrets professionnels en bandes dessinées”, qui n’a
jamais eu l’ambition d’apprendre à quiconque à dessiner – car “sans talent,
personne ne peut vous aider” - compte 144 pages, dont une introduction de 16
pages rédigée par Ervin. Une version abrégée de celle-ci est reproduite plus
bas dans cette newsletter.
“Vampire Boy” de Trillo et Risso
“Agent 327” de Martin Lodewijk
“The Nurse” de Zalozabal
Quarante ans de SAF
Cette année marque le quarantième anniversaire de ma société SAF (Strip Art Features), et pour rédiger ce texte, j’ai
choisi de retourner là où tout a commencé. Me revoilà donc
à Sarajevo, Bosnie-Herzégovine, en train d’écrire ces lignes. Si je suis revenu ici, c’est dans l’espoir d’y trouver
l’inspiration, et de me remémorer certains détails qui méritent à mon sens d’être notés.
C’est ici, à Sarajevo, que j’ai entrepris de publier mon magazine de BD “Strip Art”, en 1971. La revue était distribuée sur l’ensemble du territoire de l’ex-Yougoslavie et fut
très bien reçue par les fans de BD, qui en ¿rent plus ou
moins leur magazine culte. Lorsque j’ai commencé à publier Strip Art, j’avais déjà beaucoup côtoyé le personnel
des imprimeries de la société Oslobodjenje, la maison
d’édition of¿cielle d’Etat chargée de la distribution de mon
magazine. Toute la compétence et le savoir-faire que j’ai
appris de ces gens, qui maîtrisaient parfaitement leurs
techniques d’impression, me furent d’un grand secours
lorsque SAF entra en compétition avec d’autres sociétés
sur le marché international de la bande dessinée. Cela
d’autant plus que la majorité de nos “rivaux” étaient dirigés par des rédacteurs, des entrepreneurs et des gestionnaires qui ne connaissaient strictement rien aux technologies
d’impression.
Je me souviens de l’époque où nous avons vendu les droits
d’“Abraham Stone” (de Joe Kubert) à Marvel Comics et
leur avons expédié des ¿lms d’offset avec des trames de 70
lignes/cm. Marie Javins, la rédactrice en chef de l’époque,
une personne extrêmement aimable et intelligente, m’avait
appelé pour me prévenir que la production de Marvel allait
nous renvoyer nos ¿lms, et que nous devions leur fournir à
la place des ¿lms à trames de 48 lignes/cm, a¿n d’être
compatibles avec leurs machines qui étaient incapables
d’imprimer des trames plus ¿nes. J’ai demandé à Marie de
ne pas renvoyer nos ¿lms tout de suite, et j’ai immédiatement appelé le directeur de l’imprimerie employée par
Marvel à l’époque. Je lui ai expliqué ce que Marie m’avait
dit, et lui ai demandé s’ils avaient bel et bien préconisé à
Marvel de n’utiliser que des trames de 48 lignes/cm. Il m’a
répondu en riant que de telles instructions avaient bien pu
être données vingt ans auparavant, mais que depuis lors,
personne de chez Marvel n’avait pris la peine de véri¿er si
elles étaient toujours d’actualité. Naturellement, les technologies d’impression avaient bien évolué depuis, et il était
tout à fait possible d’utiliser des trames plus ¿nes. En ¿n
de compte, “Abraham Stone” fut imprimé à partir des ¿lms
que nous avions envoyés dès le départ.
Les exemples similaires n’ont pas manqué au cours des
ans. Jean Deneumostier, président des éditions Dupuis,
m’a une fois invité à déjeuner à Bruxelles au milieu des
années 80, a¿n de comprendre comment SAF pouvait expédier des exemplaires en noir et blanc de ses BD à tous
puis New York. Naturellement, je m’abstins de lui révéler
mon secret, même s’il m’assurait que Dupuis était prêt à
me rémunérer grassement comme consultant si je pouvais
les aider à résoudre ce problème majeur.
Marvel Comics avait publié la série de SAF “Abraham Stone”
en deux tomes en 1995.
les éditeurs en 48 heures, alors que Dupuis, comme toutes
les autres maisons d’édition ou revendeurs de droits européens et américains, exigeait des délais de cinq ou six mois,
voire plus. La raison en était simple. A l’époque, tous produisaient des copies noir et blanc de leurs BD en couleurs
en appliquant des négatifs de celles-ci sur du papier photosensible (nommé “bromure”). Le procédé était long, cher
et ardu, s’effectuait page après page en chambre noire, et
les commandes en attente atteignaient souvent plusieurs
milliers de pages. Et avec l’afÀuence de nouvelles commandes, les départements chargés du positionnement des
négatifs – qui ne pouvaient produire qu’une centaine de
copies par jour – étaient sujets à des retards constants, qui
pouvaient parfois traîner jusqu’à un an. De plus, les maisons d’édition devaient s’acquitter de 5 dollars par page de
BD pour ces photocopies. Ce qui correspondait au prix de
revient de ces pages en matériel et en main d’œuvre.
