Sortir de l`ombre - Groupe de recherches sur les enjeux sociaux

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Sortir de l`ombre - Groupe de recherches sur les enjeux sociaux
Université de Provence - Aix-Marseille 1
UFR Civilisation et Humanité
Département d’ethnologie
"Sortir de l'ombre"
Etude anthropologique des associations de
femmes à Lifou
(Nouvelle-Calédonie)
Mémoire de maîtrise présenté par Hélène Nicolas
Sous la direction de Françoise Douaire-Marsaudon
Septembre 2003
2
REMERCIEMENTS
Je tiens tout d’abord à faire preuve d’humilité devant les vieux et les vieilles de Lifou,
devant les chefs, les gens des Eglises, devant les hommes et les femmes, les garçons et les
filles, et devant les enfants de Lifou. Si ce travail est scientifique, il n’a et ne peut avoir la
profondeur et la sagesse des paroles des gens de Lifou. Je tiens aussi à dire toute l’admiration
et toute l’affection que je porte à tous les gens de Lifou qui m’ont accueillie, aidée, conseillée,
et tellement appris, bien au-delà de ce travail.
Ce mémoire est réalisé selon une approche anthropologique. Je suis donc partie de
quelques principes fondamentaux : en premier lieu, j’ai considéré que tous les humains sont
égaux, blancs ou noirs, hommes ou femmes, d’une culture ou d’une autre, mais que toutes les
sociétés par contre produisent des inégalités, par des moyens qu’il convient d’étudier. Ensuite,
j’ai tenté de n’adhérer à aucun des points de vue de mes interlocuteurs, mais bien plutôt de les
prendre tous en compte, de les traduire et de les confronter. Je m’excuse d’avance devant les
Lifous, car il y a peut-être des erreurs. Il est aussi bien évident que chacun a sa propre
interprétation, et je ne cherche pas par ce travail à imposer la mienne. Au contraire, ce travail
comparé donnera, je l’espère, une vision extérieure de la situation, qui pourra, comme me
l’avait demandé des gens de Lifou, donner des éléments de réflexion pour construire l’avenir.
Je remercie spécialement les femmes des associations étudiées pour leur aide et de leur
confiance. J’admire énormément le travail qu’elles font, et l’intelligence qui guident leurs
actions. Merci à tous les gens de Lifou qui m’ont accueillie, aidée, soutenue dans ce travail :
la famille Passa, la famille Qenenöj, la famille Saulia, Denise Kacatr, Yamele Kacoco, Walli
Tetuani, la famille Kakue. Merci à tous les gens de Traput, spécialement à Qömeqatr,
Onidraqatr et Waiwewe. Merci à la reine Bula. Merci aux gens de Tingeting, et à ceux de
Drueulu, la reine Zeula, Ponihmë, Kamaqatr… Oleti atra qatr !
Merci à ma grand-mère, à mon père, à ma mère, à mon beau-père et à ma sœur, ainsi
qu’à Julien, pour leurs soutiens financiers, psychologiques, logistiques, et pour leur intérêt
pour ce travail. Merci à tous ces gens qui m’ont aidée : Jean-Brice Herrenschmidt, Pierre Luu,
Catherine Adi, Christine Salomon, Raphaël Verhaeren, et tous mes ami(e)s. Merci à Françoise
Douaire-Marsaudon, ma directrice de maîtrise, qui m’a énormément aidée durant la longue et
douloureuse phase de rédaction.
3
Sommaire
Avertissements
Introduction……………………………………………………………..……p 8
Première partie: Quelques traits saillants de
la condition féminine
Introduction......................................................................................................................p 28
Chapitre 1:
Lifou, une société traversée par trois hiérarchies
A/ Lifou, « une société traditionnelle » ? ………………………………………...p 29
B/ « Chacun a sa place, tout le monde a une place » : le cycle de la vie........ p 31
C/ « J’existe parce que tu es, je suis parce que tu existes » : réciprocité et
Hiérarchies…………………………………………………………………………..p 33
D/ Le respect et l’humilité…………………………………………………………….p 37
E/ De nouvelles cartes…………………………………………………………………p 40
Conclusion ………………………………………………………………………………p 42
Chapitre 2 : un rôle maternel valorisé… et contrôlé
A/ Apprendre à devenir une femme………………………………………………….p 43
B/ Une sexualité ambivalente…………………………………………………………p 50
4
C/ Les relations conjugales…………………………………………………………..p 57
Conclusion………………………………………………………………………………p 65
Chapitre 3 : Les femmes comme ‘liant’ de la société
A/ Les femmes garantes de l’équilibre social……………………………………..p 67
B/ Dans l’ombre de la chefferie……………………………………………………..p 70
C/ Femmes bénéfiques ou dangereuses ?.................................................................p 74
Conclusion………………………………………………………………………………p 79
Conclusion
Deuxième partie : Les associations de
femmes : un nouvel engagement social
Introduction…………………………………………………………………………….p 83
Chapitre 4 : S’associer
A/ La création des associations de femmes………………………………….…….p 88
B/ Pourquoi s’associer entre femmes ?......................................................................p 93
C/ Se réunir et parler………………………………………………………………….. p 95
Conclusion……………………………………………………………………………… p 98
5
Chapitre 5 : S’organiser
A/ Les participants………………………………………………………………………p 99
B/ Temps, lieux et financement des activités……………………………………. p 108
C/ Des hiérarchies……………………………………………………………………. p 115
Conclusion………………………………………………………………………………p 123
Chapitre 6 : Activités et paroles
A/ Historique des activités…………………………………………………………...p 124
B/ S’exprimer…………………………………………………………………………..p 131
Conclusion………………………………………………………………………………p 135
Conclusion
Troisième partie : Les associations de
femmes, actrices d’un renouveau
identitaire.
Chapitre 7 : Devenir actrices de son identité
A/ Une communauté féminine……………………………………………………….p 141
B/ Parler en actes: agir en tribu………………………………………………………p 143
C/ Des instances de représentation des femmes………………………..…………p 145
6
Conclusion………………………………………………………………………………p 148
Chapitre 8:
L’idéal social de féminité véhiculé par les associations
A/ Valoriser et élargir son rôle traditionnel………………………………………p 149
B/ Une réflexion sur les conditions de vie des femmes………………………..p 154
C/ Des solutions proposées…………………………………………………………p 160
Conclusion……………………………………………………………………………..p 163
Chapitre 9 :
Les associations de femmes au sein des transformations de
l’identité féminine
A/ Le corps et la sexualité des femmes……………………………………………p 165
B/ Travailler……………………………………………………………………………p 170
C/ Hommes et femmes : construire le pays ensemble…………………………. p 173
D/ De nouveaux ressorts dans la construction de l'identité personnelle des
femmes…………………………………………………..………………………......p 180
Conclusion……………………………………………………………………………..p 184
Conclusion……………………………………………………………… p 187
Bibliographie………………………………………………………………………p 194
Filmographie………………………………………………………………………p 204
7
Avertissements
Les passages en italique se réfèrent aux discours des personnes de Lifou, qu'ils soient
entre guillemets ou présentés à la ligne.
Je mettrais en référence les noms, âges, professions et statuts des personnes interrogées,
excepté lorsque cela peut leur porter préjudice : dans ce cas-là, je garderai l'anonymat de mes
interlocuteurs.
Les noms en "drehu" (langue de Lifou) seront orthographiés selon l'écriture proposée
dans le dictionnaire de Léonard Drilë Sam, "Dictionnaire Drehu-Français", Langues
Canaques, n° 16, Nouméa, Coédition C.T.R.D.P. et C.P.R.D.P.
8
INTRODUCTION
L’objet de ce mémoire de maîtrise est l’étude des associations de femmes de Lifou, en
Nouvelle-Calédonie.
Lifou, terrain de mes recherches, est la plus grande des îles Loyauté de la NouvelleCalédonie. Evangélisée dès 1842, elle est depuis 1864 une colonie française. La colonisation
lie dès lors cette île du Pacifique au reste de la Nouvelle-Calédonie dans un destin commun.
Cependant, Lifou ne connut pas les spoliations foncières et les regroupements en réserves qui
décimèrent la population mélanésienne indigène de la Grande Terre, bouleversant leur
organisation sociale. A Lifou, les pasteurs anglais et les maristes français regroupèrent les
habitats autour des temples et des églises, et l’administration coloniale délimita trois districts,
nommant à leur tête les trois grands chefs d’alors, ainsi que des petits chefs de ‘tribu’, choisis
en général parmi les sujets des grands chefs. Selon R.K. Howe1, les structures politiques de
Lifou se sont stabilisées, et la religion chrétienne et l’administration coloniale furent souvent
instrumentalisées par les chefferies lifous2.
Si Lifou n’a pas été le théâtre des violences qu’a connues la Grande Terre depuis 150
ans, les insulaires participent depuis les années 1970 aux luttes et aux revendications
d’indépendance du peuple kanak. Selon J-M. Tjibaou3, leader indépendantiste, ces luttes se
sont accompagnées d’un renouveau identitaire des populations autochtones, demandant le
droit d’exister dans la dignité. Ainsi, les populations mélanésiennes insulaires, dont les
langues (28 aujourd’hui) et les coutumes varient, revendiquent l’appartenance à un peuple
« kanak », détournant cet adjectif les stigmatisant autrefois comme des ‘sauvages’.4
1
R.K.Howe, 1978, Les îles Loyauté. Histoire des contacts culturels de 1840 à 1900, Nouméa, Publication de la
Société d’Etude Historiques de la Nouvelle-Calédonie.
2
Ce point sera développé dans le premier chapitre.
3
J-M. Tjibaou, 1976, Kanaké, Mélanésien de Nouvelle-Calédonie, Papeete, Editions du Pacifique.
4
« En langue hawaïenne, kanak signifie ‘homme’. Au 18e et dans la première moitié du 19e siècle, ce mot est
utilisé indifféremment par les Européens pour désigner tous les autochtones d’Océanie (…). Les tout premiers
occupants de la Nouvelle-Calédonie vont reprendre le mot à leur compte, quand, à partir de 1970, ils voudront
stigmatiser le colonialisme et affirmer leur identité. » in A.Bensa, 1995, « Chroniques kanak. L’ethnologie en
marche ». Ethnies, n° 18-19, vol 10. Des auteurs ne l'accordent pas, d'autres l'accordent en genre et en nombre;
pour ma part, je l'accorderai.
9
Les affrontements violents entre les indépendantistes et les polices coloniales des
années 1980 firent petit à petit place à des processus de négociation entre les Kanaks, (un peu
moins de la moitié de la population), les Caldoches (descendants des premiers colons
français), les populations immigrées depuis une ou plusieurs générations (Indonésiens,
Fidjiens, Wallisiens et Futuniens, Tongiens, etc.), et l’Etat français. Les Accords de Matignon
(1988), puis les Accords de Nouméa (1998), furent signés, pariant sur la possibilité de
construire un avenir commun pour les habitants de cet archipel du Pacifique. Les Accords de
Matignon mettent en œuvre un programme de rééquilibrage des richesses, de développement
économique, par régionalisation : les Provinces Nord, Sud et des Iles Loyautés sont créées à
cet effet. La reconnaissance des langues kanakes, la réappropriation de terres ancestrales,
l’arrêt des migrations métropolitaines, la mise en place de politiques de formation et la gestion
des Provinces par des Kanaks sont autant de transformations et de défis pour cette population
autochtone. Les Accords de Nouméa tracent la voie vers l’indépendance, votée par
référendums successifs, sur une période de vingt ans.5 En pays kanak, l’enjeu est de taille : il
s’agit de « construire le pays » afin d’accéder à une indépendance politique et financière, ainsi
que de réduire les disparités économiques qui accentuent les divisions entre les communautés.
Depuis la création des Provinces (1991), les associations loi 1901 se sont multipliées en
milieu kanak : structures intermédiaires souples, elles permettent de bénéficier d’un cadre
légal et de subventions pour toutes sortes de nouvelles initiatives. Lifou, milieu rural, est
traversé par ces nouvelles dynamiques : gestion d’un pouvoir politique local et national, mise
en œuvre de programmes de développement économique… Dans cette île de 22 000
habitants, mais dont 10 000 vivent à Nouméa, on dénombre la création de 784 associations,
dont 46 associations de femmes.
Les associations de femmes que j’ai observées ont des objectifs divers : religieux,
économiques, sanitaires ; et des activités multiples : tressage, couture, cuisine, réunions
ludiques (bingos, jeux…) et religieuses pour les groupes de femmes de l’Eglise, organisation
de ventes et bals de solidarité et créations de petites banques de solidarité, travaux pour
l’amélioration de la qualité de vie de la tribu, organisation ou accueil de campagnes de santé,
d’information en matière de droits, d’éducation, de contraception, (etc.), création d’emplois
‘solidarité’ tels les RIL (Revenu d’Insertion des Iles), formations en couture, en gestion du
5
A.Pitoiset, 1999, Nouvelle-Calédonie. Horizons pacifique, Paris, Editions Autrement : pp 180-196.
10
budget familial ou d’une entreprise, organisation de voyages, etc … Ces associations ont des
fonctionnements différents. Chapeautées ou non par des hommes, elles fonctionnent par
élections et/ou par propositions émanant des vieilles femmes et des leaders. Certaines font
appel à des subventions, d’autres puisent dans les revenus des participantes, d’autres créent
des activités lucratives, etc…
Cependant, elles ont en commun de permettre aux femmes des tribus de se réunir entre
elles autour d’un projet concernant la collectivité, mais aussi avec des femmes de l’île et de la
Nouvelle-Calédonie. Sortant ainsi les femmes de « l’isolement de l’espace domestique »6, les
associations offrent aux femmes kanakes de Lifou non seulement un nouveau terrain d’action,
mais aussi un nouvel espace de parole, dans cette société patrilocale et patrilinéaire, où la
parole et le pouvoir de décision finale sont des prérogatives masculines.
Le choix du sujet
Le choix de ce fait social comme objet d’étude a été motivé initialement par mes
lectures sur le peuple kanak. En effet, les court écrits concernant ces associations me sont
apparus comme paradoxaux : d’un côté, la société kanake était décrite comme une société à
forte domination masculine, où les femmes étaient « exclues des sphères du pouvoir
politique »7, et d’un autre côté, pour D. Kacatr et E. Waidremu8, ces femmes auraient à jouer
« un rôle important dans la société kanake de demain ». Selon Rolande Trolue, elles seraient
même celles par qui les choses bougeront en Nouvelle-Calédonie9. Comble du paradoxe, à
mon arrivée à Nouméa, deux femmes métropolitaines, étant censées bien connaître des
femmes de Lifou, m’affirmèrent l’une que c’était une société matriarcale, et l’autre que les
femmes étaient considérées dans la hiérarchie sociale plus bas que les poules…
Par ailleurs, les associations de femmes sont décrites par J-M. Tjibaou10, comme un
lieu de revendication de l’identité kanake, tandis que C. Salomon les analyse comme un
facteur de l’évolution de la construction sociale des genres, car de plus en plus d’associations
dénoncent les violences faîtes aux femmes, tout en leur permettant d’avoir des activités autres
que leurs tâches domestiques.
6
C.Salomon, 2000a, « Hommes et femmes. Harmonie d’ensemble ou antagonisme sourd ? », in A.Bensa et
I.Leblic, En Pays kanak, Paris, Mission du patrimoine ethnologique, cahier 14 : p 312
7
C.Salomon, 2000a : p 313
8
E. Wadraimu, D.Kacatr, 1996, Notre pays demain, Nouméa, Le Niaouli.
9
Y.Pelletier, 2002, Etude qualitative sur les violences conjugales, familiales, et sexuelles faites aux femmes
kanak en Nouvelle-Calédonie, étude pour le compte du Bureau des femmes de la CPS, Nouméa : p18
10
J.M.Tjibaou, 1976 : chapitre Le projet des femmes ou la renaissance.
11
Mon premier questionnement a donc été le suivant : qu’est-ce qui se joue d’important
pour ces femmes kanakes lorsqu’elles entrent dans ces associations et participent à leurs
activités ? Est-ce avant tout leur identité ‘culturelle’, le fait d’être ‘kanake’ ? Ou est-ce
prioritairement leur identité de sexe/genre, c’est-à-dire le fait d’être femme ? Quels impacts
ont ces associations sur la société calédonienne, société où la construction de l’avenir est un
enjeu fondamental, présent à tous les esprits ?
Terrain et questionnement
Les recherches sur le terrain ont rapidement démontré qu’il fallait déplacer ce
questionnement. Le terrain fut en effet l’objet de nombreuses surprises et difficultés. J’ai
habité durant deux mois et demi dans trois familles, dans les trois districts, chez le pasteur de
Traput, celui de Tingeting, et le petit chef de Drueulu, et quelques jours chez une institutrice
d’une part, et chez une retraitée catholique d’autre part. Très tôt, j’ai découvert que je n’étais
pas une ‘femme’ à Lifou, mais une ‘fille’, et une étrangère, "la dernière arrivée", ce qui me
donnait dans la société lifou et dans les associations de femmes (pas de filles), un statut
particulier. Accueillie et honorée comme étrangère respectant les règles coutumières, j’étais
aussi maternée, inclue dans des relations de pseudo-parenté, sous la protection des clans
m’accueillant. Participant au maximum à la vie quotidienne des Lifous, vivant, mangeant,
travaillant avec eux, j’ai réalisé des observations participantes au sein de deux associations :
l’une est le "groupe des femmes" de l’Eglise Evangélique du district de Lössi, et la seconde
est l’association des « Femmes et Filles de Lifou », rattachée à la Délégation aux Droits des
Femmes de la Province des Iles. J’ai recueilli aussi des entretiens et une documentation
importante sur l’association « Le Mouvement des Femmes vers un Souriant Village
Mélanésien ». Je comparerai ces trois associations, comparaison complétée par des entretiens
avec cinq autres associations de l’île, par les écrits et reportages produits par et sur les
associations, et le colloque de l’Union des Femmes Citoyennes sur la parité en politique 11,
lequel a réuni nombre de leaders des associations de femmes de la Nouvelle-Calédonie.
Les entretiens semi-directifs que j’ai menés et les discussions avec les Lifous ont été
l’occasion de nombreux apprentissages. J’ai réalisé les entretiens en français, excepté
lorsqu’un ami voulait bien faire la traduction. J’ai du abandonner l’appareil enregistreur et
renoncer à employer des termes tels que ‘activités’, ‘buts’, ‘motivations’, ‘identité’, etc., car,
11
Colloque à la Communauté du Pacifique Sud : « Femme Kanak du 21e siècle et politique. En politique, la
femme kanak entre tradition et modernité », organisé par l’Union des Femmes Citoyennes, le 7 mars
2003, Nouméa.
12
dans bon nombre de cas, ceux-ci avaient un effet inhibant. Ils mettaient manifestement mes
interlocuteurs dans une situation de « domination symbolique » au sens où l’entend
P.Bourdieu, puisque ceux-ci ne maîtrisaient ni la technologie, ni la langue française
académique.12 Modifiant ma technique d’enquête, je me suis pliée de plus en plus aux modes
de transmission de la parole lifou (par exemple aller voir les "vieux" avec une "coutume", et
les écouter en intervenant peu), mais je m’en suis ensuite détachée, car la gestion de la parole
fait l’objet d’enjeux de pouvoirs considérables en milieu kanak, et sa répartition exclut
nombre d’acteurs, considérés comme illégitimes. Je recueillais alors des discours très
intéressants, mais fortement idéologiques, normés, sur la société lifou. Ensuite, j’ai tenté
d’avoir des entretiens et des discussions avec des personnes n’ayant pas l’habitude de
produire des discours sur leur société, comme par exemple des jeunes mariées, des femmes
n’ayant pas de fonction sociale particulière, des filles, des garçons... J’utilisais dès lors des
modalités de relance lifou (hausser les sourcils pour approuver, demander « kalolo ? », (c’est
bon ça ?), …) qui ont permis de recueillir des témoignages ‘sincères’, et non des réponses
brèves à un questionnaire... Les relations amicales qui se sont développées à la fin de mon
séjour ont permis de recueillir des confidences, qui se sont révélées très précieuses quant à
l’éclairage de notions et de pratiques dont on me parlait le plus souvent de façon générale et
non dans la complexité d’un vécu.
Les associations de femmes ne faisant pas l’unanimité auprès de bon nombre
d’hommes et de notables, je me suis donc attachée à faire des entretiens avec des personnes
ayant des positions sociales, des âges, des sexes, des avis, des opinions politiques, des
appartenances religieuses, associatives, des niveaux de diplômes et des places dans les
associations différenciées : un large panel de la population. La diversité de ces contacts a mis
au jour la richesse des réflexions et des interprétations des acteurs sociaux, ainsi que de
fréquentes divergences d’opinions. Ceci a occasionné des situations conflictuelles, car
certains Lifous considéraient qu’une anthropologue française n’avait pas à écrire sur les
femmes de Lifou. L’une des raisons était que j’écoutais des personnes qui n’ont pas la parole
habituellement, et pouvais donc faire émerger des faits ‘gênants’, et ‘mal les interpréter’.
D’autres acteurs étaient intéressés cependant par ce projet, car, comme le dit C. Salomon,
« parmi les enjeux politiques et sociaux qu’affrontent les populations mélanésiennes de
Nouvelle-Calédonie, la transformation des relations « traditionnellement » établies entre les
sexes n’est pas des moindres. »13
12
13
P.Bourdieu, 1993, La misère du monde, Paris, Seuil : « Comprendre », pp 903-925
C.Salomon, 2000a : p 311
13
La comparaison entre les pratiques et les discours a été très fructueuse : le point de vue
émique concernant les femmes de Lifou est soit très conventionnel, idéologique (comme les
discours coutumiers, valorisant un idéal social), soit relate des faits dramatiques, par exemple
des violences faites aux femmes. L’observation participante a donc été une méthode
essentielle dans la compréhension de l’écart entre les différents discours, et entre les dires et
les faits.
La problématique
Le premier constat auquel je n’étais pas préparée fut que les associations de femmes
sont surtout des associations de mères : on n’est adulte, responsable à Lifou qu’après être
mariée, et avoir eu un enfant. De plus, leurs activités n’avaient pas, à première vue, grand
chose à voir avec la redéfinition de leur identité de sexe, la négociation d’un meilleur statut
pour les femmes, ou avec des revendications identitaires… Les membres des associations de
femmes disaient que ces groupes féminins leur permettaient de s’impliquer plus dans la vie de
la tribu, et que leurs objectifs étaient l’amélioration des conditions de vie en tribu. Pas de
revendications féministes ou indépendantistes donc.
J’ai aussi remarqué sur le terrain qu’il existe d’autres termes de l’engagement féminin.
L’engagement des femmes en politique dans des partis ou des syndicats, dans les luttes
indépendantistes (qui reste à étudier), est un élément essentiel pour la compréhension de
l’implication des femmes dans la construction de l’identité culturelle du pays, et dans la
redéfinition de la construction des genres. La réussite scolaire des filles, le salariat des
femmes, la possibilité d’aller habiter à Nouméa, de faire appel au droit français, sont autant de
facteurs de transformation de l’identité culturelle et sexuelle. Les associations de femmes de
Lifou ne sont donc pas à elles seules révélatrices ou moteurs de l’ensemble des
transformations que connaît la construction du genre en Nouvelle-Calédonie ! Cependant, il
me paraît possible d’avancer l’hypothèse selon laquelle ces associations constituent un
élément crucial pour comprendre la façon dont se construit l’identité personnelle des femmes
à Lifou aujourd’hui.
Qu’est-ce que l’étude anthropologique des associations de femmes de Lifou peut nous
apprendre sur les rôles que jouent les femmes d’aujourd’hui dans la société ? En quoi une
telle étude permet-elle d’éclairer les formes contemporaines de la construction de l’identité
féminine et d’en mettre au jour les enjeux ?
14
Trois auteurs ont déjà abordé, de près ou de loin, le phénomène des associations de
femmes. L’anthropologue C. Salomon, dans ses travaux sur les rapports sociaux entre les
sexes, sur la personne et le genre en Grande Terre et sur les violences faites aux femmes et
leur usage du droit français, affirme que les femmes kanakes, « organisées dans des
associations de femmes, religieuses ou laïques, (elles) refusent ouvertement de se laisser fixer
dans les limites de ce refoulement et osent dénoncer publiquement les violences sexuelles et
domestiques dont elles sont victimes, interpellant les autorités coutumières (exclusivement
masculines) à ce sujet. »14 Trois choses donc : refus de rester confinées dans l’espace
domestique, participation à d’autres activités que les tâches « traditionnellement » établies, et
dénonciation du mauvais traitement dont les femmes sont victimes.
Y Pelletier, dans son travail de maîtrise sur les associations de femmes kanakes, oriente
sa réflexion sur les violences que subissent les femmes, focalisant donc son analyse sur des
associations telles que SOS Violences Sexuelles. Dans l’étude qu’il a effectuée pour le
compte du Bureau des femmes du Secrétariat général de la Communauté du Pacifique Sud, il
affirme : « Elles (les femmes kanakes) font le lien entre leur rôle traditionnel et les réalités du
monde moderne en s’investissant dans l’association de femmes du village. »15 Il considère que
les violences sont un symptôme socioculturel, et que les femmes, tout en veillant à préserver
leur rôle traditionnel, s’adaptent à la ‘modernité’, ce qui les pousse à revendiquer un meilleur
statut.
A. Paini, dans sa thèse d’anthropologie sur la mobilité sociale et géographique des
femmes de Lifou, a étudié l’association « Le Souriant Village Mélanésien », à Drueulu, en
1991 ; association où j’ai moi-même travaillé lors de mon enquête. Attentive aux
représentations des rôles féminins et à la façon dont se construit l’identité féminine, A. Paini
affirme que les femmes négocient leur identité dans ce monde changeant au travers de
nouvelles formes de collectivités, dans lesquelles elles s’investissent en terme de maternité (la
maternité étant déjà leur ‘zone de pouvoir’ et leur implication sociale ‘traditionnellement’)16.
Dans ces deux dernières études sont nommées de façon générale « les femmes kanak »
comme si elles constituaient une classe homogène qui se prononçaient d’une même voix. Ces
études ne s'appuient pas sur une analyse précise des points communs et des divergences entre
les associations, de leurs activités, de leurs fonctionnements, et de leurs objectifs. Mon étude
14
C.Salomon, 1998 : p 98.
Y.Pelletier, Etude qualitative portant sur les violences conjugales, familiales et sexuelles faîtes aux femmes
kanak en Nouvelle-Calédonie, Nouméa, pour le compte du bureau des femmes du Secrétariat général de la
Communauté du Pacifique Sud.
16
A.Paini, 1993, Boundaries of Difference. Geographical and Social Mobility by Lifuan Women. Thèse de
doctorat, Australian National University.
15
15
tentera d’apporter une analyse précise et comparée de trois associations, dans le but de
comprendre qui participe, comment, à quelles activités, et à quelles fins. De même, les
recherches de C. Salomon ne concernent que le Centre Nord de la Grande Terre : la condition
féminine à Lifou est-elle comparable à celle étudiée sur la Grande Terre ? Le fait de
s’impliquer socialement pour l’amélioration de la vie quotidienne en tribu, comme l’affirment
les associations de femmes, est-il porteur de transformations de la condition féminine, et audelà, de l’identité de sexe des femmes de Lifou ?
Je suis donc repartie des données de terrain, dans une démarche inductive : l’analyse de
mon objet, les trois associations étudiées, et de leur fonctionnement afin de reformuler ma
problématique et mes hypothèses.
Je me suis d’abord attachée à comprendre qui étaient les participantes à ces associations.
La question est plus complexe qu’il n’y paraît car il s’agit non seulement de cerner qui vient
et qui ne vient pas, qui participe aux activités et qui n’y participe pas, mais encore, au-delà,
qui vient en tant que quoi. La question renvoie donc aux divers rôles sociaux des membres
féminins de ces associations, considérés aussi bien dans leur exercice des pratiques
associatives et/ou quotidiennes que des représentations que s’en font les femmes elles-mêmes
et le reste de la société.
L’analyse des fonctionnements de ces trois associations implique de se demander en
quoi ceux-ci sont traversés ou non par les hiérarchies existantes à Lifou. Souvent imbriquées
dans des enjeux religieux, claniques, politiques, et dans des habitudes « coutumières », il est
parfois difficile de cerner ce qui est du ressort propre de l’association.
Les activités réalisées au sein de ces associations diffèrent-elles des activités
quotidiennes des femmes de Lifou ? En quoi ces activités ont-elles un caractère ‘novateur’ ?
Quelles valeurs, quels idéaux sociaux, véhiculent-elles ? En quoi ces valeurs impliquent-elles,
ou non, une rupture avec l’ethos féminin, une évolution de celui-ci ?
L’analyse des pratiques associatives me permettra d’avancer l’hypothèse selon laquelle
ces mêmes pratiques transforment, à leur manière, lentement mais sûrement, la condition
féminine de Lifou : c’est le fait même de faire ce qu’elles font, qui donne de nouveaux
ressorts aux femmes de Lifou dans la construction de leur identité personnelle
16
Genres et identités
L’anthropologie des sexes a une longue histoire en Océanie. En effet, B. Malinowski
souligne dès les années 1930 l’intérêt de l’étude des rapports entre les sexes afin de
comprendre le fonctionnement des sociétés étudiées, tandis que M. Mead s’interroge sur la
part de la construction sociale dans la définition des deux sexes, anatomiquement différents.
Elle observe que la division du travail, les rôles et les caractères psychologiques accordés à
chaque sexe diffèrent d’une société à l’autre : elle conclut donc que les hommes sont éduqués
à ‘être des hommes’, et les femmes à ‘être des femmes’, selon des schémas qui relèvent de la
culture, et non de la nature. Dans les années 1940 à 1950, les études se concentrèrent sur la
division sexuelle du travail, valorisant le concept de ‘complémentarité naturelle’ : les sociétés
auraient organisé la répartition des tâches en fonction de prédispositions naturelles des
hommes et des femmes (les femmes étant plus ‘faibles’, moins mobiles durant leur grossesse,
etc…).17
Dès les années 1960, l’anthropologie féministe fournit une critique radicale de
l’anthropologie : les études menées jusqu’alors sont androcentrées, invisibilisant les femmes
comme actrices sociales (d’où des descriptions de rituels omettant complètement les femmes).
De plus, la croyance en une complémentarité ‘naturelle’ cache les mécanismes de domination
des hommes sur les femmes à l’œuvre dans les sociétés. Ceux-ci n’étaient pas forcément
perçus car ils étaient considérés comme ‘naturels’ par des anthropologues issus de sociétés
ayant des mécanismes similaires. Les études des « women studies » s’attachèrent à démontrer
que la division du travail et des rôles sociaux sont des construits sociaux qui agissent pour
soumettre les femmes. Ce courant remettra donc définitivement en cause l’idée d’une ‘nature’
associée à chaque sexe.
Les ‘women studies’ font place à ce que l’on nommera les ‘gender studies’ c’est-à-dire
les travaux sur les catégories de genre - ou l’ensemble des caractéristiques identitaires et des
fonctions accordées aux deux sexes - qui considèrent ces catégories de genre comme un
construit social, au même titre que les institutions sociales telles les chefferies, les systèmes
économiques, etc…. Les 'gender studies' critiquèrent les 'women studies', leur reprochant de
réaliser des études uniquement sur les femmes, répliquant ainsi l’erreur théorique des
17
De Murdoch J. 1892. "Ethnologiacl Results of the Point Barrow Expedition", in 9th Annual Report of the
Bureau of American Ethnology for 1887-1888, Washington, D-C : 3-441; à Leroi-Gourhan, 1964, Le geste et la
parole. Technique et langage. Paris, Albin Michel.
17
ethnographies androcentrées. Pour les études dites « de genre », il s’agit de prendre en compte
le masculin et le féminin comme des valeurs construites « en relation ».Cependant, une part
importante des travaux sur les relations de genre se fit en terme de pouvoir. La division
sexuelle du travail n’apparut plus comme le seul ressort de la domination masculine. La
reproduction et la sexualité, lieux dits ‘naturels’, furent appréhendés comme fondateurs de
l’ordre social : « le terrain de base des rapports sociaux de sexe » selon P. Tabet18. Il s’agit
aussi dans ce courant de pensée de comprendre comment la distinction entre les sexes traverse
et organise la vie en société (M. Godelier19). Les études comparatives telles celles de F.
Héritier20 s’attachèrent à analyser comment s’exercent et comment s’expriment de par le
monde les différentes formes de la domination masculine au sein des rapports sociaux et
comme dans la pensée symbolique.
Les post-modernes critiquèrent les analyses prenant ‘les femmes’ comme catégorie
universelle de pensée : en effet, le genre est construit de façon différente en fonction des
cultures et ne correspond pas forcément au sexe biologique, comme nous le montrent les rites
d’inversion, les rôles masculins parfois attribués aux femmes, ou encore les figures travesties
(ou transsexuelles) comme les « raerae » tahitiens. Pour M.Strathern, dans la lignée d’un
relativisme culturel, les notions de pouvoir, d’individus, d’égalité, utilisées dans les travaux
sur les catégories de genre sont des notions appliquées de façon ethnocentrique, calquées sur
des sociétés où ces notions ont une autre acception.
Dans une autre optique, M. Godelier, de par son étude sur les Baruyas 21, montre à quel
point la sexualité fonctionne comme une « machine ventriloque » : lieu de la reproduction
sociale, elle fonde la domination, totale chez les Baruyas, des hommes sur les femmes. Il
expliquera comment la part idéelle du réel22, ou les représentations collectives, les
interprétations communes des faits sociaux, partagées par les dominants comme par les
dominés, permet le consentement de ceux-ci à la domination, le langage idéologique faisant
apparaître la place des dominés comme ‘naturelle’, inscrite dans l’ordre des choses, dans leur
18
P.Tabet. 1985. « Fertilité naturelle, reproduction forcée », in N.-C. Matthieu (dir.) L’arraisonnement des
femmes. Essais en anthropologie des sexes. Paris, EHESS : pp 61-146.
19
M.Godelier, 1982, La production des Grands Hommes, Paris, Fayard.
20
F. Héritier, 1981, « Fécondité et stérilité : la traduction de ces notions dans le champ idéologique au stade
préscientifique » in Sullerot E. Le fait féminin. Paris : Fayard :pp 387-396.
21
.M.Godelier, 1982.
22
M.Godelier, 1978, « La part idéelle du réel. Essai sur l’idéologie. » L’Homme, vol 18 (3-4) : pp 155-188.
18
corps. Cependant, N-C Matthieu23 argumente que « céder n’est pas consentir », rappelant que
les conditions de fatigue physique (travail et garde des enfants épuisants), psychologique, de
violences symboliques et physiques, d’exclusion des femmes du savoir social et des sphères
de décision sont, dans certaines sociétés, extrêmes. L’oppression est aliénante : on ne peut
donc pas dire que les femmes consentent à la domination, car consentir sous-entend que l’on a
son libre arbitre, ce qui n’est pas le cas.
N.-C. Matthieu définit le concept de genre en ces termes : « Toutes les sociétés
élaborent une grammaire sexuelle (du ‘féminin’ et du ‘masculin’ sont imposés culturellement
au mâle et à la femelle) mais cette grammaire idéelle et factuelle outrepasse parfois les
évidences biologiques. D’où l’utilité des notions de ‘sexe social’ ou de ‘genre’ pour analyser
les formes et les mécanismes de la différentiation sociale des sexes. »24 Car il est important de
considérer qu'il existe une "différenciation" des sexes, ce qui signifie que la différence entre
les sexes s'instaure dans un processus, et ne repose pas une différence 'de nature'.
F. Héritier25, dans une perspective post-structuraliste, cherche l’origine de ce qu’elle
observe comme un fait universel : la valence différentielle des sexes. « En résumant, on
pourrait dire que la différence entre les sexes est, toujours et dans toutes les sociétés,
idéologiquement traduite dans un langage binaire et hiérarchisé »26 (c’est-à-dire que le pôle
masculin, par exemple fort, courageux, chaud, sera supérieur au pôle inverse, féminin, faible,
peureux, froid, etc…). L’origine de cette disparité résiderait dans le fait que tous les humains
eurent à penser ce fait biologique principal : l’humanité est divisée en deux sexes, et les
femmes ont le pouvoir exorbitant de donner des enfants des deux sexes27. La domination
masculine, inscrite dans la pensée de la différence, s’applique à tout l’univers social.
P. Bourdieu28 analyse en Algérie comment la différence biologique est interprétée.
Celle-ci ‘naturalise’ les rapports de domination : le monde social et biologique et les
structures objectives et cognitives étant traversés par cette distinction hiérarchisée, la
domination est invisibilisée, paraissant dans l’ordre des choses, naturelle.
23
N-C.Matthieu, 1985, « Quand céder n’est pas consentir. Des déterminants matériels et psychiques de la
conscience dominée des femmes, et de quelques-unes de leurs interprétations en ethnologie », in N-C.Matthieu,
éd, L’arraisonnement des femmes. Essais en anthropologie des sexes. Paris, Ed. de l’EHESS.
24
N.-C. Matthieu. 2000. « sexes (différenciation des) », in Bonte P. et Izard M. Dictionnaire de l’ethnologie et
de l’anthropologie. Paris : Presses Universitaires de France : p 661.
25
F.Héritier, 1995, Masculin/féminin. La pensée de la différence. Paris, Odile Jacob.
26
F.Héritier. 1981. « La femme dans les systèmes de représentation. Entretien avec F.Héritier. » in Sullerot.E
(dir). Le fait féminin. Paris : Fayard : p 397.
27
F.Héritier. 2001. Masculin/féminin 2. Dissoudre la hiérarchie. Paris : Odile Jacob.
28
P.Bourdieu, 1998, La domination masculine, Paris, Seuil.
19
Cécile Barraud29, dans l’optique de L. Dumont, insiste sur le fait que les relations de
sexe doivent être étudiés dans un système de relation et de valeur. Elle s’attache à analyser
comment les sociétés spécifiques opèrent une « distinction » des sexes, notamment dans le
vocabulaire de parenté.
Nous voyons donc la richesse et la diversité des recherches que l’anthropologie des
genres a générées ; même si les notions de pouvoir, de différence, d’autonomie (etc.), sont
discutées, et orientent les recherches différemment, la place et la caractérisation de chaque
sexe n’apparaît plus comme un phénomène naturel, tant l’interprétation des différences
biologiques des sexes varie dans chaque société ; mais est simultanément le véhicule d’une
idéologie, classant les êtres et les choses en positions hiérarchisées.
La Nouvelle-Calédonie a longtemps été oubliée dans les études sur les genres, pourtant
fréquentes en Mélanésie, la Papouasie Nouvelle-Guinée étant même un terrain de prédilection
de ces travaux. « En Mélanésie, l’opposition mâle/femelle dont les termes sont à la fois
symétriques et complémentaires, constitue la base de toute la conceptualisation de l’ordre
social » affirme A. Weiner30. R. Guideri souligne la récurrence de la figure de la confrontation
entre les sexes, l’opposition construisant deux identités, souvent hiérarchisées.31 Cependant,
les ethnographies des peuples mélanésiens montrent la diversité des rapports entre les
hommes et les femmes. La société Baruya, étudiée par M. Godelier32, est une ‘société
viriarcale’, c’est-à-dire avec une domination totale des hommes sur les femmes selon N-C.
Matthieu33, tandis qu’Annette Weiner analyse chez les Trobriands comment les femmes ont
leur forme de pouvoir spécifique, cosmique et éternel, rendu public lors des cérémonies de
deuil, (cérémonies que B. Malinowski avait ‘oubliées’ dans ses descriptions des
Trobriandais).
Les sociétés kanakes, à chefferies aristocratiques34, sont patrilinéaires et virilocales.
Christine Salomon étudie, dans le Centre Nord de la Grande Terre, le « terrain de base des
rapports sociaux de sexe » : la reproduction, ses représentations, sa gestion et son contrôle,
29
C.Barraud, C.Alès (dir), 2001, Sexe relatif ou sexe absolu, Paris, Editions de la Maison des Sciences de
l’Homme.
30
A.Weiner, 1983, La richesse des femmes, ou comment l’esprit vient aux hommes. Iles Trobriand. Paris, Seuil :
p 78.
31
R.Guideri, 1975, « Note sur le rapport mâle-femelle en Mélanésie », L’Homme, vol 15, avr-juin 1975 : pp
103-119.
32
M.Godelier, 1982, La Production des Grands Hommes, Paris, Fayard.
33
N-C.Matthieu, 1998, « Remarques sur la personne, le sexe et le genre », Gradhiva, n°23 : pp 47-60.
34
A.Bensa, 1995, « Chroniques kanak, l’ethnologie en marche », Ethnies, vol 10, n°18-19.
20
dans l’optique de P. Tabet35. En pays kanak, la maternité est survalorisée, tandis que la
sexualité est considérée comme dangereuse, polluante pour les hommes et la société. Le
pouvoir des femmes de donner des enfants est certes valorisé, mais les enfants ‘appartiennent’
au père et à son clan. Si la complémentarité est mise en avant, celle-ci implique une
dimension hiérarchique et une disparité : les hommes occupent les fonctions politiques,
valorisées, tandis que les femmes assument un rôle reproductif et d’entretien domestique, à
accomplir avec humilité.
« Dans la nature, la demeure, l’organisation sociale, tout est homme ou femme, et c’est
là la première classification dont il ne faut jamais se départir. »36affirmait M. Leenhardt.
L’espace-temps est en effet marqué par la division de l’univers en deux pôles sexués, mais
hiérarchisés remarque C. Salomon. Cette idéologie fait apparaître la différence hiérarchisée
entre les hommes et les femmes comme inscrite dans la nature et donc inéluctable. Nous
sommes loin de l’ « harmonie d’ensemble »37 vantée par M. Leenhardt, les rapports entre les
sexes étant le lieu d’un « antagonisme sourd »38selon l’expression de C. Salomon, où les
hommes usent de violences symboliques et physiques envers les femmes. M. Leenhardt notait
pourtant déjà au début du siècle qu’une jumelle ayant eu la ‘prétention’ de naître au côté de
son frère fut tuée 39: un être de sexe féminin doit toujours se positionner « après » un être
masculin et « en-dessous » de lui, afin de « respecter » la hiérarchie.
Cependant, les femmes se servent de la valorisation de la maternité, de leur importance
dans les alliances entre les clans et dans la production des produits échangés, ainsi que du
prestige que leur maris et frères ne pourraient acquérir sans elles, comme autant de pouvoirs.
Selon C. Salomon, on observe aujourd’hui une pluralisation des conduites « dont témoignent
les démarches individuelles et associatives qui mettent désormais ouvertement en cause les
violences sexuelles commises contre elles et leurs filles »40, même en milieu rural. Avec
l’accès aux études, au salariat des femmes, le possible recours au droit français, la possibilité
d’aller à Nouméa et l’assouplissement des règles d’alliances, les femmes kanakes ont
aujourd’hui plus de choix dans l'accomplissement de leur vie, et plus de recours possibles en
cas de situation difficile.
35
P.Tabet, 1985, « Fertilité naturelle, reproduction forcée », in N-C.Matthieu (ed), L’arraisonnement des
femmes. Essais en anthropologie des sexes, Paris, Editions de L’EHESS.
36
M.Leenhardt. 1937. Gens de la Grande-Terre, Nouvelle-Calédonie. Paris : Gallimard.
37
M.Leenhardt. 1947. Do Kamo. Mythe et personne en Mélanésie. Paris : Gallimard.
38
C.Salomon, 2000a : p 312
39
M.Leenhardt, 1909, La grande Terre, mission de Nouvelle-Calédonie, Paris, Société des missions
évangéliques.
40
C.Salomon, 2000a : p 311
21
A .Paini, dans sa thèse sur la mobilité géographique et sociale des femmes de Lifou41,
adopte la perspective de F. Barth42 : elle analyse comment les hommes et les femmes tracent
les limites de la différence entre eux et les autres, et entre les sexes, à Nouméa comme à
Drueulu, terrains de ses recherches. Elle affirme que les hommes usent de la ‘coutume’
comme d’un langage de résistance, face à l’arrivée de la Province et de nouveaux pouvoirs,
tandis que les femmes revendiquent la modernité et négocient leur identité en s’investissant
dans de nouvelles formes de collectivité (comme par exemple le Mouvement des Femmes
vers un Souriant Village Mélanésien) en tant que ‘mères du peuple’, garantes de la stabilité
sociale.
Perspective et méthode
Je resterai dans l’optique de C. Salomon, et tenterai d’apporter une contribution à
l’analyse de la gestion, du contrôle et des représentations de la reproduction et de la sexualité
des femmes lifous. Cet apport reste limité : je n’ai pu développer l’analyse des rapports
homme/femme dans tout le système de parenté (système non-étudié à ce jour), analyse qui
serait nécessaire pour comprendre les différents rôles que jouent les femmes dans l’univers
social. De plus, je me suis intéressée à la condition féminine, qu’il faudrait mettre en relation
avec la condition masculine, afin de comprendre comment se construit le genre masculin et
féminin en relation. Enfin, mon travail n’a pas de profondeur historique autre que celle des
discours de mes interlocuteurs. Cependant, la gestion et les représentations de la sexualité
féminine nous renseignent sur le caractère et le rôle ambigu qu’ont les femmes à Lifou, ainsi
que sur les fondements de la hiérarchie entre les sexes. L’analyse des associations de femmes
s’appuiera donc sur l’analyse des traits saillants de la condition féminine à Lifou, en
comparaison avec la condition des femmes du Centre Nord de la Grande Terre.
Mon travail prendra appui aussi sur la thèse d’A. Paini, et poursuivra l’analyse de
l’association ‘le Souriant Village Mélanésien’. Cependant, j’insisterai pour ma part sur des
données de terrain qui me sont apparues comme majeures. A. Paini présente les constructions
identitaires, masculines et féminines, comme si elles s’exerçaient de façon parfaitement
équivalente, alors que je souhaite montrer que ce n’est pas le cas, comme me l’expliquait
Wassaumie Passa, pasteur et chef de clan43 :
41
A.Paini, 1993, Boundaries of Difference. Geographical and Social Mobility by Lifuan Women. Thèse de
doctorat, Australian National University
42
Barth F. (ed). 1979. Ethnic Groups and Boundaries. The Social Organization of Culture Difference.BergenOslo : Universitets Forlaget.
43
Entretien avec Wassaumie Passa, environ 40 ans, pasteur, chef de clan, sculpteur, le 8 mars 2003, Traput.
22
Ce sont les hommes qui disent qui on est. Nous, on est les ‘footballeurs’, et les femmes,
ce sont les ‘spectateurs’, il ne faut pas tout mélanger ! Si elles se mettent à dire « nous on est
ça », ça ne marche pas.
De plus, Anna Paini n’explique pas pourquoi des femmes ne participent pas aux
‘nouvelles formes de collectivité’. Bien souvent, c’est le mari qui décide si sa femme peut ou
non sortir, pouvant ‘argumenter’ sa décision par des coups, sans toutefois être blâmé outre
mesure. A. Paini adopte une écriture post-moderne. , utilisant la technique du « patch work ».
Mais, comme le critique N.-C. Matthieu44, « la rhétorique post-moderne de la discontinuité
tend à diminuer l’intérêt pour les mécanismes globaux et concrets de la domination, et à
orienter (de nouveau) les travaux vers la variation des catégorisations symboliques. ». A.
Paini insiste sur les pouvoirs féminins : « In my fieldwork experience I did not want to
romanticize Kanak women, and I wanted to write about Kanak women without resorting to
‘symbolic misery’ »45. Notant que la communauté est « primarely male-dominated »46, elle
conclut cependant sa démonstration sur les actions et les discours pour le moins remarquables
et originaux des femmes leaders de l’association du Souriant Village Mélanésien.
Mes recherches s’insèrent donc dans les problématiques sur le genre. Dans l’optique
de M-C. Hurtig, je m’éloignerai d’une conceptualisation du genre comme un « jeu fluctuant
de représentations et de discours », car, selon elle, on ne peut produire une analyse dans des
contextes hiérarchisés (comme c’est le cas à Lifou), « comme si le cours des existences
pouvait ne pas être déterminé aussi par la réalité et les contraintes des corps et du
quotidien ».47
Je tenterai d’apporter une contribution à la réflexion sur la construction de l’identité
personnelle des femmes à Lifou, considérant que « la représentation, la constitution et
l’expérience de la ‘personne’ et les faits de domination » sont liés, comme le souligne N-C.
Matthieu.48 Cette étude a pour but de montrer en quoi les associations de femmes sont moteur
de transformations dans la construction de l’identité des femmes lifous. Pour cela, j’analyserai
comment les associations permettent aux femmes de jouer un nouveau rôle social, c’est-à-dire
d’exercer de nouvelles activités ayant un impact sur la population lifou, activités qu’elles
44
N.C Matthieu. 1998. « Remarques sur la personne, le sexe et le genre. » Gradhiva, n° 23 : p 48.
A.Paini, 1997, « From Parma to Drueulu and Back. Feminism, anthropology and the politics of
representation », Canberra Anthropology 20, 1 et 2 : pp 125-145
46
A.Paini. 1993.
47
M-C.Hurtig, M.Kail, H.Rouch, (eds), 1991, Sexe et genre. De la hiérarchie entre les sexes. Paris, CNRS
Editions : p 9
48
N.C Matthieu. 1998 : p 47
45
23
légitiment par un ensemble de représentations. Ces représentations forment un ensemble
d’idéaux sociaux et d’idéaux de la féminité qui nous informent, en retour, sur la façon dont
ces femmes se représentent leur propre identité.
Etudier comment l’identité personnelle des femmes se construit dans la culture lifou
en rapport à la gestion de la reproduction et à des ‘faits de domination’, me permettra de
comprendre pourquoi les femmes s’abaissent spontanément devant un homme, l’expérience
ayant entériné cette habitude (elles se font réprimander si elles ne le font pas), et pourquoi tant
de femmes disent qu’il faut se faire violence pour prendre la parole devant des hommes et des
« vieux », « que c’est dur ». Je tenterai aussi d’appréhender comment les femmes sont
impliquées dans plusieurs principes hiérarchiques. Lorsqu’une femme est de haut rang, par
exemple, cela peut tempérer la domination masculine, rentrer en contradiction avec celle-ci.
Cependant, dans le cas inverse, par exemple lorsque la femme est jeune et de lignée cadette,
les dominations se cumulent. Mais la présence d’autres hiérarchies n’annule jamais, à Lifou,
la hiérarchie entre les sexes.
Je me servirai du concept d’identité (personnelle, sexuelle, culturelle) afin de souligner
que les associations se situent dans un contexte culturel spécifique, où les acteurs ont des
stratégies sous-tendues par des logiques qui leur sont propres. Il ne s’agit donc pas de
concevoir l’identité des Lifous comme une ‘essence’, l’identité des femmes de Lifou n’étant
pas quelque chose d’immanent, et d’immuable. F. Barth49, ainsi que certains africanistes
comme Amselle et M’Bokolo50, Balandier51, s’opposèrent dès les années 1960 à la vision
substantiviste des sociétés, alors nommés ‘ethnies’. Pour eux, les groupes sociaux étudiés sont
le fruit d’une histoire : ils évoluent en fonction de leurs dynamiques internes, des contacts
avec d’autres groupes et des rapports de pouvoir entre eux. Les groupes sociaux instaurent des
‘frontières’ fluctuantes entre eux et les autres. L’identité, culturelle comme personnelle, est
dès lors considérée comme éminemment relationnelle, et en devenir.
J’adopterai la définition de F. Douaire-Marsaudon et de S. Tcherkézoff des
phénomènes de l’identité : « des valeurs exprimées et des manières d’entretenir des relations
sociales »52 d’une population déterminée. Si les relations sociales qui fondent l’identité des
49
F.Barth. 1979.
J. L. Amselle et E. M’Bokolo (ed). 1985. Au cœur de l’ethnie. Ethnies, tribalisme et Etat en Afrique. Paris : La
Découverte.
51
Balandier G. 1971. Sens et puissance. Paris : PUF.
52
F.Douaire-Marsaudon et S.Tcherkézoff, 1997, « Introduction. Le cargo ne viendra plus. » in F.DouaireMarsaudon, S.Tcherkézoff ( dir), Le Pacifique Sud aujourd’hui. Identités et transformations culturelles. Paris,
50
24
hommes comme des femmes « impliquent parfois des différences de statut, de classe et
d’obligations entre individus, elles ont suffisamment de références communes pour que les
intéressés partagent, sur certains points, une représentation semblable de ce lieu - que nous
appelons ‘société’- qui instituent, disent-ils, ces obligations et ces interdits, ces devoirs et ces
droits »53. L’identité de genre féminin est un construit social. Je le traiterai comme tel : dans le
temps, et en interaction, en relation.
L’approche historique d’A. Bensa de ‘l’identité kanak’ permet d’appréhender les
réactions et les stratégies des peuples kanaks face à la colonisation et aux transformations
internes de leur organisation sociale. Voici comment P. Bourdieu interprète la démarche de ce
dernier : « vous [A.Bensa] rapprochez de nous les Canaques en adoptant le point de vue de la
stratégie, en observant qu’ils agissent selon des stratégies, comme tout le monde, ou, en tout
cas, comme nous, et non selon des traditions, des coutumes mystérieuses, voire mystiques.
Mais vous découvrez la logique réelle de leurs stratégies, les rationalités particulières de leurs
conduites dont les principes se trouvent dans les modalités spécifiques d’appropriation des
terres ou biens symboliques, dans des conditions particulières de la construction de l’image de
soi, etc.; et par là, vous les éloignez. »54
Ce mémoire, s’inspirant des théories d’A. Bensa et de C. Salomon, se distingue donc
de celles de L. Dumont55, qui considère que l’on doit opérer une analyse différente des
sociétés holistes (où le tout prime sur l’individu) et individualistes, l’une valorisant l’ordre
social et l’autre l’individu. Selon J. Goody56, s’il faut partir des catégories indigènes, il faut de
même s’en séparer afin d’en fournir l’analyse : autrement, on ne fait que partager l’idéologie à
l’œuvre dans la société, car les ‘valeurs et les idées’ d’une société, même holiste, sont
produites par des personnes et des institutions qui ont intérêt à le faire.
Le travail présenté ici est organisé en trois parties :
Dans un premier temps, j’exposerai quelques traits saillants de la condition féminine à
Lifou. C. Salomon décrit sur la Grande Terre une forte hiérarchie entre les hommes et les
femmes. Est-ce le cas à Lifou ? D’autres hiérarchies viennent-elles tempérer ou renforcer
celle-ci ? Les femmes des associations disent que ces regroupements leur ont permis de
CNRS Editions : p 11.
53
F.Douaire-Marsaudon et S.Tcherkézoff, 1997 : p 11.
54
A.Bensa et P.Bourdieu, 1993, « Quand les Canaques prennent la parole » : p 259, in A.Bensa, « Chroniques
kanak », Ethnies n°18-19, vol 10
55
L.Dumont, 1983, Essais sur l’individualisme, Paris, Le Seuil, coll. « Esprit ».
56
Goody. 1972 .Domestic Groups. Reading, Mass., Adison Wesley Modular Publications
25
s’investir davantage dans la vie sociale. Comment les femmes sont-elles impliquées
socialement dans leur vie quotidienne ? Quels sont les rôles sociaux féminins valorisés ? Sur
quoi se fondent l’identité d’une personne et l’identité d’une personne de sexe féminin à
Lifou ?
Cette partie a pour but de fournir un « état des lieux » du contexte culturel dans lequel
les associations de femmes sont apparues et sur lequel elles influent. En effet, il est impossible
de comprendre les actions des associations, leur portée, si l’on ne s’appuie pas sur les
représentations ‘classiques’ des rôles féminins à Lifou. Cette partie se fonde sur l’analyse de
la gestion du pouvoir de fécondité des femmes, élément central dans la vie des femmes
rencontrées.
La seconde partie opérera l’analyse de la structure, de l’organisation et des activités de
trois associations, afin de percevoir comment elles s’inscrivent dans l’univers social, en
mutation, de Lifou. En effet, les interactions et les hiérarchies mises à jour dans la première
partie nous permettront de comprendre comment les associations de femme se tiennent plus
ou moins à distance des fonctionnements « coutumiers ». En quoi participer à une association
est-il un ‘nouvel’ engagement social ?
Après avoir démontré que la participation à des associations permet aux femmes de
s’impliquer d’une nouvelle façon dans la gestion de la collectivité, je m’interrogerai sur
l’impact qu’ont ces activités associatives sur la condition féminine, et en définitive, sur la
façon dont les femmes lifous d’aujourd’hui construisent leur identité personnelle. Cette
troisième et dernière partie interrogera l’idéal social véhiculé par ces associations, en actes et
en paroles. En quoi les associations ouvrent, de façon divergente d’une association à l’autre,
de « nouvelles portes » pour les femmes ? Les conflits que certaines associations suscitent
sont-ils le signe que leurs actions font évoluer le rôle social des femmes ? Comment les
associations de femmes s’insèrent-elles dans les nombreuses transformations qu’a connues et
que connaît la construction de l’identité personnelle des femmes de Lifou ?
26
Première partie
Quelques traits saillants de la condition
féminine à Lifou
27
Introduction
Les femmes des associations disent améliorer leur condition de vie de par leurs
actions, en sortant de chez elles, en travaillant ensemble, en apprenant des règles d’hygiène
pour leurs enfants et leurs foyers… Mais quelles sont les conditions de vie des femmes ?
Comment les femmes de Lifou sont-elles impliquées dans des relations sociales avec leurs
parents, leur mari, leurs enfants, leurs voisins, etc. ?
Elles disent aussi pouvoir « s’impliquer plus socialement » grâce à ces associations.
Comment les femmes de Lifou sont-elles engagées dans la vie sociale de leur clan, de leur
tribu ? Quels sont les rôles sociaux valorisés des femmes ?
Dans cette première partie, j’analyserai quelques traits saillants de la condition
féminine à Lifou. Il s’agira tout d’abord de comprendre quelles logiques sociales, quelles
hiérarchies sont à l’œuvre à Lifou, afin d’avoir une vue d’ensemble du contexte dans lequel
sont impliquées les associations de femmes de Lifou. Ces hiérarchies sont, nous le verrons, au
cœur de la construction de l’identité des hommes et des femmes de Lifou. En effet, ‘camper le
décor’, et analyser quelles sont les stratégies spécifiques, du point de vue de la construction de
l’identité personnelle à Lifou, cela permettra d’accéder à une meilleure lecture du
fonctionnement et des enjeux des associations.
Je présenterai dans un deuxième temps les divers aspects du rôle maternel si valorisé à
Lifou. Quelles sont les représentations de la sexualité et du pouvoir de fécondité des femmes ?
J’analyserai au travers de l’étude de la relation conjugale comment ce pouvoir est approprié
par le mari.
28
Enfin, les femmes sont censées jouer le rôle valorisé de l’équilibre social, liant les
membres du foyer et fondant l’alliance entre les clans. En quels termes les femmes sont-elles
impliquées dans la chefferie ? Comment les représentations des origines, de la sexualité, et du
caractère ambivalent des femmes justifient-ils leur positionnement social ?
Mon enquête s’est appuyée sur les théories anthropologiques existants sur le terrain :
les travaux de A. Paini, de J. Guiart, de M. Lepoutre sur Lifou, l’étude de la construction du
genre de C. Salomon sur les aires linguistiques aijië et paicî, et les théories d’A. Bensa sur le
peuple kanak. Celles-ci m’ont permis de formuler des questions lors de mes entretiens, et de
considérer à posteriori ce qui, en Kanaky, converge et diverge entre les différents
observateurs, hier et aujourd'hui
Chapitre 1 :
Lifou, une société traversée par trois hiérarchies
A/ Lifou, « une société traditionnelle » ?
En Nouvelle-Calédonie, l’île de Lifou a la réputation d’être restée une société
« traditionnelle », où la « coutume » est encore très vivante. Surprenante rumeur lorsque l’on
sait que la moitié des Lifous habitent et travaillent à Nouméa.
Entre les îles Loyauté et la Grande Terre existe une différence majeure : les sols étant
trop pauvres sur les îles, celles-ci ont été classées « réserves autochtones intégrales» en 1898
par les colons, ce qui leur a évité les désastreuses spoliations foncières que les ethnies de la
Grande Terre ont connues, bouleversant leur organisation sociale, fondée sur la terre.
R.K.Howe57, retraçant l’histoire des contacts culturels entre les habitants des Iles Loyauté et
les missionnaires, les marchands et les colons de 1840 à 1900, souligne que les Loyaltiens
sont restés acteurs de leur histoire : la conversion des trois grands chefs aux religions
protestantes et catholiques, les transactions avec les marchands anglais et l’emploi sur des
57
R.K.Howe, 1978, Les îles Loyauté. Histoire des contacts culturels de 1840 à 1900, Nouméa, Publication de la
Société d’Etude Historiques de la Nouvelle-Calédonie.
29
bateaux d’hommes lifous selon des contrats exceptionnellement ‘équitables’58, l’absence de
spoliation foncière ont créé un contexte favorable, permettant aux insulaires de considérer
l’arrivée des Européens comme un atout à exploiter. Missionnaires, colons, marchands, tous
notèrent la forte propension au changement des Loyaltiens : « la population tour à tour adopta,
assimila et travestit les croyances, les institutions, la langue, mais aussi certains biens de
consommation, certains outils et savoir-faire importés. Par ailleurs les Lifous abandonnèrent,
rejetèrent, dénigrèrent certains aspects de leur culture (le cannibalisme, les guerres tribales, la
polygamie), tout en préservant d’autres spécificités de celle-ci (la langue, les chefferies, le
cycle de l’igname ; le mariage ; la médecine). »59
A Lifou, la conversion de la population à la religion protestante majoritairement et la
mise en place du pouvoir colonial français dès 1864, paradoxalement modifièrent et à la fois
stabilisèrent les structures sociales. D’une part, les trois grands chefs furent reconnus et
nommés par l’administration française. Celle-ci délimita trois districts, et nomma des petits
chefs de « tribu » : « hunahmi » (lieu de culte), terme dont furent appelés les regroupements
des habitats de plusieurs clans (dispersés autrefois sur l’île) autour du temple ou de l’église.
D’autre part, un autre type de notable apparut : le pasteur, et le père catholique, autorité
morale sur les nouveaux regroupement d’habitats, chargés de faire régner la paix dans ces
« tribus » composées de plusieurs clans. L’histoire de l’évangélisation de Lifou reste à faire ;
cependant, il est important de noter dès maintenant à quel point la religion et ce que les
autochtones appellent « la coutume » : « qene nöj » (façons du pays) sont imbriquées l’une
dans l’autre : pas de discours coutumiers sans références bibliques, pas de construction de la
case traditionnelle sans organisation de la construction par le Keresiano, groupe de paroissiens
géré par l’Eglise, lequel prend tout de même en compte les rapports avec les esprits, entre les
clans (gardiens de la terre : les diables, les « atresi » : les mi-diables, et les guerriers), pas de
convention religieuse sans évitement des lieux ‘tabous’, habités par des lutins… L’Evangile
est couramment interprétée comme un texte que chaque culture interprète, ce qui explique
pourquoi des croyances ancestrales côtoient les figures bibliques, sans que cela soit évoqué
comme un paradoxe. Un informateur, le vieux pasteur Kakue, m’expliquait :
58
Selon R.K.Howe, les contrats avec les Loyaltiens sont une exception dans le Pacifique. En effet, les écrits des
marchands anglais relatent comment les Loyaltiens étaient des marins réputés et recherchés dans le Pacifique. De
même, ils étaient très durs en affaire, pouvant piller les bateaux et les marchandises en cas de désaccord
commercial.
59
M. Lepoutre, 1997, D’une médecine à l’autre. Grossesse et Enfantement : Ethno-histoire du pluralisme
médical à Lifou, thèse de doctorat, EHESS, Paris : p 8
30
« La coutume, c’est le panier de l’Evangile, le précurseur.(…) Quand l’Evangile est
arrivé, il passe selon la coutume, il est entré par les chefs. (…) La coutume c’est le corps,
l’Evangile, c’est l’esprit ; il ne flotte pas, c’est dans le corps. »
D’autres interlocuteurs disent que la religion a été instrumentalisée par les chefs
coutumiers, le pouvoir spirituel et moral assurant une plus grande stabilité à ceux-ci.
Cependant, si les contacts culturels se sont souvent effectués dans le respect des voies
‘coutumières’, les autorités locales ayant pu opérer des choix, cela ne signifie pas que la
société lifou soit restée ‘traditionnelle’. « Au contraire, la singularité de l’histoire coloniale
lifou engendra une moindre résistance à l’égard de la société française et du monde occidental
et entraîna par conséquent une multiplication des emprunts, des transactions avec la société
européenne et enfin une accélération du processus de transformation. » 60
Lorsque l’on se promène à Lifou, on peut voir des écoles françaises, des supermarchés,
des automobiles, des maisons en dur aux côtés des cases recouvertes de paille… Cependant,
ces éléments exogènes sont assimilés et réinterprétés selon des modalités qui sont propres aux
lifous : « il n’est plus possible d’envisager (…) de mariages coutumiers sans mariages
religieux et civils, (…) d’échanges coutumiers sans papier monnaie, (…) de rite de rasage
sans rasoir (…). »61. Il est d’ailleurs courant d’entendre à Lifou que l’essentiel est de trouver
la bonne utilisation des choses qui arrivent de l’extérieur, et que l’hospitalité est un devoir : un
étranger peut toujours amener quelque chose de positif avec lui. Lifou ne doit donc pas être
considérée comme un espace clos, replié sur une tradition immuable. Au contraire : c’est la
vivacité des structures coutumières, leur faculté à « engloutir ce qui les engloutit » selon
l’expression de M. Sahlins62, ainsi que la mobilité géographique des hommes de Lifou, qui
s’engageaient sur des bateaux et connaissaient ainsi mieux le monde occidental, qui permet de
comprendre la persistance de leur organisation sociale spécifique.
B/ « Chacun a sa place, tout le monde a une place 63 » : le cycle de la vie
Lorsqu’un enfant naît à Lifou, quittant le monde invisible des ancêtres pour le monde
visible des vivants, il reçoit de sa lignée paternelle un nom, un totem et des terres, et de sa
60
: M.Lepoutre, 1997 : p 7
M.Lepoutre, 1997 : p 9
62
M.Sahlins, 2000, « Identité et modernité du Pacifique », La Nouvelle revue du Pacifique, vol 1, n°1 : p19. Il
affirme que les insulaires du Pacifique réinterprètent des éléments culturels exogènes selon des modalités qui
leur sont spécifiques.
63
Note de terrain, Wassaumie Passa, pasteur, sculpteur, chef de clan, environ 40 ans, le 9 mars 2003, Traput
61
31
lignée maternelle le sang et le souffle de vie. Le nom, choisi parmi ceux des ancêtres, est le
reflet de sa position sociale et de ses fonctions : il appartient à une famille, la lignée de son
père. Celle-ci appartient à un clan, composé de plusieurs lignées. Ces lignées ont un ancêtre
(haze) mythique commun.
Mais le principe vital de l’enfant appartient à ses oncles utérins, avec lesquels il
entretient des relations familières d’obligations réciproques.
Ce sont les « mathin », la lignée utérine, ça veut dire « presque mère ».64
En effet, dans la lignée utérine, les oncles maternels ont le pouvoir de maudire ou de bénir la
descendance de leur sœur. L’enfant né au croisement de deux lignées cristallise l’alliance
entre les deux clans, car il sera toujours en interdépendance avec la famille de son père et avec
celle de sa mère.
Si l’enfant est un garçon, il occupera aujourd’hui encore une place héritée dans son clan
et dans la chefferie. Les trois chefferies de Lifou sont composées d’un grand chef, et de clans
ayant des fonctions distinctes : gardiens de la terre, les premiers occupants, guerriers, et atresi,
mi-hommes, mi-divinités65. Les représentants de chaque clan sont les aînés des lignées aînées,
bien que le dernier des petits frères du chef de clan, le « neköne qatr » puisse destituer l’aîné,
en tant que représentant des ancêtres.66 Malgré les regroupements en tribus, chaque clan
conserve la mémoire orale de l’itinéraire de son clan et de sa lignée, le tertre d’origine étant
essentiel dans l’organisation de la chefferie (les premiers défricheurs sont les plus puissants
potentiellement, mais ils ne participent pas directement de la chefferie, les pouvoirs sur les
hommes et sur la terre étant en principe divisés) et dans la définition de soi. 67La famille du
garçon choisira pour lui une femme dans les clans recommandés, de son rang, mais aussi et
bien sûr en fonction de la loi d’exogamie.
Si l’enfant est une fille, celle-ci quittera son clan et son tertre d’origine pour intégrer la
famille de son époux, à laquelle elle devra donner des enfants, dont des garçons. La société
Lifou est patrilocale et patrilinéaire, et le système de parenté est proche du type hawaïen,
c’est-à-dire où l’on nomme ses cousins et cousines parallèles et croisés frères et sœurs.
Cependant, une étude approfondie des rapports de parenté, des systèmes d’appellation et
64
Note de terrain, Wassaumie Passa, pasteur, sculpteur, chef de clan, environ 40 ans, le 15 mars 2003, Traput
Ce modèle est théorique : la structure des clans, construite historiquement, est bien plus complexe. Des clans
s’allient, fusionnent, sont dépendants les uns des autres, etc…
66
J.Guiart, 1992, Les structures de la chefferie en Mélanésie du Sud, Paris : pp 209-356
67
Lorsque l’on voie quelqu’un à Lifou, on demande d’abord d’où il vient, de quelle tribu. Ses noms personnels et
les noms de son tertre d’origine sont toujours liés, mais rarement prononcés publiquement.
65
32
d’attitude, permettrait de préciser comment la parenté fonctionne à lifou, fonctionnement qui
diffèrent d’un groupe kanak à l’autre.
Hommes et femmes, par héritage, et par mariage, occupent une place déterminée dans la
société lifou, laquelle place règle leurs attitudes, leurs devoirs et leurs droits dans la vie
courante comme dans les rituels coutumiers. Lorsque Wassaumie Passa, pasteur et chef de
clan, dit que « tout le monde a une place », il veut signifier que la société de Lifou accorde un
rôle et une position à chacun des membres de la société, qu’elle n’exclut pas, que chacun a un
rôle et une responsabilité dans la chefferie, de par ses relations d’obligations avec les
membres de sa lignée paternelle et maternelle (auxquelles se rajoute la lignée du mari pour les
femmes). A. Bensa affirme que c'est là est une des caractéristiques des sociétés kanakes : « La
hiérarchie sociale, ordonnancement des statuts distincts, relie et intègre les groupes et les
personnes de telle façon que la situation de paria, de clochard est impossible. »68 A. Bensa
parle ici de hiérarchie sociale, et cela nous pousse à analyser l’autre terme de la proposition de
mon informateur : « chacun a sa place ». En effet, à Lifou, les insulaires usent fréquemment
d’un vocabulaire hiérarchique : "il est au-dessus" ; "je m’abaisse". Ce sont des signes de
différences de statut au sein de la population. Quels sont les types de hiérarchies ? Quel sens
prennent ces hiérarchies à Lifou ?
C/ « J’existe parce que tu es, je suis parce que tu existes 69 » : réciprocité et
hiérarchies
Lors de la fête des prémices, en mars de chaque année, où l’on récolte l’igname
nouveau, pour le porter à la grande chefferie par les chemins coutumiers, c’est toute la
structure de la chefferie qui est réaffirmée : chacun apporte ses premiers ignames à son aîné
qui l’apportera au chef de clan, qui apportera le tout au grand chef. Celui-ci autorisera enfin
ses sujets à déterrer les ignames et à les manger. Chaque homme se situe donc « avant » et/ou
« après » des membres de sa parenté et de la chefferie, et il sera heureux de ne pas avoir été
oublié. Car, si les chefs de clans, les grands chefs, les pasteurs, leurs épouses et leurs enfants
bénéficient d’un titre honorifique, chacun se plaît à rappeler que sans ses sujets, un chef n’est
68
69
A. Bensa, 1995 : p 39
Note de terrain, André Passa, environ 40 ans, travaillant dans l’Education Nationale, le 11 mars 2003, Traput
33
rien. Il existe donc, comme sur la Grande Terre, des rangs, une hiérarchie clanique 70, avec des
noms prestigieux, des ‘titres’. Cette première hiérarchie est fréquemment étudiée par les
ethnologues en milieu kanak.
Lors de toutes les réunions à caractère cérémoniel sont prononcés des discours et
échangés des dons et des contre-dons. Lors de ces discours, chacun « s’abaisse »,
« s’humilie » devant les membres de l’assemblée, qu’il cite par ordre de respect : les « vieux »
et les « vieilles » en premiers, les personnes à titre ensuite, les hommes, les femmes, les
garçons, les filles, et les enfants. La séniorité impose donc un second principe hiérarchique :
les vieux et les vieilles sont considérés comme sacrés, car proches des ancêtres, et ayant le
pouvoir de maudire et de bénir les personnes les côtoyant71.
70
A.Bensa, 1995 : p 35
M.Lepoutre, 1997 : pp 210-223 : les maladies sont couramment interprétées comme une malédiction des
ancêtres ou des vieux, quand une personne a commis des actes irrespectueux, hors normes. Ce point sera précisé
au chapitre 2a.
71
34
Ce vieil homme fait un discours de bienvenue, un bouquet de fleurs tressées
en feuilles de pandanus, auxquelles sont accrochés des billets, dans les mains.
Si un homme arrive dans une réunion de femmes, qu’il soit pasteur, notable ou non,
quels que soient l’âge et le rang des femmes présentes, le don coutumier lui sera toujours
présenté en premier, et s’il s’assoit, il préférera une place au-dessus des femmes. Car tous les
hommes sont « au-dessus » de toutes les femmes, et aucune femme ne doit être au-dessus
d’un homme72. Voilà le troisième principe hiérarchique. Cependant, un homme sans épouse
ne peut accéder à ses fonctions, de petit chef par exemple.
« Avant – après », « plus vieux - plus jeune », « au-dessus – en-dessous », ces trois
principes hiérarchiques, rapidement exposés, nous montrent comment chaque être est pris
dans une série de positionnement, et comment, en fonction des personnes en présence, il doit
adopter des attitudes de respect spécifiques. L’identité de chacun s’expérimente, comme l’a
démontré l’ethnologie, en relation aux autres. L’identité des personnes lifous dépend de sa
situation maritale, de son âge, et pour les hommes, du décès des personnes dont ils prendront
la fonction. Le vieux Kakue m’explique comment lui-même est impliqué dans plusieurs
logiques hiérarchiques:
Si quelqu’un touche la tête du grand chef, c’est mal poli. Et nous, les vieux, on se baisse
devant le grand chef ; mais on touche sa tête pour le ‘faire petit’ ! Parce que les grands chefs
sont obligés de les respecter, les vieux.73
De même, on s’adressera à la femme du grand chef, isola, la reine, avec des termes
révérencieux, et celle-ci mangera dans des couverts qui sont réservés à sa famille et à celle du
pasteur, bien que l’on présentera les dons en premier aux hommes en sa présence.
La répartition de la parole publique est révélatrice des hiérarchies existantes à Lifou.
En effet, cette ‘parole’, son ordre, son contenu, son importance et sa légitimité sont organisés
en fonction du rang, de l’âge et du sexe des participants (des trois hiérarchies existantes).
72
73
Ce point sera analyser dans les chapitres 2 et 3.
Entretien avec le vieux pasteur Kakue, le 1er avril 2003, Tingeting.
35
L’usage de termes nombreux et variés de respect (il existe à Lifou une langue spécifique pour
les chefs, le miny, très peu utilisé aujourd’hui), la capacité et le droit de prendre la parole en
public, de mêler mythes, citations bibliques et proverbes Lifou, sont des signes extérieurs
importants du positionnement et du prestige d’un homme (la parole étant une prérogative
masculine, point que je développerai dans le chapitre 3). Dans la perspective d’A.Bensa, il me
semble essentiel de considérer le caractère performatif et politique de la parole, longtemps
considérée comme mythique et mystique74 : c’est au cours de longs processus de palabres que
se prennent les décisions importantes au sein de la chefferie concernant l’avenir du groupe.
Cette parole publique, coutumière, a une fonction décisionnelle et identitaire : les personnes
habilitées, lors des échanges coutumiers (qui occupent une partie à chaque fois importante des
réunions coutumières, religieuses et parfois politiques), énoncent qui les Lifous sont, et ce
qu’ils doivent donc faire, dans la lignée de ce qu’ont fait leurs ancêtres. Instance
décisionnelle, la parole est très hiérarchisée, bien qu’elle implique la consultation de
nombreux membres (parfois des femmes), les décisions finales devant être consensuelles.
L’identité d’une personne à Lifou passe donc par un positionnement vis-à-vis de ses
congénères, positionnement hiérarchisé, mais qui implique une relation réciproque :
Les jeunes, ils doivent travailler pour les vieux, mais si le jeune il a besoin d’un cochon,
le vieux, il peut pas lui refuser, il lui donne.75
Si les vieilles personnes bénéficient de privilèges, du pouvoir de bénir ou de maudire
leurs cadets, ils doivent aussi protection à ceux-ci, être généreux, conseiller les plus jeunes.
Ton oncle maternel, le mathin, s’il te demande de te marier avec un garçon, tu peux pas
refuser.76
Détenteur du principe vital, l’oncle maternel ne peut être contredit, de peur qu’il
maudisse, dans cet exemple, la fille récalcitrante et sa progéniture.
Quand tu lui demandes quelque chose, on dit : « ta parole, elle va pas tomber par
terre », il va tout faire pour t’aider.77
Mais l’oncle maternel a aussi un pouvoir bénéfique, et sera spécialement attentif aux
demandes de ses neveux et nièces : il ne devra pas refuser une de leur requête.
74
M. Leenhardt, 1947, Do Kamo, la personne et le mythe dans le monde mélanésien, Paris, Gallimard. Il montre
comment la parole est considérée à la fois comme verbe, actes et possession (masculine), et conclut que les
Mélanésiens n’ont pas encore l’esprit ‘distinctif’, qu'ils vivent dans une osmose entre les êtres et les choses. A.
Bensa remarque que M.Leenhardt n’avait pas considéré le caractère fondamentalement politique de la parole, ce
qui est nommé « parole » étant les supports de l’alliance entre les clans.
75
Entretien avec Otreneqatr Kakue, femme de pasteur, 68 ans, le 1er avril 2003, Tingeting
76
Note de terrain, une jeune fille, le 8 mars 2003, Traput
77
Entretien avec Walli Tetuani, environ 30 ans, institutrice, le 30 avril 2003, Kejeny
36
Cette organisation sociale, où les rapports interpersonnels sont prédéterminés par des
relations d’obligations réciproques, est fréquemment valorisée par les adultes comme un
régulateur des conflits :
Nous, on vit en communauté. Les ancêtres, ils ont bien pensé pour nous. Chacun a sa
place, il faut beaucoup de respect, que chacun connaisse bien sa place.78
D/ Le respect et l’humilité
A Lifou, l’identité de chacun est régie par ce que les insulaires nomment « la
coutume », (les normes religieuses étant souvent implicitement intégrées dans ce que l’on
appelle la coutume) :
La coutume, en fait, c’est des valeurs qui la fondent. Mais c’est aussi une mentalité,
un mode de vie, et des places, des positions, comme dans une toile d’araignée. Les valeurs
qui fondent la coutume, c’est surtout le respect, ‘metröt’, tu vois, c’est proche de ‘mitröt’,
sacré, saint. Le respect, c’est surtout le respect des aînés, des grands chefs. Ce qui fait qu’on
a toujours un respect mutuel, vu qu’on est toujours l’aîné d’une génération. Il faut respecter
les vieux, tout faire pour leur faire plaisir (…). Si on est respectueux, on a la bénédiction des
vieux, on va avoir la vie facile. Nous, depuis tout petit, on nous apprend à faire attention aux
autres, à faire passer leur désir avant les nôtres (…). Si tu es une fille, on te dit : « même si tu
n’es pas d’accord, ne dis rien, fais-le ». 79
La coutume est donc entendue à la fois comme un mode de relation et comme un code
de conduite dictés par des règles morales et des valeurs. La première valeur sans cesse répétée
est le respect. Que signifie le respect ? L’analyse de cet extrait est éclairante quant au contenu
de cette notion :
"Sopa, 18 ans, Iwaleie, 23 ans et moi dormions dans la case, quand, vers deux heures
du matin, un garçon saoul entre, insultant ses cousines, se plaignant, tirant les cheveux de
Sopa pour qu’elle se lève. Le lendemain, celle-ci m’explique qu’il l’avait réveillée pour
qu’elle lui serve un verre d’eau. « Il connaît le robinet, me dit-elle, mais comme c’est mon
aîné, je dois le respecter ! » (Elle ne me dit pas, elle, qu’il lui a manqué de respect.) Iwaléié,
la grande sœur de Sopa, m’explique que son cousin ne lui a pas demandé de le faire, car elle
est son aînée."80
78
Note de terrain, Iengenë Saulia, environ 40 ans, femme de pasteur, le 29 mars 2003, Tingeting
Entretien avec Walli Tetuani, environ 30 ans, institutrice, le 1er avril 2003, Tingeting
80
Journal de terrain, le 25 mars 2003, Drueulu
79
37
Ainsi, le respect se fonde sur une série de comportements et d’obligations liée aux
positions hiérarchiques, que chacun doit effectuer, sous peine d’être critiqué, astiqué (battu),
ou maudit, par des vivants ou des ancêtres.
Otreneqatr Kakue dresse une liste des comportements respectueux nécessaires :
Quand les vieux sont assis, il faut marcher courbés. Si on me donne quelque chose, à
manger ou de l’argent, je prends pas, je dois donner aux plus âgés. Quand un vieux dort, il
faut pas le déranger, pas crier. Si le vieux parle dans une réunion, je prends pas la parole
devant lui. Quand il parle, je ne vais pas répondre. S’il prend quelque chose de lourd, je le
prends tout de suite. Dans les grandes coutumes, on donne toujours les plus beaux bougnats,
bien préparés. S’il y des bougnats roussettes ou poulet du pays, c’est pour eux. Les jeunes
apportent du bois pour les vieux. Si un vieux demande, je suis obligée de le faire ; mais aussi
les jeunes : on fait toujours attention aux aînés. Le jeune frère du mari ne doit pas dire de
mal, ne tape pas la femme, car c’est la femme de l’aîné. Dans la case, seulement les hommes
mariés et les vieux qui rentrent par la porte, les enfants et les femmes par la fenêtre (petites
portes plus basses à l’arrière de la case) , et quand ils vont rentrer, ils restent au fond, les
hommes près du foyer. S’il y a une réunion, les femmes et les enfants ne prennent pas la
parole, seulement les hommes et les vieux hommes, dans la coutume, dans la fête des
ignames, dans les mariages. Les vieilles ou les femmes du petit chef peuvent parler à la tribu,
mais c’est tout. (elle arrête là la liste, me faisant signe qu’elle est fatiguée).
La position du corps, la parole, la circulation des échanges sont très marqués par des
comportements de ‘respect’, signifiant la relation hiérarchisée dans laquelle on se trouve avec
ses interlocuteurs. Par exemple, dans le langage, on s’adresse à une personne en fonction de la
relation sociale qu’on a avec elle :
On a une grande diversité des pronoms personnels, marquant qui parle à qui, avec des
séries de pronoms marquant le respect, un peu comme le vouvoiement. C’est comme la neige
pour les Esquimaux, ils ont mille façons de le dire, parce que c’est important pour eux !
Nous, l’important, c’est les relations qu’on a entre nous, le respect. »81
La seconde valeur affirmée comme typique de la culture lifou, et répétée de même aux
enfants dès leur plus jeune âge, est l’humilité. L’humilité consiste en une série d’attitudes où
l’on évite de se mettre en avant. Même dans une position supérieure socialement, il s’agit de
ne pas l’accentuer, la mettre en valeur, de façon ostentatoire, par exemple avec des biens
81
Entretien avec Walli Tetuani, environ 30 ans, institutrice, le 28 mars 2003, Tingeting
38
matériels. Si tous les hommes sont « plus haut » que toutes les femmes, ceux-ci doivent tout
de même se courber lorsqu’ils traversent une assemblée de femmes, par humilité, et par
respect pour les vieilles. L’humilité ne doit pas se comprendre comme de la modestie, mais
plutôt comme des règles de politesse visant à ne pas se mettre trop en avant, cela en fonction
bien sûr de son statut social. Une femme manquant d’humilité sera vivement critiquée,
comme voulant « être au-dessus ». Mais un chef de clan pourra de même être critiqué, s’il ne
consulte pas « la base », ses sujets, s’il garde les dons qui lui sont faits en présence de ceuxci.
Le respect et l’humilité doivent se comprendre à mon sens dans un premier temps en
rapport aux tensions internes qui habitent les sociétés kanakes. A.Bensa explique comment les
chefferies sont constituées de « deux têtes », les maîtres de la terre, premiers arrivés, ayant le
plus de pouvoir, de puissance, dont le nom est très prestigieux, et les chefs, étrangers, installés
là par les maîtres de la terre, représentant le groupe. Chaque clan ayant ses fonctions, il
s’opère de véritables stratégies d’alliances, d’adoption, de travail sur les mythes fondateurs,
afin de gagner du pouvoir, lequel est fonction du nombre et de la qualité des alliances
contractées avec d’autres lignées au cours des générations.« (…) les stratégies d’acquisition et
de maintien d’un rang élevé et/ou d’une certaine puissance politique ne passe pas par
l’accumulation des terres ou des produits vivriers. La compétition se développe dans le
domaine de la circulation : dons et contre-dons, prêts sans intérêts ou legs des terres, des
produits, des enfants (adoptions), de biens précieux, ou même d’hommes ou de femmes,
expriment
principalement
les
relations
sociales.
L’importance
d’un
homme
est
proportionnelle à ce capital de relations ».82
Les clans aujourd’hui alliés étaient hier en guerre, et la structure des chefferies est loin d’être
exempte de tensions. Le respect des hiérarchies coutumières, sans cesse rappelé lors des
discours publics, lesquelles sont réifiées (rendues ‘réelles’ dans la pratique) par les attitudes,
les échanges de biens et de mots, est accompagné du devoir d’humilité, les personnes haut
placées ne devant pas ‘abuser’ de leur position sociale.
Aux stratégies d’acquisition de pouvoir, principalement par l’augmentation du capital
d’alliances, s’ajoutent les stratégies de prestige. L’accumulation de faits prestigieux, tant par
la conformité aux comportements attendus, que par la capacité à innover dans le cadre de
ceux-ci, augmente le prestige d’une personne, devenant un personnage charismatique Ce bien
82
A.Bensa, 1995 : p 265
39
symbolique existe essentiellement dans la représentation que les autres en ont, n’est pas
accumulé ‘pour soi’, dans un but individualiste. La parole, ewekë, est ‘le sommet de l’iceberg’
des stratégies d’accumulation de pouvoir et de prestige, car c’est au travers de ces palabres
que se donnent à voir le capital d’alliance de chacun, sa connaissance des mythes, et sa
finesse, sa capacité à employer les proverbes, des références bibliques, des références au
monde ‘moderne’… P. Bourdieu compare les orateurs kanaks aux intellectuels français : leur
parole est reconnue en fonction du "capital symbolique" accumulé83. A Lifou, celui-ci est
fonction de la position hiérarchique héritée, mais aussi fonction des stratégies menées dans le
travail d’alliance comme dans le travail sur les mythes. Le prestige d’une personne est à la
fois hérité, (par exemple lorsque l’on hérite d’un nom, d’une position de notable), et acquis,
par une série d’actes conformes à la norme, par la finesse stratégique, et parfois aussi en
devenant un membre important de l’Eglise (ouverte à tous).
Une personne prestigieuse acquerra plus de pouvoir, car elle contractera plus
facilement des alliances Il y a donc à Lifou un perpétuel jeu sur le positionnement de chacun
dans l’échiquier social. Jeu pouvant impliquer des tensions ‘mortelles’ : une femme dont les
frères étaient chefs de clan, les vit mourir un à un : elle supposait qu’on avait envoyé un
« boucan », afin que s’éteigne le lignage, le lignage cadet héritant ainsi du titre prestigieux.
De même, se distinguer, manquer d’humilité, implique un danger réel : par exemple celui
d’entraîner des jalousies, et de se faire « emboucanner » (ensorceler, empoisonner). Selon C.
Salomon, « en pays kanak, il faut accumuler du pouvoir et du prestige sans avoir l’air de
l’avoir pris ».84
E/ De nouvelles cartes
Dans un second temps, le respect et l’humilité peuvent être compris en rapport aux
tensions que suscitent les nombreuses transformations que connaît cet univers social. Les
changements provoqués par la colonisation et l’évangélisation (l’arrêt des guerres claniques,
la rigidification des structures des chefferies, leur rapport aux pouvoirs religieux, la
nomination de petits chefs de tribu…) ont, comme nous l’avons vu ci-dessus, placé la
concurrence entre les clans sur le plan de l’alliance et de la recherche de prestige. « Avec
83
Entretien d’A.Bensa avec P.Bourdieu, « Quand les Canaques prennent la parole », in A.Bensa, 1995, op. cit. :
pp 243-289.
84
C.Salomon, communication orale, le 15 mai 2003, Paris.
A.Bensa, 1995 : p 280
40
l’urbanisation, la scolarisation, etc., de nouvelles cartes viennent simplement s’ajouter au jeu
existant. »85 En effet, aujourd’hui, les sources de pouvoir et les stratégies pour le prestige se
sont diversifiées. L’arrivée d’un pouvoir communal, de la Province des Iles Loyautés, et d’un
pouvoir économique sont autant de nouvelles donnes que les autorités coutumières ont à
affronter. De même, les études et la production artistique procurent un prestige accessible à de
nouvelles personnes. Ceci a considérablement bouleversé et élargi l’échiquier social. Face à
ces bouleversements, les autorités coutumières rappellent fréquemment le besoin de
« respecter » les hiérarchies « ancestrales ».
Ces deux valeurs sont aussi érigées en critique du système démocratique, vantant
l’unité au-delà des divisions des partis politiques et d’un individualisme croissant. Meleneqatr
Qenenöj, 82 ans, ancien petit chef et porte-parole du grand chef du district de Gaïca,
m’explique qu’il faut respecter les places de chacun, les chefs, car ceux-ci sont éduqués à
faire ce qu’ils font « depuis les ancêtres », et parce qu’ils sont contrôlés par les autres
clans. Alors que lors des élections, un homme se dit meilleur que les autres ; mais cela, rien ne
le prouve. Manquer de respect à la parole des ancêtres conduit selon lui à la guerre, au
malheur et au crime. Quitter la « coutume », c’est pour lui comme partir à la nage de son île :
aller à sa propre perte. Il insiste ainsi sur le ‘besoin’ que les trois hiérarchies, claniques,
d’aînesse et de sexe soient respectées prioritairement, avant celles qui apparaissent ces
dernières décennies à Lifou (scolaires, démocratiques…).
Le respect des processus de parole d’une part et des décisions prises par les
« coutumiers » d’autre part, sont rappelés fréquemment, dans cet univers social mouvant. Car
ce sont aussi les transformations de la société de Lifou qui sont au cœur de ces discours. En
avril 2003, le petit chef de Drueulu convoqua une réunion où a été débattu le devenir de la
propriété à Lifou, afin de gérer un conflit existant avec un supermarché installé à We, sur des
terres de réserves. Le lendemain, les participants à la réunion allèrent fermer le supermarché,
voulant renégocier les termes du contrat de location, ce qui fut fait. A cette occasion, m'a-t-il
dit, il a observé qu’aucun participant ne voulait vendre la terre, ce qui a réitéré cette décision
commune de refuser cette transformation spécifique de leur système de propriété.
Walli Tetuani souligne les tensions que provoque cet élargissement de l’échiquier
social, en prenant l’exemple de la hiérarchie scolaire :
85
41
Aujourd’hui, les vieux, ils nous poussent à réussir, et c’est contradictoire : d’un côté on
doit être respectueux, se taire, faire passer l’autre avant dans sa culture, et de l’autre côté
être compétitifs, réussir personnellement dans la culture occidentale. 86
Avant que j’arrive sur l’île, on avait retrouvé un jeune homme pendu, les genoux
touchant terre : ce ‘suicide’ était communément interprété par le fait que c’était un élève
brillant, qu’il avait suscité des jalousies, que des boucans forts étaient sur lui.87
La société de Lifou est remarquable par sa propension au changement. Cependant, le
respect et l’humilité sont deux valeurs, qui, en pratique, visent la perpétuation des hiérarchies
existantes, lesquelles hiérarchies régulent les interactions et les échanges entre les membres de
cette société. En cela, cette société se transforme tout en restant identique à elle-même, dans
des logiques qui lui sont propres.
Nous avons observé que ces hiérarchies « traditionnelles », non exemptes de tensions
en elles-mêmes, ont connu de nombreuses transformations, et en connaissent aujourd’hui
d’importantes. L’arrivée massive « des choses qui brillent » (les biens de consommations, le
pouvoir économique…) et des « qene wiwi », (les façons des blancs), comme me disaient mes
interlocuteurs, a élargit l’échiquier social. Ces éléments sont, parfois, intégrés « simplement »,
pour reprendre les termes d’A.Bensa. Cependant, comme le soulignait W.Tetuani, une
interlocutrice de 30 ans ayant fait des études, ces évolutions et ces superpositions de plusieurs
systèmes hiérarchiques ne sont exemptes ni de tensions, comme nous l’analyserons dans la
troisième partie pour ce qui concerne l’arrivée des « Droits de la Femme », ni de
contradictions du point de vue du vécu personnel.