Puis, ce qui devait arriver arriva. Une maison d’édition
européenne commanda des copies noir et blanc de trois
albums de “Jeremiah” à SAF, et des copies de trois albums
de “Buck Danny” à Dupuis. Elle reçut nos exemplaires de
“Jeremiah” au bout de trois jours, mais au bout de cinq
mois, les copies de “Buck Danny” n’étaient pas encore arrivées. L’éditeur se plaignit à Jean Deneumostier de la lenteur de Dupuis. Voilà pourquoi Jean, qui était un homme
d’affaires brillant et un gestionnaire remarquable, mais ne
connaissait pas grand-chose aux détails techniques de la
production, voulait au cours de ce déjeuner que je lui raconte comment nous faisions. Nous nous connaissions
bien, car Dupuis publiait un grand nombre de BD de SAF
en français, aussi, je tenais à rester poli et à ne pas le
vexer… sans lui révéler notre secret. Je commençai par le
rassurer en lui faisant remarquer que Dupuis n’était pas la
seule société à souffrir de telles lenteurs: toutes les autres
maisons européennes avaient besoin de plusieurs mois
pour préparer et expédier des copies noir et blanc de leurs
albums, et les éditeurs attendaient 8 à 10 mois les versions
noir et blanc des comics que Marvel et DC envoyaient de-
Jean pro¿te aujourd’hui de sa retraite dans le sud de la
France, où il cultive des vignes et produit du vin. La prochaine fois que je le verrai, je lui révèlerai ce fameux secret. Ce fut pour lui une source d’ennuis sans ¿n par le
passé, mais de nos jours, à l’ère du numérique, il n’a plus
aucune valeur pour personne. En fait, il était si simple que
j’ai du mal à croire que personne d’autre n’ait pu y penser.
Nous ordonnions simplement à l’imprimerie qui produisait
nos albums de ne pas enclencher tout de suite les trois
agrégats couleur dans leur presse lorsqu’ils imprimaient
chaque feuille recto-verso. Cela signi¿e que les cylindres
chargés de l’impression des bleus, rouges et jaunes étaient
désactivés, et sur chaque feuille n’était imprimée que la
couleur noire. Cinquante tirages en noir et blanc étaient
réalisés ainsi. Chaque feuille contenait normalement huit
planches de BD de chaque côté. Une fois que toutes les
feuilles en noir et blanc étaient imprimées, elles étaient
rassemblées et découpées en pages individuelles au format
A4. En ¿n de compte, l’imprimeur nous fournissait ainsi
2400 tirages parfaits en noir et blanc pour chaque album de
48 pages. Ce travail ne prenait qu’une heure ou deux par
La qualité des copies de planches de BD en noir et
blanc revêtait toujours une grande importance. Même la
version américaine de “Jeremiah” a été publiée en noir et blanc.
album, car les plaques d’impression étaient déjà placées
dans la machine, et le coût en papier était négligeable. Les
imprimeurs tiennent toujours compte dans leurs devis du
papier gaspillé pour le réglage des couleurs, c’est pourquoi
cette petite faveur ne nous coûtait jamais rien. L’imprimeur
était content du travail régulier que lui apportait SAF, et
cela lui suf¿sait.
A la même époque, nos concurrents de New York, Paris,
Bruxelles et Barcelone avaient besoin d’un mois de travail
pour faire réaliser les mêmes 2400 copies noir et blanc par
leurs positionneurs de négatifs, en employant généralement deux personnes à plein temps. Pour ces 2400 bromures, les éditeurs devaient payer plus de dix mille dollars
pour couvrir les seuls coûts de production et de matériel
photo. SAF ne faisait rien payer à ses clients, car dans notre cas, ces copies n’occasionnaient aucun frais. Nous avions seulement besoin d’espace pour les stocker, que nous
prenions dans le grenier de notre bâtiment au 49, rue Georgi Dimitrova à Sarajevo (la rue a depuis été rebaptisée Andreja Andrejeviüa).
Par conséquent, les maisons d’édition spécialisées dans les
BD en noir et blanc – telles que le groupe Semic dans les
pays scandinaves – préféraient acheter leurs titres à SAF.
Mais nous pro¿tions de la supériorité de notre service en
matière de livraison pour négocier à la hausse les droits de
publication, ce qui fait que les prix versés à SAF étaient
généralement supérieurs à ceux qu’obtenaient les autres
agences spécialisées dans la revente de droits en Europe et
en Amérique.
Rafael Martinez, propriétaire et président de la maison
d’éditions Norma de Barcelone, était l’un des rares éditeurs
à avoir une certaine connaissance des technologies d’impression, mais il m’a plusieurs fois avoué m’envier pour
avoir eu certaines idées avant lui. Quand nous imprimions
les catalogues de SAF et les envoyions à des centaines
d’éditeurs dans le monde entier, nous protégions toujours
nos envois en glissant du carton rigide dans l’enveloppe,
d’une taille légèrement supérieure à celle du catalogue, a¿n
de nous assurer que ce dernier arriverait à destination intact. Nous avons remarqué que certains éditeurs réutilisaient nos cartons pour consolider leurs propres envois,
même ceux qui nous étaient adressés. C’est pourquoi, en
1983 – alors que nous imprimions le catalogue de la nouvelle série d’Hermann, “Les Tours de Bois-Maury” – nous
avons décidé d’imprimer sur ces cartons de protection
l’agrandissement d’une image tirée de la BD, avec son titre, le nom d’Hermann et le copyright de SAF. Tout ceci fut
sérigraphié sur les cartons avec une machine allemande de
type SPS que nous avions au 49 rue Georgi Dimitrova. Les
cartons furent utilisés pour protéger entre 700 et 800 catalogues que nous expédiâmes dans le monde entier. Ces catalogues étaient en langues anglaise, française et italienne.