Conclusion
Une personne à Lifou est toujours le fruit de l’alliance entre deux lignées, paternelle et
maternelle, avec lesquelles elle restera toute sa vie dans des relations d’obligations
réciproques, où qu’elle habite (à Nouméa, à l’étranger, sur l’île…). En fonction de son rang de
naissance, de sa position d’aînesse, de son mariage, (sa position clanique) et de son âge et de
son sexe, cette personne sera impliquée dans des interactions hiérarchisées avec ses
86
Walli Tetuani, environ 30 ans, institutrice, le 1er avril 2003, Tingeting.
M.Lepoutre, 1997 : p 221 : un homme explique son accident, l’ayant rendu handicapé, en ces termes :
« Quand tu fais quelque chose de bon pour le territoire tu es foutu(…). Moi, ils ont vu tous mes diplômes, ils ont
regardé, c’est à cause de cela que j’ai eu mon accident, maintenant, c’est foutu. »
87
42
congénères. Si un individu respecte les attitudes, les échanges verbaux et de biens selon la
logique hiérarchique, il recevra en retour la bénédiction des anciens et des forces
surnaturelles, ainsi que l’aide des siens. L’identité personnelle d’un Lifou est donc déterminée
en fonction de sa place dans ce réseau d’obligations réciproques (mais différentes). Mais elle
est aussi construite par les stratégies qu’il mettra en œuvre, par exemple pour gagner du
pouvoir et du prestige, dans cette société mouvante et mue par toutes sortes d’influences
extérieures (mondialisation, colonisation…).
En effet, l’identité d’une personne aujourd’hui à Lifou implique plus d’éléments que
son appartenance à un clan, une position dans celui-ci, en fonction de son âge, de son rang, et
de son sexe. Selon A. Sio88, elle implique aussi son niveau d’étude, son appartenance à un
parti politique, à des associations, à une religion (les sectes s’étant multipliées), ainsi que son
emploi, son positionnement dans les nouvelles formes d’autorités et son pouvoir économique.
Etre respectueux des hiérarchies existantes, des codes de relations, et être humble,
quelle que soit sa fonction dans la chefferie et dans le monde ‘moderne’, reste important à
Lifou : ces deux valeurs sont énoncées comme des caractéristiques de la culture lifou, et
parfois de la culture kanake, en opposition à la culture occidentale.
Enfin, il est important de constater la persistance et la vivacité des schèmes culturels
régulant les interactions de façon hiérarchisée, même si la construction de l’identité
personnelle des Lifous s’est élargie, enrichie de nouveaux éléments. L’identité des insulaires
du Pacifique est bien, comme l’affirme M. Sahlins, toujours changeante, mais toujours fidèle
à elle-même.
Chapitre 2 : Un rôle maternel valorisé… et contrôlé
A/ Apprendre à devenir une femme
Les femmes de Lifou construisent leur identité personnelle au travers des distinctions
étudiées ci-dessus d’âge, de rang et de sexe. Elles sont des femmes du commun, ou des
femmes et des filles d’un homme à titre. Elles sont tout d’abord des filles « jajiny », puis des
88
Albert Sio, doctorant lifou en ethnologie, communication orale, le 7 mai 2003, Centre Tjibaou, Nouméa
43
femmes-épouses « föe », et enfin des vieilles femmes « qatr ». Epouses et sœurs de maris et
de frères, leurs droits et leurs devoirs, leurs attitudes et leurs marques de respect varient en
fonction de la position hiérarchique de chacune, et en interaction avec des interlocuteurs,
membres ou non de leur parenté.
Tout d’abord, lorsque l’on parle d’une personne de sexe féminin à Lifou, on précise
toujours si c’est une « fille, jajiny », une « femme, föe », c’est-à-dire une épouse et une mère,
ou une « vieille, qatreföe », ayant des cheveux blancs (plus de cinquante ans environ).89 Je
m’attacherai donc dans ce chapitre à expliquer le parcours d’une femme. Selon les âges de la
vie qu’elle traverse, une femme n’a, en effet, ni les mêmes devoirs, ni les mêmes droits.
Je mettrai succinctement en parallèle le parcours des hommes : je ne propose pas ici une
analyse complète de la construction des genres à Lifou, nécessitant l’analyse de la
construction des deux genres de façon interactive. Je tenterai plutôt de percevoir quels sont les
éléments fondamentaux de la condition féminine à Lifou telle qu'elle se donne à voir.
Un individu est considéré comme appartenant au sexe social féminin ou masculin vers 2
ou 3 ans90. Dès cet âge, les petites filles évoluent dans la sphère des femmes : à Lifou, les
lieux, les tâches et l’éducation sont divisés en deux sphères sexuées. Les mères et souvent
tantes et grand-mères paternelles, avec qui elles vivent, s’occupent de l’éducation des filles. A
la maison, elles effectueront les tâches des filles : tout d’abord aller chercher des objets,
débarrasser, aider la maman dans de menues tâches puis faire le ménage, la vaisselle, les repas
simples. Elles apprendront les tâches des femmes : garder les enfants, faire des plats
compliqués, des tressages, comment bien tenir un foyer, faire un champ de patates,
désherber... Kama Passa, femme de pasteur de 40 ans m’explique comment la mère, lors des
travaux, éduque sa fille « tu devras faire ça, tu ne dois pas faire ça… », la conseille, et lui
raconte des histoires métaphoriques par lesquelles passent des morales, mais aussi une
éducation sexuelle. Denise Kacatr, Déléguée aux Droits des Femmes, affirme qu’on éduque
les jeunes filles dans le sens du devoir, ce que j’ai observé sur le terrain. Les garçons
effectueront eux des tâches plus ponctuelles et réputées difficiles, comme le ramassage du
bois, le débroussaillage, le défrichage des champs, couper la viande, et pour les jeunes
89
Cela a posé problème dans les entretiens et les discours en français, car j’avais du mal à saisir si, lorsque mes
interlocuteurs parlaient des femmes, ils parlaient des femmes à n’importe quel âge de la vie, ou bien des" föe", ce
qui est traduit aussi par le terme « mamans, épouses » en français.
90
M.Lepoutre, 1997 : p 158
44
hommes pubères, « râper le coco », afin d’en extraire le jus, symbole du précieux liquide
séminal.91
Aujourd’hui, garçons et filles expérimentent aussi aujourd’hui une scolarité à la
française, mixte, dès l’école maternelle.
A Lifou, lors de ses premières règles, une jeune fille effectuait une purge à l’eau de
mer (ingestion d’eau de mer et de décoction de plantes, accompagnée d’exhortations) avec les
filles aînées de la tribu. Ce rituel a disparu aujourd’hui, assimilé aux purges annuelles, à
l’occasion des grandes vacances.92 Autrefois, les jeunes hommes étaient éduqués par classes
d’âge dans une case d’initiation masculine, le « hmelhöm », bénéficiant d’une éducation
masculine les initiant à la gestion de la vie sociale et à la guerre. Aujourd’hui, lorsque le
garçon est considéré mature, les garçons aînés de la tribu rasent sa première barbe. Il sera
alors autorisé à aller « jouer avec les filles ».
Les filles disposent d’une liberté de déplacement moins grande que les garçons :
Les jeunes filles, quand elles se lèvent, elles font le ménage, elles font tout à la maison,
et ça y est, c’est l’heure de préparer le repas, pour les frères, pour les enfants, pour les
hommes, l’aprèm’, il y a toujours quelque chose à faire, aller au champ (...), et le soir arrive,
il faut faire chauffer l’eau, le repas… Elles sortent pas de chez elles, en tout cas beaucoup
moins que les garçons. Mais c’est à cause des parents, c’est mal vu une fille qui se ballade,
qui sort tout le temps, la fille elle doit être là pour quand les hommes ils arrivent, elle doit
être bien gardée. C’est comme le problème des filles-mères : si une jeune fille a un enfant
avant le mariage, la sanction pour les parents, c’est « tu arrêtes tes études, tu t’occupes de
l’enfant ». C’est dur pour la fille, parce qu’après, quand elle se marie, elle laisse ses enfants,
elle ne les prend pas avec elle. (…) Les parents, ils sont sévères avec les jeunes filles, il faut
pas qu’elles traînent, il faut qu’elles sachent tout faire à la maison.93
Etre travailleuse, obéissante, ne pas sortir, ne pas boire, ne pas traîner avec les garçons, sont
des qualités vantées chez les filles, qualités qui sont censées accroître les demandes en
mariage. Si les garçons circulent librement dans la tribu, en bande, font ‘les 400 coups’, les
filles marchant sur la route sont taxées de « filles de la route », « prostituées », et leurs parents
seront critiqués. Une fille « jajiny » ne parle jamais en public, et n’exprime presque jamais
son avis (surtout si celui-ci contredit ses aînés), même chez elle.94
91
M.Lepoutre, 1997 : p 161-162
Je n’ai pas rencontré de femmes de Lifou l’ayant elle-même fait, pouvant préciser ces données. Cependant, une
femme de 40 ans de Maré avait elle-même effectué ce rituel.
93
Entretien avec Walli Tetuani, environ 30 ans, institutrice, le 28 mars 2003, Tingeting
94
Ce qui a pu poser problème pour réaliser des entretiens ; les seuls contextes où elles osaient émettre une
opinion se situant en dehors de la tribu.
92
45
« Nous, on a ‘18 ans’ quand on se marie ».95La grande rupture dans la vie d’une femme
est son mariage ; éduquée pour être une épouse travailleuse et obéissante, elle quitte sa
famille, son clan, pour aller habiter dans le clan du mari. La famille mariant ses fils dans
l’ordre d’aînesse, les tantes paternelles d’un garçon vont « chercher pour lui une femme »,
dans les clans avec lesquels il est recommandé de se marier, afin de créer ou de resserrer des
alliances. Si le garçon a une « copine » correspondant aux critères d’exogamie, sa famille va
aller « réserver la fille », « faire une coutume » à la famille de la fille, lui donner une certaine
somme d’argent et de tissus. La fille peut refuser poliment, sauf si ses « mathin », (oncles
utérins) lui demandent d’accepter. Cependant, la famille de la fille peut aussi faire pression
pour qu’elle accepte :
Ils [ ses grands-parents ] insistaient, ils insistaient, et moi, je leur ai dit à la fin : il faut
pas forcer les filles à se marier, si on veut vraiment pas, parce qu’après, ça fait comme la
fille du village, là, ils l’ont forcée, elle s’est suicidée.96
Une fois la fille réservée, tout le clan du fiancé est sollicité pour préparer le mariage :
pour les trois jours de cérémonies où l’on accueille les deux familles (la famille de la femme
étant invitée), et surtout pour les coutumes, c’est-à-dire l’argent, les tissus, ignames,
victuailles que l’on va diviser en trois parts : l’une pour les mariés, la seconde pour les parents
de la mariée, la troisième pour la famille de celle-ci, « les invités ».97 Cette cérémonie, scellant
l’alliance entre les deux clans, est le lieu de discours interminables, où sont échangés et
affichés les liasses de billets, déroulés des mètres de tissus. Les époux se marient aussi à
l’église et à la mairie. Ils passent, selon J-B.Herrenschmidt 98, « un cap initiatique important
par lequel il leur est expliqué ce qu’ils représentent réellement sur le plan sociologique et
politique, et la responsabilité dont ils sont soudainement dépositaires : grâce aux enfants
qu’ils auront, cette alliance s’inscrira dans le temps. »
Le mariage est un des enjeux principaux des stratégies familiales : un garçon aîné,
surtout s’il est destiné à devenir chef de clan, et donc à exercer des fonctions politiques, doit
être bien marié, afin de pouvoir influer sur les décisions du clan avec qui il conclut une
alliance. Il se mariera par exemple avec la fille aînée de la lignée aînée d’un clan, grande sœur
du chef de clan.
95
Note de terrain, Iwaleie Qenenöj, jeune fille de 23 ans, le 6 avril 2003, Drueulu
Note de terrain, une jeune fille, le 3 mai 2003.
97
N’ayant pas observé de mariages, je me base sur les dires de mes interlocuteurs, et sur l’étude d’A.Paini,
1993 : p 257-258.
98
J-B. Herrenschmidt, doctorant en géographie culturelle, extrait de thèse, à soutenir en 2003.
96
46
Nous, c’est comme ça qu’on ‘vend’ la terre : quand on se marie, après la femme, nos
fils, ils ont des droits sur la terre du clan de la femme. C’est comme ça qu’on ‘achète’ le
pays, les autres chefferies.99
C’est aussi le lieu où est donnée à voir la puissance d’un clan : celle-ci est fonction du
nombre de personnes participant aux échanges, soit les personnes qui sont dans des rapports
d’obligation envers la famille du mari. Les mariages montrent l’attitude des Lifous vis-à-vis
des éléments culturels exogènes (occidentaux par exemple) dans l’accumulation du prestige :
les robes de mariées, les couverts, et surtout la masse monétaire accumulée pour un mariage
sont des signes de la puissance d’un clan. Si le grand chef de Lössi a demandé une baisse de
la masse monétaire dans les mariages, car il y a actuellement une surenchère, ruinant certaines
familles, sa décision n’a pas été suivie. Il est important pour les familles de « bien payer la
fille », afin que leur fille soit en retour « bien payée », dans ces échanges entre les clans et les
chefferies.
Une fille « jajiny » ne deviendra totalement une femme « föe » que lorsqu’elle aura
donné à sa belle-famille un enfant, de préférence un garçon. Je ne sais pas si à cette occasion
sont clos les échanges du mariage, comme cela était le cas sur la Grande Terre 100. Cependant,
à Lifou :
On va parler d’elle quand elle aura un enfant : les parents ont moins de scrupules à
profiter de l’argent du mariage. Si une femme ne donne pas d’enfant, les parents se sentent
en dette. Mais si elle a des enfants, ils disent : « Ma fille, elle a réussi son mariage ».101
Durant sa grossesse, elle sera l’objet de soins intensifs de la part des femmes du clan marital.
Une femme acquiert en se mariant des responsabilités, ce que voulait signifier Iwaleie,
jeune fille de 23 ans, lorsqu’elle me disait que se marier était comme atteindre la majorité en
France. Lors de la cérémonie, sa mère donne une parole, le « Iahnisekeu » (traduit par
dernières volontés, recommandations, contrat), à sa fille. Si celle-ci est « prête pour
l’entendre », cette parole lui garantira une vie maritale heureuse. Ecoutons les dires des
vieilles Saweqatr et Copaqatr Passa, traduites par Wassaumie Passa :
C’est une parole coutumière, qui se transmet de génération en génération, c’est la
maman qui fait une alliance avec sa fille, qui lui dit la bonne conduite.(…) Elle dit comment
elle doit vivre là-bas, comment il faut tresser le panier, comment il faut se comporter avec le
mari.(…) Elle dit : « Toi, tu vas partir, tu vas plus revenir ici, tu vas devenir la terre, la terre
99
Entretien avec Wassaumie Passa, pasteur, sculpteur, chef de clan, environ 40 ans, le 21 mars 2003, Traput
C.Salomon, 2000 : p 320
101
Entretien avec Walli Tetuani, institutrice, environ 30 ans, le 4 mai 2003, Tingeting.
100
47
de ton mari, tu vas devenir de la poussière, tu vas donc devenir la terre de ton mari(…). Tu
ne reviendras plus jamais ici, même si tu as des problèmes (…). Tu respectes ton mari, tu
écoutes ton mari, tu respectes ta belle-famille.(…) Tu dois donner à la famille, les aimer, être
accueillante ». C’est la parole à la maman, le iahnisekeu, l’alliance avec la fille »102
Une autre femme m’explique comment sa mère l’avait conseillée : ne pas contredire le
mari, être toujours la première levée, bien faire les travaux des femmes, qu’il y ait toujours à
manger, bien garder les enfants, bien tresser les nattes, travailler pour ses beaux-parents,
servir les enfants, le mari, ne pas contredire sa belle-famille, etc. Les hommes seront, eux,
chargés de ramener un revenu au foyer, de faire les tâches réputées difficiles (défrichage,
pêche, chasse…) et nobles (le champ d’ignames, palabres pour la chefferie, discours
coutumiers…). Les femmes de notables devront aussi travailler pour accueillir les gens venant
consulter son mari, pour les échanges, et aller avec lui dans les cérémonies coutumières,
excepté dans les grandes réunions de la chefferie, dont sont exclues les femmes.
Ainsi, les femmes acquièrent des responsabilités, dans l’accompagnement de leurs
maris dans leur rôle clanique (chacun a un rôle dans les échanges au moins), et ou religieux.
Elles ont beaucoup de devoirs, dont le principal est de donner des enfants, nombreux, avec
beaucoup de garçons, au clan paternel, de les nourrir et de les éduquer.
Enfin, avec l’âge, les femmes deviennent des « qatreföe ». Les « vieux » et les
« vieilles » sont l’objet de beaucoup de respect :
Il faut tout faire pour leur faire plaisir, surtout ne pas les froisser. Ici, si on fait
quelque chose qui dérange les vieux, il faut vite engueuler ou astiquer le jeune. Si on le fait
pas, c’est comme si le vieux il était pas là… Ici, on dit que si on froisse un vieux, il a le ventre
lourd, ça donne une malédiction « ne thin ». « Thin », ça veut dire famine je crois. C’est pour
ça, pour lever la malédiction, il faut être puni, ou boire des ‘médicaments’ que les vieux font
spécialement. Mais si on est respectueux, on a la bénédiction des vieux, la vie va être facile.103
Les femmes, devenant vieilles, acquièrent un statut social enviable. Hoho qatr Waitea
explique cela à M. Lepoutre : « Les vieux, comme les fous, représentent dans le monde visible
des vivants les esprits, les ancêtres, ils sont plus proches d’eux(…). On recherche leur
bénédiction, « manathith » car leur parole est puissante, et on craint leur malédiction qui
peut à l’inverse être foudroyante.(…) S’ils te maudissent, cela va se réaliser, c’est une
malédiction justifiée. »104
102
Entretien enregistré avec Wassaumie, Copaqatr et Saweqatr Passa, le 15 avril 2003, Kumo
Entretien avec Walli Tetuani, institutrice, environ 30 ans, le 1er avril 2003, Tingeting
104
M.Lepoutre, 1997. : p 213
103
48
Si les hommes âgés sont les représentants des ancêtres de leur clan, et les détenteurs de
la parole, les personnes âgées des deux sexes sont les détenteurs des règles sociales, et du
savoir. Le vieux pasteur Kakue m’explique que les jeunes doivent « beaucoup travailler,
beaucoup s’amuser, beaucoup manger », les mariés beaucoup travailler, et les vieux, ayant
assez travaillé, ‘ayant fait leur temps’, doivent se reposer, les jeunes travaillant pour eux. Une
vieille femme, dans l’espace domestique, doit donner des conseils à ses filles et belles-filles,
mais peut se faire servir, et elle est plus libre de décider de ses activités, jouera aux cartes, au
bingo… Lors de réunions coutumières, elle restera assise à écouter les discours, et mangera
juste après les notables, tandis que les femmes auront fait la cuisine, les filles s’occupant de la
vaisselle et du service, les garçons du découpage de la viande, et de sa cuisson. Ses conseils
seront très écoutés, elle ne sera pas contredite. Par exemple, lors d’une réunion de jeunes de
l’Eglise à Tingeting, une vieille femme dit à 22 heures que c’était mieux de mélanger les
tribus dans les lieux de couchage. Branle-bas de combat, les organisateurs déménagent tout le
monde, déjà installé dans des cases : même si la réunion était organisée par des jeunes, la
suggestion de la vieille ne pouvait être ignorée.
Cependant, une vieille femme sera d’autant plus respectée qu’elle aura accompli son
devoir : donner des enfants et des garçons au clan de son mari, les avoir bien éduqués, avoir
bien travaillé toute sa vie et soutenu son mari dans ses fonctions coutumières. Je ne sais pas si
une femme n’ayant pas eu d’enfant bénéficiera du même respect, et sera appelée du suffixe
honorifique « qatr »105. De même, une veuve, si elle n’a pas donné de garçons, pourra être
‘rendue’ à ses oncles utérins : cela place certaines veuves dans des situations de grande
précarité, car elles perdent tous les biens accumulés avec leurs maris, ainsi que leur fonction
sociale, le frère cadet (et sa femme) héritant de la fonction qu’avait le défunt. Cependant, si
elle a donné des fils, elle restera le plus souvent « chez elle », dans le clan de son défunt mari,
surtout si le fils aîné est en âge de reprendre les fonctions de son père. Le veuvage posera
problème aussi si la femme décide de « refaire sa vie », c’est-à-dire d’avoir des relations avec
un autre homme, la famille de son mari pouvant la rejeter.
Durant mon étude, j’ai observé que les vieilles femmes travaillaient encore beaucoup,
même si elles bénéficiaient d’une plus grande liberté d’action, de tenue, de parole ; elles
plaisantaient volontiers, allaient au bal, pouvaient porter la robe popinée (ou ‘robe kanak’)
avec plus de décontraction. De même, elles étaient consultées aux réunions coutumières,
parlant en public.
105
Mes amies, quand elles voulaient me faire plaisir, me flatter, me disaient : hélèneqatr, hélène la vieille.
49
Les femmes acquièrent donc avec l’âge plus de responsabilités et de respectabilité.
Cependant, durant toute leur vie, elles se tiendront à distance des hommes, les tâches, places
géographiques étant divisées sexuellement (mais de façon moins stricte aujourd’hui), et les
couples ne s’affichant jamais en public. M. Leenhardt remarquait la dualité complémentaire
homme/femme qui organise le système symbolique kanak106 . Cependant, cette dualité
‘complémentaire’ implique une disparité. Si, dans la case, symbole de l’organisation sociale
kanake, il existe une porte pour les hommes, et une ou deux pour les femmes et les enfants,
celle des hommes, à l’avant, large, entourée de poteaux sculptés, implique de se baisser moins
que les deux autres, nommées d’ailleurs « fenêtres », petites, basses, sans décoration. A
l’intérieur, les hommes occuperont une place privilégiée, près du foyer, tandis que les femmes
et les enfants resteront au fond. Même si une femme change de statut au cours de sa vie, elle
restera, tout au long de celle-ci, placée en-dessous des hommes (ce qui se remarque aussi dans
les assemblées où les femmes sont assises par terre et les hommes sur des bancs ou des
chaises en général).
B/ Une sexualité ambivalente
Après cet aperçu du cycle de vie des femmes à Lifou, nous nous attacherons à analyser
les représentations de la reproduction, naturalisant et réifiant les rapports hiérarchisés entre les
hommes et les femmes. En effet, selon C. Salomon, « la norme sociale de séparation et de
hiérarchie entre les femmes et les hommes est soutenue par un ensemble de représentations
articulé autour des capacités reproductives de femmes »107. L’enquête que j’ai menée prend
appui sur les écrits de C. Salomon108 dans les mesures où j’ai tenté de trouver les
ressemblances et les différences entre les représentations, la gestion et le contrôle de la
reproduction en Grande Terre et à Lifou.
Une fille est censée pouvoir avoir des rapports sexuels à partir du moment où elle est
menstruée. Comme sur la Grande terre, le sang menstruel à Lifou est à la fois signe de fertilité
et de danger, de pollution pour les hommes. Les femmes réglées, enceintes ou accouchées ont
106
M.Leenhardt, 1947, Do Kamo. La personne et le mythe dans le monde mélanésien, Paris, Gallimard.
C.Salomon, 2000a : p 316
108
C.Salomon, 1998, « La personne et le genre au Centre Nord de la Grande Terre », Gradhiva, n°23 : pp
81-100 ; 1999, « La maternité, une exigence sociale maintenue », in Chroniques du pays kanak, tome 2,
Nouméa, Planète Mémo Editions : 182-199 ; 2000, op. cit. : j’ai travaillé sur ce troisième texte avec Walli
Tetuani, qui le commentait, lors d’une lecture.
107
50
une odeur suspecte, de maladie et de mort, pouvant être contagieuse. Les femmes menstruées
ne peuvent aller dans les champs d’ignames, l’odeur du sang risquant de faire pourrir les
précieuses légumineuses : l’igname est un fort symbole masculin, un légume sacré, utilisé lors
des échanges coutumiers. Ces mêmes femmes peuvent cependant aller travailler dans les
champs de « patates », les champs des femmes, de second ordre. De même, si la femme
versant le lait de coco dans le bougnat (plat traditionnel préparé pour les grandes occasions) a
ses règles, celui-ci va être loupé. Cette odeur ‘putride’ peut menacer les vivants, les mauvais
esprits pouvant se servir du sang pour attaquer les vivants : on jette loin les serviettes
hygiéniques.
Une femme réglée ‘pollue’ une assemblée, mais, comme me l’explique une femme
engagée en politique, « avec le progrès, les serviettes et les tampons, c’est fini, les femmes
peuvent tout faire, même réglées ». Il est déconseillé pour des hommes allant pêcher, jouer un
match, faire une activité exceptionnelle, d’avoir des relations sexuelles, et de fréquenter une
femme ayant ses règles. De même, après l’accouchement, il est conseillé de ne pas faire
l’amour avec sa femme, encore souillée.
La fréquentation des femmes peut donc être dangereuse, celles-ci apparaissant comme
des « figures de la pollution » (M. Douglas, 1971109), dont le sang menstruel, selon M.
Lepoutre, était utilisé dans la fabrication de « boucans » (paquets magiques, sorts)110.
Dans ce contexte où l’acquisition de la femme et de son pouvoir de fécondité sont
légitimés par le mariage, et où le sexe des femmes constitue potentiellement un risque pour
les hommes, qu’en est-il de la gestion sociale de la sexualité ? Je m’intéresserai tout d’abord à
l’apprentissage sexuel des filles de Lifou. Aujourd’hui, les jeunes femmes semblent
confrontées à une double norme en matière de sexualité. Leurs grands-mères sortaient des
pensionnats religieux pour se marier, les relations pré-conjugales étant interdites par la
religion chrétienne. Les jeunes filles « restant tranquilles », qui ne fréquentent pas les
garçons, et arrivent au mariage vierges, « nyipi föe » (vraie femme), sont très valorisées, la
famille du mari versant après coup une somme d’argent pour remercier la famille de la fille
d’avoir été « bien gardée ».
D’autre part, les jeunes filles font leurs expériences, cachées, lors de fêtes et de
réunions coutumières comme les mariages, le cousin d’un garçon demandant à la cousine de
109
M.Douglas. 1971. De la souillure. Paris : Maspero.
M.Lepoutre, 1997 : p 204 : « Le sang impur, cataminal, est source de maladie. Il était autrefois utilisé en
sorcellerie. Cette contagion par le sang souillé, justifie les interdits sexuels pendant les menstrues des femmes.
(…) des médicaments consommés pendant les règles assurent l’élimination du sang par les lochies, « meci föe »
(maladie femme).
110
51
la fille si celle-ci veut bien rejoindre ce dernier à l’extérieur de la fête, dans le noir. Les
expériences, occasionnelles, volées au « monde de la brousse, de la nuit », ne doivent pas
s’afficher, mais sont monnaie courante, le fort taux de filles-mères témoignant de cette réalité.
Cependant, une fille-mère, dans les tribus protestantes essentiellement, sera recluse un temps,
et attirera la honte sur ses parents, surtout si ceux-ci sont pasteurs. Au sein des jeunes gens
(non-mariés), l’usage de contraceptifs français semble être courant, mais pas généralisé. De
nombreuses filles tombant enceintes espèrent accélérer ou provoquer le mariage avec
l’homme qu’elles aiment. Les avortements « par les feuilles d’avocats » sont pratiqués (je ne
sais pas dans quelle proportion), la stérilité d’une femme pouvant être expliqué par le fait
qu’elle ait trop fait « d’avortements traditionnels ». Ces expériences pré-conjugales sont
appelées « vivre sa vie de jeunesse », ce qui n’est pas péjoratif, mais n’est vanté que pour les
garçons.
Les MST ne semblent pas stigmatisées « maladies des femmes » à Lifou, mais plutôt
stigmatisent les femmes qui fréquentent les Blancs ou agissent comme eux, les MST étant des
« maladies de l’étranger »111.
Les nombreuses naissances hors-mariage ne donnent à la fille que le statut de « fillemère ». On choisira un nom dans le lignage du père de la fille, si celle-ci n’a pas de prétendant
au mariage. Dans ce cas, quand elle se mariera, elle devra laisser son enfant à un membre de
sa famille d’origine, qui l’adoptera. Ceci explique que beaucoup de filles-mères ne veulent
pas se marier, alors qu’elles se sont consacrées à l’élevage de leur enfant les années
précédentes. Cependant, les adoptions en milieu kanak sont fréquentes, d’enfants de couples
mariés ou non, les fillettes étant plus facilement données que les garçons, car celles-ci ne
posent pas de problèmes alors dans la hiérarchie d’aînesse de sa famille d’accueil.
Lorsqu’une femme se marie, on attendra d’elle qu’elle fasse de nombreux enfants au
clan de son mari. La grossesse d’une femme sera un véritable moment initiatique : entourée
des femmes de sa belle-famille, protégée, devant respecter de très nombreux interdits et
devant boire des médicaments à base de plante, la fille devient femme.
A Lifou comme au Centre Nord de la Grande Terre, une personne naît du croisement
de deux lignages. Je ne sais pas si une personne naît de la « rencontre de deux sang » à Lifou,
quoique le nom d’un lignage, « Luewadria » (deux sangs) le laisse penser. Mais le sperme de
l’homme est reconnu comme fécondant, la stérilité pouvant être attribué au père s’il « a trop
111
Cela diffère donc légèrement de ce que C. Salomon a observé sur la Grande Terre, les MST étant considérées
comme maladies des femmes et de l’étranger.
52
joué avec les filles dans sa jeunesse » (trop perdu de la précieuse semence). Cela contredit la
thèse de M. Leenhardt de la croyance des Kanaks en une origine uniquement maternelle112. De
même, des caractères physiques et psychologiques du père et de la mère sont reconnus dans
les enfants des deux sexes. L’enfant reçoit, comme on le dit couramment à Lifou, le sang et le
souffle de ses oncles utérins, le nom et la terre (et son totem) de son père. Quand l’enfant naît,
on lui donnera un nom dans le lignage paternel, s’il naît dans le cadre d’un mariage ou d’un
futur mariage (les beaux-parents venant alors « réserver l’enfant », amenant une coutume et
une certaine somme d’argent).
Le rôle maternel est le principal rôle social accordé aux femmes. Celui-ci est valorisé
au travers de nombreuses métaphores : les femmes sont comparées au cocotier, car il nourrit
la famille avec son corps, il donne beaucoup ; « parce qu'il fait tout le cocotier, comme les
femmes ! » me dit une interlocutrice. Le rôle nourricier des femmes est aussi mis en exergue
par la métaphore de la terre, elle qui nourrit les hommes, donne de beaux fruits. D’ailleurs la
mère se dit « thin » :
Le mot thin en Lifou, c’est la racine d’un bois, car la racine de cet arbre, il mange
toutes les vitamines du sol pour donner de beaux fruits. Nous, si on a des beaux enfants, c’est
grâce à la mère, il boit le tutu de maman.113
La métaphore de la terre, terre de l’homme où elle devra mourir, se complète avec celle
de la liane, liane indéracinable, qui jamais n’abandonne son foyer, ses enfants, qui reste
accrochée quoi qu'il arrive.
Cependant, une femme mariée « donne des enfants au clan de son mari » : cette
expression n’est pas une métaphore, car la femme ne dispose d’aucun droit sur les enfants. Si
le pouvoir de fécondité des femmes et le rôle maternel sont très valorisés, les « fruits et les
fleurs de l’alliance » ne leur appartiennent jamais. Si l’on dit que la mère transmet le sang et
la vie, ceux–ci sont la propriété de ses oncles utérins, auxquels on « rend le souffle de vie »
par une « coutume » quand une personne meurt, et auxquels on fait des excuses voire des
gestes de pardon si l’on a fait couler ‘leur’ sang devant eux.
112
C. Salomon écrit que cela réfute la thèse de M .Leenhardt. Cependant, à Lifou, d’un clan à l’autre, les
représentations changent, et il est possible que plusieurs représentations cohabitent, comme c’est le cas à Tonga,
selon F. Douaire-Marsaudon. 1996. Les premiers fruits. Parenté, Identité sexuelle et Pouvoirs en Polynésie
Occidentale (Tonga, Wallis et Futuna). Paris : CNRS, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme.
113
Entretien avec Meleneqatr Qenenöj, ancien petit chef de Drueulu et porte-parole du grand chef de Gaïca, le 7
avril 2003, Drueulu.
53
Le pouvoir de fécondité des femmes est donc approprié et contrôlé par les hommes.
Selon F. Héritier114, ceci est au cœur des différentes formes de domination des hommes sur les
femmes. « Le premier mode d’acquisition de la capacité reproductive des femmes_ de loin la
plus valorisée socialement _nécessite d’en payer le prix dans le mariage »115. C’est la raison
pour laquelle les femmes ne peuvent revenir chez elles s’il y a un problème avec l’époux : une
épouse sera toujours renvoyée chez son mari, car elle a été "payée".
Si une femme décide de partir, de quitter son mari (ce qui est rare et entraîne en
général l’exclusion de sa famille d’accueil et de sa famille d’origine, ainsi que la malédiction
des vivants et des ancêtres), elle devra laisser ses enfants à la famille du mari, ou elle pourra
emporter une fille si la famille en question l'y autorise116. Pourtant, ce sont exclusivement les
femmes qui s’occupent de leurs enfants, les portent, les soignent, les nourrissent, les
éduquent, car les hommes portant un enfant (surtout en public) risquent de « devenir mous,
leurs muscles mous, c’est défendu qu’il fasse pipi sur sa cuisse » 117. Les femmes sont donc au
service de leurs enfants et de leur mari, s’occupant de la cuisine, du ménage, du jardin, de
champs et de la garde des nombreux enfants.
Comme sur la Grande Terre, la sexualité féminine n’est valorisée que lorsque celle-ci
est ‘maîtrisée’ par un homme ; elle participe sinon de l’anti-social. Une fois mariés, les
femmes sont sensées ne plus aller au bal, les hommes ne plus boire d'alcool, et surtout, pour
les deux, ne plus avoir de relations sexuelles qu’avec leur conjoint. L’adultère est considéré
comme un fléau social, un crime. Celui-ci est puni par l’"astiquage" des deux fautifs, même si
ce crime est plus grave pour les femmes, selon mes informatrices.
On dit que ton amant, il a escaladé la barrière de ton mari, comme si quand tu es
mariée, tu es entourée d’une barrière. C’est une trahison du mariage, du foyer. Quand tu te
maries, tu accèdes à un nouveau statut, vraiment. Et si tu fais l’adultère, tu tombes très bas,
tu n’es pas digne de tes nouveaux pouvoirs ; le mariage, ça engage tous les clans de l’île,
chefs religieux, coutumiers, tu trahis tes enfants, tu les salis. Une femme, c’est une pute
dégueulasse, un homme, on dit que c’est un con, un dragueur, un putain. Si une femme va
114
F.Héritier, 1995, Masculin / féminin. La pensée de la différence. Paris, Odile Jacob ;
C.Salomon, 2000a : p 319
116
On constate cependant aujourd’hui un recours accru à la justice française, afin que soient prononcés des
divorces Les divorces sont très rarement acceptés par l’Eglise, les séparations commençant à être tolérées dans
des cas extrêmes par les coutumiers de Lifou, si les deux clans sont d’accord. Les femmes partant du foyer n’ont
pas la garde des enfants, car ceux-ci appartiennent au patrilignage
117
Note de terrain, discussion avec Waiwewe Luepak, femme d’une trentaine d’années, le 21 avril 2003, Traput.
Cet interdit est moins respecté aujourd’hui.
115
54
voir ailleurs, on lui rase les cheveux, la bat à mort, c’est très légitime. Un homme avait peu
battu sa femme, les gens du village se sont fâchés.118
Avoir une relation sexuelle hors-mariage est donc considéré comme une trahison de
l’alliance conclue entre deux clans.
Refuser l’acte sexuel à son mari est explicitement déconseillé : les mères expliquent
qu’il ne faut pas « sisiin » le mari, le repousser, sinon il va être de mauvaise humeur, qu’il
faut l’aimer entier, esprit et corps. Selon A. Paini119, cette norme a été imposée par les
missionnaires pour limiter l’adultère. Cependant, des interlocutrices me confiaient que les
hommes font plus attention aux femmes aujourd’hui, « avec la télé » (en contact avec une
vision occidentale de la sexualité ?) « et l’amour » (le choix du conjoint est plus fréquent).
Il n’existe pas de notion de viol conjugal. Des interlocutrices me racontent comment
leur maris rentrent saouls, les réveillent, leur demandent de leur « faire à manger, les
frappent, … », l’alcool étant considéré comme une circonstance atténuante, et non comme
une circonstance aggravante. « Il veut toujours dormir avec moi, même après que j’ai eu le
bébé, me raconte une jeune mariée, mais moi je veux pas, j’ai eu deux enfants coup sur coup ;
il est méchant ». Cette interlocutrice met en exergue le fait qu’il ne respecte pas la séparation
sexuelle des conjoints après l’accouchement, avant de parler de son manque de consentement.
Un autre mode d’appropriation de la sexualité féminine est le viol. « Chez nous, le viol,
l’inceste, avant, ça n’existait pas. Mais chez nous, il y en a peu, c’est surtout en Grande
Terre ». Ce discours est répandu à Lifou, et montre que les violences sexuelles sont
considérées comme participant de l’anti-social. Selon les dires d’un interlocuteur, auparavant,
un violeur devait traverser la tribu en courant, se faisant ‘bastonner’ par tous les jeunes. Les
viols dénoncés aujourd’hui font l’objet d’un geste de pardon coutumier, amenant une
« coutume » (un don accompagné d’un discours) aux parents de la fille. Selon mes
interlocuteurs, cette différence de traitement serait due à l’interdiction de frapper les gens
qu’impose le droit français ; cependant, les violences infligées après un adultère sont encore
très fortes. D’ailleurs, l’adultère est considéré comme un crime plus grave qu’un viol. Dans
les discours, les viols seraient le fait d’un jeune ou d’un groupe de jeunes hommes, dus à un
abus d’alcool ou de marijuana, les rendant passagèrement « fous ». Un homme d’âge mûr,
soutenant que le viol n’existait pas du temps de sa jeunesse, me dit : « avec les vieux, on allait
sur une fille, à 20, à 15, à 5, mais on lui demandait avant si elle était d’accord ». La pratique
118
Walli Tetuani, institutrice, environ 30 ans, le 4 mai 2003, Tingeting
A.Paini, 1993 : p 178 : « c’est interdit de se refuser au mari, c’est l’église qui a dit ça » (entretien avec
Awaqatr).
119
55
de « chaînes », comme l’analyse C. Salomon sur la Grande Terre, n’est pas cachée, voire pas
considérée comme un viol à Lifou, si les victimes sont des « filles de la route », c’est-à-dire
des filles sortant le soir, buvant de l’alcool (ce qui est pour ces femmes une circonstance
aggravante), manifestant des velléités d’indépendance sexuelle, ou alors si les filles sont des
handicapées. Nous retrouvons aussi le caractère initiatique du viol pour les jeunes hommes,
les aînés les emmenant dans des ‘chaînes’.
Une vieille femme me confiait : « nous aujourd’hui on dénonce, mais avant, la femme,
elle avait pas le droit de se plaindre, elle avait pas le droit à la parole, elle subissait en
silence… » Le recours au droit français est très mal perçu, excepté pour les agressions
sexuelles sur mineures,
120
ce qui peut occasionner un rejet de la fille par la tribu, son
exclusion, si la dénonciation fragilise l’édifice social (accusation d’un chef, d’un membre de
la famille…).
Nous retrouvons de nombreux points communs dans la gestion, dans les représentations
et le contrôle de la reproduction et de la sexualité des femmes entre les aires ajië et paicî de la
Grande Terre, étudiés par C. Salomon, et Lifou. Le pouvoir de fécondité des femmes et leur
sexualité appartiennent légitimement aux hommes : les enfants appartiennent donc au
patrilignage et leur principe vital aux frères de la mère. La sexualité des femmes est
considérée comme bénéfique si elle est appropriée par un homme, dans le but de donner des
enfants au lignage de celui-ci. Le fait que les viols soient fréquents (45 pour 100000, ce qui
est un taux élevé)121 peut se comprendre comme une conséquence de la représentation
dévalorisée, si non appropriée par un homme, de la sexualité féminine ; mais aussi comme un
fait aggravé par la montée de l’alcoolisme et une perte de repères culturels.
Il est frappant de voir comment les représentations des fluides corporels et de la
sexualité constituent un langage idéologique qui instaure et naturalise les rapports de
domination. Mais ces représentations évoluent sans cesse, et en particulier sous l'effet des
contacts culturels nombreux. Ainsi, les normes de pudeur et les représentations du corps
féminin aujourd’hui sont le résultat de la fusion d'éléments de plusieurs cultures.
120
« En 1996, selon SOS Violence Sexuelles, sur 90 nouvelles victimes, les trois quart étaient âgées de moins de
18 ans au moment des faits, et parmi elle le tiers avait moins de 10 ans. » in C. Salomon, « Les femmes Kanakes
face aux violences sexuelles : le tournant judiciaire des années 1990. », Le journal des anthropologues, 82-83,
2000b, pp 287-307
121
C. Salomon. 2002. “Mettre au tribunal, ‘claquer un procès’ : les nouvelles ripostes des femmes kanakes en
Nouvelle-Calédonie.” Archives de Politique Criminelle, n°24: p 161-176.
56
Moi, je suis la femme du pasteur, je peux m’asseoir avec les hommes sur le banc. Mais
surtout, il faut pas qu’on (les femmes) soit assises au-dessus d’eux : ils peuvent voir notre
chose, j’ai honte.122
Cette phrase montre comment lors de réunions religieuses, le principe de séparation
géographique entre les sexes est moins fort (une femme peut s’asseoir avec les hommes, car
celle-ci est femme de pasteur). Mais la pudeur protestante, qui impose une tenue vestimentaire
et des positions qui ne laissent rien entrevoir des parties génitales, à laquelle s’ajoutent les
représentations de la dangerosité du sexe des femmes, maintiennent la hiérarchie entre les
hommes et les femmes, celles-ci ne devant jamais être « au-dessus » d’eux. On retrouve l’un
des mécanismes décrits par M .Godelier 123: les femmes, au nom de représentations de leur
corps, restent dans une position hiérarchique inférieure. Si celles-ci la transgressent, elles
ressentiront une honte terrible : elles-mêmes ont intégré la notion de la dangerosité de leur
sexe.
C/ Les relations conjugales
Le couple homme/femme n’est qu’une des figures des rapports entre les sexes, mais
c’est une figure essentielle dans la vie des Lifous, car c’est en couple que l’on réalise son
devoir social, son rôle dans le clan, aussi bien du point de vue du travail matériel que l’on doit
fournir, que du point de vue de l’alliance, scellée entre les clans par la progéniture. Pour cette
raison, les relations de couple sont cruciales pour comprendre la construction de l’identité
personnelle des femmes « föe », l’essentiel de leur rôle social s’accomplissant au sein du
mariage.
Cependant, cette figure a changé avec l’arrivée des missionnaires, qui, comme on le
sait, valorisaient la vie de couple et la famille nucléaire, interdisant la polygamie des chefs,
remplaçant le « hmelöm, » case d’initiation masculine, par des écoles religieuses, non mixtes.
Pour les filles, il y avait des pensionnats où celles-ci apprenaient à lire et à écrire, à coudre, à
prier, mais dont le but était de les maintenir vierges avant le mariage. 124 Ces éléments
historiques demanderaient une étude plus approfondie, afin de comprendre quels impacts ont
eu de fait les missions.
122
Note de terrain, Kama Passa, femme de pasteur, le 10 avril 2003, Traput
M.Godelier, 1982.
124
A.Paini, 1993. : pp 177-182
123
57
Il est intéressant de noter que les discours sur le couple utilisent le plus souvent des
références bibliques, les acteurs ne distinguant pas ce qui est de l’ordre de la coutume et ce
qui relève de la religion chrétienne. Cela peut se comprendre par le fait que les missionnaires
protestants valorisèrent le couple de pasteur comme modèle social. Cependant, les Lifous
interprètent de façon diverse l’Evangile comme la coutume pour ce qui est des rapports de
couple.
Iwaléié, fille de 23 ans, exprime sans équivoque une norme qui semble faire
l’unanimité :
Le mari, c’est comme si c’est l’aîné, on dirait qu’il est plus haut de la femme.(…)
L’homme c’est la tête, la femme c’est le corps, c’est dit dans la bible. Mais il faut que le mari,
il soit gentil avec sa femme aussi. 125
Dans un couple à Lifou, l’autorité revient au mari : « trahmany la mus » (c’est
l’homme qui décide, qui a le ‘droit’)126. C’est lui, au final, qui prendra les décisions
importantes concernant le foyer. Sa femme devra faire preuve d’humilité devant lui, « se faire
petite ». L’harmonie entre les deux est valorisée, cette harmonie permettant au mari d’assumer
pleinement ses fonctions coutumières, et au couple d’assurer une progéniture abondante à leur
lignage. La conformité aux « façons de faire des ancêtres » apporte la bénédiction de ceux-ci,
garantissant une belle vie au couple ; l’inverse, la non-conformité, le manque de fidélité à leur
parole entraîne la malédiction.
Les femmes sont toujours perçues comme les responsables du foyer, de sa propreté,
des travaux ménagers, mais seulement parfois comme le « portefeuille », c’est-à-dire les
gestionnaires du budget familial, les époux leur confiant le salaire gagné. Ainsi, certains
couples fonctionnent avec une division des tâches strictes, valorisant la complémentarité, le
dialogue entre l’homme et la femme.
Si ma femme elle soigne mes parents, si elle fait à manger, si elle soigne mes enfants,
c’est la reine de la maison, elle a tous les droits au foyer. Moi je suis l’homme, mais à la
maison, elle a tous les droits. Il faut du respect mutuel, que l’homme il dise pas toujours qu’il
est supérieur à la femme, ou qu’elle a pas le droit à la parole.(…) La femme, elle sort de la
côte d’Adam, c’est pas anodin, à la même hauteur, côte à côte, ils doivent être unis, égaux.127
L’unité, la solidarité dans le couple sont toujours valorisés. De manière générale à
Lifou, les femmes doivent rester dans l’espace du foyer et dans le rôle maternel qui leur est
125
Note de terrain, Iwaleie, 23 ans, le 27 avril 2003, Drueulu
A.Paini, 1993. : p.175 : elle remarque que le terme « mus » signifie aussi autorité, administration
127
Entretien avec Jone Hnautra, homme de 45 ans environ, le 28 avril 2003, Traput
126
58
assigné, bien que cela soit de plus en plus remis en question par les jeunes générations, et en
particulier par des couples qui, afin de s’éloigner des critiques, vont s’installer à Nouméa. Si
une femme ne s’occupe pas bien de ses enfants, ne travaille pas bien chez elle, ou contredit,
n’écoute pas son mari, celui-ci a le droit de la battre, car elle manque à ses obligations
sociales. Le mari est la personne qui doit la corriger en premier : quand Iwaléié me dit que le
mari est comme l’aîné de la femme, cela se réfère au système d’autorité, où l’aîné direct doit
punir son cadet en cas de manquement au respect des normes sociales. Une femme qui se
révèle mauvaise mère aura mérité la correction, selon l'avis général des hommes et des
femmes. La répression maritale, ponctuelle et ‘modérée’, utilisée légitimement pour une
femme qui « ouvre trop sa boîte », est considérée comme normale : « nos vieux, ils se
battaient quand ils allaient aux champs, on les voyait jamais, ils faisaient pas ça devant les
enfants128. »
J’ai remarqué cependant sur le terrain une grande diversité dans l’application de
l’autorité du mari, variant en fonction des personnes, et des lignages dont les ‘lois’ diffèrent.
En effet, d’un clan à l’autre, et d’un lignage à l’autre, le discours n’est pas le même (il ne faut
pas oublier que de nombreuses familles proviennent de façon assez récente d’îles voisines, et
des lignages gardent des spécificités). Wassaumie Passa m’explique comment, dans son clan,
son père, chef de clan, exhortait ses fils pour qu’ils ne battent pas leurs femmes, même
saouls :
Nous, (les Passa) dans la grande chefferie, on dit : « Aimez vos femmes, ce sont des
étrangères, des bénédictions, ce sont elles qui fondent l’alliance. Si vous vous disputez, allez
respirer ailleurs. Si vous revenez, et que vous êtes saouls, ne la réveillez pas pour faire la
soupe. Elle vous a demandé d’aller boire ?129 »
Celui-ci, chef de clan aujourd’hui, est allé voir un cousin, qui « astiquait trop sa femme »,
pour lui dire d’arrêter, le menaçant de « l’astiquer » à son tour, en tant qu’aîné veillant au
bien-être de son clan.
Cependant, dans un autre clan, une femme, que son mari avait failli tuer, me confia
que les aînés du garçon n’avaient presque rien dit : le père, le grand-père, etc., faisaient de
même avec leurs femmes. Si dans certains couples le mari et la femme répondaient
conjointement à mes questions, la femme émettant même un avis différent, dans d’autres, la
femme se retirait, ou refusait de parler, ou n’émettait pas d’opinions contrariant celles de son
mari. Si l’autorité maritale est différemment interprétée, j’ai cependant été étonnée par le
128
129
Note de terrain, Kama Passa, femme de pasteur, environ 40 ans, le 4 mars 2003, Traput
Note de terrain, Wassaumie Passa, pasteur, sculpteur, chef de clan, environ 40 ans, le 4 mars 2003, Traput
59
nombre d’interlocutrices qui me parlaient des violences conjugales comme quelque chose de
‘normal’ :
(je faisais un entretien avec cinq femmes mariées, tressant des nattes)
_Nos maris, ils nous tapent.
_Toutes ?
_Son mari à elle, il astique moins, il est gentil. Mais son mari à elle, il l’astiquait ! Il
mouillait les murs avec sa tête !
(les autres approuvent, rigolent, la femme concernée me dira qu’elle est veuve, que la
mort de son mari l’a soulagée.)
Une jeune femme m’expliquait que quand la femme était payée, son mari « avait acquis un
bien, et là, il a le droit de faire ce qu’il veut, de la taper, de l’empêcher d’aller à un endroit ».
Il est remarquable que les femmes aient une vision du couple bien moins idéaliste que les
hommes de manière générale, et ne vantaient la complémentarité du couple qu’en la présence
d’hommes.
Lorsqu’une femme est mariée, celle-ci a peu de portes de sortie si son mari devient
alcoolique, violent… Elle ne peut pas retourner dans sa famille d’origine, ne peut pas partir
avec les enfants, ne possède en son nom bien souvent ni bien, ni terre. Des femmes pourtant
s’en vont à Nouméa, laissant tout derrière elles ; ceci implique qu’elles sachent au moins
parler français et qu’elles puissent trouver un emploi là-bas. Certaines engagent des
procédures de divorce, afin d’avoir la garde des enfants quand, par exemple, le mari est
alcoolique, violent avec ses enfants. Mais de toutes les manières, elle sera en tort d’avoir
quitté la terre où elle devait mourir, d’avoir trahi la parole de sa mère. La trahison est
redoublée quand la femme adopte le statut de droit commun, fait appel à la justice française,
ceci étant considéré comme une rupture avec la culture kanake.
Dans la chefferie, il existe de nombreux contre-pouvoirs (contrôle des autres clans,
alliances pouvant être rompues, le frère le plus jeune pouvant rappeler à l’ordre l’aîné)
souvent vantés par les Lifous. Mais dans un couple, la femme n’a pas presque pas de contrepouvoir si le mari abuse de son autorité. Elle peut en parler aux frères du mari, qui peuvent le
rappeler à la raison, parfois aller un mois ou deux chez sa mère, qui la renverra toujours chez
son mari. Mais ces ‘solutions ne sont que rarement efficaces. Aujourd’hui, elle peut appeler le
commissariat, porter plainte. Cependant, cette démarche reste difficile à faire, car elle est
synonyme de trahison de sa culture.
La récurrence de la violence conjugale aujourd’hui peut apparaître comme symptomatique
d’une société ‘en crise’, dont les transformations entraînent des tensions supplémentaires. En
60
effet, de plus en plus de jeunes femmes n’adhèrent plus totalement à la vision de la femme
comme ‘propriété’ du mari, devant rester au foyer. Cependant, l’idéal masculin d’autorité et la
jalousie générée par la crainte de l’adultère sont encore très forts, ce qui peut entraîner un
désaccord au sein du couple, désaccord pouvant se solder par des coups, la fréquence de
l’alcoolisme, avec les problèmes financiers que cela peut entraîner pour le foyer, aggravant la
situation. En plus de cela, la moins stricte séparation des tâches, pouvant permettre aux
femmes de faire d’autres tâches, de gagner un salaire, peut aussi entraîner une surcharge de
travail pour des femmes, qui gagnent de l’argent pour les enfants, en plus de les éduquer et de
nourrir la famille.
Christine Salomon a observé dans le Centre Nord de la Grande Terre que « une
capacité à soutenir le conflit conjugal et à manier la violence physique est (…) plutôt pour une
femme source de considération, dans le monde des hommes et encore davantage dans celui
des femmes, tant il vaut mieux être une femme « méchante » mais forte qu’une « gentille »
victime. »130 Ce n’est pas le cas à Lifou. Les femmes qui me disaient que leur maris les
tapaient, répondirent à ma question : « Vous ne les tapez pas pour vous défendre ? » :
« Ah non ! C’est pas possible, c’est metröt (respect) ! Le mari, on le respecte trop
(beaucoup) ! »
Un homme, me disant que vraiment, les femmes exagéraient aujourd’hui, s’exclama :
« Il y a même une femme qui a astiqué son mari, l’autre jour ! » Une femme insoumise sera
vivement critiquée par les hommes comme par les femmes comme « pi tru » (orgueilleuse) ;
ou « pi draië » (vouloir être plus haut). Mes interlocuteurs ne connaissaient pas de cas où la
femme ait tué son mari, l’inverse étant bien plus fréquent selon eux. Si les femmes usent de
stratégies pour avoir du pouvoir dans leur couple ou dans la société, cela ne se fera pas par la
voie de la violence physique ou verbale.
Si une femme porte la main sur l’homme, ça ouvre la porte à la malédiction sur la
famille.131
A L’inverse de la Grande Terre, à Lifou, une femme qui endurera des souffrances toute sa vie
sera valorisée comme courageuse. Cependant, les femmes de certains clans lifous, tout
comme les femmes de la Grande Terre et celles de certains clans maréens, sont connues pour
avoir mauvais caractère, et ne seront pas réprimandées pour autant, les familles les choisissant
pour épouses le sachant auparavant. Car, à Lifou, « les femmes doivent faire leur devoir, mais
comme nous les hommes, on doit faire notre devoir ».132 Le prestige dépend pour les hommes
130
C.Salomon, 2000a : p 335
Entretien avec le vieux pasteur Kakue, 72 ans, le 1er avril, Tingeting.
132
Entretien avec Wassaumie .Passa, pasteur, sculpteur, chef de clan, environ 40 ans, le 15 avril 2003, Kumo.
131
61
comme pour les femmes de leur capacité à tenir le rôle social attribué à la naissance et par le
mariage ; ainsi, il ne s’agit pas de dire que la conformité à l’attente sociale est plus
contraignante pour les hommes que pour les femmes, mais de comprendre comment l’habitus
féminin, la norme incorporée de la féminité implique généralement une exigence de
soumission à son mari.
Dans le couple, si la complémentarité et le consensus sont valorisés, et l’usage d’une
trop grande violence critiquée, le mari a le monopole de la violence légitime, et ceci sert
d’assise au fait qu’il ait le pouvoir de décision finale sur tout ce qui concerne le foyer.
L’idéal social de la féminité est lié au fait d’être une bonne épouse, ce qui nécessite
d’être une bonne mère. Malgré le fait que l’idéal social de la féminité soit fluctuant, en
perpétuelle évolution, je tenterai d’en présenter quelques ‘canons’ que les Lifous
reconnaissent au moins comme courants, à moins qu’ils y adhèrent totalement. Car, au-delà
de l’autorité du mari, la critique est efficace pour conformer les comportements : celui qui sort
de la norme est vivement critiqué, et voit les portes se fermer devant lui.
Une des impératifs féminins consiste en être une bonne épouse. Xëjë, garçon de 25 ans
environ, et un autre garçon, me disent leur conception de l’épouse idéale :
_Il faut bien choisir sa femme !
-Oui, il faut pas se tromper, il faut une femme qui soit bien.
(_Qu’elle soit comment ?)
_C’est moi qui décide. Il faut pas que c’est elle qui dit ce qu’il faut faire. Et puis
gentille, travailleuse, qui travaille bien à la maison, au champ. Qui soit pas là à rien faire.
(_Belle ?)
_Oui, mais c’est pas le plus important.133
Walli Tetuani m’explique qu’une belle fille, quand la famille la choisit, est une fille
travailleuse, forte, « bien plantée ». Et que les filles redoutent le mariage, car il leur faudra
servir en silence la belle-famille, ne la pas contredire, surtout avant de lui donner un enfant.
A cet idéal de femme travailleuse et obéissante_ ce qui est repris dans le discours
biblique par être généreuse, donner beaucoup, aimer sa belle-famille_ s’ajoute l’obligation de
maternité.
Une femme qui n’a pas eu d’enfant, elle est bannie, on dit « ahh, elle a pas eu
d’enfant », comme si c’est une catastrophe. Et puis il faut qu’elle en ait plein. Si elle n’en a
133
Note de terrain, Xëjë et un ami à lui, garçons de 20 ans environ, le 30 mars 2003, Tingeting.
62
eu qu’un, on dit : « ah, elle n’a eu qu’un poil d’enfant ! ». Il faut qu’elle s’en occupe bien,
qu’elle embête pas son mari pour s’en occuper, qu’elle soit accueillante, qu’elle fasse bien le
ménage. Qu’elle soit souriante, travailleuse.(…) Une femme qui n’a pas d’enfants, on la
traite de ‘safer’, stérile.(…) Si une femme a un mauvais comportement, méchante, avare, on
dit « c’est normal, un enfant il veut pas naître dans un ventre comme ça, elle est ‘trop
sèche’ ». C’est pas à cause de la mauvaise volonté, plutôt qu’elle n’a pas bien suivi le
traitement. Il faut un comportement irréprochable, être douce… Si tu réponds à ton mari, tu
es méchante : on dira que c’est pour ça. Si un enfant est désobéissant ou têtu, c’est toujours
la faute de la femme : « elle est comme ça ».134
Une femme doit donc avoir de nombreux enfants, dont beaucoup de garçons. Si une
femme n’en fait pas, la cause peut être une malédiction sur leur famille, un sort envoyé par
des vivants ou des ancêtres comme sanction à un manque de respect. La stérilité de la femme
peut être causée, dit-on, par trop d’avortements par les plantes ; celle de l’homme pouvant être
expliquée par le fait qu’il aurait fait trop d’enfants illégitimes. Le mauvais caractère de la
femme est aussi une cause invoquée. Une femme n’ayant pas d’enfant en adoptera, ce qui lui
permettra de devenir une mère. Les vieilles femmes, quand elles se présentaient à moi, me
disaient fièrement combien elles avaient eu d’enfants, dont combien de garçons, si ceux-ci
étaient nombreux. L’espacement des naissances est pratiqué dans certains clans, une femme
m’ayant dit qu’elle faisait un enfant tous les trois ans, utilisant « les plantes de sa bellemère » comme contraceptif. Tandis que dans d’autres clans, un espacement est déconseillé :
« Les grands-parents ils râlent parce que ma sœur, elle veut pas pondre des enfants
coup sur coup, elle espace, elle fait pas comme les femmes faisaient avant ».
A l’idéal de fécondité s’ajoute celui d’une bonne éducation :
Si la femme elle est trop montée contre son mari, les gosses seront mal élevés, car ils
imitent ce que la mère fait. Voilà pourquoi la mère ne doit pas dominer l’homme. La femme
doit respecter son mari, comme ça les enfants à eux ils auront bon caractère. Les enfants
imitent la mère car c’est elle qui les fait naître.135
Le mythe136 suivant est explicite quant au devoir d’obéissance des femmes,
attirant sinon la malédiction sur la famille : il illustre bien quelle place les femmes doivent
tenir au sein du foyer :
134
Entretien avec Walli Tetuani, institutrice de 30 ans, le 4 mai, Tingeting
Entretien avec Meleneqatr Qenenöj, ancien petit chef de Drueulu et porte-parole du grand chef de Gaïca, le 7
avril 2003, Drueulu.
136
Kacoco S. (textes recueillis par M.Lenormand et traduits et améliorés par S.Léonard Drilë ). 1939. “Ifejicatre
(traditions orales bilingues drehu-français)”, Langues canaques, recueil n° 3. Nouméa : CPRDP et CTRDP.
135
63
Le destin des enfants du vieux Ihutine
Le vieux Ihutine vivait autrefois avec sa vieille épouse, waeju qatr, et ses douze
enfants, tous des garçons. Quelque chose n’allait pas au sein du vieux couple et allait être à
l’origine du destin tragique des enfants. La vieille Waejue, par sa conduite, constituait une
mauvaise assise pour ces derniers. Elle n’assumait pas pleinement ses fonctions de mère. Elle
se comportait mal envers le vieil homme. Si ce dernier lui demandait de lui gratter le dos, la
vieille Waejue le fera, mais pas avec ses propres doigts. Elle prendra la pincette à feu du
foyer et grattera le dos de son époux avec. Et cela, à chaque fois que son époux le lui
demandait ; la pincette à feux au lieu de ses propres doigts. D’autre part, elle n’écoutait pas
son mari. Elle était même, envers le vieil homme, fière, insolente et sans amour. Alors le
vieux Ihutine eut le cœur plein de chagrin et de honte. Il maudit ses douze enfants à cause de
sa femme.
Voici la malédiction du vieux Ihutine. Il dit : « Que fais-tu de tes doigts, Femme, pour que tu
me grattes le dos avec la pincette à feu. Me prends-tu pour un four pour agir ainsi ? Je te le
dis en vérité, tous tes enfants finiront dans un four. Ils ne mourront ni de maladie, ni
d’accident, ils mourront tous à la guerre. Et tous les douze seront cuits au four. » Les paroles
prononcées par le vieux Ihutine devant la vieille femme ne restèrent pas sans effet. Tous les
enfants du vieux couple moururent à la guerre et ils furent aussi cuits au four : l’un à
Huiwatrul, l’autre à Huipatomë, un autre à Huiwalam, un autre à Huiwanaxawa, un autre
encore à Huiwasaumi, jusqu’au douzième. Ainsi s’est accompli le vœux exprimé par le vieux
Ihutine. Comme la promesse que Jéhova fit autrefois à Noé que le monde ne sera plus détruit
par un déluge. Voyez l’arc-en-ciel, c’est là le signe de la promesse dite et toujours tenue.
.
Ainsi, pour devenir une bonne épouse et mère, une femme doit remplir l’ensemble de
ces devoirs. Elle devra être soumise, douce, travailleuse, féconde. Si elle parvient à cumuler
tous ces idéaux sociaux, elle jouira d’un grand prestige, et son mari aussi.
Les filles sont éduquées dès le plus jeune âge dans ce sens. Cependant, aujourd’hui, les
jeunes femmes remettent en cause plus ouvertement ces normes :
Nous on est moins ‘maso’, si on en a marre, on s’en va ; on dit ce qu’on pense. Nos
mères, elles nous engueulent quand elles voient ça.
Cependant, cette remise en question est difficile :
Aujourd’hui, si le mari, il tape sa femme, elle téléphone aux gendarmes. Mais si je fais
ça, je ne respecte pas mon mari, car il a le droit de faire ça.137
137
Entretien avec Otreneqatr Kakue, femme de pasteur, 68 ans, le 16 mars 2003, Tingeting.
64
Nombre de filles sont ‘prises entre deux feux’ : elles vivent la mixité à l’école, mais en
tribu ne doivent pas ‘traîner’ avec les garçons, demandent de s’habiller en short et en tee-shirt,
veulent s’amuser, aller au bal, mais sont mal perçues. Elles réussissent mieux leurs études,
mais sont les premières à les arrêter si la famille a besoin de quelqu’un. Si elles tombent
enceintes, elles élèvent leur enfant mais le laissent en se mariant. Elles n’acceptent pas les
violences conjugales mais se feraient rejeter par leur famille si elles portent plainte… Ce qui
explique en partie le désespoir qui saisit certaines. Le suicide féminin s'est en effet multiplié à
Lifou, selon les dires de mes interlocuteurs, ne se souvenant pas que cela existait auparavant.
Deux jeunes femmes m'ont confié avoir voulu se tuer, suite à l’enfermement qu’elles vivaient
en tant que fille-mère et jeune épouse.
Conclusion
A Lifou, comme sur la Grande Terre, lorsque l’on naît femme, on passera par trois âges
de la vie : être fille, éduquée pour être une bonne épouse, puis être femme, c’est-à-dire quitter
sa famille d’origine à jamais, pour aller travailler dans le lignage de son mari, et y donner de
nombreux enfants, fondant l’alliance entre les deux clans, et enfin être vieille, conseillère dans
sa famille, respectée et puissante.
Cependant, les femmes sont toutes « en-dessous »des hommes, et cela est inscrit dans
leur corps : leur sang, leur sexe sont des facteurs de pollution, tant qu’ils ne sont pas utilisés
pour le devoir de reproduction au sein du mariage. Echangées entre les clans, leur pouvoir de
fécondité approprié par des hommes, dépossédées de leurs enfants, cultivant des terres qui ne
sont pas en leur possession, les femmes seront destinées à servir de véhicule à une puissance
vitale qui ne leur appartient pas. Cette situation de dépendance impose leur adhésion à l’idéal
social de la féminité : elles n’ont pas de ‘portes de sortie’, à moins de rompre avec leur
famille, de quitter la tribu, attirant la malédiction sur elles et leur famille.
La réussite sociale d’une femme passe avant tout par sa capacité à donner de nombreux
fils, à assurer la nourriture et le bien-être dans le foyer, gérant celui-ci, mais ne commandant
pas. Liée à son mari, elle le soutient dans ses fonctions, ce binôme étant crucial dans toutes les
fonctions sociales. Les fonctions d’épouse et de mère, avec leurs exigences corollaires de
fécondité, de courage, de travail, et de douceur en toutes circonstances, sont perçues comme
une épreuve, un rôle difficile à tenir : une femme remplissant les exigences sociales sera
admirée, et apportera beaucoup de prestige à son mari.
65
Cette situation de totale dépendance vis-à-vis de son mari (celui-ci ayant l’autorité sur
sa femme, dès lors que son clan l’a « payée ») est un élément qui contribue à la
compréhension des violences conjugales, tolérées jusqu’à un certain point, dans la limite où
cette violence ne prend pas des figures de violences hors normes : violences générées par
l’alcoolisme, par jalousie maladive injustifiée, insultes humiliant l’humanité de la femme,
viols de femmes ‘sérieuses’ ou mariées…
On observe enfin une diversité dans l’interprétation des rapports de couple, en
fonction des personnalités et des lignages, voire des clans. On observe aussi une
diversification de la norme sociale, l’autorité toute puissante du mari étant remise en cause,
par des jeunes femmes majoritairement, ou par des personnes ayant opéré une analyse critique
de leur société, voire par des jeunes hommes, en rupture avec l’idéal violent de la masculinité,
considérant les violences observées dans leur enfance comme un « traumatisme ».
Chapitre 3 : Les femmes comme ‘liant’ de la société
Les femmes jouent un rôle dans la reproduction, comme nous l’avons vu, mais aussi
dans l’alliance. En effet, lorsqu’une femme se marie, elle scelle l’alliance entre deux clans, et
cela est fréquemment valorisé à Lifou, lors de cérémonies coutumières.
A/ Les femmes garantes de l’équilibre social
Lors des réunions coutumières, voire lors des réunions des associations de femmes, des
hommes ou des vieilles femmes évoquent des symboles féminins, métaphores du rôle qu’elles
ont à tenir, et de l’importance de celui-ci dans la société de Lifou. Une des métaphores
courante que A.Paini analyse138, est celle de la femme comme jeune feuille de bananier : « ka
xet », feuille que l’on utilise pour faire le bougnat, plat traditionnel de fête. Cette jeune feuille,
encore intacte, entoure les aliments du bougnat : igname (légume très apprécié, voire sacré),
ou patate douce, viande, et lait de coco pressée. Pliée savamment par les femmes (qui n’ont
pas leurs règles), cette feuille doit maintenir tous les aliments ensemble, et retenir le lait, qui
138
A.Paini, 1993 : p 174
66
leur donne un goût savoureux, qui les ‘lie’. Les femmes sont considérées comme celles qui
gardent l’équilibre du foyer, liant les personnes du foyer, les maintenant ensemble.
La femme, c’est la feuille qui retient le jus de bougnat. Si la femme n’est pas à sa place,
le bougnat devient sec. Si la femme n’est pas là pour son mari, ses enfants, ils font n’importe
quoi. La femme, elle a une grande place dans la société.139
Waiwewe prépare un bougnat avec de l'igname : elle s'applique à disposer les ignames et la jeune feuille de
cocotier afin que le lait de coco ne coule pas lors de la cuisson.
Un symbole féminin très important est celui du panier :
C’est le watreng, elle garde tous les secrets de la petite famille, elle s’occupe de la
maison, des enfants, du mari, elle assure l’équilibre de la famille et du clan.140
A l’image de la jeune feuille de bananier, le panier contient et unifie la famille. Les femmes
sont comparées à des paniers de vie, donnant naissance, et à des paniers d’alliance : elles
véhiculent l’alliance entre les fratries. D’ailleurs, à leur mort, selon Wassaumie Passa, on rend
le « panier » à sa famille, stipulant que dans des districts, on rend le « panier pourri » ; mais
que dans le district du Wetr, on ne dit pas cela, car les femmes sont perçues comme des
bénédictions.
Cette métaphore du panier est intéressante, car celle-ci est reprise dans les discours de
la chefferie. En effet, les hommes disent appuyer leurs discours sur la « nyipi ewëkë, la trenge
139
140
Entretien avec Otreneqatr Kakue, femme de pasteur, 68 ans, le 16 mars 2003, Tingeting.
Note de terrain, discussion avec Victor Ihage, directeur de collège, environ 40 ans, le 24 avril 2003, Luecilla.
67
ewëkë »141, c’est à dire sur « la vraie parole », sur « le panier de parole ». Or, M. Leenhardt
remarquait déjà que les femmes elles-mêmes sont « ewëkë », comme le sont les biens des
hommes. En effet, les femmes font parties des choses que l’on s’échange entre clans, sur
lesquelles repose l’alliance. Elles ne sont donc pas les détentrices de la parole « ewëkë », car
elles sont elles-mêmes « trenge ewëkë », c’est-à-dire le panier de parole, ce qui fonde
l’alliance entre les clans. Or, plus un clan a d’alliés, plus sa parole a de poids au sein de la
chefferie. Cette parole, reposant sur un savoir partiel et mythifié de l’histoire du pays, se
transmet en lignée paternelle, et les femmes, arrivant d’autres clans, en sont exclues. « Elles
pourraient refroidir la parole des hommes, me confia Kama Passa, les femmes elles veulent
pas la guerre ». Les femmes ont donc un rôle de ‘liant’ dans les chefferies, mais elles ne
‘font’ pas le ‘lien’ : échangées entre les représentants des clans, les hommes, elles ne sont pas
actrices en leur nom de ce lien. Leur responsabilité est juste de bien tenir leur rôle maternel
(faire beaucoup d’enfants et les éduquer, rester soumises et fidèles à leur mari), afin que
l’alliance soit solide.
Les femmes sont donc perçues à la fois comme les garantes de l’équilibre du foyer, et
de l’équilibre entre les clans. Les gens de Lifou, comme l’avait remarqué A. Paini, ne
considèrent pas ces deux espaces (le foyer : privé ; et la chefferie : publique) comme deux
espaces imperméables. Elle émet l’hypothèse que la construction de l’espace public et privé
chez les Lifous est floue, car elle analyse une métaphore où les femmes sont conçues comme
des cerfs volants : elles font le lien avec leur mari et leurs enfants, qui vont ‘dans le ciel’, les
femmes les reliant à la terre ; si la ficelle casse, ceux-ci font n’importe quoi. Elle voit dans
cette métaphore de la féminité une figure de la stabilité, d’un engagement social reliant la
sphère privée et publique. Bien que les gens de Lifou considèrent que l’équilibre du foyer est
la base d’une société forte, je ne suis pas sûre que le rôle féminin ne soit pas cependant
confiné dans l’espace du foyer, car de nombreuses femmes disent sortir de « l’isolement de
l’espace domestique, de son enfermement » en effectuant des activités associatives.
Il est intéressant à ce propos d’analyser quelle place ont les symboles féminins dans une
des métaphores principales de la société à Lifou, et en Kanaky : la case. Les poteaux
représentent les différents clans de la chefferie, le poteau central est le grand chef, qui
maintient tous ensemble les clans, les fines branches transversales représentent les alliances
entre les clans. Nous observons que ce symbole est avant tout un symbole masculin, le
141
J.B Herrenschmidt, doctorant en géographie culturelle, communication personnelle, le 18 juillet 2003,
Orange.
68
système politique et clanique, représenté et dirigé par des hommes, étant le trait premier de la
représentation de la culture lifou.142 Cependant, les femmes sont comparées au toit de paille,
au feu qui brûle dans la case, aux nattes qui en recouvre le sol.143
La femme, c’est comme une poule, comme pour la case, là : les poussins vont dormir
dedans la nuit. Quand on fait la paille, c’est comme la pluie qui tombe sur ses ailes, jamais
mouillés. Le feu, c’est comme la poule : les enfants, des deux côtés, comme sous ses ailes, ils
dorment en paix. La paix, c’est maman, qui chauffe avec le feu, qui nous enveloppe, et le
matin, les poussins ils sont forts.144
La femme, c’est comme le feu dans la case. (…) Le feu, il fait tenir la case, et quand il
fait froid, ça nous chauffe. Si on fait pas du feu, la case est vite abîmée. Le feu, c'est la vie. Si
il n’y a pas de feu, la paille et le bois ils s’abîment très vite.145
La natte, c’est pour que l’homme, quand il rentre du travail, il se repose dessus. Le feu,
c’est pour réchauffer tout le monde, donner la chaleur. C’est dans la case. La femme, elle va
accueillir son mari dans la case, c’est sa place, dans l’espace intime. C’est pour ça que,
quand elles vont dehors, on a un peu l’impression de vendre la femme, d’une prostitution.
Moi j’aime faire tout ça, m’occuper du foyer…146
Les femmes ne sont certes pas confinées dans le foyer, leur présence durant presque
tous les temps forts de la vie sociale, et leur mobilité dans leurs déplacements à Nouméa, étant
des éléments qui vont dans ce sens. Cependant, dans les symboles féminins, nous observons la
récurrence du foyer comme place des femmes, lieu des activités et devoirs féminins, espace
dont l’équilibre est à leur charge. Il est probable que l’idéologie chrétienne a renforcé cet idéal
féminin de gardienne du foyer.
Si cet espace n’est pas conçu comme coupé de la société, comme l’on peut le voir dans
nos sociétés avec les familles nucléaires, le devoir féminin d’éducation et de garde des
enfants, dans l’espace du foyer, est invoquée pour que les femmes ne pénètrent pas d’autres
sphères sociales. D’ailleurs, les femmes engagées en politique sont critiquées comme étant
« prostituées » par leur mari, n’étant pas à leur place, abandonnant leur foyer.
142
On pourrait développer bien plus sur le symbolisme de la case. Il est cependant intéressant de noter que dans
les écrits ethnographiques, les symboles féminins dans la case sont oubliés ou sont présentés comme secondaires
(sûrement par les informateurs eux-mêmes) ; ce symbole de l’organisation sociale est un symbole fortement
masculin, la société étant pensée avant tout comme une société d’hommes.
143
On ne m’a pas dit qu’elles étaient représentées par les branches transversales qui pourtant représentent
l’alliance.
144
Entretien avec Meleneqatr Qenenöj, ancien petit chef de Drueulu et porte-parole du grand chef de Gaïca, 82
ans, le 7 avril 2003, Drueulu.
145
Entretien avec Otreneqatr Kakue, femme de pasteur, 68 ans,le 16 mars 2003, Tingeting.
146
Notes de terrain, discussion avec Kama Passa, femme de pasteur, environ 40 ans, le 26 mars 2003, Traput.
69
Ces symboles féminins valorisent le rôle crucial des femmes dans l’alliance : elles sont
les garantes de l’équilibre de la famille, et de la solidité de l’alliance, devant donner de
nombreux enfants. Si les femmes sont les véhicules de l’alliance, du sang et du souffle de vie
de son clan d’origine, elles ne sont pas les ‘alliés’, ni les propriétaires de cette vie et des
enfants.
Leur place est dans la case, dans l’espace familial, et elles doivent être disponibles
pour leurs enfants et leurs maris, afin de les soutenir. C’est en « restant à leur place » qu’elles
constituent un ‘liant’ social considéré essentiel à la perpétuation du groupe.
B/ Dans l’ombre de la chefferie
Les personnes de sexe féminin sont explicitement exclues de la gestion de la chefferie.
Cela signifie qu’elles ne participent pas aux processus de paroles de la chefferie. En effet, il
est dit couramment que les femmes n’ont pas le droit à la parole. Pourtant, dans les
cérémonies coutumières que j’ai vues, il y a toujours eu des femmes parlant en public.
Les femmes qui s’adressent à une assemblée sont presque toujours des vieilles
femmes, à qui l’on a demandé leur avis. Lorsque les vieilles femmes (plus rarement les
épouses, et quasiment jamais les filles) prennent la parole en public, lors des cérémonies,
celles-ci font preuve de beaucoup d’humilité : elles utilisent des formules soulignant qu’elles
sont des femmes, et sont donc moins aptes à parler devant des hommes. Victor Ihage note que
demander conseil aux femmes dans les assemblées est de plus en plus courant, les femmes
ayant une « force de proposition », mais pas un pouvoir de décision. Il est fréquent d’entendre
que les vieilles femmes sont de bon conseil, leur parole étant moralisante. A. Paini
147
démontre que les femmes ont accès à un savoir, la connaissance d’une partie de la
« coutume » : les règles de vie collective, de politesse, de respect.
Cependant, les femmes n’ont pas accès au savoir de chaque clan, car elles sont
toujours des « étrangères » dans le clan du mari, ce qui les exclut des réunions majeures de la
chefferie, qui règlent les litiges coutumiers. Dans la grande case, où se tiennent les réunions
de la grande chefferie, il n’y a pas de petites portes à l’arrière, de porte des femmes : toutes les
femmes sont considérées comme des « étrangères », et n’y sont donc pas admises. D’ailleurs,
147
A. Paini, 1993 : pp 221- 224
70
le grand chef sera servi dans ces occasions par son porte-parole, amenant sa natte, comme
l’aurait fait sa femme.
Les femmes, elles sont bêtes, elles connaissent des petits bouts des histoires, après
elles parlent, elles foutent le bordel ! Nous, chaque clan connaît ses histoires, il sait qu’il y a
des choses aussi qu’il faut pas dire, qu’on dévoile seulement si il y a un gros problème. Les
femmes elles savent pas tout ça. On dit qu’elles ont pas la parole à la chefferie, mais c’est
pas ça : elles peuvent conseiller leur mari, mais il faut pas qu’elles parlent sur ce qu’elles
connaissent pas. 148
Victor Ihage me faisait remarquer que cela évoluait aussi : lors de l’inauguration de la
villa du grand chef, les épouses de deux chefs de clan ont été autorisées à rentrer dans la
grande case.
Il est frappant de constater que ce sont les filles, et les femmes en âge de procréer qui
sont exclues des processus de parole de la chefferie. Les vieilles femmes ont, elles, un rôle de
conseil dans la chefferie. A deux reprises, on m’a parlé de mythes où celles-ci sont à la base
de la création des chefferies. En voici deux extraits :
Les enfants n’ont rien à manger. L’enfant aîné dit aux trois autres : on va taper
criquets pour manger, comme papa et maman sont pas là. Quand ils rentrent, ils brûlent
(cuisent) les criquets. Quand ils sont cuits, l’aîné partage en quatre parts ; leur vieille,
aveugle, rencontre l’endroit du feu. Le deuxième dit au premier : « Pourquoi tu n’as pas
donné une part pour grand-mère ?. Le premier dit : « Je t’ai dit voilà ta part, mange, grandmère dort. » Quand le troisième il mange, il a pensé à sa grand-mère : il a donné secrètement
à sa grand-mère un criquet. « Quel est ton nom ? » « Walewen. » « Merci Walewen. ». Le
quatrième, il donne son criquet avec plein de lait, pas le sec. La vieille pense secrètement :
« L’aîné est grand, mais il m’a oubliée. Comme il a fait ça, je le détrône. Le second, il a
pensé à moi, il sera renommé. Le troisième, il m’a donné le criquet avec le lait, il aura la
puissance. Le quatrième, il m’a donné le criquet avec plein de lait, il sera roi du Wetr. »
C’est pour ça : pour nous la béatitude, c’est ici, c’est sacré par les grands-mères, la vieille
femme, c’est la famille des terriens. Jusqu’à aujourd’hui, il est toujours chef, à cause du
travail de ses ancêtres.149
148
Note de terrain, discussion avec Wassaumie Passa, pasteur, sculpteur, chef de clan, environ 40 ans, le 18 avril
2003, Traput.
149
Entretien avec Meleneqatr Qenenöj, ancien petit chef et porte parole du grand chef, 82 ans, le 7 avril 2003,
Drueulu
71
Ce premier extrait montre comment une femme, vieille, de famille terrienne (c’est-àdire premiers défricheurs), peut, dans le mythe, réorganiser la chefferie, en fonction des
comportements de ses petits fils.
Le grand chef de Lössi, il est seul, sa femme est morte, il a faim. Sur la route, il
rencontre une vieille femme avec son petit fils. Elle l’appelle : « Viens ici ! ». C’est un chef
terrien. Dans ce temps, le vieux il est seul. « Eh vieux, viens chez moi ! » Quand il arrive à la
maison, la vieille, elle a fait un bougnat avec les feuilles des arbres. Le vieux a une assiette, il
prend bougnat. La vieille : « Je vous donne à manger des feuilles d’arbres, car j’ai pas le
temps pour aller au champ ». Mais vite le vieux il est rassasié. « Ca fait deux jours que je
n’ai pas mangé. Aujourd’hui je suis rassasié. » Il a de la force. « Je vais vous dire quelque
chose : plus tard, ton petit fils il sera le roi du Lössi, par ce que tu as fait. »150
Ce second extrait nous montre comment le comportement généreux d’une vieille
femme apporte à sa descendance la bénédiction d’un chef terrien.
Ainsi, dans ces deux mythes fondateurs des chefferies du Wetr et de Lössi (mythes
ayant des versions différentes, et étant certainement accompagnés de beaucoup d’autres), si
les deux vieilles femmes ne deviennent pas elles-mêmes chefs, elles ont néanmoins un rôle
fondamental dans la création des chefferies. La première, de par son jugement avisé, renverse
la hiérarchie d’aînesse, et la seconde, de par son comportement exemplaire, apporte la
bénédiction sur sa descendance. Le fait qu’elles soient vieilles, avisées, et pour la première,
terrienne, leur confère un pouvoir de bénédiction ou de malédiction, au-delà de leur féminité.
Elles ne deviennent pas les premières actrices de la chefferie pour autant. Dans de nombreuses
histoires, elles conseillent et envoient leurs enfants et petits enfants chercher du feu, de la
nourriture, des femmes…
Lorsque l’on est confronté à un douloureux problème, m’a-t-on dit plusieurs fois, les
hommes vont consulter les vieilles, qui les ont sortis à maintes reprises de situations épineuses
par leur conseil avisé. Elles peuvent aussi évoquer, quand elles sont veuves, les paroles de
leur défunt mari : « Mon mari, il disait ça… » La qualité de la réflexion des vieilles femmes,
leur comportement exemplaire, leur pouvoir de bénir ou de maudire sont autant de raisons
invoquées pour que celles-ci soient consultées, en privé, dans l’ « ombre de la chefferie »151
150
Entretien avec Meleneqatr Qenenöj, ancien petit chef et porte parole du grand chef, 82 ans, le 7 avril 2003,
Drueulu
151
Cette expression est utilisée par Kama Passa, dans son mémoire de théologie. Celui-ci, en cours d’élaboration,
porte sur les groupes de femmes de l’Eglise Evangélique.
72
Il existe de rares cas où une femme en âge de faire des enfants tient un rôle dans la
chefferie. L’épouse d’un homme ayant des fonctions sociales importantes, peut jouer parfois
un rôle important dans la chefferie : si celui-ci a un faible caractère, sa femme pourra le
pousser à garder sa fonction, l’aidant à la gérer. De même, la parole et les conseils d’une sœur
aînée seront respectés, et celle-ci pourra influer « en privé » sur les décisions de ses frères
cadets. Ainsi, une femme et une sœur aînée de notables peuvent jouer un rôle « dans
l’ombre ».
Il est possible qu’il y ait eu de rares occasions où l’appartenance au sexe féminin, qui
interdit l’accès au savoir « sacré », est devenu secondaire : en effet, J. Guiart152 écrit que des
régences ont été tenues par des femmes, selon les dires de ses interlocuteurs, leur époux
décédant avant que leur fils ne puisse lui succéder. B. Wapotro abonde dans ce sens, me
disant que des femmes, que l’on destine à être mariées dans les chefferies, reçoivent une
formation, des connaissances quant aux histoires des clans, histoires sur lesquelles se fondent
les discours coutumiers, afin de pouvoir seconder, voire remplacer le cas échéant, leur époux.
Une femme, si elle est fille unique, dernière descendante de la lignée, pourra hériter du savoir
de son père. J’ai observé à Traput que, le petit chef de tribu travaillant à Nouméa, la petite
chefferie était en partie gérée par sa mère, femme du petit chef défunt. Elle n’était pas au
devant de la scène, mais occupait une place importante.
La « parole », partie émergée des stratégies de pouvoir et de prestige, comme nous
l’avons analysé précédemment, est un bien masculin. Cependant, parfois, les hiérarchies de
séniorité et de rang atténuent cet absolu, des vieilles femmes ou des notables étant consultées,
afin de donner des conseils.
La présence des vieilles femmes au sein de la chefferie fait écho aux théories de
F.Héritier, soutenant que les dominations masculines reposent sur la volonté de contrôler le
pouvoir de fécondité des femmes : une fois cette exigence de maternité passée, les femmes
acquièrent dans de nombreuses sociétés de nouveaux pouvoirs.
Il existe à Lifou quelques exceptions où des femmes ont transgressé l’absolu de
séparation entre les sexes, faisant passer d’abord leur rang de sœurs ou de mères, devenant
explicitement des actrices du jeu politique. Cependant, cela n’a pas encore été observé par des
anthropologues, mais a été relaté par des Lifous à J. Guiart. Il serait néanmoins essentiel de
voir comment ces femmes se tiennent, si elles s’excusent de prendre la parole, etc.
152
J.Guiart, 1992.
73
C/ Femmes bénéfiques ou dangereuses ?
Ayant un rôle de ‘liant’, et une fois âgées, de conseil au sein des chefferies, les
femmes ne sont cependant pas toujours considérées comme des êtres bénéfiques. Leur impact
potentiellement dangereux au sein des chefferies fait écho au caractère profondément
ambivalent de leur sexualité : les femmes peuvent être bénéfiques, mais aussi maléfiques, si
celles-ci ne restent pas à leur place, si leur pouvoir de fécondité n’est pas maîtrisé.
Etant le support de l’alliance entre les clans, elles peuvent véhiculer des innovations
sociales, des savoirs, par exemple médicinaux, d’un clan à l’autre. Des mythes racontent
comment des femmes ont apporté du sable avec elles, des légumes, des « feuilles », c’est-àdire des médicaments. Certaines femmes tirent du prestige de leur savoir en matière de
maternité, d'accouchement, savoir médical réservé aux femmes. Elles peuvent donc être
facteur de changement social dans le clan, d’autant plus que des échanges de femmes se
pratiquent entre les îles.
Mais les femmes peuvent aussi être facteur de discorde. Etrangères dans le clan du
mari, elles peuvent être des « thupe famille », des femmes qui coupent la famille, qui sèment
la discorde, entre deux frères par exemple. Selon Wassaumie Passa, elles peuvent, en amenant
une nouvelle cosmogonie, celle de leur clan d’origine, semer le trouble dans la cosmogonie
d’un clan. Certaines femmes, surtout avec l’âge, sont réputées puissantes : une femme
semblait relativement libre de ses actes, car tout le monde la craignait, celle-ci ayant des
« boucans très forts ». 153Des vieilles possèdent aussi des « lutins » : liées à la terre où ceux-ci
habitent, elles peuvent leur ordonner des choses, comme d’arrêter « d’embêter » quelqu’un, et
elles connaissent les médications pour conjurer un mauvais sort sur des personnes n’ayant pas
respecté les tabous entourant certains lieux. Les femmes peuvent donc avoir du « men »154, de
la puissance.
Il est notoire que des « lutins » très répandus, les « lue jajiny », (les deux filles, qui
habitent des lieux tabous dans presque toutes les tribus) sont des esprits pouvant être
dangereux, notamment pour les hommes et les enfants155. Ces deux filles, en rapport avec les
153
Je ne sais pas si cela était du à un héritage.
M.Lepoutre fait le lien avec le mana, remarquant la proximité des mots et des notions.
155
Un homme qui était le gardien de la terre où étaient les « lue jajiny », m’expliquait que celles-ci
n’apparaissaient qu’à sa femme, pour l’aider dans sa grossesse.
154
74
mythes d’origine de certains clans, ont des caractéristiques profondément ambiguës, l’une
étant plus claire de peau, l’autre plus sombre, pouvant ressembler à des femmes énormes,
avec de gros seins, ou à des enfants… Le mythe raconté par les vieilles Saweqatr et Copa qatr
Passa (traduites par leur neveu Wassaumie Passa) sur les deux vieilles de Zilihu, témoigne de
ce caractère ambigu des femmes:
C’est l’histoire des deux grands-mères de Zilihu, au bout de l’île-là, il y a un petit îlot,
un petit bout de récif. Des fois, on voit ce récif, ça veut dire qu’une vieille, elle veut que son
champ de patates il pousse. Mais l’autre vieille, elle ne veut pas, elle veut qu’il y ait toujours
la mer. La première, elle veut qu’il y ait toujours son champ de patates parce qu’elle veut
qu’il y ait la terre. Son souhait, en plantant les patates, c’est qu’il y ait un pays plus tard,
c’est pour avoir un pays. Alors que l’autre, elle ne veut pas qu’il y ait un pays, elle veut que
ça reste de l’océan. C’est l’histoire des deux grands-mères de Zilihu. Il y a un banc de sable
là-bas. Quand c’est marée basse, on le voit, quand c’est marée haute, il disparaît. (…)
Mais on dit que c’est deux grand-mères, mais à l’époque, c’était peut-être des filles ;
on dit que c’est des grands-mères, mais c’est avec le temps qui a passé, c’est pour dire que
c’est nos vieilles, nos ancêtres. Je sais pas moi, c’était peut-être des filles, des femmes…
C’était peut-être une fille de Lifou, et une Française !(il rigole).156
Dans ce mythe, on retrouve le caractère duel des femmes. La plaisanterie de
Wassaumie à la fin de son récit sur le fait qu’il y avait peut-être une française dans les deux
femmes est significative. En effet, comme je l’ai dit plus haut, dans toutes les histoires
concernant deux filles, l’une est plus claire, l’autre plus foncée, l’une plus gentille, l’autre
plus méchante (sans que cela soit accordé à la plus claire ou à la plus sombre de façon
récurrente). On peut émettre l’hypothèse que le caractère duel des femmes est lié au fait
qu’elles sont considérées comme des étrangères (il ne faut pas oublier que les gens de Lifou
échangeaient des femmes avec les îles alentours). En effet, cela est caractéristique de
l’attitude sélective des Lifous quant aux éléments culturels exogènes : les éléments étrangers
peuvent aussi bien constituer un apport qu’un danger, et il convient de sélectionner ce qui est
bon pour l’édifice social.
Etrangère, apportant la bénédiction comme le malédiction, les femmes ont un caractère
profondément ambigu : elles peuvent apporter de la stabilité, des évolutions positives, mais
aussi être dangereuses, néfastes.
156
Entretien enregistré avec Wassaumie, Copaqatr et Saweqatr Passa, le 15 avril 2003, Kumo
75
Je conclurai cette partie sur le mythe fondateur que m’a racontée la famille Passa.
Celui-ci raconte comment la société a été créée :
Autrefois, le pays était dans les ténèbres. Aborda nos rivages, du lever du soleil, une
noix de « coco sec ». Le soleil, en chauffant le coco, fit éclater la noix de coco, et deux filles
se mirent debout, très belles. Elles se sont assises, assises, assises longtemps. A un moment
elles eurent faim, alors elles ont pensé à chercher à manger. L’une partit chercher des
racines de paille, et, en arrachant la paille, elle a coupé son doigt et le sang coula sur les
feuilles de paille. Et l’autre, en cherchant des moules pour manger au bord de la mer, elle se
coupa le doigt, et le sang coula beaucoup dans la nappe d’eau. Elles ont dormi, elles sont
restées assises, et le lendemain matin, quand elles se réveillèrent, elles entendirent le bruit
des pleurs, là où le sang fut versé. Quand elles sont sorties pour regarder, c’est deux
garçons, l’un s’appelle Ijez, c’est-à-dire né de la paille, et l’autre Tupaisi, normalement
Ulem157, c’est-à-dire né de la nappe d’eau .Et après plusieurs années, les deux enfants sont
devenus des hommes. Autrefois, ici dans le Wetr, il y avait personne encore, mais il y avait
beaucoup de diables, d’esprits. Et à ce moment-là, pour les diables, le jour était la nuit et les
ténèbres, le jour.