Quelque temps après avoir reçu notre catalogue avec ce
carton, Rafa Martinez reçut trois ou quatre cartons identiques de la part d’autres maisons d’édition qui s’en servaient pour consolider des envois sans aucun rapport avec
SAF ou nos BDs. Il m’avoua qu’il s’en voulait de ne pas
avoir eu une idée aussi simple. Cela dut lui coûter beaucoup, car il n’est pas le genre de personne qui admet facilement la défaite.
En¿n, pouvez-vous deviner le nom de l’éditeur qui nous
acheta les droits pour l’Espagne de cette nouvelle série
d’Hermann? Eh bien, Rafa Martinez pour Norma Editorial!
La couverture du premier catalogue des “Tours de Bois-Maury” (à gauche)
et son carton protecteur (ci-dessus).
La série de SAF “Les Partisans”, scénarisée par Djordje Leboviü et
dessinée par Jules Radiloviü, fut publiée de 1977 à 1989 dans l’hebdomadaire d’Oberon “Eppo”, dont le tirage était de 200 000 exemplaires.
Chaque album des “Partisans” s’est vendu à plus de 15 000 exemplaires
en Hollande. Mais les meilleures ventes se sont faites en Indonésie, où
l’éditeur PT Gramedia a distribué 30 000 exemplaires de chaque album.
Nous avons toujours fait en sorte que les envois postaux de
SAF soient bien empaquetés et agréables à l’œil. Nous placions le logo de SAF, l’autocollant avec l’adresse, le timbre
et tout ce qui pouvait apparaître sur l’enveloppe de façon
symétrique et harmonieuse. J’ai toujours estimé que les efforts et le temps nécessaires à la réalisation de ce genre de
choses faisaient partie intégrante de notre travail quotidien.
Aussi, imaginez ma surprise lorsqu’un des cadres supérieurs d’Oberon, une maison d’édition hollandaise, me raconta que les colis de SAF et leur aspect soigné avaient fait
l’objet d’une discussion lors d’une réunion de leur équipe
dirigeante. Oberon était la plus grosse maison d’édition de
BD des Pays Bas, et faisait partie de V.N.U., le plus grand
groupe d’édition européen à l’époque. Oberon achetait régulièrement à SAF des albums de la série “Les Partisans”,
plus quelques autres de nos BDs. Ils nous payaient un prix
à la planche trois fois supérieur que ce qu’ils donnaient à
Marvel ou à Dargaud. Je me demande encore à quel point
ces prix élevés que nous arrivions à négocier dans le monde
entier étaient dus à l’aspect de nos enveloppes, en plus de
la supériorité de notre service de livraison.
est toujours plus facile d’en tirer un meilleur prix. Au milieu des années 70, je fus invité à déjeuner à New York par
George Pipal, le président de United Press International. A
l’époque, UPI représentait à l’étranger de nombreux groupes qui vendaient des strips de BD destinés à des quotidiens ou des suppléments du dimanche. Quelques-uns de
ses collègues, qui nous avaient rejoints, me regardaient
d’un air curieux, se demandant pourquoi leur président invitait dans un restaurant aussi cher un aussi jeune homme
de Sarajevo. Et la première chose que leur dit George
quand il me présenta fut: “Lorsque j’ai reçu la première
lettre d’Ervin, je n’arrivais pas à ôter mes yeux de l’enveloppe et du papier à en-tête, dont le logo et le design devaient valoir mille dollars au bas mot.”
Sur ce marché, la présentation compte presque autant que
n’importe quel autre élément de la chaîne de production.
Naturellement, le plus important reste la qualité de ce qui
est proposé et vendu, mais si l’emballage est de qualité, il
Notre premier logo fut dessiné à la main en 1971.
C’était il y a 35 ans, et ce millier de dollars en vaudrait
plusieurs milliers aujourd’hui. Ce premier logo de SAF fut
conçu et dessiné à la main par Jules Radiloviü de Zagreb,
le dessinateur de la série “Les Partisans”, qui s’occupa
aussi du design de nos premières enveloppes et de notre
papier à en-tête.
En 1997, l’éditeur italien Sergio Bonelli me raconta qu’il
avait régulièrement sillonné les Etats-Unis pendant trente
ans, une valise pleine de BD à la main, pour les proposer à
tous les éditeurs du pays, mais qu’il n’avait jamais réussi à
en vendre une seule. J’appelai sur-le-champ mon ami Mike
Richardson et le convainquit que Dark Horse Comics devrait publier en Amérique trois miniséries avec des titres
de chez Bonelli. Mike accepta et m’envoya un contrat signé à Milan, sans avoir lu ni même vu les BDs en question.
Le contrat fut livré par FedEx juste à temps pour mon rendez-vous chez Bonelli. Par la suite, Decio Canzio, son directeur éditorial, me raconta que c’était Hugo Pratt qui
m’avait recommandé à eux, en leur disant que SAF était
sans aucun doute la meilleure agence de revente de droits
de la planète. C’était quelques années après la mort de
Pratt, et je regrette beaucoup n’avoir pas su de son vivant
en quelle estime il me tenait, ainsi que mon travail.
Hugo et moi nous croisions très souvent, mais il était à
chaque fois très entouré, ce qui nous a toujours empêchés
de tenir une conversation privée. C’était un homme extraordinaire, marquant par son esprit enjoué. Je me souviens
d’un dîner dans la maison de notre ami commun, Alvaro
Zerboni (éditeur du magazine de BD “Eternauta”), à Rome.