Voilà l’histoire. Ensuite, alors les diables venaient souvent se baigner au bord de la
mer, et le vieux Tupaisi, le vieux Wahopi, c’est lui à chaque fois, quand il voit quelqu’un qui
passe, il le suit toujours. Un jour, il a suivi les diables, il est arrivé en bas, il s’est mis
d’accord pour couper ce qui leur servait de peaux, leur peau, parce que quand ils tiraient
leur peau, c’étaient des jeunes filles, des jeunes hommes. Alors ils ont décidé de couper ces
peaux-là, pour que les garçons et les jeunes filles, ils restent avec eux, habiter avec Tupaisi et
Ijez. Alors, les crabes, les lézards, les papillons, les coléoptères, tous ces petits animaux, les
serpents-là, qui étaient en train de se baigner, ils ont vu que le soleil allait arriver, deux
heures, trois heures du matin, il fallait vite se sauver avant que le soleil ne vienne, ils sont
vite rentrés dans leurs habits, mais quand ils ont mis les habits, la tête dedans, ils ont vu que
c’est tout coupé, les deux, ils ont tout coupé. Alors le vieux Tupaisi demande : « Oh ?
Pourquoi vous pleurez ? » Le serpent, les lézards, c’est le serpent qui a répondu : « Vous
savez, c’est déchiré nos habits, nous ne pouvons plus devenir des diables. » « Ne pleurez pas,
pourquoi vous voulez rester à être des diables, venez, comme ça vous allez vivre avec nous »
Dans ce mythe fondateur, les femmes, par parténogénèse, donnent naissance à deux
garçons. Ceux-ci, pour fonder la société, transforment des « diables » en humains. Wassaumie
Passa explique ce mythe en ces termes :
157
L’orthographe de ces deux noms est incertaine.
76
C’est la légende des hommes. Comment les hommes ils sont arrivés ici. C’était deux
femmes qui sont venues par le coco. C’est le coco, c’est un fruit mangeable, qui est venu ici,
qui a fait naître les deux femmes, et c’est les femmes qui ont fait naître les hommes. C’est
aussi l’histoire de migration de manger quoi. Mais c’est les deux femmes qui ont décidé de
venir ici. Et en même temps, en emmenant le coco, eux aussi elles se sont amenées.(…) Ici, ce
sont les deux femmes les premières. Mais quand elles ont eu des fils, c’est des fils mâles. Et
les mâles sont devenus les commandeurs, parce qu’il faut qu’ils construisent le pays. C’est
eux qui vont devenir la pensée de la famille. Les femmes elles vont être la main, le bras pour
soutenir le projet des hommes derrière. (…) Vis-à-vis du mythe tout à l’heure, le premier rôle
de la femme, c’est de préparer la maison, la paille, le deuxième, c’est chercher à manger. Il y
a pas de mythe pour que elles pensent pour organiser la société à Lifou. C’est plutôt
l’homme, quand il réussit à couper les peaux des diables qui vont devenir des hommes, là, ça
va commencer à structurer la société. C’est la coutume, la parole du pays qui veut que elles,
elles se soumettent, elles écoutent, elles meurent, mais il y a pas de mythe qui dit « voilà,
vous… ». Mais ça veut pas dire que les femmes sont écrasées, hein, la femme, c’est pas une
servante. Elle accomplit son devoir comme nous les hommes. »158
Comme l’explique Wassaumie, les femmes sont ‘des femmes d’origines’ : elles sont à
la source de la vie, procréant et amenant avec elles la nourriture. Cependant, ce sont leurs fils
qui vont être à la base de la création de la société. Comme dans beaucoup de mythes
d’origine, c’est l’action des hommes qui fonde la société, les femmes étant juste les
détentrices d’un pouvoir de fécondité.
Ce mythe est l’un des fondements des représentations des rôles sociaux des femmes,
un rôle vital et nourricier. Il légitime le fait que les femmes n’organisent pas et ne pensent pas
le social : dès les origines, cela est une affaire d’homme.
Les femmes sont perçues à Lifou comme des puissances vitales, des ‘gestionnaires’ du
foyer, mais non comme des organisatrices de la société, prenant des décisions engageant la
collectivité. Mes informateurs n’invoquaient pas la nature intrinsèque des femmes pour
légitimer leur rôle social, mais valorisaient cet état de fait comme étant la meilleure
organisation sociale possible, la répartition des rôles évitant des conflits entre les hommes et
les femmes.159 Cependant, les représentations de la sexualité féminine, du caractère
158
Entretien avec Wassaumie Passa, le 15 avril 2003, Kumo : celui-ci traduit le début d’un mythe écrit, que sa
cousine a ramené, (bien que ce mythe leur appartienne, soit un « mythe d’ici »), puis me raconte la suite, et
l’interprète plus tard dans la conversation, quand je lui demande s’il existe un mythe qui explique la place des
femmes à Lifou.
159
Je ne suis pas parvenue à savoir si les hommes mettaient en avant une raison ‘organisationnelle’ pour
expliquer cet état de fait seulement en ma présence, (invoquer une nature féminine m’aurait peut-être exclue de
77
profondément ambigu des femmes, et les mythes, accordant aux femmes un pouvoir vital
exorbitant, mais pas de pouvoir ‘social’, légitiment et réifient la position subordonnée des
femmes dans l’univers social.
L’humilité des femmes envers les hommes consiste à montrer qu’elles sont toujours à
leur place, c’est à dire « en dessous d’eux ». Elles le montrent en disant, lorsqu’elles parlent
en public, devant des hommes, « je m’excuse de parler, je parle à la façon des enfants », à
l’inverse des hommes qui ont la « nyipi ewekë », la vraie parole. De même, à la fin d’une
cérémonie, si tous les travaux sont valorisés, félicités, les femmes diront de même qu’elles le
font à la façon des enfants, tandis que les hommes auront réalisé un « nyipi huliwa », un vrai
travail. Les hommes marcheront devant sur un sentier, s’assoiront au-dessus, se feront servir
en premier à table… De même, des insultes courantes pour les hommes sont « föe
eö » (femme toi, ‘femmelette’), ou « ka qene föe ! » (c’est des façons de femme !), signifiant
que l’homme n’est pas capable de faire son travail. Si ces marques hiérarchiques ne sont pas
toujours et en toutes circonstances appliquées, une femme qui ne les respecte pas sera
critiquée, voire punie, tandis qu’une femme les appliquant sera valorisée, qualifiée de femme
polie, respectueuse, de ‘bonne’ femme.
Il n’est pas rare cependant d’entendre une femme rappeler à un homme, à Lifou comme
sur la Grande Terre, qu’il est sorti du ventre d’une femme, et que la grande case des hommes
« est bâtie sur le dos large des femmes », comme l’écrit Déwé Gorodé160.
Conclusion
Les femmes ne sont pas les actrices des politiques claniques, de la gestion de la
chefferie : elles sont les « paniers de l’alliance », par lesquels leurs frères et époux fondent
l’alliance entre les clans. Elles ont un rôle valorisé de ‘liant’ social, garantes de la stabilité de
la « petite et de la grande famille » (le foyer et le clan), et doivent rester pour cela fidèles à
leur rôle de mères fécondes, soumises et travailleuses.
Cependant, les vieilles femmes possèdent un savoir accessible à tous, la connaissance
de la « coutume », que leur confère leur grand âge : elles sont consultées « dans l’ombre de la
la féminité), mais en tout cas, personne n’a évoqué une nature stupide des femmes ou une incapacité des femmes
pour la gestion sociale.
160
Gorodé D. 1994. Utê Mûrûnû, petite fleur de cocotier. Nouméa : Grain de Sable : p 20.
78
chefferie » pour la pertinence de leur conseil. Les femmes acquièrent aussi avec l’âge de la
puissance, (augmentée si elles appartiennent à un clan de gardiens de la terre), qui leur permet
de maudire ou de bénir leurs cadets (les personnes plus jeunes qu’elles, surtout appartenant à
leur famille). Les femmes de tous les âges peuvent cependant constituer des atouts essentiels
dans la politique de chaque clan, avant tout en tant que ‘biens’ échangés fondant l’alliance,
mais aussi en tant que personnes exemplaires, pouvant épauler mais aussi remplacer, lors de
circonstances exceptionnelles, leur mari.
Les femmes ont un impact bénéfique ou maléfique dans les clans maritaux :elle
peuvent représenter une bénédiction, car elles amènent des éléments exogènes et des savoirs
médicaux importants, mais aussi un danger, ces éléments extérieurs pouvant semer la
discorde. Ainsi, les femmes, à l’origine de la vie sur Lifou, sont exclues de la pensée et de
l’organisation de la société, ce qui est depuis ‘la nuit des temps’ une prérogative masculine.
Neutralisant leur caractère dangereux en les excluant des sphères du pouvoir de décision et
s’appropriant leur pouvoir de fécondité, les hommes consacrent une organisation sociale où
toutes les femmes sont « en-dessous » de tous les hommes.
CONCLUSION
A Lifou, chacun est impliqué dans un réseau de relations d’obligations réciproques
mais différentes avec des membres de ses lignées maternelle et paternelle pour les hommes,
auxquelles s’ajoute les membres du clan du mari pour les femmes. Ces obligations, régulant
les échanges de biens et de mots et les attitudes, les positions corporelles, sont fondées sur
trois hiérarchies : celle d’aînesse et de séniorité, celle de rang et celle de sexe. Les personnes
âgées et les aînés, les notables (chefs de clan, pasteurs) et les hommes devront être
« respectés » par les plus jeunes, les cadets, les « sujets » et les femmes. Plus une personne a
d’alliés, plus elle a de pouvoir, et plus sa parole sera écoutée. Aujourd’hui à Lifou, de
nouveaux éléments permettent d’acquérir du prestige, élargissant l’échiquier social.
La hiérarchie des sexes telle qu'elle est conçue à Lifou positionne les hommes sont
« plus haut » que les femmes. Cette hiérarchie est fondée sur la séparation des tâches entre les
sexes, sur les règles d’alliance, et sur les représentations de la sexualité féminine. Quels rôles
sont attribués aux femmes ? Lors de sa vie, une femme n’assumera des responsabilités qu’une
79
fois mariée, de par ses fonctions de mère et d’épouse. Elle devra donner de nombreux enfants,
dont beaucoup de garçons, à la famille de son mari, les éduquer et les nourrir. Le pouvoir de
fécondité des femmes n’est valorisé que lorsque celui-ci est approprié par un homme, le sexe
et le sang des femmes pouvant être ‘dangereux’ pour la communauté (comme c’est le cas en
Grande Terre, selon C. Salomon) dans le cas inverse. Son rôle social très valorisé, celui de
mère, se réalise donc au sein du couple, figure essentielle dans la vie d’une femme. Dans un
couple, l’homme a l’autorité, et sa femme ne devra pas le contredire, mais l’aider, le nourrir,
le soutenir dans ses fonctions. Cette autorité est soutenue par le fait que tous les biens sont la
possession de l’homme, et que la femme encourt des dangers si elle décide de le quitter
(malédiction, rejet de la part de sa famille, interdiction de revoir ses enfants…). A la
différence du Centre Nord de la Grande Terre, on ne trouve pas à Lifou une « figure de la
confrontation », l’idéal de soumission des femmes étant très prégnant.
Ne pas respecter le devoir de soumission à son mari et le quitter ou le tromper signifie
fragiliser l’alliance entre les deux clans, laquelle a été conclue lors du mariage. Les femmes
sont en effet valorisées dans leur rôle de ‘liant social’, étant les paniers de l’alliance, portant
en leur sein les enfants qui fixeront cette alliance de façon définitive. Mais les femmes ne sont
pas les actrices de ce lien : elles sont « trenge ewëkë », le support de l’alliance, les paniers de
parole que s’échangent les hommes. Les femmes participent à l’équilibre social du foyer et du
clan quand celles-ci restent à leur place : celle d’épouses soumises et de mères attentionnées
des enfants de leur mari. Car ces femmes, étrangères dans le clan du mari, ont un caractère
ambigu : porteuses de changement, elles peuvent aussi bien être une bénédiction, apportant
avec elles des innovations, qu'une malédiction quand elles amènent la discorde. Ce caractère
ambivalent légitime le fait qu’elles soient exclues de la chefferie (des pouvoirs politiques et
de décisions de manière générale). Cependant, les deux autres hiérarchies tempèrent parfois la
domination masculine : en vieillissant, les femmes deviennent des personnes de bon conseil,
qu’il faut respecter, celles-ci ayant le pouvoir de maudire et de bénir leurs cadets. De même,
une sœur aînée de notable ou une femme de notable sera considérée comme quelqu’un de haut
rang, de qualité, qui pourra être un appui et un soutien « dans l’ombre ». Il est même dit que
celles-ci peuvent représenter leur clan ou celui du mari en cas de décès du représentant.
Cependant, une femme de haut rang sera toujours sous l’autorité de son mari, et restera, de par
les représentations de sa nature biologique, une femme, qui devra s’asseoir en-dessous des
hommes, les jambes serrées, de peur de polluer l’assemblée.
Le mythe fondateur que m’ont raconté les Passa montre que les femmes sont conçues
comme les détentrices de la force vitale, originelle, mais il montre aussi que ce sont les
80
hommes qui sont à l’origine de l’organisation de la société. Le rôle valorisé de mères et de
garantes du lien social implique l’appropriation de leur sexualité par le mari et la fidélité à
celui-ci « jusqu’à devenir poussière, la terre du mari » comme l’explique les mères.
Cependant, les rapports sociaux entre les sexes sont le lieu de nombreuses transformations,
des femmes remettant en cause l’idéal social de la féminité, et les règles d’alliance qui les
mettent parfois dans des situations de grande précarité, si elles sont mariées à un homme
violent, alcoolique.
C'est donc au sein de ce contexte-là, dont j'ai décrit quelques traits saillants, qu'est
apparu un phénomène nouveau, vers les années 1970 : les associations de femmes.
Deuxième partie
Les associations de femmes :
un nouvel engagement social
81
Introduction
En introduction de cette seconde partie, je propose de présenter ici deux descriptions
ethnographiques et un extrait d’entretien. Ceux-ci exposent une activité dans chacune des trois
associations étudiées. Tout au long de cette partie, je reviendrai sur ces études de cas afin de
les expliciter.
Première étude de cas : marché du groupe des femmes protestantes du district de
Lössi (le 13 mars 2003, tribu de Hnase )
Aux abords de We, unique petite ville de Lifou, tous les jeudis, dès 8H30 du matin, des
femmes des ‘groupes de femmes’ du district de Lössi se réunissent sous un préau d’environ
50 m2, afin de faire le « marché ». Plus d’une trentaine de femmes arrivent à des heures
différentes, en fonction de leurs disponibilités. Femmes de pasteur ou impliquées dans
l’Eglise, vieilles femmes et femmes mariées amenant parfois les enfants qui ne sont pas à
l’école, viennent passer une partie de la journée ici, ensemble.
82
S’organisant pour du covoiturage, chaque groupe, lorsqu’il arrive, fait un « geste »,
c’est-à-dire donne quelques pièces, qui seront acheminées vers les femmes responsables du
bureau du consistoire de Lössi. Celles-ci détermineront qui va « remercier le geste », le
discours de bienvenue étant en général formulé par les plus âgées, les femmes de pasteur ou
par les membres du bureau. Assises ou debout, les femmes qui remercient le geste accueillent
les nouvelles venues tout en rappelant ce pourquoi elles sont là. Les pièces sont montrées à
l’assemblée : soit elles sont gardées pour la caisse du bureau, soit elles circulent dans
l’assemblée, passant de mains en main, selon un ordre hiérarchique, pour aboutir soit à des
vieilles femmes, soit à une nouvelle arrivante, soit à des femmes de pasteur… (voir chapitre
5).
Avant de commencer la vente des produits, les femmes méditent sur un texte de
l’Evangile, prient, chantent des chants religieux, et font parfois un bilan des dernières
activités. Cela réalisé, chacune installe à même le sol ou sur des nattes plastifiées les produits
qu’elle a amenés : légumes, fruits, viande, poisson, plats cuisinés salés, sucrés, thés et café,
sodas achetés, boutures pour les plantations, feuilles de pandanus pour le tressage, habits
cousus maison, vanneries, objets décoratifs… Parfois, un homme vient faire des grillades. Peu
de personnes extérieures aux femmes déjà présentes, quelques touristes et quelques Lifous,
viennent acheter les produits, dont les prix ne sont d’ailleurs pas affichés. Le plus souvent, les
femmes s’achètent les produits entre elles, se les échangent, se les donnent (par exemple une
femme donne des produits à la femme du pasteur de sa paroisse, quand une autre demande
quelque chose à sa tante, qui ne peut le lui refuser…). Tout le monde discute, rit, grignote
jusqu’à midi. Une vieille femme fait du tressage, montre des ‘trucs’ à une plus jeune, d’autres
jouent aux cartes, aux dominos. A midi, certaines retournent chez elles préparer le repas ou
amener des plats cuisinés à leurs enfants et maris, tandis que d’autres mangent sur place les
plats cuisinés. Ce marché est donc un haut lieu de sociabilité féminine.
83
Au marché des femmes de l'Eglise Evangélique, les femmes vendent leur production
(ignames, 'feuilles d'épinards' ici) et jouent au bingo.
Le repas fini, après un moment de flottement où quelques unes font la sieste, on
organise un « bingo ». Le bingo est un jeu de hasard, où l’on tire des numéros : les
participantes cochent les numéros tirés, et gagnent lorsqu’elles ont rempli une ligne, deux
lignes, ou trois lignes, c’est-à-dire une case. Les femmes, ayant sorti leurs cartons numérotés,
payent environ 50 Fcfp (environ 50 cents) la partie, et une personne du bureau ramasse les
mises. Une femme tire au sort des numéros qu’elle crie parfois en français, parfois en
« drehu » (langue de Lifou), et les femmes posent consciencieusement des cailloux,
coquillages, perles sur les numéros énoncés. Lorsqu’une ligne, deux lignes ou une case sont
remplies, les joueuses crient « kin », « bingo deux lignes » et « bingo série » et une femme
vient à chaque fois vérifier que ces numéros ont bien été tirés. Au marché de Hnasse, on ne
gagne pas que de l’argent : à chaque partie, les membres organisateurs du bureau prennent la
production d’une femme (un lot de concombre, un habit, etc.). La propriétaire des produits est
payée avec les sommes misées par les participantes, et les trois gagnantes de chaque partie
reçoivent un peu du lot et une partie de l’argent restant. Le bureau prélève parfois un peu
d’argent pour son fonctionnement sur les sommes misées.
Une fois que tous les produits (exceptés les plats amenés pour être grignotés sur place)
ont ainsi ‘circulé’, le bureau clos le bingo, énonce le programme des prochaines activités de
l’Eglise. Puis il y a des chants, des prières, et enfin des gestes d’au revoir. La ‘réunion’ est
close vers 16H. Les femmes font le ménage, jettent et brûlent les ordures, et s’en retournent
chez elles dans leur tribus respectives
84
Deuxième étude de cas : une journée à la case des femmes de We de l’association
Femmes et Filles de Lifou (le 16 avril 2003 ) :
8H : Amoqatr, veuve de 55 ans, et Wako, femme de 36 ans, arrivent à la case des
femmes : elles se sont arrangées pour venir en se faisant amener par une personne de la tribu
ayant une voiture ou en faisant du « pouce » (du stop). Elles vont chercher les clefs à la
mairie, et ouvrent la case : située en face de la mairie, des bureaux de la la Province (un
équivalent du conseil régional, institution née des Accords de Matignon) et de la Délégation
aux Droits des Femmes (dans la Province), elle a été construite il y a bientôt 10 ans par la
commune. Recouverte de feuilles de cocotiers comme les cases traditionnelles, ses murs sont
en béton, et elle a une porte et trois fenêtres ‘occidentales’. Petite, (environ 5 mètres de
diamètre), elle contient un stand de vente d’objets artisanaux, un atelier de couture et de
teinture des tissus, une table où sont entreposés les vanneries en cours de tressage, une autre
table avec du matériel de cuisine, un poste de radio, des chaises et des bancs. Wako et Amo se
font chauffer un thé et un café, avant de commencer l’une la couture, l’autre le tressage. Par le
biais de l’association, ces deux femmes touchent des contrats solidarités tels les RIL (Revenu
d’Insertion des Iles). Régulièrement, des femmes passent, l’une pour discuter, l’autre pour
amener sa production personnelle : en « donnant ce qu’elles veulent » sur le prix de vente, les
femmes de Lifou peuvent exposer là leurs produits.
Quelques touristes passent, et observent les objets exposés : vanneries (sacs, paniers,
corbeilles, nattes, chapeaux, bouquets), robes popinées, tuniques, chapeaux en tissus, pagnes
achetés à Nouméa ; colliers, bracelets, boucles d’oreilles en graines, coquillages et bois, faits
par une européenne habitant à Lifou et un homme lifou tenant un gîte ; bibelots tels des pots
en noix de coco, des coquillages, des tableaux de sable, des poissons tressés… Amo vend
quelques produits à des touristes. « L’association économise, comme ça, on construira un
« faré » (grande case carrée pour les réunions et les fêtes en général) des femmes. »
Amo, tresseuse experte, finit un coussin en feuille de pandanus, tandis qu’elle
m’apprend à réparer une natte. Wako finit sa commande de robes teintées pour la convention
religieuse : « On fait des nouveaux modèles, avec un col rond, des dentelles en coton ; c’est
moins strict, et on vend beaucoup moins cher que les magasins. » Aux environ de 11H30,
Denise Kacatr, la Déléguée aux Droits des Femmes, passe.
« C’est elle la patrone : c’est elle qui dit se qu’on doit faire, qui demande pour les
subventions et les contrats, qui sait ce qui est bien pour les femmes » me dit Amo. Elle vient
85
d’apprendre qu’il faudra tresser des couronnes de cocotier pour accueillir le lendemain le
ministre des transports à l’aéroport.
Le midi, Amo part (elles ne sont engagées que peu d’heures), Wako se fait cuire du
riz. Une autre femme viendra travailler dans l’après-midi. Les contrats étant de courte durée,
de nombreuses femmes ont été embauchées depuis la création de la case. D’ailleurs, beaucoup
de femmes passent, se reposent un instant dans la case, se donnent rendez-vous là : certaines
ont travaillé ici, d’autres travaillent dans les services de la mairie, de la Province, de l’hôpital,
de la Poste à proximité. Des hommes, membres de la famille et amis, s’arrêtent aussi pour
discuter un moment.
En fin d’après-midi, les deux femmes rentrent chez elles, vont chercher leurs enfants à
l’école.
« A la case, on a des horaires précis, ça nous oblige à nous organiser. Et puis on
connaît mieux We, on rencontre les femmes qui travaillent aux services sociaux, on rencontre
des femmes de toute l’île. Et puis ça me fait un petit salaire : je peux payer à manger à mes
enfants, leur payer le car pour l’école» commente Wako.
Extrait d’entretien avec Isola Zeula, femme du grand chef de Gaïca, présidente de
l’association Le Souriant Village Mélanésien, (Drueulu, le 25 avril 2003) :
Chaque année on choisit un objectif. Par exemple l’objectif de l’an 2000, c’est
« l’ouverture sur les autres femmes », c’est-à-dire aller voir les autres femmes, pour parler,
voir si elles ont des problèmes. (…) Nous on fait le bilan général avec d’autres groupes et si
on voit que l’objectif d’une année, il n’est pas atteint, on continue l’année d’après. Par
exemple, le ramassage des « boîtes » (canettes en métal et bouteilles plastiques) d’ici jusqu’à
We. On a fait appel à tout le district pour participer.(…) Notre projet, maintenant c’est de
sortir, de voyager. On commence à récolter en faisant des marchés, des ventes, en jouant au
bingo. On vend des bougnats, des gâteaux. On aimerait aller dans d’autres îles du Pacifique.
La Nouvelle-Zélande par exemple. (…) On fait plein de projets, contre l’alcool, pour
l’hygiène… Pour le ramassage des boîtes par exemple, il y avait toutes les femmes de
l’association, toute une journée. Les municipalités ne nous ont pas aidées à faire le
ramassage des ordures, mais nous, on va pas les attendre. Deux hommes (des maris) sont
venus avec leur camion, on a payé les pochons poubelle. Comme on a l’habitude comment
gérer la journée, c’est vite fait. Il y a des gens qui nous ont aidées, même des touristes, et la
femme du préfet. C’est les Européens qui nous ont aidées. Pour le second ramassage, il y
86
avait moins de saleté. Quelques hommes nous ont aidées : des petits chefs, des pasteurs.
Autrement, que des femmes ; et des Européens. C’est beaucoup d’éducation, il faut
commencer par les petits. Ca va arriver, mais c’est ça le rôle de l’association. On fait aussi
de la’ propagande’ : on a une idée, on est obligées d’y aller, et il faut le propager à toute
l’île.
Ces trois études de cas seront explicitées et/ou questionnées tout au long de cette
seconde partie.
Dans le chapitre quatre, j’analyserai comment ces trois associations ont été créées et je
m’appliquerai à répondre aux questions suivantes : Qu’est-ce qu’une association de femmes ?
Dans quel contexte ont-elles été créées ? Quelles étaient les motivations initiales à la création
des groupes féminins à Lifou ?
Dans le chapitre cinq, je m’attacherai à décrire leur organisation, leur fonctionnement.
Qui participe à ces associations ? Comment fonctionnent-elles d’un point de vue matériel ?
Quels sont leurs processus de décision : proches d’un système ‘coutumier’, ou s’en détachant?
Enfin, dans le chapitre six, je m’intéresserai à leurs activités. Quelle évolution ontelles connue ? Comment ces associations agissent-elles sur la vie sociale des tribus et de
l’île ? Comment ‘diffusent’-elles leurs idées, et promeuvent-elles leurs actions ?
Cette partie est donc consacrée à une analyse, à Lifou, de l’organisation de ces trois
associations.
Chapitre 4 : S’associer
A/ La création des associations de femmes
Les associations loi 1901 furent l’une des premières institutions laïques françaises que se
sont appropriées les populations mélanésiennes autochtones de la Nouvelle-Calédonie. Dans
les années 1950-1960, les premiers regroupements à buts sociaux et politiques étaient pour la
plupart religieux, catholiques et protestants (les premières revendications pour le droit à la
citoyenneté s’étant réalisées au sein des Eglises). Selon J-M Tjibaou, les associations de
femmes apparurent bien après les associations d’hommes : « Les femmes imitaient en cela la
création d’associations d’hommes qui, après la guerre, aidèrent à restructurer le groupe kanak
87
au lendemain des nouvelles lois modifiant son statut : UICALO avec le Père Luneau (Union
des indigènes calédoniens amis de la liberté dans l’ordre) ; AICL (Association des indigènes
calédoniens et loyaltiens) et AICLF (Association des indigènes calédoniens et loyaltiens
français). (…) Les associations d’hommes avaient aboutit quelques dizaines d’années plus tôt
à des formations politiques. »161 A la fin des années soixante apparurent les premiers
regroupements féminins, dont « Le Souriant Village Mélanésien », et les « groupes des
femmes » de l’Eglise protestante. Le Souriant Village Mélanésien, ayant déposé ses statuts,
restait proche du parti de l’Union Calédonienne et de l’Eglise catholique, tout en ayant un
fonctionnement autonome, tandis que les groupes de femmes constituaient une branche de
l’Eglise Protestante. Il est intéressant de noter que corrélativement sont apparus des
associations de « jeunes » et les « groupes des jeunes » religieux, c’est-à-dire de personnes
non-mariées. Si les hommes se sont impliqués dans des partis politiques en NouvelleCalédonie dès la création de ceux-ci, les femmes et les jeunes (les personnes non-mariées) se
sont regroupés majoritairement dans des associations.
Dans un second temps, avec les Accords de Matignon, la création des Provinces et les
aides au développement économique, les associations loi 1901 se sont multipliées en milieu
kanak. En effet, les démarches pour obtenir des subventions et lancer un petit projet sont
devenues plus fréquentes et plus accessibles, comme à Lifou, où les bureaux de la Province et
la présence d’une sous-préfecture facilitent l’accès au dépôt des statuts et aux demandes de
subventions. Les hommes comme les femmes, les familles, les groupes scolaires, sportifs,
ludiques, etc., ont créé de nombreuses associations : on en dénombre 784, à Lifou, ce qui
signifie que chaque tribu en compte plusieurs dizaines. Elles sont bien sûr loin d’être toutes en
activité, mais ce nombre témoigne de l’intérêt que portent les Lifous à ce moyen de lancer un
projet de petite taille, et surtout, de toucher des subventions les finançant.
Les associations de femmes, se nommant elles-mêmes ainsi, sont classées à la
préfecture sous ce terme, dans la rubrique vie sociale. Il y a 45 associations de femmes créées
à Lifou. Elles se sont multipliées de façon significative avec la création au sein des Provinces
des Missions aux Droits des Femmes (Missions très critiquées, comme nous l’analyserons
dans la troisième partie). Lors de débats et de campagnes d’information en tribu, les Missions
incitèrent les femmes à créer leurs propres associations. Elles proposaient des conseils pour la
création d’une association et pour les démarches de demande de subventions. Excepté les
deux groupes du Souriant Village et le mouvement des femmes chrétiennes de Nouvelle161
J-M.Tjibaou, P.Missote, 1976, Kanaké, Mélanésien de Nouvelle-Calédonie,Papeete, Editions du Pacifique.
88
Calédonie, toutes les autres déposèrent leurs statuts après la création de la Délégation aux
Droits des Femmes. Sur ces 42 associations, environ un tiers sont des groupes de femmes de
l’Eglise protestante ayant déposé des statuts (afin de bénéficier d’aides logistiques et
financières) : ces ‘associations’ étaient déjà actives avant de déposer leurs statuts, et
continuent leurs activités au sein des paroisses, et de l’Eglise.
Les trois associations que j’ai étudiées font partie des associations les plus actives sur
Lifou. La première, le « Mouvement des Femmes pour un Souriant Village Mélanésien », est
une association qui a aujourd’hui plus de 40 ans en Nouvelle-Calédonie, et constitue le
premier regroupement laïque de femmes dans un but social. Le groupe de femmes de Lössi
fait partie de l’Eglise Evangélique Autonome, et ce mouvement est actif lui aussi depuis plus
de 40 ans. La troisième association est l’association « Femmes et Filles de Lifou »,
association rattachée à la Délégation aux Droits de la Femme, ayant 10 ans d’existence.
Voici le tableau comparé de la création des trois associations étudiées :
Le groupe des
Le Mouvement des
femmes de l'Eglise
Femmes vers un
Evangélique de Lössi Souriant Village
Mélanésien de
Drueulu
Etapes et lieu(x) de •la Fin des années 1950•: 1971 : création de •
création
création de la branche l’association à Païta,
dans l’église des
et peu de temps après,
groupes des femmes début des activités à•
et des groupes des
Drueulu
jeunes en Nouvelle- • 1989: création de
Calédonie
deux associations à
• 1968 : Création des
Lifou à Drueulu et à
premiers groupes de Nathalo
femmes à Lifou
• 2002 ( ?): création de
l’association loi 1901
Fondateurs
1968 : Melle Brue et
1971 : Madame
le pasteur Victor
Scolastique Pidjot,
(deux membres du
Yvonne Païta, avec le
clergé), avec l’accord soutien de J-M
du Synode, à Lifou
Tjibaou et l’aide des
Sœurs petites filles de
Marie (catholiques,
mélanésiennes).
L’association
Femmes et Filles de
Lifou
1991 : création des
délégations aux droits
des femmes
1993 : création de
l’association
M-C Beccalossi et
d’autres femmes
impliquées en
politique militèrent
pour la création des
Missions aux Droits
des Femmes dans
chaque Province.
D.Kacatr, élue à la
89
Buts, objectifs lors de Intégration des
la création
femmes dans l’église
(en même temps que
le groupe des jeunes)
Instauration d’un
espace de parole pour
les femmes, pour
créer une sociabilité
féminine, pour
pouvoir « partager ses
problèmes »
Création d’un espace
de formation des
femmes, à la couture
et aux règles
sanitaires
Délégation aux Droits
de la Femme de Lifou
par des femmes et
soutenue par Me
Zeula, femme du
grand chef de Gaïca
« Promotion des arts Création d’une
et de la culture
structure pouvant
162
mélanésiennes »
promouvoir les
actions de la
Amélioration de la vie Délégation aux droits
en tribu
des femmes du point
de vue de la formation
Aide aux femmes
et de l’information
des femmes
« Promouvoir,
améliorer les
conditions de vie des
femmes, associer les
femmes au
développement de
l’île »163
Ce tableau met en évidence les fondements de chaque association. Les débuts des
groupes de femmes de l’Eglise Evangélique restent assez mystérieux, car les documents sur la
création n’ont pas été retrouvés164. Cependant, alors que l’Eglise protestante de NouvelleCalédonie devenait indépendante, reconnue sous le nom d’« Eglise Evangélique Autonome »,
et restructurait son organisation, les groupes des femmes (et des jeunes) furent créés, pour
deux raisons majeures : que les femmes comme les jeunes prennent davantage part à la vie de
l’Eglise, et celui d’aider les femmes, dans leur vie quotidienne, souvent difficile, et dans
l’apprentissage de leur rôle maternel. Otreneqatr Kakue, femme de pasteur, 68 ans, a participé
aux premiers groupes :
162
Extrait des statuts déposés : objet de l’association le Mouvement des Femmes vers un Souriant Village
Mélanésien.
163
Extrait des statuts déposés : objet de l’association Femme et Fille de Lifou.
164
Ceux-ci avaient étés emportés par un cyclone. J’ai fréquemment rencontré un problème de précision
historique, les documents officiels étant en général perdus, et les informations orales étant presque toujours
floues et contradictoires entre elles.
90
Cela a commencé avec une femme missionnaire, avec une femme de la Grande-Terre
qui travaillait avec les femmes. Les femmes ont décidé d’élire un bureau des groupes de
femmes. Il y a une animatrice qui est venue, une demoiselle, elle a vu qui pouvait travailler
avec elle, qui est assez évoluée. (…) C’était une missionnaire française.(…) L’Eglise a pensé
qu’il faudrait créer le groupe de femmes pour se réunir, raconter ses problèmes à d’autres
femmes, partager ses affaires.(…) Pour apprendre la vie de la femme dans l’Eglise, dans la
société, dans la coutume, et dans la famille… Comment la maman élève ses enfants dans la
propreté, tout…Apprendre d’autres choses, on n’est pas encore très évoluées, on sait pas
encore faire la couture, et Melle Urec nous aidait à avancer un peu.165
Dans une Eglise en contact avec des missionnaires français dont une des vocations
était l’éducation des populations autochtones, ces premiers regroupements avaient pour buts
de donner une place aux femmes dans l’Eglise, mais aussi de promouvoir une évolution de la
vie des femmes. Cette « évolution », comme nous le montre cet extrait, consiste dans les
premiers temps à ‘civiliser’, les femmes, à leur apprendre quelle est leur « vraie place dans
la société ».
Une décennie plus tard fut créé le Mouvement des Femmes pour un Souriant Village
Mélanésien. Soutenu par J-M Tjibaou, leader de l’Union Calédonienne, et par l’Eglise
catholique, cette association avait dès sa création un objectif social : « Les femmes du
Mouvement (…) s’acharnent à trouver ou à influencer positivement tout ce qui peut
contribuer au bien-être de la famille, du clan, de la tribu, et plus largement de la société. »166
Impulsée et soutenue par des personnalités aussi bien coutumières que politiques, (telle, par
exemple, madame Scholastique Pidjot, femme du grand chef Roch Pidjot, premier député
mélanésien), cette association s’est créée selon J-M Tjibaou en réaction au malaise et au
déphasage généré par le contact, violent, entre le monde occidental et la tribu : « D’abord
elles (les femmes) furent alertées par les ravages de l’alcoolisme. Non seulement elles
devaient, depuis des années, en subir les conséquences et en réparer les dommages, car ce
fléau les privait d’un argent qui aurait permis d’améliorer le foyer, mais encore elles
s’apercevaient, dans les dernières années, qu’il dissolvait le tissu social et que les enfants en
ressentaient les effets. »167 Ce mouvement se répandit sur tout le territoire rapidement, et fut
un des principal moteur du premier festival d’art mélanésien, Mélanésia 2000, en 1975.
165
Entretien avec Otreneqatr Kakue, 68 ans, femme du vieux pasteur Kakue, le 16 mars 2003, Tingeting.
Vers un Souriant Village Mélanésien (coll), 1991, La Pause des Vingt Ans : 1971-1991. Rassemblement actif
de Femmes en Nouvelle-Calédonie, Nouméa, Brochure anniversaire, publiée avec le concours de l’ADCK : p 10.
167
J-M.Tjibaou, 1976.
166
91
Dans les années 1980 se sont développées les associations et les ONG visant à
promouvoir en Nouvelle-Calédonie la condition des femmes. Après les Accords de Matignon,
dans les années 1990, les Missions aux Droits des Femmes furent crées dans chaque Province,
sous la pression des femmes kanakes engagées en politique. Ce service public fut accueilli par
les hommes kanaks comme des instances irrespectueuses de la coutume : celles-ci
contredisent la maxime « l’homme a le droit, l’homme commande » (« trahmany la mus » en
Lifou). Iles furent obligés de changer de noms par plusieurs fois, car celui-ci choquait : dans
la Province des Iles Loyautés, la Mission s’appelle aujourd’hui la « Délégation aux Droits des
Femmes ». Facilitant un recours au droit français pour les femmes kanakes, et promouvant
une émancipation économique et politique des femmes, elles incitèrent les femmes de tribus à
créer des associations, lesquelles permettent parfois l’accès à une indépendance économique
et une formation professionnelle des femmes.
A Lifou, la Délégation aux Droits des Femmes est dirigée par Denise Kacatr, femme
diplômée, ayant un important parcours politique, et emploie deux secrétaires. Denise Kacatr a
été élue par les femmes de Lifou qui se sentaient concernées par ce vote. Elle était la
candidate soutenue par Me Zeula (femme du grand chef de Gaïca, et sœur de celui du Wetr),
donc par le Souriant Village Mélanésien dont cette dernière fait partie. Les femmes de
l’Eglise ne furent pas autorisées par leurs supérieurs hiérarchiques à participer au vote, car
ceux-ci s’opposaient à la création d’une telle délégation. Afin de mener des actions de terrain,
Denise Kacatr impulsa la création de l’association des Femmes et Filles de Lifou, composée
de femmes de toute l’île. Cette association organise la création et la vente de produits
artisanaux, et fait des réunions, des tournées en tribu d’information sanitaire, juridique, etc.168
Comme beaucoup d’autres crées en tribu, elle est totalement laïque.
Ainsi, nées dans des contextes différents, ces trois associations ont été créées pour
répondre au besoin d’intégrer davantage les femmes dans la vie sociale : dans l’Eglise, dans la
construction du peuple kanak, et dans le monde économique et politique actuel. Elles ont été
soutenues par des personnalités religieuses, politiques, coutumières importantes, et comme on
me l’a dit plusieurs fois, « qu’on ne peut contester ». Enfin, elles organisent dès les premiers
temps des activités collectives féminines, qui visent une amélioration des conditions de vie en
tribu, et apportent une aide pour les femmes.
168
Je développerai la nature des activités de chaque association dans le chapitre 6.
92
B/ Pourquoi s’associer entre femmes ?
Ces trois associations, dont j’ai détaillé la création, ne sont composées que de femmes :
c’est là leur premier point commun. A mon arrivée, je pensais que cela était motivé par le fait
que c’était des associations pour la promotion des conditions de vie des femmes. A ma
question « pourquoi vous vous réunissez entre femmes ? », toutes mes interlocutrices
répondirent en premier :
Parce qu’on fait le travail des femmes.
Cela signifie en fait que dans cet univers où la séparation entre les sexes, notamment dans le
travail, est très forte, les hommes et les femmes ne s’associent pas de façon ‘mixte’. Ceci
explique les propos de J-M. Tjibaou, lorsqu’il écrit que les associations d’hommes ont
précédé les associations de femmes : dans les associations loi 1901 sont fréquemment
reproduites la séparation et la division des tâches. S’associer entre femmes ne répond pas en
premier lieu à un désir de promouvoir une meilleure condition féminine, mais tout
simplement correspond à la logique de la séparation des sexes. Les réponses suivantes à ma
première question corroborent cette analyse :
C’est pour se sentir bien ensemble, on appartient à un même groupe. On vit la même
chose…
Dans la société lifou, les classes d’âges et de sexes ont une communauté de vécu, les
tâches et les comportements étant fixés, entre autre, par ces deux critères.
Par ailleurs, les associations de femmes ne considèrent pas comme membres possibles
tous les individus du sexe féminin : la majorité des associations sont des associations de föe et
de qatreföe, c’est-à-dire de femmes mariées et ayant eu des enfants, donc des femmes ayant
acquis des responsabilités sociales (voir le chapitre deux).
Pour revenir une seconde fois sur la citation de Jean-Marie Tjibaou, il est important de
noter que les associations d’hommes (à caractère social) sont devenues des formations
politiques. Nombre de femmes explique la difficulté de s’engager politiquement ‘aux côtés
des hommes’. Une militante indépendantiste m’expliquait qu’elle devait faire la cuisine
pendant les réunions d’hommes, qui prétextaient qu’il fallait d’abord l’indépendance, qu’on
verrait ensuite les questions d’égalité entre hommes et femmes… C. Salomon me dit, lors
d’une communication personnelle169, que la seule fois où elle avait vu une femme ramper
169
Le 14 mai à Paris.
93
(pour montrer qu’elle est en-dessous) devant des hommes, c’était lors d’un congrès politique.
Le monde politique a donc été le lieu d’une forte ségrégation sexuelle. A moins d’être très
compétente, l’accès à des places politiques importantes est très difficile pour les femmes,
comme cela l’a longtemps été pour les Kanaks. Si une femme de tribu veut s’investir
socialement pour la construction de son peuple, pour améliorer les conditions de vie de sa
famille et les siennes propres, elle n’a souvent pas d’autre choix que de participer à une
association, l’investissement politique des femmes kanakes impliquant bien souvent un
parcours long et douloureux.
Enfin, pourquoi ‘s’associer’ ? N’y a-t-il pas, en tribu, de nombreuses occasions de se
réunir entre femmes, de travailler ensemble ? Les femmes du Souriant Village répondent :
« Les femmes veulent se retrouver entre femmes de différentes tribus, et non plus seulement
en famille pour les cérémonies de mariage, de deuils, etc… »170 En effet, en dehors des
activités claniques, les femmes n’avaient pas de réseau social comme pouvaient en avoir les
hommes.
Elles n’avaient pas de lieu non plus où se réunir, les femmes sortant facilement de chez
elles étant mal vues. S’associer permet de disposer d’un cadre légal, de se réunir dans un
objectif précis, entre femmes (la jalousie des maris étant souvent invoquée comme raison pour
ne pas laisser sortir sa femme). Les groupes de femmes ont pu disposer des locaux des
paroisses, les « eikas », pour se réunir, travailler, entreposer un matériel collectif (machine à
coudre, instrument de jardinage…).
S’associer et déposer des statuts permet d’avoir une existence et une légitimité du point de
vue de l’Etat français, ainsi que des organisations internationales : nombre d’associations
purent bénéficier dès lors de subventions communales, régionales, étatiques, et provenant
d’ONG d’autres pays et internationales. Ayant reconnu leurs compétences et compris l’intérêt
que des activités associatives pour la tribu, les propriétaires terriens et petits chefs accordèrent
le droit à certaines associations de construire des locaux au sein des tribus, locaux en partie
financés par des aides matérielles et des subventions.
Ainsi, à la base de chaque association, il y a le fait que, si l’on veut travailler pour la
communauté, s’investir socialement, ou tout simplement se réunir entre amies, s’entraider, il
faut le faire entre femmes, la division sexuelles des tâches et du vécu quotidien étant à
170
Brochure du Souriant Village Mélanésien, op. cit. :p 12.
94
l’œuvre à Lifou. Le difficile accès au monde politique, qui pratique de fait la ségrégation
sexuelle, et exige la maîtrise de la langue française et des diplômes, pousse les femmes à
s’investir dans de petits projets, à l’échelle de la tribu, dans des associations. Enfin, celles-ci
permettent aux femmes de disposer d’un cadre légal, dans lequel elles peuvent toucher des
subventions, et disposer de locaux pour se réunir.
C/ Se réunir et parler
La première et fondamentale innovation qu’ont engendrée les groupes de femmes et les
associations, est la création d’une nouvelle forme de sociabilité féminine, au sein des tribus, et
dans toute la Nouvelle-Calédonie, lors de réunions. En effet, les femmes kanakes auparavant
fréquentaient principalement les membres de la famille de leur mari et de leur propre famille,
quand celle-ci n’habitait pas trop loin de celle de leur époux. Excepté lors des réunions
coutumières, des rituels, où toutes les femmes des tribus, d’un ou plusieurs clans se réunissent
et effectuent le travail des femmes (c’est-à-dire la cuisine), et, il y a cinquante ans dans les
pensionnats de jeunes filles et dans les écoles aujourd’hui, les femmes ne fréquentaient que
peu des personnes autres que leur famille. Une femme est ‘bien vue’ lorsqu’elle reste en
temps normal chez elle (dans son foyer) à travailler, mais assiste aussi à toutes les réunions
coutumières où celle-ci est attendue.
C’est pour cela que les femmes disent unanimement que ces groupes féminins les ont
« sorties de l’isolement domestique ». Les activités plus ou moins fréquentes leur permettent
de se réunir entre femmes de tribu, de « connaître l’autre » : elles sont l’occasion de la
rencontre entre des femmes de clans différents, qui parfois viennent d’une autre tribu, et se
sentent, à l’arrivée chez l’époux, seules, isolées.
Il n’est pas anodin que cette nouvelle forme de sociabilité soit féminine. En effet,
n’étant pas responsables de la gestion et de la représentation des clans, comme le sont leurs
maris, les femmes peuvent créer des espaces de réunions et d’action qui n’engagent pas leur
famille outre mesure. D’ailleurs, dans ces associations, elles se disent loin des questions
politiques (coutumières et des formations politiques ‘actuelles’ : partis, syndicats…) qui
déchirent et divisent leurs maris : loin de « l’enfer des hommes ».
Cette sociabilité permet de créer de nouveaux réseaux de solidarité entre femmes : au
sein des associations, les femmes discutent, et peuvent donc raconter leurs problèmes,
partager leurs questionnements, demander des conseils dans la réalisation du travail difficile
95
des femmes, donner des encouragements, etc… En partageant leur vécu, elles « se
déchargent », elles sont « moins lourdes » des soucis domestiques qui parfois les rongent.
Connaissant mieux leurs voisines, chacune pourra plus facilement faire appel à elles quand
elle a des difficultés à garder ses enfants, pour trouver refuge la nuit par exemple si son mari
revient saoul…171 Les femmes de l’Eglise protestante insistent sur le fait que les groupes sont
un lieu « d’amour, de générosité ».
Au sein de ces nouvelles formes de collectivité, un terme revient souvent : « ici, on
apprend. » On apprend en effet en premier lieu à « mieux connaître l’autre » : sa voisine, mais
aussi les femmes de la Nouvelle-Calédonie. Les associations que j’ai choisi d’étudier ont des
branches de leur organisation dans toute la Nouvelle-Calédonie. Il y a en général des réunions
au moins une fois par an, où des membres d’une région voire du pays se rassemblent pour
faire un bilan et réaliser des activités communes. Certains groupes organisent même des
visites à d’autres groupes : cela permet de voir comment ces autres femmes vivent, et
d’apprendre d’elles, de retirer ce qu’il y a de positif chez les autres pour le ramener chez soi.
Parmi ces « choses positives », il y a l’acquisition de compétences techniques. En effet,
dans chaque association, il est possible d’apprendre en travaillant de nouvelles techniques de
jardinage, de tressage, de couture (etc.) que possèdent les vieilles et les voisines du village,
mais aussi des femmes d’autres régions, voire des femmes formées exprès pour cela (les
femmes de pasteur et aujourd’hui des formatrices payées par des aides provinciales).
La participation à un groupe et le travail au sein de celui-ci, s’il est tout d’abord motivé
par le fait de sortir de chez soi, d’avoir un peu de loisirs, de se faire des amies, offre de
nombreuses occasions pour les femmes de se former, d’apprendre des choses parfois
élémentaires mais ô combien utiles : gérer son temps, savoir prendre les transports en
commun, s’exprimer devant une assemblée, en "drehu" et en français, savoir faire des courses
en fonction de son budget, faire une démarche administrative, etc…
De par les formations, le travail collectif en association, et les rencontres qu’il permet,
les femmes de Lifou apprennent au sein de ces groupes une quantité de choses que nombre
d’entre elles n’ont pas l’occasion d’apprendre ailleurs. Cela permet que « les femmes
s’ouvrent ».172
171
172
Tous les exemples sont tirés de discussions ou d’entretiens.
Entretien avec Kama Passa, femme de pasteur de 40 ans, le 15 mars 2003, Traput. Je développerai dans la
troisième partie les évolutions (et les représentations qu’en ont les femmes) suscitées par les actions des
associations de femmes.
96
Mieux se connaître, se former, à cela s’ajoute le fait fondamental que les associations
ont un impact sur la tribu et sur la société dans laquelle elles vivent (même si cet impact est
parfois minime). Le premier impact est de l’ordre de l’hygiène : la majorité des associations
ont des actions visant la propreté de la tribu, la propreté du foyer, l’hygiène corporelle, la
diffusion de soins médicaux et d’informations, l’hygiène alimentaire.
Organisatrices d’événements en tribu, telles les kermesses, les tombolas, les marchés,
et parfois des bals, elles participent à l’animation de la vie en tribu.
Travaillant en général aussi pour d’autres organisations (chefferies, Eglises
protestantes et catholiques, écoles, autres associations comme les groupes des jeunes, etc…),
elles constituent une force de travail et un apport financier pour la tribu et ses organisations.
Elles créent parfois aussi des banques de solidarité, où l’on peut emprunter sans rembourser
de taux d’intérêt.
Elles peuvent être aussi une source de revenus pour la famille, lorsque la femme est
embauchée avec des petits contrats, ou vend sa production.
Enfin, elles peuvent aussi devenir des organes de conseil, représentant parfois les
femmes, que les coutumiers vont consulter. Elles interpellent ceux-ci, en cas de litiges. Elles
dénoncent par des manifestations des fléaux sociaux tels l’alcool, et les violences conjugales.
Elles ont aussi un impact qui peut s’étendre à la Nouvelle-Calédonie, comme lors du
festival Mélanésia 2000, où elles ont réussi à rassembler des forces de tous les peuples kanaks
et à dépasser les clivages existants entre ceux-ci : les ‘mères’ du Souriant Village Mélanésien,
dont les associations sont un peu partout en Nouvelle-Calédonie, travaillèrent ensemble, pour
réaliser ce festival valorisant l’unité de la culture kanake.
Les regroupements de femmes ont donc dès leurs créations trois points communs qui
représentent une innovation en milieu kanak : l’émergence d’une solidarité féminine
villageoise mais aussi kanake, la possibilité de se former et d’apprendre des techniques et de
nouvelles façons de gérer le quotidien, et enfin la possibilité d’avoir, en tant que femmes, un
impact local et global sur la population dont elles font partie.
Conclusion
97
Les associations de femmes ont été créées à la suite des associations d’hommes, dans un
cadre religieux, (les groupes de femmes) puis dans un cadre laïc, les associations loi 1901.
Désireuses de s’impliquer dans la vie quotidienne de leur peuple, les femmes kanakes prirent
de plus en plus part à ces nouvelles formes de collectivité, instaurant une sociabilité et une
solidarité féminine. Soutenues et créées par des personnalités religieuses, coutumières, et
politiques, les associations devinrent un espace social que les femmes pouvaient légitimement
investir tout en sortant de chez elles : en effet, leur impact positif sur la vie quotidienne des
tribus forcèrent le respect, et de plus en plus de femmes furent autorisées par leurs maris à
participer à leurs activités. Celles-ci constituent d’ailleurs parfois un apport pour la famille :
les femmes se forment et s’ouvrent sur l’extérieur, devenant ainsi plus compétentes dans leur
tâches domestiques et dans la quête d’un revenu monétaire.
On s’associe donc entre femmes par respect de la division du travail, et entre mères
mariées car on est considéré comme responsable, adulte, qu’à partir de cet instant. Mais pour
ces femmes, les associations permettent de sortir de l’isolement domestique, et de s’impliquer
davantage dans la vie de l’Eglise, de la tribu, et de leur peuple.
Chapitre 5 : S’organiser
A/ Les participants
Afin d’analyser le fonctionnement de ces trois associations, j’étudierai en premier lieu
qui y participe. Quels critères sont pertinents pour distinguer les femmes de Lifou entre elles ?
Je reviendrai donc au préalable sur les critères que j’ai décrits dans la première partie. Le
premier est l’appartenance à son clan maternel et paternel, son rang de naissance. Pour les
femmes, l’appartenance au clan du mari est primordiale : elle fixe son rang dans la vie de tous
les jours. Le second critère est l’âge. Quels âges sont représentés dans les associations, et à
quels statuts sociaux correspondent-ils (fille « jajiny », fille-mère, femme « föe », vieille
femme « qatreföe ») ? Je chercherai à savoir aussi s’il n’y a que des femmes qui participent,
ou si des hommes interviennent. Je tenterai de positionner donc les participants au sein des
trois hiérarchies que j’ai analysées dans le chapitre un.
98
Je chercherai aussi à savoir si il y a des femmes diplômées, salariées ou ayant un revenu
monétaire, parlant français, occupant un poste politique, ayant le permis de conduire… Je
serai attentive aussi à la communauté d’origine des participantes (femmes de Lifou, Kanakes
d’autres régions, femmes d’autres communautés), à leur appartenance religieuse et politique.
Autant d’éléments qui font partie de la construction de l’identité personnelle aujourd’hui.
J’analyserai aussi les raisons pour lesquelles des femmes ne participent pas à ces trois
associations, avant d’expliquer, dans le chapitre suivant, comment est répartie et organisée la
participation.
Je prendrai comme exemple les trois cas décrits en introduction. Ces trois activités sont
de natures différentes : la première, le marché des groupes de femmes de Lössi, est une
réunion de tout un district ; la seconde est une journée ‘banale’ à la case des femmes de
l’association attachée aux Droits de la Femme ; la troisième, le ramassage des ordures, est une
action menée par l’association du Souriant Village. Le nombre des participantes n’est donc
pas comparable, les activités étant de nature différentes, mais le ‘type’ des participantes est
intéressant à analyser.
Le groupe des femmes de
l'Eglise Evangélique de
Lössi
(le marché)
Nombre
38 personnes en tout :
34 femmes ont
participé, 3 enfants et
un homme, sur des
durées variables.
Le Mouvement des
Femmes vers un
Souriant Village
Mélanésien
(le ramassage
d’ordures)
Environ 40
personnes : les
femmes membres de
l’association (32), 2
maris, et des
Européens.
L’association
Femmes et Filles de
Lifou
(une journée à la
case des femmes)
Environ 15
personnes : 3
femmes y travaillant,
une dizaine de
femmes de Lifou
étant passées pour
discuter ou demander
des renseignements,
un homme lifou et
une Européenne.
99
Position
hiérarchique :
La femme du grand
chef de Lössi, Isola
Bula
Au moins deux
femmes de chefs de
clans.
Environ une dizaine de
femmes de pasteurs
Quelques femmes
diacres (les aides des
pasteurs)
Un peu moins de la
moitié des
participantes n’ont pas
de ‘titre’.
La femme du grand
chef de Gaïca, Isola
Zeula
(je ne sais pas s’il y
a des femmes de
chefs de clan)
Pas de femmes de
pasteurs ou diacres
de l’Eglise
protestante
(je ne sais pas si il y
avait des soeurs de
l’Eglise catholique)
Je ne sais pas si des
femmes à ‘titre’
(clanique et
religieux)
sont passées.
2/ âge
3 enfants de moins de
trois ans
1 fille d’environ 20 ans
18 femmes « föe »
(entre 30 et 50 ans)
15 vieilles femmes
« qatr »
(de plus de 50 ans)
1 vieil homme
2 filles « jajiny »
18 femmes « föe »
environ (entre 25 et
50 ans)
2 hommes mariés
(d’environ 40 ans)
12 vieilles femmes
« qatreföe » environ
(plus de cinquante
ans)
2 femmes mariées
européennes
un homme marié
européen, un jeune
homme européen.
3 filles-mères ayant
entre 20 et 25 ans
6 femmes « föe »
4 vieilles femmes
« qatreföe »
1 femme mariée
‘française’
1 homme lifou de 52
ans
3/ sexe
33 femmes, 1 fille, un
bébé fille
1 homme pasteur, 2
bébés garçon.
2 filles, 32 femmes
3 hommes mariés,
un garçon.
3 filles, 11 femmes
1 homme
1/ clanique et
religieuse
Les trois femmes
travaillant sont : une
veuve de 56 ans, une
veuve d’environ 40
ans, et une femme de
36 ans.
100
Appartenance
communautaire
Autres éléments du
point de vue du
statut :
1/ appartenance
religieuse
2/ appartenance
politique
173
Tous sont Lifous, mais
des femmes sont
originaires de Maré, de
la Grande Terre (mais
mariées à Lifou).173
Seule Isola Bula (la
femme du grand chef)
a des origines
Wallisienne.
34 Lifous (les
femmes pouvant
venir d’autres
régions kanakes)
1 Réunionnaise et 1
Javanaise
4 Européens
Protestante dans
l’Eglise Evangélique
Autonome de
Nouvelle-Calédonie.
(la femme du grand
chef est d’origine
catholique)
Une majorité de
Toutes
femmes catholiques, appartenances
mais plusieurs
(sectes comprises).
femmes protestantes
(je ne sais pas si il y
a des femmes
d’autres religions.)
Toutes appartenances
(les femmes votent
pour des partis
différents).
Majoritairement
Union
Calédonienne, mais
les femmes sont
libres d’appartenir à
des partis différents
(la plupart des
femmes se disant
d’ailleurs peu
concernées par la
politique, votant
comme leur mari).
Je ne me compte pas dans les participants.
14 Lifous (les
femmes pouvant
venir d’autres
régions kanakes)
1 Européenne
Toutes
appartenances (les
trois femmes
travaillant votaient
pour des partis
différents)
101
3/ niveau d’étude
Les vieilles femmes
ont eu une éducation
religieuse.
Les femmes n’ont en
général pas dépassé le
brevet d’étude.
Les femmes de pasteur
ont suivi la formation
pastorale.
Trois femmes ont fait
des études après le
bac : théologie et
infirmières.
Les vieilles femmes
ont eu une
éducation religieuse.
Les femmes n’ont
en général pas
dépassé le brevet
d’étude.
Les filles qui
participent
ponctuellement sont
au lycée, et une fait
une formation après
le bac.
Je ne sais pas si des
femmes ont un
niveau d’étude plus
élevé.
Les femmes
travaillant et les
vieilles femmes ont
un faible niveau
d’étude en général.
Les filles-mères ont
souvent atteint le
lycée. Parmi les
femmes passant
discuter, il y a des
femmes ayant un fort
niveau d’étude (en
milieu kanak rural,
avoir le bac est
rare) : cadre
infirmière, secrétaire,
comptable…
4/ activités lucratives Peu de femmes ont une
activité lucrative fixe
(excepté une qui
travaille à la Province,
et une autre qui
travaille comme
femme de ménage), les
femmes de pasteur ne
sont pas autorisées à
faire une activité
lucrative (la famille
des pasteurs est
entretenue par les
paroissiens).
Les revenus monétaires
de ces femmes
proviennent du
marché, de la vente de
productions artisanales,
d’allocations
familiales, de pension
de retraite, ect...
Peu de femmes ont
une activité
lucrative fixe.
Elles vendent leurs
productions, ont des
petits contrats…
Les femmes
organisent souvent
des bingos pour
financer des
mariages, payer des
frais, etc.
Elles touchent des
aides telles les
allocations
familiales…
Une majorité de
femmes ont une
activité lucrative : les
femmes embauchées
(contrats de courte
durée) dans la case,
les femmes
embauchées à la
délégation des Droits
de la Femme, les
fonctionnaires
travaillant dans les
services publiques
alentour, les femmes
étant embauchées
dans les commerces
de We… Des
femmes n’ayant pas
de salaire viennent
aussi déposer des
productions
artisanales, afin que
celles-ci soient
vendues.
102
5/ maîtrise de la
langue française
La moitié des femmes Idem (les leaders
environ maîtrisent bien maîtrisent très bien
le français, les vieilles le français)
femmes comprenant au
minimum les
rudiments.
La plupart des
femmes, excepté les
vieilles femmes,
maîtrisent bien le
français.
6/ permis de conduire Au moins une femme ?
par tribu a le permis, la
plupart des femmes
« föe »sachant
conduire (sans permis)
Les femmes salariées
ont en général le
permis, voire des
véhicules (et des
véhicules de
fonction). Les
femmes embauchées
sous des contrats
solidarités n’ont ni
l’un ni l’autre.
L’association a un
minibus.
7/ responsabilités
politiques
D. Kacatr est
conseillère
municipale, déléguée
aux Droits des
Femmes, et membre
du CCAS (service
social). Nombre de
femmes ayant des
responsabilités
politiques passent à
la case discuter, se
reposer, …
La présidente des
groupes de femmes à
Lifou est conseillère
municipale, et
éducatrice sanitaire à la
Province.
Je ne sais pas si des
femmes occupent
des fonctions
politiques, bien que
plusieurs aient reçu
des formations
politiques
organisées par
l’Union
Calédonienne.
103
8/ participation à des
associations
Les présidentes des
groupes des femmes de
chaque tribu (souvent
des femmes de pasteur)
sont tenues de venir le
plus souvent possible,
le bureau du district de
Lössi est toujours
présent.
Une dizaine de femmes
au minimum ont fait
partie d’autres
associations laïques,
une femme ayant
même créé une
association de tressage,
et participé à
l’association Femmes
et Filles de Lifou.
Les femmes ayant des
enfants scolarisés font
en général partie des
associations des
parents d’élèves.
Tous les membres
de l’association sont
venues pour l’action
(et des femmes les
soutenant se sont
jointes au
ramassage, du
moins la seconde
fois).
Des membres de
l’association font
partie de
l’association
Femmes et Filles de
Lifou, et ces deux
associations
travaillent en
collaboration.
Les femmes ayant
des enfants
scolarisés font en
général partie des
associations des
parents d’élèves.
Les femmes
travaillant à la case
et les femmes
passant ne sont pas
forcément membres
(adhérentes) de
l’association, mais la
soutiennent. Une
femme y travaillant a
créé une association
dans sa tribu. Des
femmes font aussi
partie des groupes
des femmes
protestantes et du
Souriant Village.
Les femmes ayant
des enfants scolarisés
font en général partie
des associations des
parents d’élèves.
Au sein de ces trois associations, on remarque une majorité de ‘mères-épouses’ et de
vieilles femmes. Pour faire partie des groupes de femmes religieux, il suffit de faire partie de
l’Eglise, les femmes de pasteur et les femmes diacres étant membres d’office. Dans
l’association le Souriant Village, il faut adhérer en payant 100 Fcfp (soit un euro), bien que
des femmes non-adhérentes participent ponctuellement. L’association des femmes et filles de
Lifou comprend les membres fondateurs, mais beaucoup de femmes participent à ses activités
sans adhérer.
En analysant les données présentées ci-dessus, on remarque que dans les groupes
religieux, il y a beaucoup de femmes notables, de vieilles femmes, et, ce qui est logique, de
femmes engagées dans l’Eglise (pasteur, diacres). Bien que l’association du Souriant Village
soit d’inspiration catholique et proche de l’Union Calédonienne, les femmes d’autres religions
et appartenances politiques sont admises. Des femmes provenant d’autres communautés sont
104
de même les bienvenues. Si les femmes qui travaillent dans la case des femmes ne sont en
général pas diplômées, n’ont ni permis, ni salaires (…), la case des femmes est un lieu où les
femmes travaillant à We, plus gros village de l’île, vont souvent. Ces femmes sont en général
diplômées, ont des responsabilités économiques, politiques…
Les femmes arrivent dans les associations emmenées par des membres de leur parenté,
ou parce qu’elles connaissaient déjà des femmes y participant (à moins qu’elles ne fassent
partie des membres fondateurs).
Après avoir analysé qui vient à ces trois associations, il convient d’analyser qui ne vient
pas à ces associations, et pourquoi.
Les jeunes filles non mariées sont assez peu présentes dans ces trois groupes. La
première raison est que les filles font partie des groupes des jeunes, car elles ne sont pas
encore des femmes ‘adultes’, n’étant pas mariées. De plus, nombre d’activités concernent les
tâches maternelles et le travail des femmes mariées : les filles qui participent sont en général
des filles-mères (intéressées par l’apprentissage des tâches maternelles), excepté dans les
groupes de femmes dont elles sont tacitement exclues (pour avoir enfanté hors mariage)
durant un temps. De plus, les réunions des groupes de femmes et des associations se déroulent
pendant les horaires scolaires. Kama Passa, des groupes de femmes de l’Eglise, a créé un
groupe le samedi matin destiné aux jeunes filles désireuses de faire des activités des groupes
des femmes (couture et tressage). Cependant, parmi les filles ayant arrêté leurs études et donc
disponibles, nombre d’entre elles manifestent un désintérêt vis-à-vis de ces groupes. Parfois,
la religion ne les intéresse pas, elles n’ont pas envie d’apprendre le dur travail des femmes.
Mais souvent elles évoquent les raisons suivantes :
Quand on va aux réunions, les vieilles, elles nous ‘massacrent’, elles arrêtent pas de
nous critiquer. Il faut qu’on porte la robe popinée, bien serrée autour du cou… En plus elles
ont leurs vieilles façons de faire, c’est toujours long, difficile. Et puis nous on n’ose pas
parler devant les vieilles.
La forte autorité des aînées est un frein à la participation des filles, même si les vieilles
femmes manifestent souvent le désir que les jeunes soient plus présentes.
Quand elles sont là, on leur donne la parole, mais elles osent pas. C’est dommage, on
aimerait bien que les filles apprennent le travail des femmes avec nous.
Dans l’association le Souriant Village Mélanésien, des filles participent ponctuellement. Cela
se comprend lorsque l’on sait qu’une femme non mariée a été élue présidente il y a quelques
105
années, et que les propositions émanant des jeunes sont écoutées : « Une fille a dit : on
pourrait faire de la cuisine. On a trouvé que c’était une bonne idée, on l’a fait. »174
Parmi les jeunes mariées, peu sont présentes, car la plupart ont des enfants en bas âge,
donc ne sont pas disponibles pour les associations. Cependant, on m’a raconté que des jeunes
mariées avaient tenté d’intégrer un groupe de femmes, et que cela s’était mal passé car elles
avaient demandé de changer l’organisation qu’elles jugeaient trop pesante. Elles ont
finalement quitté le groupe. Des jeunes mariées participent parfois à l’association Femmes et
Filles car celle-ci leur permet de toucher un petit revenu, revenu utile en cas de veuvage
précoce par exemple.
Les vieilles femmes participent beaucoup aux associations : elles disposent de plus de
temps libre, et ont le droit d’avoir des activités ludiques.
Une des raisons de la non participation des femmes est le fait que le mari ne veut pas
que sa femme participe, car elle laisse un temps le foyer, ou parce qu’il considère que les
activités des associations sont irrespectueuses des règles coutumières d’humilité des femmes.
Cela explique pourquoi des femmes, devenues veuves, et ne devant rendre des comptes à
personne, s’investissent davantage.
Les femmes exerçant une profession ne participent pas dans les mêmes termes : elles
peuvent apporter une contribution financière aux groupes de femmes de l’Eglise, acheter des
productions, donner des lots pour les tombolas… Les femmes des services sociaux se rendent
utiles auprès de l’association des Femmes et Filles de Lifou en apportant des informations,
des conseils sur les démarches à suivre pour obtenir par exemple une pension, les allocations
familiales… D’autres femmes ‘actives’ ne s’intéressent pas aux activités des associations de
femmes, s’adonnant à des loisirs tels le volley, le cricket, le bingo.
Certaines femmes ne participent pas aux activités de « l’association des droits de la
femme » car celle-ci a mauvaise presse auprès des hommes et des religieux.
Pourtant, les femmes qui se disent « rebelles », remettant en cause de façon radicale la
condition féminine et la domination masculine, ne participent pas à ces trois associations.
Tu vois, ces femmes, elles disent qu’elles militent pour les droits de la femme, mais elles
disent à leur fille : « Obéis à ton mari, ne dis rien, sers-le, etc… ». Il faut que le mari tue
presque sa femme pour qu’elles disent d’aller porter plainte.175
174
Entretien avec Isola Zeula, femme du grand chef de Gaïca, présidente de l’association du Souriant Village
Mélanésien, le 25 avril 2003, Drueulu.
175
Entretien avec une jeune fille de 23 ans, ayant fait des études, vivant en concubinage.
106
Ah moi, ça m’intéresse pas du tout ! Faire le tressage, la couture, la popote, parler de
la famille et des derniers ragots, non merci ! On n’est plus à la préhistoire. !176
Comme je l’analyserai dans la troisième partie, ces trois associations ne remettent pas en
cause directement la suprématie masculine. Elles survalorisent davantage le rôle maternel de
la femme. Les femmes rompant avec l’idéal social de la féminité à Lifou choisissent plutôt
d’aller habiter à Nouméa, tentent de faire des études, cherchent un travail salarié, et parfois se
marient avec un homme d’une autre communauté. Elles ne s’investissent pas dans ces trois
associations.
Ces trois associations sont inscrites dans un milieu rural. Les participantes sont de
manière générale des mères-épouses, dont les enfants sont à l’école, et des vieilles femmes,
disposant de leur temps et d’une certaine liberté de manœuvre. Les groupes de femmes sont
composés des membres de l’Eglise, des fidèles, et des femmes intéressées par la sociabilité et
les formations que ces groupes permettent. L’association du Souriant Village Mélanésien est
composée de plusieurs générations, même si les femmes mariées et les vieilles femmes sont
les plus présentes. Intéressées par le devenir de leur peuple et l’action en tribu, elles
n’excluent pas les filles-mères et prennent en compte les propositions des filles. L’association
Femmes et Filles de Lifou est composée de peu de membres officiels (cette association est
critiquée fréquemment), mais accueille à la case beaucoup de femmes. Les femmes qui y
travaillent sont en contact avec des femmes ‘actives’. Cette association est soutenue par
beaucoup de femmes de l’île. Les femmes ayant besoin d’aide financière et de renseignements
pour faire des démarches sociales s’adressent à cette association.
Les femmes de Lifou sont loin de toutes participer à des associations de femmes. Trop
occupées par l’éducation de leurs enfants, par leur travail et leurs études, les jeunes femmes et
les femmes salariées ne sont que peu actives dans ces associations. Soumises à leur mari, les
femmes ne peuvent y participer si celui-ci n’est pas d’accord. Jugeant les activités,
l’organisation, les idéaux sociaux véhiculés par ces associations inintéressants et
contraignants, des femmes ne vont pas adhérer à ces associations. Elles intéressent
principalement les femmes de tribu, de la génération de mères et des grands-mères
d’aujourd’hui, n’ayant pas de revenu, peu de diplômes, et pour lesquelles les occasions
d’avoir des loisirs et de se déplacer sont rares.
176
Entretien avec une femme ayant vécu en France.
107
B/ Temps, lieux et financement des activités
Lorsque les groupes de femmes furent créés, ceux-ci disposèrent des lieux de culte pour
se réunir.
La maison des femmes de Drueulu fut construite grâce à la motivation et à la
compétence des femmes du Souriant Village : leur présidente se déplaça de nombreuses fois
pour demander des aides, par exemple au ministre d’Outre-Mer. Cumulant les aides
matérielles et financières, et travaillant pour payer ce local, elles persuadèrent les autorités
coutumières de les aider, et embauchèrent une main d’œuvre locale.
La case des femmes fut construite lorsque Denise Kacatr était adjointe au maire, et que
la mairie était L.K.S. (Libération Kanak Socialiste). Cette case va avoir 10 ans, et appartient
toujours à la mairie, qui se charge des frais de fonctionnement. La mairie étant devenue Union
Calédonienne., la présence des femmes dans la case des femmes fut remise en cause par les
nouveaux pouvoirs. A ce jour, l’association est toujours dans ces locaux. A long terme, cette
association désire construire avec ses propres moyens un « fare des femmes », pour
développer ses activités.
Lorsque l’on construit une maison à Lifou, il faut toujours s’en remettre aux gardiens de
la terre ou aux chefs qui sauront quelle parcelle est disponible. Cela pose toujours problème
lorsque l’on tire un profit de cette nouvelle construction (location, entreprise…), d’autant plus
lorsque la parcelle se situe sur un terrain que plusieurs lignages se disputent. Par exemple, le
préau pour le marché de Hnasse posa problème, Hnasse étant ‘revendiqué’ par les deux petits
chefs des tribus les plus proches.177. La case des femmes fut construite sur le terrain concédé à
la mairie. Je n’ai pas su comment avait été accordé le terrain pour la maison des femmes à
Drueulu. Cependant, il est possible que des maris des membres de l’association aient permis
que celle-ci s’installe sur une parcelle, comme cela a été le cas à Hapetra.178
177
La question de la création de ce préau semblait soulever un problème épineux (les deux personnages étant en
conflit ouvert), si bien qu’on ne m’en dit pas plus (les questions concernant la ‘propriété’ de la terre n’étant pas
en plus un sujet de discussion ‘libre’, un certain secret étant maintenu). Toujours est-il que l’on retrouva les
sanitaires saccagés…
178
Le local a été construit sur le terrain du mari de l’actuelle présidente.
108
Entrée de la case des femmes, lieu d'activité de l'association
Femmes et Filles de Lifou, à We.
Enfin, il faut remarquer que ces trois associations se réunissent fréquemment, une à
deux fois par semaine Les activités hebdomadaires, de par leurs horaires, concernent des
femmes sans emploi, tandis que les grandes réunions, en week-end, permettent à presque
toutes les femmes de l’île de participer. Le travail à la case des femmes implique une présence
quotidienne selon des horaires fixes Les réunions entre leaders de différentes régions
impliquent que celles-ci voyagent, désertant le foyer plusieurs jours d’affilé.
La gestion des biens matériels
Au travers de l’analyse de la construction des lieux de réunions a déjà été abordé la
question du financement des activités. Comment ces trois associations se fournissent-elles en
matériel, quelles activités lucratives organisent-elles, et comment gèrent-elles le profit
réalisé ? Une première réponse s’impose : de façons très différentes les unes des autres. Je
décrirai donc les trois associations l’une après l’autre.
109
Dans les groupes de femmes de l’Eglise Evangélique de Lössi, les femmes ne gagnent
pas (ou peu) d’argent pour elles ou leur famille. Le matériel utilisé est parfois payé par
l’Eglise et par les économies des groupes de femmes. Il peut être donné par des organismes
soutenant les projets des femmes (la Délégation aux Droits des Femmes par exemple) et par
des fidèles. A l’atelier de couture de Jozip, les femmes amènent leurs tissus : « Après les
mariages, les fêtes, on a plein de manus (tissus très utilisés pour les échanges coutumiers). ».
Kama Passa, femme de pasteur, et Wathidra, femme diacre, montrent des nouveaux modèles
et des techniques de couture aux participantes. Kama Passa a d’ailleurs bénéficié de stages
gratuits de formation à la couture. Une fois de nombreux habits cousus, elles organisent une
‘kermesse’ où elles vendent leur production. Que devient le bénéfice ainsi dégagé ?
Ici, à Jozip, il y a un chef. Toutes les associations passent par lui, c’est lui qui prend les
décisions. C’est pas des ordres. L’argent, il va dans la caisse du village. C’est le chef qui
décide. C’est depuis cette année.179
Cette réponse m’a bien sûr étonnée, d’autant plus que les femmes affirmaient que c’était un
bon petit chef. Un mois plus tard, je demandais s’il avait ‘géré’ le budget du groupe, et on m’a
répondu que non, pour l’instant, elles se débrouillaient. Le petit chef de Jozip, forte
personnalité coutumière, exerce le rôle coercitif qu’on attend de lui, en demandant d’avoir un
droit de regard, voire de gestion, sur les activités économiques des associations de sa tribu.
Cependant, le budget des associations de femmes est le plus souvent géré par des pasteurs, et
soumis au contrôle des organes de décision de l’Eglise Evangélique Autonome : conseils du
district, de l’île, et de Nouvelle-Calédonie (constitués presque exclusivement d’hommes). Les
bénéfices servent à financer les frais de déplacement des présidentes et des membres des
groupes de femmes pour les réunions, à faire des gestes de charité « Ihnim » (offrande,
amour) aux personnes nécessiteuses (malades, femmes ayant besoin de fournitures scolaires,
d’habits pour ses enfants, vieilles personnes, offrandes lors de la visite aux nouveaux-nés), à
réinvestir dans de nouvelles activités. Ces groupes peuvent aussi faire des dons au pasteur de
leur paroisse (qui vit des dons des fidèles) et à l’Eglise pour aider au financement de toutes les
activités de celle-ci.
Un autre trait marquant de ces groupes est la pratique systématique d’échanges
coutumiers de biens et de paroles au début et à la fin de chaque réunion importante.
Otreneqatr Kakue, femme de pasteur retraité, m’explique comment on fait les gestes
coutumiers pendant le marché des femmes :
179
Extrait du discours de bienvenue du groupe de femmes de Jozip, en réponse à mon discours sur les raisons de
ma venue, le 4 mars 2003, Jozip.
110
Quand on commence le travail de la religion, de la coutume, on commence toujours par
le geste. Quand quelqu’un arrive, il donne des pièces de monnaie et un « manu » (tissus) à la
présidente de sa tribu, qui donne à quelqu’un du bureau du district. Le bureau va donner
l’autorisation à quelqu’un de remercier le geste : la femme du bureau ne peut pas remercier
si il y a des personnes plus âgées, des pasteurs, des diacres. Les pièces arrivent au bureau :
soit il garde pour la caisse, soit il donne aux plus âgés, aux pasteurs, aux diacres, si on voit
que quelqu’un a besoin. Normalement, c’est nous les femmes qui remercions, mais par
respect on demande aux hommes, au pasteur. Mais souvent, les hommes laissent, car c’est un
travail de femmes. Quand j’arrive chez quelqu’un, je viens le déranger, pour m’humilier, je
fais ce geste. On remercie chaque geste, mais si on arrive ensemble, on donne ensemble, et ils
remercient le geste commun, il n’y a pas de séparations. Quand toutes les femmes sont
arrivées, il y a le geste de la tribu pour les recevoir, toutes ensemble cette fois. Quand le
travail est terminé, les femmes d’ailleurs disent au revoir à la tribu. C’est le bureau qui
décide qui va remercier, souvent une vieille. Mais aujourd’hui, on demande toujours aux
jeunes. Mais souvent les jeunes refusent. Puis la tribu donne un geste d’au revoir.
Dans cet extrait, on peut distinguer deux types de gestes : les gestes d’arrivée, de bienvenue,
et les gestes d’au revoir. Les pièces remontant vers le bureau, celui-ci remercie parfois et ne
garde pas toujours les pièces. Il déléguera en général à des vieilles femmes ou à des
personnalités religieuses le soin de prononcer un discours. Cependant, cette personne ne
gardera pas forcément les pièces : quand une personne reçoit des pièces, elle regarde autour
d’elle pour voir s’il n’y a pas quelqu’un à qui elle doit donner ces pièces (son aîné, une
personne d’un clan aîné, une personnalité religieuse…) qui fera de même.
Le plafond, c’est les chefs et les hommes les plus âgés. Mais les femmes les plus âgées,
dans les groupes des femmes, elles ont plein droit de garder, mais souvent, elles donnent, ça
descend, ça descend, jusqu’à la dernière arrivée.
Les femmes de chefs ne gardent pas souvent l’argent en présence de leur sujet. L’argent
circule donc de main en main : une personne touchée par le fait de ne pas avoir été oubliée
peut remercier le geste. Parfois, le bureau ou un notable dit que le geste est « pour les
vieilles », « pour le pasteur »… Ou alors, une personne ayant reçu les pièces (ou d’ailleurs
parfois un tissu) montre ces pièces à l’assemblée qui lui répond « athea (c’est fini) ». Elle
garde alors celles-ci. Otreneqatr me dit qu’on peut donner aussi le geste à quelqu’un qu’on
aime.
Les groupes de femmes pratiquent donc souvent les échanges rituels , échanges rappelant
la position sociale de chacun dans le groupe présent, et permettant de faire passer un message,
111
une morale, une réflexion sur leurs activités dans les discours (les vieilles femmes exhortant,
critiquant et encourageant leurs cadettes). Dans le marché des femmes de Lössi, elles font
circuler les produits grâce à un bingo. Elles organisent ainsi la solidarité entre femmes (tous
les produits sont vendus), et les femmes du plateau et du bord de mer peuvent s’échanger leur
denrées. Les femmes ne sont pas embauchées ou ne tirent pas de bénéfice personnel de leurs
travaux, les recettes étant destinées aux activités de l’Eglise (les actes de charité compris).
Celles-ci sont contrôlées au final par les instances hiérarchiques, composées d’hommes.
Récemment, des subventions provinciales ont été accordées à des groupes de femmes s’étant
constitués en association.180
Le Mouvement des Femmes vers un Souriant Village Mélanésien gère différemment son
budget. Ce groupe organise des ventes de leur production, et effectuent de petits travaux chez
des particuliers qui les « remercient » (versent une petite somme d’argent). La trésorière
encaisse l’argent gagné, qui sera réutilisé dans des actions en tribu, telle la construction de
sanitaires, ou dans l’achat de matériel utile pour leur travail. Parallèlement, elles font des
demandes de subventions, d’aides matérielles auprès des institutions telles la Province, la
mairie, la subdivision (qui est une sorte de sous-préfecture, les subventions distribuées étant
considérées comme provenant de « l’Etat français »), les ONG… Se déplaçant souvent, et
finançant leurs déplacements, les femmes du Souriant Village assistent aux colloques de la
CPS et aux réunions des Missions aux Droits des Femmes, et sont informées sur les
institutions et les programmes d’aide aux femmes, bien que les démarches à faire restent bien
souvent obscures.
La caractéristique principale de la gestion de leur budget est qu’elles réinvestissent
l’argent gagné dans des projets en tribu, parfois coûteux. Elles aident aussi des projets de
jeunes et l’Eglise catholique en leur versant de l’argent, en entretenant l’église…. Elles
organisent lors des bingos des petits marchés pour que les femmes « ne pouvant pas acheter
de pain » puisse avoir un minimum de revenu, et projettent de demander des ‘contrats
solidarité’. Elles pratiquent les échanges coutumiers lorsqu’elles commencent une nouvelle
activité, lorsqu’elles se déplacent et lors des grandes réunions Les comptes sont présentés
chaque année lors d’un bilan. Elles gèrent elles-mêmes leur budget, et n’ont pas de comptes à
rendre lors des réunions des associations de la Nouvelle-Calédonie.
180
Je ne sais pas ce qui a été fait de cet argent.
112
L’association des Femmes et Filles de Lifou est plus engagée dans un projet de
développement économique. Elle reçoit, pour organiser les activités annuelles, un tiers des
financements de la Délégation aux Droits des Femmes des Iles Loyauté, un tiers allant à
Ouvéa, un tiers à Maré. Avec ceci, elles organisent des tournées en tribu, cette année étant
consacrée à faire de la cuisine pour inciter les femmes à avoir une meilleure hygiène
alimentaire et à consommer les produits locaux, avec des débats pour recueillir les questions
et les désirs des femmes. Au sein de la case, trois à huit femmes ont des contrats solidarités
(Jeunes Stagiaires pour le Développement, Revenu Insertion des Loyauté, Chantiers
Développement Local), la présidente restant à l’année. Leur production est vendue au sein de
la case à des touristes et à des locaux. Elles ont des commandes de la part de particuliers, ou
de la Province, de la mairie… Elles vendent leur production aussi lors de foires artisanales. Le
bénéfice est encaissé sur un compte bancaire. Celui-ci est une petite banque de solidarité, où
des femmes étant en difficulté financière peuvent emprunter de l’argent, ne le remboursant
pas forcément. Par exemple, une femme qui voulait accompagner sa fille à l’hôpital à
Nouméa demanda de l’aide pour payer son billet de bateau, ce qui fut accordé. Cet argent sert
aussi à financer des déplacements des membres de l’association pour participer à des
réunions, des foires, des festivals en dehors de Lifou. L’association dispose d’un second
compte où elle dépose chaque année des économies afin de faire plus tard un « fare des
femmes ». Les femmes n’étant pas embauchées peuvent aussi déposer à la case des femmes
leur production, qui sera vendue : elles récupéreront la totalité du prix de vente, et
« remercieront » l’association en laissant environ 100 Fcfp.
L’association fait aussi des demandes de subventions à la Province, à la mairie, à la
subdivision afin de financer les grandes réunions inter-îles, ou les grands projets. L’obtention
des subventions dépend de l’optique prise par le parti au pouvoir, les élus étant
majoritairement des hommes. A chaque déplacement, comme le Souriant Village Mélanésien,
les femmes font le « geste », les échanges coutumiers. Les activités de ces associations étant
laïques, elles font moins fréquemment ces échanges, leur travail n’étant pas « sacré ». Les
membres de l’association émettent des propositions pour la gestion de l’argent, mais la
plupart des démarches sont effectuées par Denise Kacatr, déléguée aux Droits des Femmes, et
les décisions prises par celle-ci.
Ces trois associations se réunissent dans des lieux prévus à cet effet : les locaux de
l’Eglise, servant à toutes les branches de l’Eglise, la maison des femmes, construite à la suite
des nombreuses démarches des femmes du Souriant Village, et la case des femmes, construite
113
par la mairie dans un projet de développement pour les femmes. Organisant des activités
hebdomadaires, les membres actifs des associations sont plutôt des femmes n’ayant pas
d’emplois, les femmes salariées participant aux réunions lors de week-end. Les groupes de
femmes protestantes ont une gestion matérielle fondée sur les échanges et la charité. Les fruits
de leur production sont contrôlés par la hiérarchie, masculine. Le Souriant Village Mélanésien
organise une production pour pouvoir investir dans du matériel pour l’association, pour payer
les déplacements de ses membres, pour faire des actions en tribu et aider les jeunes et l’Eglise
catholique. Les Femmes et Filles de Lifou s’organisent pour mener des actions de grande
échelle, coûteuses, demandant des subventions. Militant pour l’indépendance financière des
femmes, elle créé des emplois, vend leur production à leur profit, et prête de l’argent sans taux
d’intérêt. Elle économise aussi pour avoir un lieu autonome. Consultant les membres et les
femmes de Lifou, cette association est gérée principalement par la déléguée aux Droits de la
Femme.
C/ Des hiérarchies
Dans l’étude de la gestion des biens matériels, il est apparu que ces associations sont
traversées par des logiques hiérarchiques différentes, les processus de décision changeant
d’une association à l’autre.
Dans ce tableau sont exposés les divers processus de décisions :
Les processus de
décision à l’origine
181
182
Groupe de femmes de
l’Eglise Evangélique
du district de Lössi
Les femmes
missionnaires et les
femmes de pasteur
proposaient des
activités telles la
couture aux femmes
de tribu.181
Le Souriant Village
Mélanésien
Femmes et filles de
Lifou
Au début, des prêtres
disaient ce qu’il fallait
faire lors des grandes
réunions. En tribu,
« Nos mamans nous
disaient qui va être
quoi. »182
Il y avait de grandes
réunions pour
consulter les femmes
des îles, et des A.G.
pour déterminer les
activités à faire.
(D.Kacatr a été élue
par les femmes de
Je n’ai pas plus d’information sur les processus de décisions lors de la création des groupes de femmes.
Entretien avec Antoinette Haluatr, 63 ans, présidente de l’association ‘Föe ne neweiok’, le 24 avril, Drueulu.
114
Les processus de
décision aujourd’hui
Les groupes se
réunissent chaque
année au niveau des
tribus, des districts et
de l’île pour faire le
bilan des activités et
proposer des projets.
Les propositions des
femmes de pasteurs et
des vieilles femmes
sont attentivement
écoutées. Des
pasteurs font parfois
des propositions. On
propose alors un
projet, qui sera
examiné par le conseil
exécutif. Celui-ci
décidera si le projet
peut se faire ou non.
(pour des projets déjà
réalisés, il n’est pas
nécessaire de
redemander, et si il y
a des projets
innovants, cela met
parfois plusieurs
années à se réaliser).
Le conseil
théologique décide du
thème de réflexion
biblique de l’année,
proposé par les
‘animateurs’ des
groupes de femmes.
Chaque, année,
l’association de
Drueulu se réunit, fait
le bilan des activités.
Puis, les femmes de
l’association, et du
village (si il y a des
femmes intéressées
mais ne s’impliquant
pas), font des
propositions de projet.
Toutes sont écoutées.
Les femmes votent sur
des petits bouts de
papier. Si le projet de
l’année précédente
n’est pas ‘fini’, il est
reconduit. Ensuite, les
représentantes vont à la
réunion à Païta de
toutes les associations
du Village Mélanésien,
qui exposent leur bilan,
et leurs projets. Elles
choisissent toutes
ensemble un projet
commun, en plus des
projets individuels. Les
femmes peuvent ainsi
prendre des idées de
projets qui ont
‘marché’d’autres
associations.
l’île, excepté les
femmes protestantes
qui n’étaient pas
autorisées à
participer au vote).
Denise Kacatr,
assistant aux
réunions des
Missions aux Droits
de la Femme et aux
conférences sur le
développement par
les femmes dans le
Pacifique, donne de
grandes directives
pour les projets de
l’association. Les
femmes membres
émettent leur avis, et
des idées et des
envies sont relevées
lors des tournées en
tribu. N’étant que
membre de
l’association,
D.Kacatr décide
pourtant des activités
de l’association, de
sa gestion.
Ces trois associations ont des processus différents de décision et de gestion de leurs
actions. Les propositions sont émises dans la première essentiellement par des vieilles femmes
et des femmes de pasteur, et parfois des pasteurs. Les personnes ayant un bas rang social
s’exprimant parfois, mais les propositions provenant de personnes de haut rang (religieux et
coutumiers) sont rarement contestées. Ces personnes sont cependant en général attentives aux
désirs de tous, et leurs propositions sont dans l’idéal consensuelles. Les propositions sont
115
examinées, en fonction de l’ampleur et de la nouveauté des projets, par plusieurs
commissions, qui décideront si le projet peut se faire ou non, et comment. Par exemple, un
des gros projets des groupes de femmes est d’ouvrir un magasin à Nouméa. Voilà dix ans que
le projet est lancé, il se met petit à petit en place. Cette façon de faire est respectueuse de la
coutume, me dit-on, la lenteur et la consultation de ses supérieurs hiérarchiques étant
essentielles. Les jeunes femmes qui critiquaient la façon de faire de leurs mères, les
considérant « lourdes, dépassées », se référaient certainement à ces processus lents de
décision, ainsi qu’à cette manière de respecter des hiérarchies coutumières, caractérisée par
les longs échanges rituels. Il est important de noter que les conseils de décisions sont
exclusivement ou presque exclusivement composés de pasteurs, c’est-à-dire d’hommes.
Récemment, une femme pasteur a été admise à Lifou, après trois ans de débats. Elle assiste
donc aux réunions de pasteurs (un homme me dit d’ailleurs qu’il avait fallu la remettre à sa
place, qu’elle parlait trop, que décidément, les femmes ne savaient pas parler…). Cependant,
celle-ci ne s’implique pas dans les groupes de femmes. De même, les animateurs sont en
général des hommes (quoiqu’il paraîtrait que des femmes missionnaires, blanches, aient été
animatrices). Kama Passa, une femme ayant fait des études théologiques, a récemment été
élue animatrice générale des groupes de femmes de l’Eglise Evangélique de la NouvelleCalédonie. Si les organisations tribales sont composées de femmes (les « bureaux » des
groupes de femmes de tribu ayant une présidente), et au niveau des districts, et de l’île, et de
la Nouvelle-Calédonie, il existe aussi des « bureaux », les fonds, les projets et les études
bibliques sont contrôlés par des instances masculines. Ce qui se retrouve d’ailleurs au niveau
tribal. Un pasteur, animateur des groupes des femmes me disait d’ailleurs :
Moi, je guide les femmes, je les aide à faire la part des choses, ce qu’il y a de bon dans la
modernité, ce qui est mauvais. Pour qu’elles sachent bien leur place dans la société, qu’elles
soient pas perdues.
D’un point de vue moral, les pasteurs gardent avec les groupes des femmes leur rôle en tribu :
celui de ‘pères spirituels’. Un autre pasteur m’expliquait qu’il aidait les femmes à organiser
leurs activités :
Tout du long de leur réunion je me tais, et à la fin, je dis : « elle, elle a dit ça, elle-là,
elle a dit ça, donc on peut faire comme ça. »
Lors de l’organisation de la journée oeucuménique de prière mondiale des femmes, j’ai pu
observer cela : le pasteur de Traput et Jozip a conclu la réunion, apportant ses conseils.
Lorsque celui-ci a parlé, les femmes se sont tues : il prenait la décision finale.