Le frère d’Alvaro, éditeur de livres en Afrique du Sud, était
également présent. Hugo l’encouragea vivement à publier
“Corto Maltese” en Afrique du Sud, mais le frère d’Alvaro
tenta maladroitement de lui expliquer que cela pourrait poser problème aux autorités locales, puisque les Noirs représentés dans ses bandes dessinées étaient des personnages
positifs. Hugo trouva immédiatement une solution: “Alors,
pourquoi n’imprimez-vous pas ‘Corto Maltese’ en négatif,
et mes Noirs deviendront Blancs?!?”
Un jour vers la ¿n des années 70, au festival de BD de
Lucques, Hugo me proposa d’aller déjeuner avec lui hors
de la ville. Nous roulâmes jusqu’à un village éloigné dans
les montagnes et mangeâmes un bon repas arrosé de vin du
crû dans une “trattoria” de sa connaissance. Nous parlâmes
de choses qui n’avaient rien à voir avec la BD ou le travail,
et la conversation se prolongea jusqu’à tard dans la soirée,
si bien que nous ¿nîmes par dîner à la même table que
celle où nous avions déjeuné. Nous retournâmes à Lucques
avant minuit et en roulant vers l’hôtel Napoleone, Hugo
me dit tout à coup: “S’il te plaît, continue de m’envoyer tes
catalogues, et quand je changerai d’adresse, Traini ou quelqu’un d’autre te le fera savoir.”
Et durant ces 9 ou 10 heures passées ensemble, c’est la
seule partie de notre conversation qui toucha à la bande
dessinée. De nombreuses années plus tard, pendant la
guerre en Bosnie, alors qu’Hugo était malade et vivait en
Suisse, j’ai appris qu’il avait pressé à plusieurs reprises les
gouvernements français et italien de me faire sortir avec
ma famille de Sarajevo assiégée. Hermann et André Franquin me racontèrent qu’ils avaient présenté la même requête au gouvernement français en compagnie d’Hugo, et
qu’ils parlaient chaque semaine au Ministre de la Culture.
Hugo Pratt au festival de Lucques en 1975.
Hugo Pratt était l’un des auteurs de BD qui ne travaillait
pas pour SAF mais recevait régulièrement notre catalogue
et nos cartes de ¿n d’année. A l’époque où SAF était basée
à Sarajevo, nous envoyions environ 2000 cartes de vœux
chaque décembre. Tous les ans, nous demandions à l’un de
nos artistes de l’illustrer par un dessin original. Mais nous
procédions différemment de tous les autres. Les maisons
d’édition commençaient généralement à se préoccuper de
leurs cartes de vœux en novembre ou début décembre, plus
rarement en octobre. Cependant, ces trois mois ont toujours été les plus importants dans notre secteur, car c’est là
que se négocient les accords entre éditeurs pour l’année
suivante, ce qui laisse peu de temps pour se préoccuper de
cartes de vœux. Par ailleurs, la foire aux livres de Francfort
se tient toujours en octobre, de même que le festival de
Lucques et plusieurs autres événements, en plus de voyages d’affaires bien plus importants que l’envoi de simples
cartes de nouvel an. C’est pourquoi nous préparions toujours ces cartes en juillet ou en août, mois où les affaires
sont les plus calmes. C’est à ce moment que nous mettions
les adresses sur les enveloppes, signions les cartes, les placions dans les enveloppes et les rangions en ordre alphabétique dans quatre longues boîtes en bois, fabriquées par un
charpentier local pour cette raison précise. Je me souviens
que les enveloppes destinées aux pays européens allaient
dans deux boîtes jaunes, qu’il y en avait une rouge pour les
Etats-Unis, et que la quatrième boîte servait pour les autres
Après notre déménagement en Slovénie, nous avons continué d’imprimer et d’envoyer par la poste nos traditionnelles cartes de vœux. Ci-dessus,
le dessin réalisé pour l’occasion par Sergio Bleda pour l’année 2010. Les personnages sont ceux de notre série “ Wednesday Conspiracy”.
pays, même si je n’arrive pas à m’en remémorer la couleur.
J’ai beau écrire ce texte dans la même pièce, celle où nous
gérions le courrier de SAF, où les cartes étaient emballées et
rangées dans leurs boîtes, cela ne suf¿t pas à me rappeler la
couleur de la quatrième. Pour nous, il était essentiel que les
enveloppes soient triées par pays et dans l’ordre alphabétique, car si dans l’intervalle avant leur envoi, l’un des destinataires venait à changer d’adresse ou à décéder, nous devions
pouvoir retrouver la carte qui lui était adressée.
Il n’y avait pas d’ordinateurs à l’époque, ce qui signi¿e que
nous devions taper les adresses sur les enveloppes une par
une, avec une machine à écrire électrique IBM Selectric
rouge, du genre qu’on ne voit plus que dans certains ¿lms
de la ¿n des années 70 ou du début des années 80. C’était
une tâche colossale qui requérait beaucoup d’efforts et d’attention. On me demandait souvent pourquoi nous faisions
cela, et à quoi le fait d’envoyer autant de cartes tous les ans
pouvait bien servir. Eh bien, nous n’en retirions pas de béné¿ce direct, mais il pouvait arriver que j’aie besoin d’une
quelconque information ou d’un service de la part d’un rédacteur, d’un éditeur, ou d’un dessinateur avec qui je n’avais
eu aucun contact pendant plusieurs années, mais qui recevait régulièrement nos cartes de vœux. Et lorsque j’appelais
cette personne, elle m’accueillait toujours avec plaisir et enthousiasme, et se montrait ravie de nous aider.
Parmi les artistes avec lesquels je ne travaillais pas, un autre
de mes très bons amis était Gianni de Luca, qui dessinait la
série policière à succès “Commissario Spada” pour le magazine italien “Il Giornalino”. Il était également célèbre
pour son cycle de BD basé sur les œuvres de Shakespeare.