116
Paulette Zeula décrit bien la différence qui existe entre l’organisation de leur association
et celle des groupes de femmes :
Nous, c’est pas les prêtres ou l’Eglise qui nous aident. C’est nous qui gérons notre
projet, et nous, on aide l’Eglise. Nous, on n’est pas comme l’Eglise protestante, car eux,
quand il faut faire quelque chose, il faut toujours demander au consistoire, à la région…
Nous, on dit « eh, j’ai envie de faire ça. » Et on fait le projet. (…) Dans les groupes de
femmes, si elles font une kermesse, ça va au conseil régional, qui gère. Nous, c’est 1000 Fcfp
par femmes, 2000 Fcfp pour le bureau central, après, c’est pour notre propre caisse. Eux, ils
font des réunions où il y a des études bibliques, et ils décident les thèmes pour tous. Nous, on
vient avec chaque projet, on en choisit un pour toutes les associations, mais chaque
association a ses propres projets. On veut que chacun ait le choix. C’est plus ouvert, c’est
plus libre. Par exemple une fille a dit : « il faudrait faire la cuisine » et on va voir ça mardi.
(…) Mais les pasteurs, ils sont pas pour la parité.183
Le fonctionnement actuel de cette association tend vers un type démocratique. La présidente,
la « reine Zeula » me disait qu’elle participait en tant que membre, et non en tant que reine.
Elle m’assurait que sa parole et ses propositions n’étaient pas plus écoutées (ce qui n’est
sûrement pas le cas dans la pratique, la parole des reines étant normalement rare et sacrée).
Cependant, elle insiste sur le fait que les propositions des femmes, affiliées ou non, de
n’importe quel âge, peuvent être prises en compte. Le vote avec des papiers est selon Isola
Zeula la garantie que chacune puisse faire son choix. Cette association opère donc une
distanciation vis-à-vis des hiérarchies coutumières : celles-ci ne sont pas au premier plan dans
les processus de décisions. Les femmes du Souriant Village demandent tout de même la
permission au petit chef de la tribu avant de faire une action en tribu, ce qui est ‘la moindre
des choses’.
Dans l’association des Femmes et Filles, s’il y a consultation, il n’y a pas de vote (pas
que je sache en tout cas). Cette association répond à une autre logique : elle est dirigée par une
femme ‘leader’, qui a cumulé le long de sa vie des compétences que peu de femmes ont. Les
femmes s’en remettent à cette connaissance qu’a Denise Kacatr, aussi bien en matière de
santé, de développement, de droit, qu’en matière de politique et de démarches administratives.
On dit couramment : « Elle, elle sait ce qui est bon pour les femmes, elle connaît bien les
femmes. » et les femmes de la case disent : « C’est elle la patronne ».
183
Entretien avec Isola Zeula Marie Paulette Kate, 55 ans, femme du grand chef de Gaïca, présidente du
Souriant Village Mélanésien, le 25 avril 2003, Drueulu.
117
Des leaders dans les associations
Il faut dès lors examiner un phénomène répandu dans les associations : la présence de
leader. Je vais examiner le parcours de trois leaders.
Denise Hmea Kacatr, née à Kumo dans le Wetr, mariée à Mr Kacatr à 20 ans ( par
mariage ‘d’amour’), a 5 enfants. Aînée d’une famille protestante, celle-ci se révéla douée à
l’école. Elle quitta l’île de Lifou pour la première fois pour poursuivre ses études (collège), les
finançant en effectuant des petits travaux dans le collège. Elle fut parmi les premiers Kanaks à
avoir le bac. Elle entreprit des études d’infirmières, exerça quelques années à Nouméa, puis
reprit ses études en France afin de devenir ‘cadre-infirmière’. Elle travailla au dispensaire de
Lifou avant de devenir Déléguée aux Droits des Femmes. Elle ouvrit un snack avec des
femmes motivées, investissant son propre argent dans le projet. D. Kacatr a un long parcours
associatif et politique : elle était dans l’association G.P.E, l’ADSPPK (des associations pour la
santé du peuple en Kanaky), puis dans l’association « Réfléchir pour mieux soigner ». Elle
créa l’association Femmes et Filles de Lifou, puis la commission de coordination des
associations de femmes de Lifou, et participa à l’association des femmes mélanésiennes, ainsi
qu’à l’association des femmes de Nouvelle-Calédonie, dont elle était vice-présidente. Son
parcours politique commença par la participation à des syndicats à Nouméa. A Lifou, elle
devint adjointe au maire, dans le parti Libération Kanak Socialiste. Aujourd’hui, elle occupe
le poste de Déléguée aux Droits des Femmes, est chef de service de l’action communautaire,
et conseillère municipale, commission enseignement, transport et tourisme. Elle explique son
tempérament hors du commun par le fait qu'elle a été éduquée "à la dure", et par le fait qu'elle
a la position d'aînée dans sa famille : elle a du s'occuper de ses nombreux frères et sœurs, mais
a plus de droits du fait qu'elle est 'aînée'.
Le parcours d’Antoinette Ponihmë Haluatr est aussi très intéressant : née Tawa, à
Drueulu en 1940, elle fut mariée à 18 ans à Drueulu. Passant sa jeunesse dans un pensionnat
catholique, elle se maria peu de temps après en être sortie. Elle eut 10 enfants. Dès 1971, elle
participa avec « ses vieilles » (ses mères, tantes et grand-mères) au Mouvement des Femmes
vers un Souriant Village Mélanésien. Pendant vingt et un ans, elle fut secrétaire, trésorière, et
présidente de l’association. Elle fut moteur pour la construction du local, aidée par son mari.
A la mort de son mari, elle fut employée à la Maison Familiale Rurale. Elle quitta
l’association du Souriant Village en 1992, puis créa une autre association « Föe ne Neweiok »
(femmes de ‘New-York’, surnom donné à un quartier de Drueulu), cette fois affiliée au parti
118
FCCI. Les femmes firent construire une ‘case des femmes’ pour travailler. Elle redevint très
active dans les associations en prenant la retraite. Elle est aujourd’hui présidente de « Föe ne
Neweiok » et vice-présidente de l’association Femmes et Filles de Lifou, l’ayant représentée
au festival des arts du Pacifique. Récemment, elle a suivi une formation de gestion
communale, et fut élue « miss mémée ».
Kama Passa, bien qu’elle ne soit pas tout à fait une ‘leader’, est une femme très active
dans les groupes de femmes. Née à Maré dans la famille Waia, fille de chef de clan, elle se
maria avec Wassaumie Passa, fils de chef de clan du Wetr (Lifou). Ils suivirent tous deux la
formation pastorale à Béthanie. A 40 ans aujourd’hui, elle a 5 enfants. Le couple de pasteur
partit continuer ses études en Afrique noire, puis en France, où l’un et l’autre passèrent une
maîtrise de théologie. Rentrés à Lifou, Wassaumie devint pasteur. Kama finit aujourd’hui un
mémoire sur les groupes de femmes de l’Eglise Evangélique. Ayant poussé ses études
théologiques, elle fut élue par les présidentes des groupes de femmes ‘animatrice des groupes
de femmes de la Nouvelle-Calédonie’. En tant que femme de pasteur, ayant reçu des
formations à la couture et voyageant souvent pour les réunions religieuses, elle anime les
groupes de femmes de Traput et Jozip, en collaboration avec les femmes diacres.
Ces trois parcours montrent comment ces femmes devinrent influentes dans leurs
associations respectives. D.Kacatr est une personnalité politique, ayant pu le devenir grâce à
ses diplômes, et grâce à ces nombreuses implications syndicales, associatives, et sa « volonté
de fer ». Elle a créé l’association des Femmes et Filles de Lifou « pour aider les femmes. »
Ponimë Antoinette Haluatr (une des informatrices de A.Paini) acquit des compétences dans
les démarches administratives, dans la gestion, ainsi que des facilités à prendre la parole,
grâce aux activités de l’association dont elle devint leader. Elle s’en sépara ensuite, fonda une
autre association et s’impliqua dans celle des Femmes et Filles de Lifou. Kama Passa, en tant
que femme de pasteur, est très impliquée dans les groupes de femmes. Cependant, son
parcours atypique, notamment le fait qu’elle ait fait des études universitaires, lui a permis
d’accéder à un poste de responsabilité dans l’Eglise (elle est à la tête pour les choix des
thèmes de méditation des groupes de femmes). Si les associations sont un lieu où l’on peut
parfois devenir leader, et augmenter ses compétences, les femmes ayant des diplômes, des
responsabilités politiques sont souvent élues présidentes. La présence de chef, de femme
leader charismatique au sein des associations est récurrente : en effet, les associations
fonctionnant durablement ont souvent à leur tête des femmes très actives et reconnues dans la
tribu. Cela était frappant lorsque je voulais faire des entretiens avec des membres de
119
l’association : on m’a souvent répondu qu’il fallait poser des questions à la présidente. « C’est
elle qui sait. C’est elle la chef, moi je peux pas parler ». Cette réponse reflète à la fois la
pudeur qui caractérise les femmes, mais aussi comment elles ‘respectent’ une répartition
hiérarchisée de la parole.
Des déterminants extérieurs
Lorsque Antoinette Haluatr quitta le Souriant Village Mélanésien, elle me dit que c’était
à cause des critiques des femmes, des médisances, car étant veuve, ‘refaisait sa vie’.
Cependant, Kamaqatr Ukajo, la vice-présidente de Föe ne Neweiok, me dit qu’elles fondèrent
une autre association car elles étaient devenues FCCI, alors que le Souriant Village était
Union Calédonienne. Une division politique ?
C’est pas vraiment politique : c’est nos neveux qui sont venus nous voir, pour voter
FCCI… Mais nous on y connaît rien à la politique ; et ça nous intéresse pas vraiment. On est
redevenues U.C. parce que Jaques Lafleur est avec FCCI. Mais on a gardé notre
association.184
En effet, en Nouvelle-Calédonie, il y a plusieurs partis indépendantistes kanaks, des
partis indépendantistes ‘mixtes’ et des partis prônant la Nouvelle-Calédonie française, dont le
RPCR, parti dirigé par Jacques Lafleur, lequel a mené lors des révoltes kanakes une
répression ‘sanglante’. Mais les enjeux politiques sur l’île se recoupent fréquemment avec les
enjeux claniques. Et les milieux associatifs sont aussi soumis à des pressions politiques et
claniques.
L’exemple du petit chef de Jozip, qui voulait contrôler les revenus du groupe de
femmes est aussi intéressant : ces deux exemples nous montrent que les associations de
femmes comme les groupes de femmes sont traversés par des enjeux de pouvoir présents à
Lifou. On peut interpréter la division politique du Souriant Village Mélanésien comme le fruit
d’un clientélisme. Comme on me l’a décrit pour d’autres associations, des partis politiques
demandaient à des associations de femmes de les soutenir dans leur campagne : s’ils étaient
élus, ces associations seraient aidées (subventions, matériel…). Cependant, cette explication
n’est pas suffisante : ce sont les neveux (probablement en lignée utérine) qui ont fait cette
requête, et les femmes de l’association semblent appartenir à une même branche de parenté,
184
Entretien avec Ukajo Kamaqatr Eulalie, veuve de 60 ans, cousine de Antoinette Haluatr, vice-présidente de
Föe ne Neweiok, le 4 avril 2003, Drueulu.
120
être mariées à une même lignée185. En effet, les partis politiques répondent parfois à une
logique clanique : des « groupes de pression » ont, comme le regrette D. Kacatr, divisé les
associations, jouant sur des leviers familiaux (chacun est ‘l’obligé’ de plusieurs membres de
sa parenté, et les femmes votent bien souvent en fonction de l’appartenance politique de leur
parenté). Des associations ont été créées de même selon des logiques claniques, certaines
portant le nom de leur clan. Des hommes, voulant profiter des subventions et du travail que
pouvaient fournir leurs femmes, les ont poussées à créer des associations. On voit aussi dans
le cas du petit chef de Jozip comment celui-ci, n’ayant pas fait ‘allégeance’ au grand chef du
district (celui-ci utilisant la religion protestante pour unifier le district et raffermir son
pouvoir), étend son pouvoir local sur les groupes de femmes de l’Eglise… Il est souvent
difficile de dire si une association est laïque ou non : des associations laïques aident les
Eglises, et des groupes religieux se montent en associations. Nombre de petites associations
de tribu ont cette ambiguïté. Par exemple, une femme ayant fondé une association, avec
laquelle elle parvint à recevoir des machines à coudre, fut embauchée deux ans plus tard : elle
demanda à la femme de pasteur de continuer à s’occuper de la couture.
Ainsi, nous voyons comment les associations de femmes ne sont pas d’être éloignées
des enjeux de pouvoirs et des systèmes hiérarchiques à l’œuvre à Lifou. Les groupes de
femmes de l’Eglise sont très respectueux des trois hiérarchies existantes à Lifou (le rang, le
sexe, l’âge), et les instances de décision finale sont essentiellement masculines (quoiqu’on
observe que des femmes kanakes puissent aujourd’hui participer aux instances de décisions).
Cela explique le fonctionnement lent et les nombreux échanges rituels de ces groupes : les
processus de décisions suivent les chemins de la complexe hiérarchie de l’Eglise Evangélique,
respectant les processus de circulation hiérarchisée de la parole dans un but consensuel. Les
pasteurs restent pour les groupes de femmes des pères spirituels, guidant et conseillant les
présidentes et les membres de ces groupes. Cependant, ces groupes, comme nous le verrons
dans la troisième partie, connaissent une évolution, comme en témoignent les élections
d’abord d’une femme de 43 ans (jeune) comme présidente des groupes de femmes de Lössi,
puis d’une femme politique comme présidente des groupes de Lifou. L’association du
Souriant Village Mélanésien tend vers un fonctionnement démocratique, et se gère lui-même.
Enfin, l’association des Femmes et Filles de Lifou fonctionne aussi selon une logique
‘nouvelle’ : La hiérarchie des diplômes et des compétences.
185
Je ne sais pas exactement quels étaient les rapports entre elles, car le système de parenté est complexe, et je
n’ai pu en saisir les tenants et les aboutissants.
121
Cependant, toutes les trois respectent la priorité de la parole des vieilles femmes, des
femmes de haut rang, et des hommes, dans des proportions différentes. De même, de
nombreuses femmes s’alignent derrière une femme ‘leader’, porte-parole visible (donc bien
souvent soumis à des critiques), ayant acquis des compétences au sein de l’association, ou
étant déjà bénéficiaire d’une formation ou d’un rang social qui lui donnent du prestige.
Impliquées de nombreuses fois dans des enjeux claniques et religieux, il est parfois difficile
de savoir quelle activité fait partie de quoi : par exemple, les femmes de Föe ne Neweiok
travaillaient dans la case de l’association pour se payer le voyage à Maré pour assister au
mariage d’un membre de leur famille, étant donné qu’elles sont de la même famille. Comme
je l’examinerai dans le chapitre suivant, les créations, les divisions, les activités des groupes
féminins sont en partie déterminés par des opérations claniques, et utilisés par les époux.
Cependant, il est probable que les femmes utilisent aussi les relations qu’ont leurs époux pour
arriver à leurs fins, des femmes me disant que leurs époux les soutiennent.
Conclusion
Les participantes aux activités des associations sont principalement les femmes de
tribu, de la génération de mères et des grands-mères d’aujourd’hui, n’ayant pas de revenu, peu
de diplômes, et pour lesquelles les opportunités d’avoir des loisirs et de se déplacer sont rares.
Elles viennent dans les associations afin de fréquenter des amies, d’avoir des loisirs, de
s’entraider, de travailler et d’apprendre à travailler.
Elles se réunissent dans des lieux différents : au sein de l’Eglise, dans une case
construite par la mairie, et dans une maison construite grâce aux subventions et travaux des
femmes. Ayant des activités hebdomadaires et organisant des réunions en week-end, elles
gèrent les biens matériels et les bénéfices de leurs activités de trois façons. Les groupes de
femmes font de nombreux échanges rituels, et financent principalement les activités de
l’Eglise, et leurs propres activités. Ils s’inscrivent dans la logique de la générosité envers
l’Eglise186 et les paroissiens en difficulté. Les membres de l’association du Souriant Village
Mélanésien, organisent la vente de leur production et de leur force de travail. Sollicitant des
aides matérielles et financières à différents organismes subventionneurs, ils investissent le
capital accumulé dans des projets en tribu. Enfin, les Femmes et Filles de Lifou ont un
186
Lors d’une messe, un pasteur fit un long discours sur le don, finissant par dire qu’il était bien de verser 10%
de son salaire à l’Eglise. Cette tendance, que tous les pasteurs n’appliquent pas, est critiquée et est une des
raisons avancée pour rompre avec l’Eglise protestante, pour aller dans des sectes.
122
objectif de développement et d’autonomie financière des femmes. Elles financent leurs projets
par des subventions et le fruit de leur vente, ont une banque de solidarité, et demandent des
emplois solidarité à la Province et à la mairie, afin d’embaucher des femmes dans le besoin.
Ne rompant jamais totalement avec les principes hiérarchiques de respect, les
associations se tiennent plus ou moins à distance des fonctionnements de leur société : les
deux associations laïques décident de leurs projets, l’une par le vote des membres, l’autre par
la gestion d’une femme ’compétente’. Elles ont toutes deux des leaders, femmes
charismatiques, qui incarnent et représentent le mouvement. Les groupes de femmes sont
respectueuses des hiérarchies, et les décisions finales sont prises par une hiérarchie religieuse
principalement masculine. Leurs activités restent en partie sous la gouverne du pasteur,
‘berger des brebis’, du moins d’un point de vue moral. Mais cependant, toutes les associations
sont traversées par des enjeux de pouvoirs claniques, religieux, politiques, qui les divisent.
Les pouvoirs locaux (toujours principalement masculins) utilisent cette force de travail, bien
que les femmes doivent certainement utiliser leurs relations claniques, religieuses et
politiques. Toujours est-il que pour un certain nombre de participantes, peu importe de savoir
si elles travaillent dans une association laïque ou religieuse, si le travail effectué est dans le
cadre de l’association ou du travail ‘clanique’, tant qu’elles peuvent se réunir entre femmes et,
par exemple, faire de la couture, apprendre comment élever les enfants dans l’hygiène, etc.
Chapitre 6 : Activités et paroles
Dans ce chapitre, j’exposerai les types d’activités réalisés par chaque association. Je
considérerai, comme le disait M. Mauss, que les actes ont un langage, et que parler est un
acte.187
A/ Historique des activités
D. Kacatr résume l’histoire des associations en ces termes :
Les groupes de femmes de l’Eglise, c’était les premières dans chaque tribu. Elles
faisaient des travaux manuels et des méditations. Puis il y a eu la création d’un mouvement
187
M.Mauss, 1983. "Les éléments de la magie. Chapitre deux : les actes. In "Sociologie et anthropologie. Paris,
PUF, Quadriges : pp 37-53.
123
catholique : le Souriant Village Mélanésien. Puis il y a eu une femme à la condition féminine,
madame Goffine. Avec les Accords de Matignon, il y a eu la création des Missions et de
nouvelles associations.188
Dans les années 1990, les associations se multiplièrent. Il y eut un engouement des femmes
pour les activités associatives laïques : le nombre des femmes dans les groupes de femmes de
l’Eglise diminua fortement, au point que certains groupes cessèrent leurs activités. Mal vues
des autorités protestantes, les associations laïques (en particulier celle des Droits des Femmes)
furent et sont toujours âprement critiquées, comme le montre le discours des groupes de
femmes à Pâques189(avril 2003). Cependant, cette période fut celle d’un bouillonnement
d’idées, les femmes créant par ‘mimétisme’ des associations, prenant les unes les autres des
idées d’activités à leurs congénères. Sur les 47 associations créées, on peut se demander
combien sont encore aujourd’hui en activité190. En effet, la vague d’enthousiasme passée, des
associations s’arrêtèrent. Leur leader, par exemple, trouvait un emploi, des jeunes femmes se
marièrent dans d’autres tribus. Une des raisons fréquentes d’arrêt d’associations est la
mésentente des femmes au sein de l’association. « Ce qui nous ronge ici, c’est que les gens
parlent toujours des uns des autres, ils passent leur journée à regarder ce que font les
autres » regrette Denise Kacatr.
L’ambition qui consiste à créer une sociabilité et une solidarité féminine n’est pas
toujours une réussite : cela dépend des personnes, et de la présence ou non de conflits latents
entre les clans et de jalousie. La critique des femmes des associations est d’autant plus facile
que l’idéal social de féminité est très exigeant, et que ces femmes innovent, bousculant parfois
des schémas admis par la plupart. De même, les associations se divisèrent et stoppèrent
parfois leurs activités suite à des pressions politiques, et/ou de leur famille. Une autre raison
des arrêts est le fait que des femmes, très investies, ayant profité des formations que les
associations permettaient de faire, en eurent assez de « tirer » les femmes de la tribu avec
elles, et créèrent des petites entreprises de couture, de tressage, de tourisme, pour leur propre
compte. Certaines associations ne vivent que le temps d’épuiser les subventions. Le compte
est parfois monopolisé par la trésorière (la plupart des femmes ne connaissent pas les lois
régissant les associations loi 1901)… Enfin, des femmes qui étaient intéressées par le fait que
les associations leur permettaient de sortir de chez elles, de voyager, se tournent aujourd’hui plus directement vers des loisirs : bingo, sports… Les groupes de femmes, n’ayant pas
188
Entretien avec D.Kacatr, déléguée aux Droits des Femmes, le 13 mars 2003, We.
Lors de la convention de Pâques, la plus grosse fête religieuse chrétienne de l’année, la femme chargée du
discours pour la branche des groupes de femmes critiqua les Droits de la Femme, rappelant que les femmes
doivent se référer aux droits qu’elles ont dans leur culture.
190
Je ne sais pas. Sûrement un tiers est réellement actif.
189
124
beaucoup de membres à leur création, composés des femmes d’Eglise, puis difficilement des
femmes du commun, connurent une baisse de leur effectif dans les années 1990 puis une
hausse de nouveau récemment, avec l’arrêt de beaucoup d’associations laïques, et les
nouveaux moyens dont ils disposèrent, grâce aux subventions. Cependant, ils connaissent
aujourd’hui le problème que connaît toute l’Eglise Evangélique autonome : la désertion de
l’Eglise par les jeunes, et la remise en cause de la structure de celle-ci, accusée de prendre
trop de pouvoirs et de « raquetter » ses fidèles. A cela s’ajoute le nombre grandissant de
sectes, de plus en plus de femmes y participant.
Aujourd’hui, le contexte est différent : même si des associations continuent à se créer, il
règne à Lifou un relatif ‘calme’ associatif : le ‘spectre de la parité’ plane. En effet, étant
français, Lifou va appliquer aux prochaines élections la parité, ce qui apparaît aux hommes
lifous comme un scandale. Les subventions pour les associations prônant une émancipation de
la femme ne furent pas versées, les pouvoirs locaux favorisant plutôt des associations laissant
le pouvoir de décision finale aux hommes. En effet, la parité est pour beaucoup bien moins
scandaleuse si les femmes se contentent de postes subalternes, ou sont dociles quand elles ont
des postes importants. Comme je l’examinerai dans la troisième partie, travailler ensemble,
hommes et femmes côte à côte, est une idée qui choque une partie de la population.
Cependant, les associations continuent tranquillement leur travail, espérant que la parité
apportera une période plus faste.
Après avoir donné un court historique de l’activité des associations, ce tableau montrera
la liste des activités effectuées par les groupes étudiés (cette liste se veut complète, mais il se
peut que mes informatrices –au moins deux par association- aient oublié des activités).
Activités entre
femmes :
1/ Discuter
Groupes de femmes
de l’Eglise
Evangélique de Lössi
Le Souriant Village
Mélanésien.
Femmes et Filles de
Lifou
Méditations, prière,
partage de leurs
interprétations des
textes de la Bible,
discussion sur des
fléaux sociaux
(alcool, drogues,
filles-mères,
divorces, sectes),
Discussion lors des
travaux artisanaux
(partager ses soucis,
rire).
Discussion sur des
fléaux sociaux
(alcool, drogues,
violences, adultère)
et les moyens de les
Discussion lors des
travaux artisanaux
(partager ses soucis,
rire).
Discussion sur des
problèmes sociaux
(alcool, drogues,
violences, femmes
dont les droits sont
125
2/ Artisanat
3/ Jeux
4/ Réunions entre
groupes
5/ Voyages
accompagnés de
lectures de
l’Evangile.
Discussions lors des
travaux artisanaux
(partager ses soucis,
rire).
Tressage de nattes, de
paniers, d’éventails,
d’objets décoratifs
(fleurs, poissons…).
Couture, teinture
(parfois) d’habits et
de draps, rideaux…
faire diminuer.
bafoués) et les
moyens de les faire
diminuer.
Tressages lifous et
parfois s’inspirant
des techniques du
Vanuatu.
Couture.
Bingos de solidarité
Jeux de théâtre
mimant des scènes
bibliques, sketches
comiques sur des
problèmes sociaux et
fables comiques.
Jeux collectifs
d’inspiration
biblique.
Journées de rencontre
entre femmes de
diverses régions
(prières, partage sur
des textes bibliques,
interventions de
pasteurs, rites
d’accueil et d’au
revoir, jeux
théâtraux, chants,
danses, repas, …)
Bingos
(Jeux lors des
réunions de toutes les
associations ?)
Tressages lifous et
parfois s’inspirant
des techniques du
Vanuatu.
Couture, teinture,
d’habits dont des
habits à la ‘dernière’
mode
(je ne sais pas si les
femmes organisaient
des jeux pendant les
réunions, sûrement
des jeux sur les
fléaux sociaux.)
Voyages pour
rencontrer des
femmes des autres
régions (grande terre,
autres îles, )
Journées de bilan
entre responsables
des associations du
Souriant Village
(rites d’accueil et
d’au revoir, chants,
réunions de bilan,
interventions de
personnalités
politiques, activités
telles une kermesse,
repas…)
Journées des femmes,
rencontre entre les
femmes des Iles
(débats, informations,
interventions de
personnalités et
d’intervenants
extérieurs (tels des
docteurs, juristes,
ethnologues), repas,
ateliers artisanaux,
marches de
protestation,…)
Voyages pour
Voyages dans les
rencontrer des
autres îles pour les
femmes d’autres
réunions des femmes,
associations (grande
à Nouméa, pour les
terre, autres îles,
activités telles les
projet d’aller visiter
foires, les
la Nouvelle-Zélande). conférences
concernant les
femmes, au Vanuatu
pour le festival des
126
arts du Pacifique.
Activités en tribu :
1/ Propreté
2/ Constructions,
création de lieux
Débroussaillage,
fleurs, entretien des
maisons et des
jardins, des locaux du
temple.
Visite des cases pour
vérifier qu’il y a des
nattes de pandanus
tressées neuves, et
examiner la propreté
(autorités
coutumières et
religieuses).
Projet d’ouvrir un
magasin à Nouméa.
3/ Alimentation
Marché des femmes,
tous les jeudis,
d’abord itinérant,
puis à Hnasse
4/ Education
Conseils aux mères
pour l’éducation des
enfants à la propreté
(hygiène du corps).
Transmission par les
Débroussaillage,
fleurs, entretien des
maisons et des
jardins, ramassage
d’ordures…
Construction de la
maison des femmes,
construction de
sanitaires, projet de
planter des plantes
décoratives près du
lieu accueillant les
festivals.
Cuisine,
apprentissage de
nouvelles recettes
avec les produits
locaux.
Petit marché de
solidarité pendant les
bingos.
Conseils aux mères
pour l’éducation des
enfants à la propreté
(hygiène du corps et
hygiène en tribu).
Construction d’un
lieu de travail pour
les femmes et d’une
boutique touristique
dans la case.
Projet de construire
un « faré » des
femmes
Tournée en tribu pour
apprendre à utiliser
les produits locaux, et
manger équilibré. (de
nombreux problèmes
de santé et financiers
sont apparus avec
l’engouement pour
les produits de
consommation tels
les sodas, le riz, les
biscuits…)
Incitation des
femmes à vendre leur
production agricole le
mercredi au marché
communal devant la
délégation au Droits
des Femmes, à We.
Conseils aux mères
pour l’éducation des
enfants à la propreté.
127
5/ Animations
Activités militantes :
1/ Manifestations
2/ Information en
tribu
vieilles femmes des
savoirs ‘traditionnels’
(plantations,
tressages, médecines
par les plantes…)
Tombolas (des
Kermesses où elles
paroissiens donnent
vendent leur
des lots, plusieurs
production.
personnes achètent
des tiquets. On tire au
hasard les lots, les
bénéfices vont à
l’Eglise).
Kermesses où elles
vendent leurs
productions.
Marches religieuses
contre les fléaux
sociaux, et certaines
femmes se joignent
aux marches des
associations.
Demande
d’interdiction de
vendre de l’alcool sur
l’île.
Information sur les
maladies, les
conséquences de
l’alcoolisme et des
drogues.
Marches contre
l’alcool, les drogues,
les violences, avec
les autres
associations, avec des
slogans, des
banderolles, des
chansons (en général
lors de la journée de
la femme, et dans
d’autres occasions)
Information sur les
conséquences de
l’alcoolisme, des
drogues, sur la
contraception, les
MST, distribution de
préservatifs.
Incitation à avoir un
usage raisonné de
l’alcool.
Journées d’activités
et d’information en
tribu.
Accueil de
personnalités à Lifou
avec des colliers de
fleurs, de feuilles et
des chants.
Marches contre
l’alcool, les drogues,
les violences avec les
autres associations
(en général lors de la
journée de la femme,
et dans d’autres
occasions)
Information lors de
campagnes sur les
droits des femmes
(filles-mères, veuves,
divorcées, femmes
violentées), sur les
aides aux femmes
(pensions,
allocations) et les
organismes auxquels
il faut s’adresser.
Réunions avec les
femmes des îles et les
responsables
d’associations laïques
et religieuses.
128
3/ Organismes
d’entraides
4/ Communication
Accueil de structures
‘extérieures’ :
1/ Hygiène, santé,
contraception
« Ihnim » : dons aux
personnes âgées, aux
malades, aux
handicapés, aux
nécessiteux ; aux
membres de l’Eglise
(famille du pasteur),
à l’Eglise (pour les
déplacements des
délégués, pour
retaper le temple…).
Projet d’embauches,
de demande de petits
contrats.
Aide pour les
démarches en cas de
viol, de violences.
Aide pour les
« jeunes », à monter
leur projet et en les
payant pour des
travaux.
Embauches de
femmes en difficulté
financière, grâce aux
contrats solidarité de
la Province, la
mairie…(JSD, RIL,
CDL)
Collecte pour aider
les filles-mères
(tirelire à la case, sur
une idée de N.Pia).
Aide à l’Eglise (don
d’argent de
l’association).
Commercialisation
des produits que les
femmes, hommes de
Lifou et Européens
déposent.
Aide pour les
démarches en cas de
viol, de violences.
Banque de solidarité,
prêts sans taux
d’intérêts, aide pour
l’achat de machines
pour les femmes,
pour le
développement.
Participation à la
création d’un livre de
cuisine.
Rédactions d’articles
par Denise Kacatr
dans le journal
communal et
provincial sur toutes
les activités des
femmes.
Organisation
régulière d’un culte,
le dimanche matin,
mené par les femmes.
Articles de journaux
sur leurs activités.
Participation à la
création du livre de
cuisine.
Volonté de contacter
des journalistes pour
les prochaines
actions.
Propositions au petit
chef de tribus, et plus
grande participation
dans les réunions.
Des pasteurs et
femmes
missionnaires
intervenaient sur les
règles d’hygiène, la
façon de vivre en
couple, le rôle de la
mère.
Aujourd’hui,
intervention de
« Au début avec des
prêtres. Ils nous
expliquaient la vie,
les liens familiaux,
les jeunes mamans
avec les enfants sans
papas. Sur les
maladies, la
contraception, pour
espacer les
Information sur le
sida, les MST avec le
personnel soignant.
129
personnel soignant.
2/ Informations
droits,
développement :
3/ Formations
4/ Evénements
culturels
Accueil de personnes
compétentes
politiquement et pour
le développement.
Participation aux
réunions avec
d’autres associations.
Camps de formation
des déléguées et des
femmes motivées
pour les travaux
manuels, information
sur la santé (MST,
puériculture) ,
organisés par
l’Eglise.
Le consistoire
(bureau du district)
paye des formations
parfois à la
Communauté du
Pacifique Sud.
(gestion
informatique, langue)
naissances (pas la
pilule). Aujourd’hui
on fait venir des
docteurs, des
gynécologues. 191
Campagnes avec
intervenants sur les
maladies, l’hygiène
des enfants, la
puériculture.
Participation active
aux conférences sur
les droits des
femmes, conseil des
membres en tribu.
Formations de
l’Union
Calédonienne pour la
gestion politique des
localités proposées
aux membres.
Formation,
conférences sur
comment demander
des aides, solliciter
les pouvoirs publics.
Participation active
dès le premier
festival d’art kanak.
Sur la demande des
femmes, accueil
d’intervenants
extérieurs, telle la
présidente de SOS
violences sexuelles.
Accueil de stages
organisés par la
Province (couture,
poterie, tressage,
teinture, gestion du
budget familial,
création de petites
entreprises…),
transmission de
l’information aux
autres associations
pour que des femmes
s’inscrivent.
L’association finance
parfois des stages
payants à des
femmes.
Participation aux
jeudis de l’Anse Vata
(Nouméa), à la foire
des îles (exposition
de la production
artisanale,
dégustation), au
festival d’art
mélanésien.
Dans ce tableau des activités des trois associations, on peut constater de nombreuses
similitudes dans les activités des trois associations, et on peut formuler l’hypothèse qu’elles se
191
Entretien avec Isola Zeula, femme de grand chef, présidente du Souriant Village Mélanésien, le 22 avril 2003,
Drueulu.
130
sont mutuellement empruntées des idées. Aujourd’hui, les trois groupes font des activités
communes, même si les groupes religieux ne collaborent pas vraiment avec les ‘Femmes et
Filles de Lifou’, dont le but est pourtant de réunir les femmes de l’île. Les groupes religieux
conservent une grande part d’activités religieuses, présentes dans chaque réunion. Le Souriant
Village comme les Femmes et Filles insistent sur une amélioration des conditions de vie des
femmes, et sur leurs droits. Le Souriant Village incite les femmes à travailler ensemble pour
la collectivité, à être responsables en tribu, tandis que les Femmes et Filles insiste sur le
développement économique par les femmes. L’apport incontestable de ces activités pour la
tribu, les enfants, les femmes, fait qu’elles sont en général bien acceptées par la communauté.
B/ S’exprimer
Au-delà de l’implication pour l’amélioration des conditions de vie en tribu, de la santé
des enfants, de la formation et de l’information des femmes, de la gestion des nouveaux
besoins, et des luttes contre les fléaux sociaux, une des grandes innovations de cette vie
associative est, selon de nombreuses participantes, le droit à la parole. J’examinerai ici où et
quand les associations permettent aux femmes de s’exprimer plus qu’elles ne le faisaient
auparavant.
En premier lieu, les femmes parlent entre elles dans leurs locaux, lors des travaux
manuels collectifs. Elles y rient beaucoup, se confient à des amies, racontent les problèmes de
femmes de la tribu. J’ai été frappée de voir comment, à la case des femmes, à We, celles-ci
étaient volubiles, bavardes, avaient un franc parler, que ces mêmes femmes, à l’extérieur,
chez elles, n’avaient pas. Elles étaient bien moins pudiques qu’en temps normal, me racontant
des détails de leur vie, me donnant des avis, me questionnant sur ma vie, et cela bien plus
librement qu’ailleurs sur l’île. Bien que les femmes, quand elles font la cuisine par exemple
lors des réunions coutumières, n’aient pas la langue dans leur poche, plaisantant et se
moquant de leurs conjoints, le contexte laïque des associations diminue la pression
coutumière, les membres de leur clan n’étant pas forcément présents. De plus, elles se sont
rendu compte qu’elles se confrontaient à des problèmes similaires, devenant de moins en
moins ‘tabous’. La parole, grâce aux associations, circule plus librement entre les femmes. De
plus, les colloques entre femmes, faisant intervenir des personnes extérieures à l’île et parfois
à leur culture, permirent d’aborder des sujets autrefois tus, tels les violences physiques,
sexuelles, les difficultés financières, la surcharge de travail… Des femmes de Lifou, d’un
131
statut souvent élevé, prirent la parole en public. De plus en plus de femmes osèrent le faire,
étant consultées lors de ces réunions. Ceci est une ‘conquête’ : un article de décembre 1993 en
est la preuve. Celui-ci, écrit dans le journal de Lifou, manifestement par un homme, titre
« Les femmes veulent se faire entendre. » Il parle de l’assemblée des femmes « forces vives »
de Nouvelle-Calédonie, organisée par la Mission aux Droits de la Femme, durant quatre jours,
dans la tribu de Luecilla. Même si l’article relate que « la parole a été celle des femmes », les
photos montrent, en haut de la page, des hommes assis ou debout en train de parler avec des
micros, et en bas, des femmes, assises par terre, les écoutant. Un des thèmes centraux abordés
dans l’article est « les obligations et les droits des femmes ». Il est affirmé plus loin que les
Missions ont pour but de « mieux informer certaines femmes sur leurs obligations et leurs
droits en tant que femmes, en tant que mères et premières éducatrices de leurs enfants. »
L’article se finit sur une citation de Denise Kacatr. Cet article montre la difficulté des femmes
à ‘se faire entendre’ en effet : si celles-ci prennent la parole, ce sont toujours les hommes qui
sont montrés, debout, parlant, et les femmes étant assises, écoutant. Prendre la parole, certes,
mais avant tout pour parler de leurs obligations. Si parler devant une assemblée de femmes,
surtout pour les jeunes femmes, demande à se faire violence, parler devant des hommes
demande du courage. Les femmes de Lifou, apprenant par le biais des associations à parler en
public, ce que les jeunes garçons apprennent avec leurs aînés, se trouvent bien souvent
démunies pour aborder des questions litigieuses devant des hommes, car elles sont jugées
comme manquant d’humilité, de politesse. Il reste que cette prise de parole entre de plus en
plus dans les mœurs, comme le dit bien cette femme de trente ans :
« J’étais ‘fin contente’ que mon oncle me donne le droit de faire un discours de
bienvenue ! J’ai parlé longtemps ! »
Fortes de ces expériences de parole publique et de celle de la gestion d’actions sociales,
les associations de femmes sont parfois consultées par les autorités coutumières, par exemple
sur les fléaux sociaux contre lesquels elles luttent et qui les touchent personnellement. Elles
sont parfois une organisation qui ‘porte la parole des femmes’, qui les représente. Elles se sont
emparées d’une autre forme de parole publique : les manifestations, les marches, où elles
dénoncent les ravages de l’alcool, du cannabis, du kava et de la violence et scandent des
slogans sur la dignité du peuple kanak. « Il n’y aura plus d’hommes quand l’indépendance
sera prononcée : ils seront tous morts, rongés par l’alcool » était écrit sur une banderole.
Elles peuvent même faire pression pour que des choses changent : un petit chef de tribu, m’at-on dit, avait arrêté de boire, alerté et soutenu par une association de femmes.
132
Enfin, récemment, des associations produisent des textes sur leurs actions, leurs
motivations. L’un des premiers est sans doute la brochure anniversaire des vingt ans du
Souriant Village Mélanésien. Ce mouvement y expose ses grandes actions, présente ses
membres fondateurs et ses objectifs dans une prose poétique, en français. Puis, on trouve dans
le journal produit par l’Agence de Développement de la Culture Kanak, Mwa Vée,
promouvant la culture Kanake, des entretiens avec des femmes ‘actives’, innovantes, et
s’impliquant en politique et pour l’avenir de leur peuple. Dans les premiers articles de Denise
Kacatr, dans les journaux des îles, elle présente de même des femmes de Lifou dynamiques,
comme des modèles. Dans tous ces articles, on précise souvent le nombre d’enfants, garçons
et filles, qu’elles ont eus, et que ce sont des « mamans du peuple kanak ». Puis, les articles se
sont plutôt orientés sur les actions des associations, laïques et religieuses de femmes. Radio
Djido, radio indépendantiste kanake, est dirigée par des femmes. Cependant, à la radio comme
à la télévision, il y a peu de reportages sur les associations de femmes. A RFO, on ne compte
qu’une dizaine de courts reportages sur ces associations.
Les associations et les femmes leaders, comme le dit Isola Zeula, présidente du Souriant
Village, commencent à vouloir médiatiser leurs actions. Deux moyens métrages ont été
tournés sur les femmes et leurs actions.192 L’un d’eux, « Le combat des femmes Kanak »
présente une figure féminine importante aujourd’hui en Nouvelle-Calédonie : Dewe Gorode,
femme kanak au gouvernement. Celle-ci guide le spectateur dans des réunions d’associations
de femmes, évoquant la difficulté de s’émanciper, face à la colonisation et au pouvoir des
hommes. Les Missions de la Province Nord et des Iles ont toutes les deux fait des ouvrages de
cuisine et d’artisanat, valorisant le travail des associations. De même, les conférences sur la
condition des femmes dans le Pacifique ont un bon écho dans les médias, et le Bureau du
Secrétariat Général de la Condition Féminine de la Communauté du Pacifique Sud publie un
journal valorisant les femmes impliquées dans le développement, ainsi qu’un ouvrage
répertoriant les ONG de femmes dans le Pacifique, dont font partie les associations. Les
membres du Souriant Village Mélanésien projettent de contacter des journalistes pour leurs
prochaines actions.
Agir pour son environnement et pour son peuple, s’adapter aux nouvelles conditions de
vie, savoir gérer des nouveaux besoins, s’informer en matière de santé et de droit, se former et
192
Laine A. 2002. Le combat des femmes Kanak. Océanie Mag. Nouméa, RFO. 51min. 24 sec.
Mounier B. 1997. Kanaky, paroles de femmes. (10 ans après les Accords de Matignon). Nouméa, ACOR
VIDEO TELEVISION, 28 min.
133
se perfectionner dans des domaines familiers, « s’ouvrir sur d’autres femmes », d’autres
modes de vie, avoir des loisirs : voilà autant de buts des actions des associations de femmes.
Parler entre femmes, se confier, parler de ses problèmes en groupe, vouloir y remédier.
Oser parler devant une assemblée féminine, devant des hommes, et vouloir se faire entendre.
Protester publiquement, marcher, manifester, interpeller les autorités coutumières. Et enfin,
valoriser ses actions, les montrer au grand jour, en expliquer les difficultés, transmettre, aux
filles et aux autres peuples, les fruits de ses actions et de ses réflexions. Depuis les groupes de
femmes jusqu’à la proche parité politique, les associations ont tenté, petit à petit, de libérer la
parole des femmes, afin que leurs souhaits s’expriment, en public, et qu’elles deviennent
actrices, en leur nom, de la construction de l’avenir de leur peuple.
Conclusion
Depuis leur création, les associations ont connu des fluctuations dans leurs activités
comme dans le nombre de participants. Ayant des activités proches, quoique différentes, les
associations laïques et religieuses entrèrent en concurrence. Mais passé l’engouement, parfois
éphémère, parfois intéressé, ou débouchant sur d’autres activités (professionnelles ou
ludiques), certaines associations cessèrent leurs activités. Les groupes de femmes de l’Eglise
protestantes récupérèrent leurs fidèles, et participèrent à des activités organisées pour tous les
groupes féminins de l’île, profitèrent du statut associatif, sans pour autant perdre la spécificité
de leur organisation. L’application de la parité approchant, les conflits politiques jouent une
fois de plus sur les associations, divisant, et modifiant le cours de leurs activités.
Les actions des associations ont trois buts communs : améliorer le quotidien de leur
peuple en commençant par la tribu, promouvoir une bonne éducation et une bonne santé pour
leurs enfants, et ‘adoucir’ la vie des femmes, améliorer leur quotidien. Pour cela, elles
organisent quatre types d’actions : 1) entre elles, travaux et débats, 2) en tribu, constructions
et campagnes, 3) activités militantes, et 4) actions en collaboration avec des structures
extérieures aux associations. Elles mènent ces actions dans l’univers mouvant de Lifou, où
apparaissent sans cesse de nouveaux besoins, de nouveaux fléaux, et de nouveaux
questionnements.
Elles prennent de même la parole en public, et, loin de revendiquer une place dans les
sphères coutumières, se fait de plus en plus entendre, utilisant des moyens et des technologies
occidentales afin de faire passer leur message.
134
CONCLUSION
S’associer entre femmes a pour objectif, dès les années 1970, d’aider les femmes à
s’investir davantage dans la vie de l’Eglise et de leur peuple. Etant données les difficultés que
rencontrent les femmes pour s’engager en politique, elles se regroupèrent en associations loi
1901, entre femmes, respectant la division sexuelle du travail. Selon les dires des membres
des associations de femmes étudiées, ces nouvelles formes de collectivités ont rendues
possibles trois choses : 1) la création d’une sociabilité et d’une solidarité féminine ; 2) la
possibilité pour les femmes de « sortir de l’isolement de l’espace domestique » pour réaliser
des activités autres que celles « traditionnelles » ; 3) enfin l'opportunité de se former, en
« partageant » leurs connaissances avec les autres membres et en allant voir comment
d’autres femmes tressent, cuisinent, prennent soin de leurs enfants… bref vivent.
Les participantes à ces associations sont principalement des mères et des grands-mères
habitant en tribu, n’ayant ni revenus, ni diplômes, et qui ont peu d’occasions de sortir, de
voyager, d’avoir des loisirs. Les trois associations ont cependant un public différent. Les
groupes de femmes de l’Eglise Evangélique intéressent surtout les femmes investies dans
l’Eglise (femmes de pasteurs, femmes diacres), les vieilles femmes et les notables. Le
Mouvement des Femmes vers un Souriant Village Mélanésien regroupe un large panel de
population : des mères kanakes catholiques votant Union Calédonienne bien sûr, mais aussi
135
des filles, des femmes qui ne sont pas de religion catholique, ne votant pas Union
Calédonienne, et qui ne sont pas kanakes. L’association des Femmes et Filles de Lifou ont
peu d’adhérentes, mais travaillent avec des femmes et des filles de toutes origines, qui ont des
difficultés financières. Beaucoup de femmes cependant soutiennent ses activités, notamment
des femmes salariées. Ces trois types de participation sont déjà révélateurs des processus de
décision et de gestion financière de chaque association. La première de ces associations est
très respectueuse des hiérarchies claniques et religieuses : elle soumet ses projets à des
instances de décision en grande majorité masculines, travaille pour financer les activités de
l’Eglise, sur le principe de la générosité charitable, et pratique à chaque réunion religieuse les
échanges coutumiers. L’association du Souriant Village fonctionne démocratiquement : par
élections. Elle gère elle-même ses projets. Elle finance des activités visant l’amélioration des
conditions de vie en tribu grâce à la vente de leurs productions et de leur force de travail
(désherbage, petits travaux domestiques…), et la recherche de subventions. L’association
Femmes et Filles de Lifou est dirigée par une femme, Denise Kacatr, qui a de nombreuses
compétences et qui joue le rôle de relais des politiques qui visent à promouvoir les conditions
de vie des femmes. Cette association organise la vente des productions et embauche des
femmes en difficulté financière, permettant aux unes et aux autres d’avoir un petit revenu. Ces
deux dernières associations ont un fonctionnement ‘novateur’ : elles tiennent à distance les
hiérarchies ‘coutumières’ (sans pour autant les enfreindre ou les dévaloriser).