Nous n’avons jamais travaillé ensemble, mais nous retrouvions de temps à autre autour d’un café ou d’un repas. Gianni était un homme discret et modeste, mais très cultivé et
excellent dessinateur. Quelques années après sa mort, j’ai
eu l’occasion de prendre un café avec sa ¿lle, rédactrice
pour Radio Vatican. Elle m’a raconté avoir eu mon nom
constamment sous les yeux lorsqu’elle vivait chez ses parents, car son père posait toujours mes cartes de vœux sur
une étagère au-dessus du téléphone, et défendait à quiconque de l’en enlever.
Tous ces travaux, et beaucoup d’autres qu’il serait trop long
de mentionner dans ce texte, exigeaient beaucoup de temps
et d’énergie, ce qui est la raison pour laquelle je travaillais
16 heures par jour, sept jours par semaine. Et certaines années, il pouvait m’arriver de passer sept mois en déplacements. Ce sont ma femme et mes enfants qui ont le plus
souffert de cet état de choses. C’est pourquoi je n’ai pas vu
mes enfants grandir, jusqu’à ce que tout à coup, ils ne soient
plus des enfants.
Aujourd’hui, je peux dire que je me suis consacré corps et
âme à la bande dessinée, et je suis content de ce que j’ai
accompli jusqu’ici. Peut-être – si je pouvais revenir en arrière – que je ferais certaines choses autrement et prendrais
plus de temps pour peser certaines décisions importantes.
Mais je ne pense pas que je choisirais différemment les
auteurs et les albums que SAF a publiés et représentés, et
que nous continuons à représenter aujourd’hui dans le monde entier. Nous avons connu, toutefois, des moments très
dif¿ciles, par exemple avec Warren Tufts. Au milieu des
années 70, SAF acquit les droits mondiaux de “Lance”,
l’extraordinaire série western de Tufts, que nous vendîmes
dans de nombreux pays. Nous conclûmes un autre marché
mémorable avec “Spirou Magazine”, qui publia la série en
français et en néerlandais. Charles Dupuis, fondateur et propriétaire des Editions Dupuis, qui publiait “Spirou”, était un
grand fan de Warren Tufts depuis l’époque où il avait scéna-
risé et dessiné sous forme de strips quotidiens un western
nommé “Casey Ruggles”, qui avait été publié dans des centaines de journaux en Amérique et dans le reste du monde.
C’était probablement la raison pour laquelle il n’avait pas
d’objection au prix élevé que je ¿xai par planche. Par conséquent, Warren Tufts reçut de notre part pour “Lance” une
somme d’argent dont il n’aurait jamais osé rêver. Nous
étions alors à l’été 1977, et je me préparais à lui rendre visite pour la première fois.
A l’époque, Warren vivait près de la petite ville de Placerville en Californie du Nord. L’aéroport le plus proche se
trouvait près du Lac Tahoe, mais on me conseilla de ne pas
y aller en avion, car ceux-ci y étaient souvent pris dans des
turbulences qui pouvaient rendre l’atterrissage dif¿cile,
voire contraindre les pilotes à faire demi-tour pour se poser
ailleurs. Je décidai donc de me rendre en avion à Sacramento depuis San Diego, où j’assistais au Comic-Con, de
louer une voiture à l’aéroport et de rouler vers l’Est jusqu’à
Placerville. En chemin, je passai devant de grands panneaux
indiquant aux touristes la direction du célèbre ranch Ponderosa, où la série culte “Bonanza” (également diffusée en
Yougoslavie) avait été tournée. Warren et son épouse m’attendaient dans un restaurant, et furent surpris de me voir y
entrer à 16 heures précises, comme convenu. Leur maison
se trouvait dans une forêt sur la colline, et à mon réveil, le
lendemain matin, je vis par la fenêtre qui donnait sur la cour
un cerf en train de se promener tranquillement. Ce matin-là,
après le petit-déjeuner, Warren m’emmena dans un petit
hangar qu’il avait construit près de la maison pour me montrer où passait tout l’argent qu’il recevait de SAF. Dans le
hangar, se trouvait l’armature d’un avion qu’il était en train
de construire.
Puisque Warren était très satisfait du travail de SAF sur
“Lance”, il décida de nous octroyer également les droits
mondiaux de “Casey Ruggles”, que United Feature lui avait
rendus. Les mois suivants, SAF vendit les œuvres de Warren au Brésil, en France, en Italie, en Suède, au Portugal, en
Inde et dans d’autres pays. Cela amena à Warren de nouvelles rentrées d’argent, qui, je l’espérais, le pousseraient à se
remettre à écrire et à dessiner. Mais au lieu de m’envoyer
les premières pages de “Thunderhawk”, le roman autobiographique qu’il avait accepté de réaliser pour SAF, Warren
commença à m’envoyer les plans d’un nouvel avion léger,
le “Tufts 3”, qu’il avait commencé à concevoir et à construire. Cela lui prit quelques années. Puis, un jour, je reçus une
enveloppe qui me sembla être une lettre de Warren. Mais à
l’intérieur, je trouvai un article découpé dans le “Sacramento Bee”, et un petit mot de sa femme Lyn: “Cher Ervin, cet
article vous dira tout.” La lecture du titre me ¿gea sur place:
“Un célèbre auteur de bandes dessinées tué lors d’un vol
d’essai à bord d’un avion construit de sa main”.
Ce fut l’un des moments les plus tristes et les plus tragiques
que j’ai vécus dans ma fréquentation de ce milieu. Warren
Tufts était l’un des premiers auteurs de SAF sur le continent
américain, et pour citer Bill Blackbeard: “Son ‘Casey Ruggles’ fut le meilleur western fait en bandes dessinées.”
Ervin et Warren devant le hangar où ce grand dessinateur et concepteur d’avions passionné construisait
sa “version artistique” d’un chasseur Pursuit des années 1930.
Une page de “Lance”, de Warren Tufts, publiée dans un
supplément du dimanche.
En quarante ans de SAF, nous avons travaillé avec des centaines de dessinateurs et de scénaristes, dont la majorité
venait d’Argentine. Et si SAF devait organiser ses propres
Olympiades de la Bande Dessinée, le drapeau de l’équipe
argentine serait certainement tenu haut par Carlos Trillo,
tout comme Hermann porterait celui de la Belgique, Joe
Kubert celui des Etats-Unis, Alfonso Font celui de l’Espagne. Le drapeau italien serait tenu par Robert Totaro, Ma-
rin Lodewijk agiterait celui de la Hollande, le drapeau Uruguayen serait entre les mains de Zalozabal, etc. Mais c’est
Carlos Trillo qui a écrit pour différents artistes et différentes séries le plus grand nombre de scénarios dont SAF a
revendu les droits, et continue de le faire dans le monde
entier. Ses idées n’ont pas de limite, sa technique de narration n’appartient qu’à lui, et le tout est mis en valeur par un
humour intelligent et discret malgré sa noirceur. Une fois,
je me suis retrouvé avec Carlos au restaurant “1234” de
Buenos Aires, ainsi nommé car il se trouve au 1234 Avenida Santa Fe. Les auteurs de BD argentins vivant à Buenos
Aires s’y retrouvent souvent autour d’un café ou d’un repas. Certains des dessinateurs argentins de SAF étaient
avec nous ce jour-là. Nous parlions affaires et je griffonnais
sur un bout de papier, comme à mon habitude, pour leur
donner des exemples de prix que différents magazines de
BD paient par page ou par illustration de couverture, ainsi
que divers montants d’avances sur droits que nous touchions sur des albums dans différents pays. Sur mon papier
étaient inscrits des chiffres tels que 100$, 250$, 500$,
1000$ et 4000$. Alors que nous étions assis à discuter affaires, et que j’écrivais sur mon bout de papier, les serveurs
qui nous apportaient notre repas et nos boissons écoutaient
par intermittence notre conversation. Mais ils n’en percevaient que des bribes, et ne pouvaient comprendre ce que
leurs clients habituels faisaient avec un étranger qu’ils
voyaient pour la première fois. Au bout de plusieurs heures,
alors que nous quittions le restaurant, Carlos m’emprunta
mon stylo, retourna à la table où nous étions assis et se mit
à écrire quelque chose sur mon morceau de papier. Ce n’est
que plus tard, dans la rue, qu’il m’expliqua que les serveurs
allaient immédiatement se ruer vers la table pour voir ce
qui était écrit sur le papier, c’est pourquoi il était allé ajouter trois zéros à chacun des chiffres que j’avais marqués.
Les serveurs allaient donc y découvrir des sommes de
100 000$, 250 000$, 500 000$, 1 000 000$, et 4 000 000$!
Buenos Aires, 1998: Eduardo Maicas, Carlos Trillo, Juan Zanotto, Ervin Rustemagiü et Carlos Meglia.
L’ouverture du festival ‘Angoulême 2’ en France (23 Janvier 1975). De gauche à droite: André Leborgne (Belgique),
Roland Chiron (maire d’Angoulême), Ervin Rustemagiü - membre du jury international (au micro), Francis Groux (directeur du
festival d’Angoulême), Rinaldo Traini (directeur du festival de Lucques en Italie), Claude Moliterni (co-fondateur du festival
d’Angoulême et à l’époque rédacteur en chef du magazine “Phénix”), David Pascal (U.S.A.) et Edouard François (France).
Le Comic-Con de San Diego, les festivals de Lucques,
d’Angoulême, de Barcelone et autres, auquel j’assistais
autrefois régulièrement, ont joué un rôle non négligeable
dans mes prises de contact avec de nouveaux auteurs. Quelques-uns des projets les plus importants de SAF ont été décidés lors d’événements de ce type. Il y a eu aussi par le
passé quelques situations bien spéci¿ques où je me suis
lancé dans un projet pour des raisons qui n’avaient rien de
commercial. Il y a de bonnes chances que ma décision eut
été différente si je n’avais pas été là à un moment précis,
dans un contexte bien particulier. En 1989, le dessinateur
de BD Doug Wildey vint au Comic-Con de San Diego pour
la seule raison qu’il voulait m’y rencontrer. Il avait achevé
un roman graphique nommé “Rio Rides Again” (peint en
couleur directe), pour lequel il n’arrivait pas à trouver
d’éditeur, et voulait savoir si SAF serait intéressé par une
distribution internationale de l’album. Bien qu’il eût travaillé sur des BD de renom, Doug était principalement
connu comme créateur de la fameuse série télé d’animation
“Johnny Quest”, qui à l’époque avait cessé d’être produite,
d’où son retour à la bande dessinée.
Doug et sa femme Ellen me plurent beaucoup, et j’acceptai
que SAF reprenne les droits de “Rio Rides Again”. Nous
convînmes que je leur rendrais visite à Los Angeles après
mon passage à San Diego. Ils habitaient au nord de la ville,
et un jour avant de rentrer en Europe, je me rendis chez eux
en voiture pour récupérer les originaux de “Rio”, a¿n de
pouvoir les scanner à Sarajevo pour en faire des ¿lms offset
couleur. Ce n’est qu’alors que Doug me révéla que son avocat négociait depuis six mois avec Marvel Comics une publication de son roman graphique, sans succès. La situation
commençait même à devenir tendue entre lui et Marvel.
Je modi¿ai le programme de mon voyage dans l’après-midi
même et décidai de m’arrêter à New York en rentrant à Sarajevo, pour y passer une unique journée. Je plani¿ai un
rendez-vous chez Marvel avec leur vice-président de l’époque, Mike Hobson, un ami de longue date. Mike fut tout
d’abord opposé à ma demande, gêné par le fait que Marvel
avait déjà refusé d’éditer cette BD, mais il ¿nit par accepter
de contribuer à sa publication, pour la seule raison qu’elle
appartenait désormais à SAF. Quand j’appelai Doug pour
lui annoncer la bonne nouvelle, il refusa d’y croire. Il me
dit que j’étais fou de proposer sa BD à Marvel. Mais un peu
plus tard, lorsque il reçut un gros chèque pour l’édition
reaux de SAF à Sarajevo, en juillet 1992. Ma femme et moi
avons regardé nos locaux brûler depuis un balcon d’un
quartier voisin nommé Dobrinja. Près de 14 000 planches
originales disparurent dans cet incendie. A jamais. Certaines comportaient des dédicaces à mon nom faites par Harold Foster, Charles Schultz, Don Lawrence, André Franquin, Al Williamson, Mort Walker, Maurice Tillieux, Victor
de la Fuente, Alfred Andriola et bien d’autres artistes célèbres. Depuis, je n’ai plus cherché à renouveler ma collection de planches de BD. Toutefois, je dois reconnaître que
je garde aujourd’hui ¿èrement sur le mur de mon bureau la
page originale de “Rio Rides Again” que Doug m’a donnée,
à côté du dessin que mon grand ami Will Eisner m’a envoyé
quand il a appris que j’avais réussi à sortir de Sarajevo avec
ma famille. Quand nous nous sommes installés à Celje, en
Slovénie, ¿n 1993, Eisner (dont le deuxième prénom était
Erwin) a dessiné pour moi son Spirit en train de s’élever des
ruines et des cendres de Sarajevo pour venir me saluer.
La couverture du catalogue promotionnel de SAF pour “Rio Rides Again.”
américaine, il fut aux anges. Par la suite, nous vendîmes
“Rio” dans plusieurs autres pays d’Europe. Mais c’est alors
que la guerre arriva en Bosnie, et je perdis contact avec
Doug, comme avec de nombreux auteurs. Pendant que je
déménageais de Sarajevo vers la Slovénie durant la guerre,
Doug tomba malade et mourut peu après. Sa femme Ellen,
qui avait accompagné ses derniers jours dans leur nouvelle
maison de Las Vegas, s’enquit de ma nouvelle adresse en
Slovénie, a¿n de pouvoir m’envoyer quelque chose que
Doug m’avait laissé. Je ne tardai pas à recevoir son colis,
qui contenait une planche originale de “Rio Rides Again”.
J’ai perdu tout mon enthousiasme pour la collection de
planches de BD originales après le bombardement des bu-
Les locaux de SAF à Sarajevo, après la guerre.
L’un des premiers éditeurs de SAF à venir me rendre visite
à Celje fut Andreas C. Knigge, rédacteur en chef de Carlsen Verlag à Hambourg. Il me dit que j’avais choisi le pire
moment possible pour revenir aux affaires, car la situation
sur le marché de la bande dessinée était si mauvaise qu’el-
le ne pouvait plus empirer davantage. Andreas, qui n’a plus
travaillé dans la BD depuis plus de dix ans maintenant, ne
pouvait probablement pas imaginer à quel point il se trompait. En effet, ces 16 dernières années, l’état du marché de
la BD a continué de se détériorer progressivement. Malgré
les déclarations d’analystes établissant of¿ciellement que
les ventes de BD ont “touché le fond et ne peuvent plus
diminuer”, la crise a continué à s’aggraver, tant et si bien
que chaque année, le fond en question n’a cessé de se creuser un peu plus.
Cela dit, je n’ai pas de raison de me plaindre ou de m’inquiéter de l’état du marché de la BD: les affaires de SAF
sont meilleures aujourd’hui qu’elles ne l’ont jamais été.
Toutefois, cela me peine d’apprendre que les éditeurs de
certaines maisons avec qui nous avons travaillé pendant
des décennies ont été licenciés. Je m’inquiète sincèrement
pour eux, et pour leur capacité à retrouver du travail quand
beaucoup approchent cinquante ou soixante ans.
Angoulême 3, 1976: Gordon Bess et Ervin.
Et me voici donc à la conclusion de ce texte. J’embarque
cet après-midi sur un vol de Sarajevo vers Ljubljana en
Slovénie, laissant derrière moi de nombreux souvenirs non
racontés, dont je n’ai partagé avec vous dans cet article
qu’une petite partie.
Sarajevo est une ville qui a toujours respiré la bonne humeur. Si seulement, dans les années 70, quelqu’un avait
pris note de ce qui pouvait s’entendre dans la salle “Dubrovnik” lors des séances de cinéma – là où dans toutes les
villes normales du monde, ne règne qu’un silence absolu
– il aurait matière pour un spectacle désopilant. Imaginez
une comédie dans laquelle on ne verrait dans la pénombre
qu’une partie du visage des spectateurs, illuminée par le
projecteur. Au début du ¿lm, le lion de la MGM apparaîtrait à l’écran. Mais avant même qu’il n’ait eu le temps de
rugir, une voix déçue s’élèverait au milieu de la foule pour
dire: “Oh, j’ai déjà vu ce ¿lm!” Ou, près de la ¿n d’un ¿lm
au suspense haletant, devant une salle pleine à craquer, entre deux scènes d’horreur et de tension, depuis la rangée de
devant, une voix retentirait: “Y a-t-il un médecin dans la
salle?” Et une autre voix répondrait, depuis la rangée du
fond: “Moi, je suis médecin!” Alors, la voix du premier
rang dirait: “Alors, Docteur, il vous plaît, le ¿lm?”
A l’époque, Claude Moliterni était l’un des acteurs prédominants
de l’industrie française de la bande dessinée.
Je suppose que cet humour de Sarajevo m’a “contaminé”,
si bien que j’y ai parfois recours lorsque je rencontre des
auteurs ou des éditeurs dans un cadre informel, et la plupart
d’entre eux y sont sensibles. Une fois, à Paris, Claude Moliterni nous avait invités à une fête dans sa maison luxueuse
de la rue Jussieu, et Gordon Bess (le créateur de l’hilarant
strip “Redeye”) m’avait conseillé de quitter le monde de la
bande dessinée pour venir aux Etats-Unis écrire des sitcoms, car je pourrais y faire fortune en un rien de temps.
Je suis content de ne pas l’avoir écouté.
Ervin Rustemagiü
Sarajevo, 8/08/2010
Foire aux livres de Francfort, 1988: Richard Marschall, Blaženka
Papiü, Zlata Grujiü, Martin Lodewijk, Ervin, Hermann et Jacques Post.
Bruxelles, 1979: Hermann, André Franquin et Ervin.
Angoulême 2 (1975): Jacques Tardi reçoit le
prix du meilleur dessinateur français.
Le jury international du festival de BD de Gijón, Espagne, en
1973: David Pascal, Osvaldo Cavandoli, Luis Gasca, Ervin
Rustemagiü et Antonio Martin.
Sussex, 1981: James Herbert, écrivain d’horreur britannique à succès, se plaignait
de ce qu’il troublait toujours les journalistes lorsqu’ils lui demandaient quel écrivain
l’avait le plus inÀuencé, et qu’il répondait “Warren Tufts”. James me disait d’un air
incrédule qu’aucun d’eux n’avait jamais entendu parler de Tufts.
Au Festival de Lucques en 1997: Martin Lodewijk, Don Lawrence et
Ervin devant une grande exposition des planches originales de Don.
Bruxelles, 1976: Examen des celluloïds de “Daisy Town”, adaptation animée
d’une aventure de Lucky Luke, en compagnie de son dessinateur Morris.
Barcelone, Juin 2006: Maja Rustemagiü avec son père et Sergio
Bleda. SAF détient les droits universels des huit albums de Bleda.
Foire aux livres de Bologne, 2009: Edvin Rustemagiü en compagnie
de Pia Banerjee-Rikkonen, directrice marketing d’Egmont Finlande (à
gauche), et Marjaana Tulosmaa, directrice générale de la compagnie.
Festival de Lucques, 1984: Ervin reçoit le prix “Yellow Kid” du meilleur éditeur
de bandes dessinées en 1983 et 1984.
Au même festival, Burne Hogarth, dessinateur de “Tarzan,” reçoit le prix de
l’illustration, et Lee Falk, créateur du “Fantôme” et de “Mandrake le Magicien,”
reçoit un “Yellow Kid” pour l’ensemble de son œuvre.
La statuette du “Yellow Kid”, ou ce qu’il en restait,
fut retrouvée parmi les cendres des bureaux de
SAF à Sarajevo. Elle se trouve à présent dans
nos locaux de Celje, posée sur un morceau de
brique également récupéré dans les ruines de
SAF à Sarajevo.
SAF continue de recevoir des invités
Depuis l’époque où SAF a été fondée à Sarajevo en 1971 et jusqu’au début de la
guerre en 1992, de nombreux invités du monde de la BD nous ont rendu visite chaque
année. Malheureusement, nous n’avons pas de photos de Sarajevo datant de cette
période, hormis quelques-unes publiées dans nos précédentes newsletters. Après sa
visite à Sarajevo, l’auteur français de BD François Corteggiani écrivait dans un article qu’il n’était pas allé à Sarajevo, mais à SAFajevo, car durant son séjour dans nos
locaux, il avait été tellement écrasé de travail qu’il n’avait quasiment pas vu la ville.
Après notre déménagement en Slovénie, quand SAF a repris son activité en 1994,
nous avons maintenu notre tradition d’hospitalité, si bien qu’ici également, nous recevons des invités tous les ans. Hermann et son épouse Adeline nous ont rendu visite
à Celje en 1994 (photo de gauche) et sont revenus plusieurs fois par la suite. Joe Kubert et son épouse Muriel ont fait de même.
Muriel et Joe Kubert devant le bâtiment de SAF à Celje lors de leur seconde visite à l’été 2001.
Celje, 2009: Ervin et Mike Richardson, propriétaire et PDG de
Dark Horse Comics, lors de sa deuxième visite.
Eduardo Risso, dessinateur argentin de SAF, en compagnie des
employés de SAF Jožica Klinar et Josip Gudlin, Celje, 2010.

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