Cependant, ces trois groupes sont traversés par des enjeux politiques, claniques, et
religieux. C'est cette même raison qui explique au moins en partie que de nombreuses
associations de femmes ont cessé leurs activités, passée la vague d’enthousiasme suite à la
création de la Délégation aux Droits des Femmes. Ces associations se sont essoufflées,
divisées (suite à du clientélisme politique par exemple), ont épuisé leur budget… Pourtant, les
associations de femmes ont été très actives ces dix dernières années. Certaines perdurent dans
le temps, lorsqu’elles bénéficient soit d’un cadre qui légitime leurs actions, comme c’est le
cas pour les groupes de l’Eglise, soit du soutien de personnalités politiques, claniques et
religieuses influentes, ou encore d’une femme charismatique à leur tête. Les activités des
associations féminines de Lifou tendent vers l’amélioration des conditions de vie
quotidienne : tout d’abord celles du peuple, du village, avec par exemple les campagnes
sanitaires, d’information, mais aussi celles des enfants, allant du soin du bébé jusqu’à l’aide à
des projets de jeunes gens, sans oublier celles des femmes, organisant l’entraide
(psychologique, financière), et créant des formations pour répondre aux nouveaux besoins,
des aides aux démarches administratives, juridiques… Lors de journées de la femme et de
136
réunions féminines accueillant des intervenants extérieurs, les femmes osent de plus en plus
prendre la parole en public, et s’expriment en tant que femmes.
Sortir, faire des projets concernant la collectivité, et parler, en tant que femme : trois
nouvelles façons pour les femmes de s’impliquer socialement. Leur rôle social sort ainsi des
frontières du foyer pour s’étendre à la tribu voire au peuple kanak, les prérogatives féminines
de l’hygiène et de l’éducation des enfants devenant des prérogatives ‘publiques’. Ces
associations ouvrent donc de nouvelles ‘portes’ aux femmes de Lifou. Cependant, de par leur
organisation, leurs activités, leurs processus de décisions, leurs moyens d’expression, et dans
leurs discours, ces trois groupes véhiculent une image de la femme et une critique de la
condition féminine différentes. Quelles sont-elles ? En quoi des femmes de certaines
associations deviennent-elles actrices de leur identité ? Quel impact ont ces groupes féminins
sur les représentations de la sexualité et du corps féminin, sur la répartition du travail entre les
hommes et les femmes dans le couple et dans la collectivité ?
137
Troisième partie :
Les associations de femmes, actrices d’un
renouveau identitaire.
138
Introduction
Dans cette troisième partie, j’examinerai en quoi les femmes des associations de Lifou
sont devenues actrices d'une transformation identitaire. Ces femmes commencent à acquérir
une parole publique. Je serai spécialement attentive à leurs discours et à leurs représentations.
J’analyserai les réflexions qu’elles m’ont confiées, celles que j’ai pu entendre lors de leurs
réunions, et celles véhiculées dans les textes produits, afin de comparer les idéaux sociaux qui
se trouvent en jeu.
Dans le chapitre sept, j’analyserai un des principaux changements qu’ont impulsé les
associations dans la vie des femmes : la création d’une communauté féminine. Comment les
associations permettent-elles aux femmes de devenir actrices de leur identité?
Dans le chapitre huit, je m’intéresserai à l’idéal de féminité que véhiculent les femmes.
Nous verrons comment celui-ci s’appuie sur l’idéal social ‘traditionnel’ de la féminité à Lifou.
Cependant, on constatera aussi que les femmes tout en s'appuyant sur leur rôle coutumier le
modifie.
Enfin, dans le chapitre neuf, j’analyserai quelles transformations ont suscité les
associations de femmes dans les conditions de vie des femmes de Lifou. Pour cela,
j’analyserai l’impact qu’ont eu ces associations au sein des transformations des
139
représentations du corps, de la sexualité, de la personne féminine, et de la répartition du
travail et des rapports entre les hommes et les femmes. Quels rôles ont-elles joué au sein des
évolutions de la construction de l’identité féminine à Lifou?
Chapitre 7 : Devenir actrices de son identité
A/ Une communauté féminine
Créer une sociabilité et une solidarité féminine sont les principaux et fondamentaux
changement qu’ont suscité les groupes de femmes et les associations laïques (voir chapitre
quatre). En effet, les femmes des tribus et de l’île, réunies dans des lieux qui leur étaient
réservés, purent discuter entre elles librement, à l’écart des contraintes claniques et de la
surveillance de leurs maris. Kama Passa explique cela en ces termes: “C’est fini chacun chez
soi, c’est démodé…“193 Sortant les femmes de l’isolement de l’espace domestique, les
associations offrent un cadre, utile pour la communauté, où les femmes peuvent se confier et
s’entraider. Cela entraîne à mon sens une évolution fondamentale: ces mères, se confiant,
parlant de leurs joies comme de leurs peines, réalisèrent qu’elles avaient une ‘communauté de
vécu’. En effet, alors que les hommes avaient, avec la case des hommes, les sorties entre
garçons, les “coups de chasse, les coups de pêche”, l’expérience d’une sociabilité masculine,
d’une communauté de condition de vie, les femmes étaient, elles, plus isolées dans leurs
foyers. Avec ces regroupements féminins, elles réalisent que d’autres femmes partagent leurs
difficultés, leurs questionnements, et que certaines ont des conditions de vie, et ou des
193
Discussion avec Kama Passa, femme de pasteur, animatrice des groupes de femmes de Nouvelle-Calédonie,
le 11 mars 2003.
140
rapports avec leur mari, meilleurs, sans pour autant enfreindre les lois coutumières. Je ne veux
pas dire que les femmes ne réalisaient pas cela auparavant, mais que ces regroupements
favorisent cette réflexion. Bien que les femmes, avec la ségrégation entre les sexes typique de
leur société, formaient déjà un groupe socialement constitué, elles sont devenues, avec les
associations, un groupe solidaire. J’émets l’hypothèse que ces associations féminines ont
permis aux femmes de conceptualiser autrement le genre féminin : en premier lieu avoir plus
conscience de la similarité de leurs vécus, et en second lieu se penser comme appartenant à
une communauté féminine, en plus d’être ‘la femme d’un tel’.
Cependant, à Lifou, comme cela a déjà été analysé dans la première partie, les femmes
ne constituent pas forcément un groupe ‘homogène’. En effet, les groupes de femmes de
l’Eglise ont une vision hiérarchisée de leur communauté féminine. Les filles, et d’autant plus
les jeunes filles-mères, ne sont pas considérées comme des femmes "föe", et n’ayant pas la
même communauté de vécu. De même, les femmes sont distinguées entre elles par le rang
(coutumier et religieux), et l’âge. La communauté des femmes de l’Eglise est donc avant tout
une communauté de fidèles (bien entendu, on n’y participe pas si l’on appartient à une autre
religion), lesquels sont aussi des mères et des épouses.
Les deux autres associations étudiées insistent plus sur la communauté de vécu liée au
sexe/genre. D’où pour l’une, le nom “Femmes et Filles de Lifou”, et pour l’autre, le fait que la
reine Zeula se considère comme un simple membre au sein du Souriant Village, reléguant au
second plan les hiérarchies coutumières lifous. Ces deux associations, surtout la première, ont
pour but de réunir toutes les personnes de sexe féminin, environ à partir de vingt ans, au-delà
des divergences politiques, religieuses, et des rangs. Les groupes de femmes, parfois, se
réunissent avec des jeunes filles, souvent dans le but de transmettre leur savoir. Cependant,
durant la journée internationale de prière (le 9 mars), les femmes comme les filles lurent des
textes dans l’Eglise, aux côtés de leurs mères, ce qui est représentatif de la volonté récente de
l’Eglise de mélanger les différents âges et sexes dans les réunions.
Cela introduit un troisième point : ces associations sont en contact avec des
organisations féminines de toute la Nouvelle-Calédonie, incluant parfois d’autres
communautés, et avec des organisations féminines internationales. Cette situation a un effet
double : 1) d'une part, les femmes réalisent qu’elles appartiennent à une communauté
féminine tout d’abord kanake, 2) qu’elles font aussi partie d’une communauté féminine
dépassant les différences culturelles. Elles peuvent entrer en contact, discuter avec des
femmes qui ont un autre mode de vie, et/ou qui sont confrontées à des difficultés similaires.
141
Les associations de femmes sont un lieu où les personnes de sexe féminin peuvent se
considérer comme appartenant à une même communauté, au-delà des âges, des rangs, et
parfois, des cultures diverses. Elles acquièrent dans ces collectifs une conception du genre
féminin transcendant les différences et les distinctions qui traversent la communauté
féminine. A partir de ce moment, ces groupes peuvent revendiquer représenter “les femmes”,
et à Lifou, “les femmes de l’île”.
B/ Parler en actes: agir en tribu
Il y a tout d’abord la création d’une communauté féminine unie. Cependant, cela ne
signifie pas pour autant que cette communauté devienne ‘actrice de son identité’. En effet, les
hommes ayant le privilège du droit à la parole, ce sont eux qui disent qui sont les femmes, qui
sont les Lifous, ‘répétant’ la parole des ancêtres, afin de définir ce que tout le monde doit faire
(même si les vieilles femmes sont consultées). De nombreuses femmes interrogées avaient du
mal à me donner leur avis, voire me répondait qu’il fallait poser mes questions à leurs maris,
aux responsables des associations, qu’elles ne savaient pas, ou qu’elles n’étaient pas les
bonnes personnes pour s’exprimer. Il est assez frappant aujourd’hui encore d’observer que de
nombreuses femmes ne sont pas habituées à exprimer leur avis, ou leurs réflexions sur leur
identité, ou même à parler de leur condition de vie. De plus, les normes de pudeur et
d’humilité, très fortes chez les femmes, ‘brident’ leur parole. La plupart des femmes, excepté
des leaders, n'avaient pas d'avis au premier abord sur le fait d’être femme à Lifou, sur les
motivations et les buts des associations de femmes. Cet extrait d’entretien, classique, montre
comment, dans les premiers entretiens, les femmes étaient soit réticentes à exprimer leur avis,
leurs idées, soit avaient du mal à les formuler.
_(Ca t’engage en quoi, d’être dans cette association?)
_Ca m’engage juste à aider les femmes.
_(Les aider à quoi)?
_Les aider, quoi, leur apprendre à tresser des nattes, à coudre..194
Cette femme a longtemps hésité avant de me parler des motivations plus profondes qui la
poussait à s’engager dans cette association, ayant confiance en le fait que je garderai
l’anonymat. Même en communauté, les femmes n’ont pas toujours les moyens et le ‘culot’ de
194
Entretien avec une femme de l’association Femmes et Filles de Lifou, le 22 avril 2003, We.
142
s’exprimer sur leurs désirs, de donner leurs avis… Ayant reçu bien souvent une éducation où
on leur apprenait à être timide, humble, elles restent réservées, elles parlent peu en public, ou
aux personnes extérieures.
Plutôt que de revendiquer un idéal social, ce qui supposerait le fait que les femmes aient
un espace de réflexion et de parole, elles s’investissent dans des actions, dont les résultats
‘parlent’ plus que de longs discours.
Les projets des femmes sont caractérisés, m’a-t-on dit, par un grand pragmatisme :
Les hommes, ils regardent des projets qui portent loin, mais ne voient pas près de
leurs pieds. La femme elle balaie autour de ses pieds, elle voit ce qu’il y a autour de son
couple, et ses projets ils portent plus loin. La femme, elle est plus ‘réelle’, l’homme il est plus
visionnaire. .195
Cette vision des choses rejoint la pensée de Jean-Marie Tjibaou, qui disait que les femmes, en
tant que mères et garantes de l’équilibre de la tribu, avaient été les premières alertées par les
ravages de l’alcoolisme, par le délitement du tissu social. Les hommes, selon elles, désertaient
le foyer, ne se sentaient plus bien chez eux : elles décidèrent de créer l’association le
“Mouvement des Femmes vers un Souriant Village Mélanésien”. Leur projet “partait de la
base” : faire de beaux foyers pour que les hommes se sentent bien chez eux, bien dans leur
culture. En effet, travaillant beaucoup, étant les premières victimes par exemple de
l’alcoolisme des maris, elles étaient confrontées journellement à ces fléaux. Elles attaquèrent
le mal à la racine, par des actions concrètes : par exemple, trouvant que l’hygiène des foyers
laissait à désirer, elles commencèrent à construire des sanitaires, et furent suivies par les
pouvoirs publics. Ayant connaissance des problèmes d’inceste, elles incitèrent les femmes à
organiser plusieurs lieux de couchage, les membres lointains d’une même famille ne dormant
alors pas tous ensemble. Plutôt que de chercher individuellement des emplois, elles
s’organisèrent pour que, collectivement, elles aient des revenus.
Les projets des associations de femmes sont avant tout des projets qui tendent à
améliorer un quotidien, qu’elles ont jugé, collectivement, difficile. Avant d’être idéologiques,
leurs projets visent le bien-être de la communauté et de leurs enfants : c’est pour cela qu’ils
sont difficilement contestables. Le vieux Meleneqatr Qene Nöj me disait, alors qu’il valorise
la division sexuelle des tâches, et prône la séparation entre les sexes : “Si les hommes ne
peuvent plus diriger le pays, ce sont les femmes qui vont le faire.”196
195
Entretien avec le pasteur Saulia Songen, et sa femme Iengenë, environ 45 ans ( ?), le 30 mars 2003, Tingeting.
Entretien avce Meleneqatr Qene Nöj, 82 ans, ancien petit chef de Drueulu et porte-parole du grand chef de
Gaïca, le 7 avril 2003, Drueulu.
196
143
La qualité des projets et des résultats, qui véhiculent des idéaux sociaux, est appréciée par la
communauté entière, qui reconnaît la compétence des femmes, d’autant plus quand celles-ci
ne remettent pas vraiment en cause leur position sociale, ne prenant pas de parole publique.
“Femmes d’origine”, “garantes de la vie”, on leur accorde couramment comme qualité une
sagesse ‘pratique’, fruit de la gestion du quotidien.
C/ Des instances de représentation des femmes
Beaucoup de femmes, encore aujourd’hui, n’osent pas s’exprimer en public, formuler
un projet de société, considérant que ce n’est pas leur rôle, ou ressentant des difficultés à
s’exprimer devant des hommes :
Quand on fait des réunions avec des hommes et des femmes, c’est pas pareil. Entre
femmes, il n’y a pas quelque chose qui nous enferme.197
Cependant, de plus en plus de femmes prennent une parole publique (voir le chapitre six).
Devant des femmes, dans des assemblées mixtes, ou lors de manifestations, de reportages,
elles expriment de façon croissante leurs réflexions sur leur société, sur leur condition, sur
leurs souhaits.
En premier lieu, j’ai été étonnée de voir comment les vieilles femmes, dans les groupes
religieux, lors des discours coutumiers, exhortent leurs cadettes, leur rappelant qui elles
doivent être, ce qu’elles doivent faire, comment elles doivent se comporter avec autrui. Elles
véhiculent un véritable discours (variable d’une personne à l’autre) sur l’identité féminine.
Ainsi, la parole des vieilles femmes tend à se substituer à celle des hommes, des pasteurs.
Cette parole sort des limites du foyer, et les femmes plus jeunes peuvent “se nourrir des
paroles des vieilles” (autres que celles de leurs mères et belles-mères), pour trouver “quelle
est leur vraie place dans le foyer, la société et l’Eglise”.
D’autre part, elles valorisent publiquement leur travail, leurs actions. Les vieilles
femmes félicitent un travail bien mené, et les hommes peuvent remercier les associations
publiquement, utilisant en général des métaphores (voir chapitre 2 et 3) sur leur rôle social
traditionnel, afin de les valoriser. Cela insiste sur le caractère bénéfique des femmes dans la
communauté, même si les rôles, les travaux, les discours, et le caractère masculins sont en
général plus valorisés, le travail et les discours des femmes étant taxés dans les rituels
coutumiers de “nekön atr”(fait à la façon des enfants).
197
Entretien avec Otreneqatr Kakue, 68 ans, femme de pasteur retraité, le 16 mars 2003, Tingeting.
144
Les femmes, quand elles rentrent des groupes de femmes, elles ont l’impression
d’avoir plus de valeur.198
Les femmes, au travers des associations, expriment des réflexions et des révoltes, lors
de marches par exemple, ou de conférences sur les conditions de la femme. Les femmes qui
ont été choisies comme déléguées prennent la parole, non pas en leur nom, mais au nom des
femmes, ou du groupe qu’elles représentent. Ainsi, des femmes jeunes et sans rangs prennent
une parole qui se veut le reflet d’une réflexion collective au sein de ces groupes.
Les associations de femmes deviennent ainsi des instances de représentation des
femmes à Lifou. Lorsqu’il y a une campagne qui touche les conditions de vie des femmes, on
fait appel à ces groupes, censés être de bons relais de l’information pour les femmes de tribu.
De même, lorsqu’un projet concerne les femmes, les associations sont invitées, même si ce
projet n’est pas dans l’optique des différents groupes féminins.
La Délégation aux Droits des Femmes a cette fonction de représentation des femmes :
elle a pour but de consulter les femmes de l’île, de recueillir leurs souhaits, et de les aider
dans leur projets pour améliorer leur condition de vie. Organisant des colloques, des réunions,
des marches, en la présence d’hommes (et parfois soutenue par des hommes), l’association
rattachée à la Délégation permet aux femmes de devenir actrices de leur identité, car elle leur
permet d’exprimer publiquement qui elles sont (valorisant une certaine image de la femme),
une réflexion sur leurs conditions de vie, et leurs projets de société.
Les critiques
Que les femmes prennent le droit de parler, qu’en parlant, elles expriment leurs
souhaits, leurs critiques, et qu’elles revendiquent des droits, cela est très critiqué. J’exposerai
ici comment la prise de parole, et la revendication de droits a posé et pose problème à Lifou
(et en pays kanak), afin de comprendre à quel prix les femmes, en partie grâce aux
associations, deviennent actrices de leur identité.
L’arrivée de la Mission aux Droits des Femmes a posé problème à Lifou. Elle dut
changer de nom, car le mot ‘droit’ choquait une bonne partie de la population. Denise Kacatr
refusa de retirer ce mot, ce qui donna la ‘Délégation aux Droits des Femmes’. Cela
contredisait une maxime qui dit que ce sont les hommes qui décident, qui ‘ont le droit’. Il
n’existe pas en Lifou d’équivalent du mot ‘droit’, car en cas de litige, on juge différemment
198
Entretien avec la vieille Qömeqatr, traduit par Wassumie Passa, le 20 mars 2003, Traput.
145
une personne en fonction de l’âge, du sexe, et du rang relatifs de la victime et de l’agresseur :
“le rang social, l’âge et le genre n’ouvrent pas aux mêmes droits, si bien que les infracteurs ne
sont punissables ni les victimes reconnues d’égale façon.”199 La conception d’un droit
égalitaire entre les individus, et encore plus entre les hommes et les femmes contredit l’idéal
hiérarchisé de la société lifou. De plus, les autorités coutumières (multiples et variables,
familiales et tribales) chargées de juger les litiges, sont exclusivement masculines. Il est
important de noter que ces fameux ‘droits’ étaient interprétés comme “Les femmes ont tous
les droits”, “Elles font ce qu’elles décident”, “Ce sont les femmes qui décident”, ce qui est
une traduction en version féminine du “trahmany la mus” (l’homme a le droit, l’homme
décide), qui fait loi dans les rapports de couple. En effet, avoir recours au droit français est
perçu de manière récurrente, non comme une défense contre une injustice, mais comme une
attaque, une vengeance des femmes; d’où l’expression “claquer un procès”, “envoyer de
l’autre côté”. On retrouve ici la figure de la confrontation entre les sexes décrite par C.
Salomon, affirmant que le genre masculin se construit contre le genre féminin. De même, on
retrouve la figure, courante en Mélanésie, du contrôle du pouvoir des femmes : les droits des
femmes sont considérés comme des pouvoirs menaçant d’inverser le rapport hiérarchique
entre les hommes et les femmes, et non, selon l’interprétation occidentale, susceptibles d’en
diminuer les abus.
Les associations travaillant en général en collaboration avec les Droits des Femmes,
comme le Souriant Village Mélanésien, les Femmes et Filles de Lifou, osent revendiquer un
accès à la parole, et, en parlant, revendiquent des droits. Examinons les critiques faites aux
discours prononcés par ces femmes:
Les hommes, c’est les footballeurs, les femmes c’est les spectateurs. Si elles se mettent
à dire, nous, on est ça, ça fout le bordel.
Elles parlent mal. Quand elles parlent, elles nous insultent (à propos d’un débat sur
les violences sexuelles)
Elles sont bêtes. Elles savent pas parler.
Les femmes, elles ont un droit: celui de se taire.
Ces femmes, elles sont orgueilleuses, elles respectent pas la coutume, elles veulent
être plus haut que les hommes.
Nous, quand on voit les femmes parler en public comme ça, on a l’impression de
prostituer nos femmes.
199
C.Salomon. 2002. « ‘Mettre au tribunal’. ‘Claquer un procès’. Les nouvelles ripostes des femmes kanakes en
Nouvelle-Calédonie. » Archives de Politique Criminelle, n° 24 : p162.
146
Elles veulent changer des choses, mais notre système il est parfait. Il faut que chacun
reste à sa place.
C’est pas kanak, les droits de la femme, nos femmes, elles prennent des habitudes de
blancs, c’est plus des kanakes.
Tout ce qui les intéresse, c’est l’argent. Elles inventent des raisons pour justifier leurs
places.
Ces critiques sont de trois ordres. La première critique porte sur le fait que les femmes
empiètent sur un rôle masculin (parler publiquement, prononcer des discours identitaires,
formuler des projets de société), et sur l’incompétence des femmes dans ce domaine. Le
second ordre de critique porte sur le non-respect de l’humilité féminine, sur le fait qu’elles ne
restent pas à leur place, qu’elles sortent de la ‘propriété de leur mari’. Le troisième type de
critique accuse ces femmes de devenir occidentales, de brader leur culture contre une autre.
Prendre la parole, pourtant dans un cadre autre que rituel, en tant que femmes voulant émettre
un avis concernant la société, est perçu (par les hommes majoritairement) comme un
empiétement sur les pouvoirs sociaux exclusivement masculins : celui de dire qui on est, et de
proposer des projets pour l’avenir.
Les associations, ainsi que la Délégation aux Droits des femmes, sont des instances de
représentation des femmes, qui, plutôt que de suggérer à leur mari des projets, des idées,
sortent de chez elles, et, menant une réflexion avec d’autres femmes, valorisent une certaine
image de la femme, sont critiques quant à leurs conditions de vie et leurs ‘droits’ traditionnels,
et émettent un avis sur l’avenir de leur peuple.
Conclusion
Les associations de femmes permettent, dans un premier temps, la création d’une
communauté féminine. Celle-ci reste parfois divisée par les différences d’âges, de religion, de
rangs, de culture. Mais on observe que les associations laïques tendent à penser les personnes
de sexe féminin comme ayant une identité commune, transcendant les différences.
Etant donné le difficile accès à une parole publique, ces associations se sont investies
souvent dans des actions qui véhiculent tout de même un idéal et soutiennent une critique
sociale. Pragmatiques, les femmes ont cherché des solutions matérielles aux problèmes
qu’elles rencontraient de manière récurrente dans leur quotidien.
Cependant, malgré la difficulté personnelle à prendre la parole, et les critiques
abondantes lorsque les femmes le font, certaines osèrent. De façon collective, lors de
147
manifestation, seules, devant un groupe de femmes, et parfois seules devant des assemblées
mixtes. Leur parole représente le groupe qui les a déléguées : elles parlent ‘au nom des
femmes’, ce qui justifie leur prise de parole (représentant une partie de la société) et donne du
poids à leurs propositions. Les associations deviennent des instances de représentation des
femmes, la Délégation aux Droits des Femmes étant une instance publique à laquelle les
associations laïques se réfèrent. Mais que les femmes prennent le droit de parler, et en parlant,
revendiquent des droits (qui sont d'ailleurs en général loin d’être ‘révolutionnaires’), cela est
perçu comme une ‘attaque’ contre les pouvoirs exclusivement masculins, et non comme une
demande de plus grande justice. Devenir actrice de sa vie de femme n’est pas une mince
affaire, car il faut pour cela conquérir une parole, prérogative masculine étendue aux
nouvelles sphères d’expression tel l'espace politique.
Chapitre 8:
L’idéal social de féminité véhiculé par les associations
Après avoir explicité comment les association deviennent actrices de l’identité des
femmes, prenant un droit à la parole, j’analyserai ce que disent les femmes des associations :
quel idéal de la féminité véhiculent-elles? Comment justifient-elles le désir de changement?
Revendiquent-elles un nouveau rôle social?
A/ Valoriser et élargir son rôle traditionnel
Anna Paini affirme dans sa thèse que les femmes se servent de leur rôle social
‘traditionnel’ de mères, garantes de l’équilibre du foyer, pour s’investir socialement, en tant
que ‘mères du peuple’ (en 1992). Cela est toujours vrai. En effet, les femmes, dans ces
associations, partent de ce qu’elles sont, des mères, et de ce qu’elles savent faire, le travail des
femmes, légitimant leurs actions par le rôle qu’elles sont censées avoir socialement, celui de
garantes de l’équilibre du foyer.
148
J'exposerai comment des membres des trois associations interprètent quel rôle doivent
avoir les femmes aujourd’hui, ce qui est caractéristique des femmes, et ce qui est de l’ordre du
maintien, de la tenue des femmes.
Les groupes de femmes de l’Eglise Evangélique
Selon les membres des groupes religieux, les femmes ont un rôle primordial au sein du
foyer et de la famille :
La femme, elle aide son mari, pour ses projets, ses enfants, socialement. La femme
remonte le moral, c’est une aide permanente.200
La femme, c’est la jeune feuille de bananier, il faut qu’elle soit enveloppante, là pour
éduquer les enfants. La maison, c’est la base de la vie de la femme. Elle est comme le feu
dans la case, elle chauffe sa famille, ses enfants.201
Elle accueille son mari dans la case, c’est sa place, dans l’espace intime.202
La femme, c’est la reine de la maison.203
Ces groupes religieux insistent sur le caractère fécond des femmes, généreux, ainsi que sur le
fait que les femmes sont plus pragmatiques et plus ‘sérieuses’ que les hommes.
Quand une femme passe dans un endroit, on peut être sûr qu’elle a donné la vie à cet
endroit. Quand on lui demande de faire quelque chose, on peut lui faire confiance.204
La femme elle est plus ‘réelle’, l’homme plus visionnaire.205
Les femmes dans les groupes des femmes, elles ne font pas n’importe quoi : elles
boivent pas, elles ont des limites. Elles connaissent la Bible, elles savent chanter. C’est
bon.206
Lors des réunions, les femmes des groupes de femmes s’assoient sur des nattes, les jambes
croisées devant elles ou leur robe serrée autour des jambes.
Les femmes, les filles, elles doivent porter la robe popinée. Quand je vois les filles en
short, en débardeurs, elles montrent tout… Elles vont sur la route : c’est pas des filles ça,
c’est des filles de la route.207
200
Entretien avec le pasteur Saulia Songen, et sa femme Iengenë, le 15 mars 2003, Tingeting.
Entretien avec Otreneqatr Kakue, 68 ans, femme de pasteur retraité, le 16 mars 2003, Tingeting.
202
Discussion avec Kama Passa, femme de pasteur, le 26 mars 2003, Traput.
203
Entretien avec Qömeqatr, traduit par Wassaumie Passa, le 20 mars 2003, Traput.
204
Discussion avec Kama Passa, femme de pasteur, le 10 mars 2003, Traput
205
Entretien avec le pasteur Saulia Songen, et sa femme Iengenë, le 15 mars 2003, Tingeting.
206
Entretien avec Lizie Hniminau, 43 ans, présidente des groupes des femmes de Lössi, le 3 avril 2003, Hnasse.
207
Discussion avec Kama Passa, femme de pasteur, le 10 mars 2003, Traput
201
149
C’est très important que les femmes elles aient les nattes tressées dans la case : ça
montre que la femme elle s’occupe bien de sa famille, de son foyer. C’est notre identité
culturelle en Océanie.208
Les femmes, elles doivent bien parler, bien témoigner, pas être grossières, pas
témoigner la division.209
Pour les femmes de l’Eglise, le fait d’être bien habillée, selon les codes de pudeur, de parler
selon les codes de politesse, d’avoir un foyer bien tenu est important.
Utilisant les métaphores religieuses et ‘coutumières’, les groupes des femmes religieux
insistent sur le rôle “traditionnel” de la femme : la femme, épouse fidèle, mère compétente et
généreuse. Le pasteur Songen affirme que les "groupes de femmes" de l'Eglise permettent aux
femmes de s’adapter aux transformations de la société lifou :
Avant, elles étaient plus faibles, pour elles c’était juste la cuisine et les enfants. Par le
biais du groupe des femmes, la femme apprend plus que la coutume : on fait évoluer la femme
dans son ministère, dans ses responsabilités.
Cependant, si cette association prône le respect des normes et des hiérarchies, elle
revendique aussi une ouverture des femmes sur d’autres cultures, d’autres techniques, les
femmes devant être “accueillantes, hospitalières, ouvertes”.
Les groupes de femmes, moralisateurs, véhiculent une image de la femme pudique,
soignée, restant dans les conventions vestimentaires et de maintien les plus strictes.
Le Mouvement des Femmes vers un Souriant Village Mélanésien
Selon les membres de cette association, les femmes gardent leur rôle traditionnel, leur
place, mais ne sont plus totalement soumises à l’autorité maritale, et s’investissent dans le
monde actuel.
La femme kanake, elle garde sa place dans la société. On est responsable à la tribu, à
la maison. Mais nos maris, ils nous aident, on n’est plus esclaves. On fait la coutume.210
On veut devenir des femmes d’aujourd’hui, pas des femmes d’hier, on veut que la
femme kanak, elle prenne la parole (dans l’identité de la femme kanak, on n’avait pas le droit
de parler devant les hommes), et puis qu’elle sorte du village. Il faut être fière d’être kanak :
208
Entretien avec le pasteur Saulia Songen, et sa femme Iengenë, le 15 mars 2003, Tingeting.
Entretien avec le pasteur Saulia Songen, et sa femme Iengenë, le 15 mars 2003, Tingeting.
210
Entretien avec Isola Zeula, femme de grand chef, présidente du Souriant Village, le 22 avril 2003, Drueulu.
209
150
fière de faire tous les travaux que je fais, dans mon village, apprendre à tresser, à coudre, la
femme est fière de ces petites choses, la femme kanak, partout, elle garde son identité.211
Les femmes du Souriant Village Mélanésien parlent des « femmes kanak », valorisant la
communauté de vécu des femmes de ce peuple. Dans leur brochure et dans leur discours, elles
insistent sur le caractère généreux, fécond et travailleur des femmes, ainsi que sur leur utilité
pour construire le pays :
“Les femmes sont au cœur de la Vie. (…) Les femmes désirent et aiment qu’autour
d’elles, on vive mieux. (…) Nous préférons toutes prendre la pioche et aller au champ de
l’action. (…) Mais le monde aujourd’hui a besoin de notre action et il nous faut donc la
dévoiler.”212
Maintenant, les femmes elles sont à l’aise, elles savent faire plein de choses, elles sont
fières.213
Elles mettent en valeur l’image d’une femme ‘moderne’, pouvant adopter des éléments
vestimentaires et comportementaux d’autres cultures, océaniennes et occidentales.
Et maintenant, les femmes kanakes, elles savent se faire belles, sortir, avant, c’était
les cheveux barbouillés, mais aujourd’hui, on est belles, les femmes kanak, on est sortables.214
Les membres de l’association du Souriant Village Mélanésien insistent donc moins sur le rôle
traditionnel des femmes à Lifou : elles affirment qu’il est nécessaire que les femmes
apprennent à être compétentes dans le monde ‘moderne’, que les femmes “suivent
l’évolution.”215
La brochure anniversaire de l’association parle de la difficulté de ce bouleversement
identitaire, les femmes sortant de chez elles, et s’engageant publiquement. Se remémorant
“Wawa”(Me Pidjot) qui les a poussées à s’engager dès 1971, elles écrivent :
“Tu es très chrétienne, et généreuse, et accueillante, mais que nous obliges-tu pas à
faire !! “Allez, sortez de votre réserve, ne soyez pas timides, prenez la parole!” Celles d’entre
nous qui sont les plus jeunes, nous craignons un peu ton dynamisme… Mais Wawa sait aussi
mettre à l’aise, et dérider les renfermées : “Même si on avait vraiment envie de parler, on
211
Entretien avec Ponimëqatr Haluatr, 63 ans, ancienne présidente du Souriant Village Mélanésien, le 24 avril
2003.
212
Extraits de la brochure anniversaire du Souriant Village Mélanésien, 1991, La pause des vingt ans, Nouméa,
ADCK.
213
Entretien avec Ponimëqatr Haluatr, 63 ans, ancienne présidente du Souriant Village Mélanésien, le 24 avril
2003.
214
Entretien avec Ponimëqatr Haluatr, 63 ans, ancienne présidente du Souriant Village Mélanésien, le 24 avril
2003.
215
Entretien avec Isola Zeula, femme de grand chef, présidente du Souriant Village, le 22 avril 2003, Drueulu.
151
était si peu habituées à le faire… Rien ne sortait… Wawa voyait bien, elle comprenait tout
cela… Et avec un pilu (danse), elle nous décontractait !”216
Les femmes du Souriant Village Mélanésien, bien qu’elles préfèrent agir que “parler et se
montrer”, expliquent la nécessité de “sortir de l’ombre, parfois bien sécurisante du milieu
tribal, et de prendre position face aux jeunes, aux autres.”217 Elles font cependant cela en
restant fidèles aux valeurs chrétiennes et kanakes, conscientes de “la fonction coutumière de
la femme, si significative dans la dynamique de la société kanak”, rappelant “Wawa nous a
mises sur la route, entourées de tous ceux qui ont quitté le Visible, tout en demeurant liés à
notre esprit, à nos pas.” Devenir plus présentes en tribu, parler en tant que femmes, agir, mais
en promouvant et respectant leur identité kanak.
L’association des Femmes et Filles de Lifou
Les membres de l’association des Femmes et Filles de Lifou affirment que les femmes
ont les mêmes devoirs qu’auparavant, mais ont aussi des droits, et peuvent exercer les mêmes
professions que les hommes, ayant les mêmes compétences :
Nous on dit aux femmes qu’elles ont des droits, mais surtout des devoirs. La femme,
elle garde sa place dans la coutume. 218
Depuis que les femmes ont les mêmes diplômes que les hommes, que les ethnies se
valent les unes les autres, les femmes ont une nouvelle façon d’être et de voir, ne peuvent plus
se cantonner aux tâches ménagères.219
Cette association voit dans les femmes un moteur du changement, dans un sens positif, pour
leurs enfants. Cependant, Denise Kacatr souligne cette ambiguïté féminine : les femmes sont à
la fois très ‘fortes’, ont un grand courage, mais sont pudiques, réservées.
Les femmes, c’est le changement parce que les femmes, toutes, même celles qui n’ont
rien, elles savent ce qu’elles veulent. Les hommes, ils font un pas d’un côté, un pas de l’autre,
ils n’osent pas. Elles changent les choses parce qu’elles sont sensibles, quand elles voient
quelque chose de nouveau, elles le veulent. Et puis elles éduquent leurs enfants pour l’avenir.
Elles prennent soin des autres, elles veulent la paix. 220
216
Extrait de la brochure anniversaire du Souriant Village Mélanésien, 1991, La pause des vingt ans, Nouméa,
ADCK : p 20.
217
Extrait de la brochure anniversaire du Souriant Village Mélanésien, 1991, La pause des vingt ans, Nouméa,
ADCK : p 9.
218
Entretien avec D.Kacatr, déléguée aux droits des femmes, le 3 mars 2003, We
219
Entretien avec D.Kacatr, déléguée aux droits des femmes, le 13 mars 2003, We
220
Entretien avec D.Kacatr, déléguée aux droits des femmes, le 3 mars 2003, We
152
Les femmes de Lifou, elles ont une grande force de caractère, mais elles sont
pudiques.221
A la case des femmes de l’association des Femmes et Filles, les gens s’assoient sur des
chaises et des nattes, plus ‘librement’ que les femmes des groupes de femmes. Elles sont
coquettes, certaines se maquillent, ont les cheveux courts. Les femmes portent en général la
robe popinée, à la mode : teintes, un col ouvert, longue, avec des dentelles en coton.
Les femmes de cette association insistent sur le fait que les femmes se fassent belles, qu’elles
aient une bonne hygiène corporelle ainsi qu’elles “fassent leurs enfants propres”. La parole
est très libre au sein de la case, les femmes ne ‘mâchent’ pas leurs mots. Elles désirent que les
femmes prennent la parole en public.
L’association Femmes et Filles de Lifou ne remet donc pas non plus en cause le rôle
traditionnel qu’ont les femmes dans le clan. Elle insiste cependant sur le rôle actuel que
peuvent jouer les femmes, pour le développement économique de Lifou. Denise Kacatr
explique que les femmes ne doivent pas abandonner ce qui les caractérisent : leur rôle de
mère, d’éducatrices généreuses, prenant soin des enfants, lesquels constituent l’avenir du
peuple. Cependant, elles ont des qualités précieuses, qui leur permettent de s’adapter aux
changements et d’être compétentes dans leur travail, dans l’apprentissage de nouvelles
techniques. Elle véhicule l’image d’une femme kanake fidèle à sa culture, portant la robe
popinée, mais émancipée, cette robe ayant un col ouvert, décolleté.
Ainsi, Les femmes des associations sont loin de renier leurs fonctions ‘traditionnelles’
ou de s’en servir comme d’un langage idéologique, “inventant une tradition”.222 Elles se
fondent sur leur rôle traditionnel pour travailler en tribu, pour élargir leurs compétences, et
pour valoriser leur identité de femmes, dont les qualités principales, selon elles, sont la
générosité, la faculté d’adaptation, l’ouverture, le pragmatisme. Porteuses de vie, comme cela
est le cas dans le mythe d’origine étudié, elles se considèrent comme les éducatrices, les
gestionnaires et les garantes légitimes de la santé et de la paix de la famille et de la tribu.
Ouvertes sur les autres cultures, elles incarnent le rôle civilisateur des femmes. Mais elles ne
font jamais référence au caractère ambigu des femmes, insistant pour que les associations
soient perçues comme l’expression du côté ‘bénéfique’, constructif des femmes.
Cependant, les associations religieuses insistent plus sur le rapport au mari et au foyer,
les vieilles femmes répétant des discours moralisateurs, tandis que les associations laïques
221
Entretien avec D.Kacatr, déléguée aux droits des femmes, le 3 mars 2003, We
Wittersheim E . 1999. « Les chemins de l’authenticité. Les anthropologues et la Renaissance mélanésienne. »
L’Homme, n°151, juillet-septembre : p181-206.
222
153
insistent sur les évolutions de leur rôle en tant que femmes, sur “l’épanouissement de la
femme kanak”.223
B/ Une réflexion sur les conditions de vie des femmes
En prenant la parole, les femmes affirment qui elles sont, quels rôles elles ont dans leur
société actuelle, valorisant leurs compétences. Cependant, elles mènent aussi une réflexion sur
leurs difficultés, sur les problèmes qu’elles rencontrent en tant que femmes, et sur les moyens
d’y remédier.
J’exposerai association par association les différents faits que chaque groupe considère
comme un problème pour les femmes :
Les groupes de Femmes de L’Eglise Evangélique
Les groupes des femmes posent le problème d’une implication sociale trop faible des
femmes, ainsi que celui du manque d’entraide féminine :
Avant, les femmes elles parlaient pas dans la coutume, c’était juste la cuisine et les
enfants, elles avaient pas vraiment leur place dans la société. (…)224
Les femmes, elles ne sortaient pas de chez elles, sauf pour les réunions claniques.
Mais si une ne venait pas, elles la critiquaient jusqu’aux orteils, elles ne vont pas l’aider pour
ses problèmes. Elles n’ont pas perdu cette manière de vivre. La médisance, c’est la maladie
des femmes de Lifou.225
Les femmes, elles avaient pas vraiment leur place dans la société, dans la coutume226
Ces femmes s’inquiètent de la perte de 'repères' des jeunes gens comme des adultes :
Les jeunes elles fuient le système kanak, car il demande beaucoup, mais elles n’aiment
pas non plus le système occidental. Elles fuient, vont dans des sectes, prennent des drogues.227
Les femmes sont faibles, elles attirent leurs maris dans des sectes. Parfois, elles
boivent. (…) Il y a des suicides aujourd’hui. C’est un scandale pour nous. C'est surtout des
filles.228
223
Entretien avec D.Kacatr, déléguée aux droits des femmes, le 3 mars 2003, We
Entretien avec Otreneqatr Kakue, 68 ans, femme de pasteur retraité, le 16 mars 2003, Tingeting.
225
Entretien avec le pasteur Saulia Songen, et sa femme Iengenë, le 15 mars 2003, Tingeting
226
Entretien avec Otreneqatr Kakue, 68 ans, femme de pasteur retraité, le 16 mars 2003, Tingeting.
227
Entretien avec le pasteur Saulia Songen, et sa femme Iengenë, le 15 mars 2003, Tingeting.
228
Entretien avec Otreneqatr Kakue, 68 ans, femme de pasteur retraité, le 16 mars 2003, Tingeting.
224
154
Certains membres sont aussi critiques quant aux violences subies par les femmes :
Les femmes étaient emprisonnées, l’homme il fait ce qu’il veut, il arrive, il bouffe, il
gueule, lui fait ce qu’il veut. Ils utilisaient la femme comme un objet (…) Les femmes, elles
travaillaient beaucoup, l’homme donnait des ordres, elle exécutait : l’homme, c’est le
maître.229
Les hommes ivres, ils tapent leurs femmes. Avant, comme on disait que la femme elle
devait être soumise, le mari il tapait sa femme, mais on disait que c’était normal.230
Il y a des filles qui sont violées, après, elles vont à l’hôpital psychiatrique, elles sont
‘toquées’.231
Elles disent aussi la difficulté de vivre dans un univers étranger, évoluant rapidement :
Avant, les docteurs nous faisaient peur, on n’osait pas aller les voir, on savait pas
prendre le bateau, l’avion... On n’osait pas demander de l’aide, si quelqu’un nous faisait du
mal.232
Les femmes elles ont pas assez de sous.233
Les membres des groupes des femmes religieux ont diverses attitudes critiques.
Certains membres idéalisent la coutume, et considèrent que les problèmes rencontrés sont dus
aux évolutions actuelles de la société, à des éléments exogènes, provenant d’autres cultures,
menaçant l’équilibre et l’harmonie de la société traditionnelle. D'autres membres critiquent ce
qu'ils considèrent être des interprétations exagérées de la ‘coutume’, valorisant l’apport que
constitue l’Evangile, force de changement et de perfectionnement des fonctionnements
traditionnels. Celle-ci aurait un effet libérateur, permettant aux Kanaks de se libérer du joug
de la colonisation, et aux femmes de se libérer du joug d’un mari abusant de son autorité,
d’une ‘habitude’ sociale la reléguant au second plan.
Tous les membres s’accordent sur le fait que les femmes n’étaient pas assez présentes
dans la vie de l’Eglise et dans la tribu, en tant que groupe. Tous voient dans la montée de
l’individualisme, de l’adhésion à des sectes, et dans la perte d’influence de l’Eglise sur les
jeunes, un danger, pouvant mener à des conflits sociaux, et pousser des individus à prendre
des drogues, à se suicider. Les groupes de femmes sont aussi conscients des difficultés qu’ont
les femmes dans la gestion de nouvelles contraintes (gestion d‘un budget au foyer, demandes
d’aides, démarches administratives) et des nouveaux besoins, comme l’achat de produits de
consommation courante.
229
Entretien avec Otreneqatr Kakue, 68 ans, femme de pasteur retraité, le 16 mars 2003, Tingeting.
Entretien avec Otreneqatr Kakue, 68 ans, femme de pasteur retraité, le 16 mars 2003, Tingeting.
231
Entretien avec Onidraqatr Wahena, femme de 56 ans, le 17 mars 2003, Traput.
232
Entretien avec Onidraqatr Wahena, femme de 56 ans, le 17 mars 2003, Traput.
233
Entretien avec Onidraqatr Wahena, femme de 56 ans, le 17 mars 2003, Traput.
230
155
Là où il y a divergence, c’est sur les violences et l’autorité maritale. Tandis que des
femmes et des pasteurs critiquaient ‘d’anciennes façons de faire’, l’homme ayant tout pouvoir
dans le couple, pouvant frapper sa femme, sans que l’on trouve cela anormal, d’autres
membres valorisaient la relation hiérarchisée entre l’homme et la femme, “l’homme c’est la
tête, la femme c’est le corps”, expliquant les violences par le non-respect de ces principes.
Dans cette perspective, les comportements immoraux, dont la consommation d’alcool fait
partie, sont considérés comme provenant de sources extérieures à la culture kanake, causes
des problèmes rencontrés.
Si ces femmes parlent entre elles des violences physiques et sexuelles, à ma
connaissance, elles ne le font pas en public.
Le Mouvement des Femmes vers un Souriant Village Mélanésien
Les femmes de ce mouvement critiquent le fait que leurs grands-mères étaient isolées,
enfermées dans le foyer et n’avaient pas droit à la parole, et le fait que leurs aînées subissaient
des violences injustifiées :
Les hommes, ils tapaient les femmes, sans vraie raison, mais on n’est pas des bêtes !234
Nos grands-mères, on aurait dit que c’était des esclaves. Elles se faisaient frapper,
violer, tu sais, c’est comme si c’était interdit de dire, on gardait tout pour nous. Si on avait le
bras cassé, on restait chez nous pour le soigner.235
Selon J.-M. Tjibaou, les fondatrices de cette association furent parmi les premières à
s’inquiéter du déphasage que le ‘choc des cultures' a entraîné :
“Les femmes prirent vite conscience du malaise dans lequel le groupe se trouvait, du
déphasage incessant entre le monde collectif et le monde individuel des Européens, écartelés
entre deux systèmes de valeurs enracinées sur deux planètes différentes.”236
Les membres du Souriant Village disent aussi la difficulté de vivre dans un monde où une
culture domine l’autre, et où apparaissent de nouveaux besoins :
Nos grands-parents, ils étaient traités comme des bêtes, ils étaient frappés, on les
payait peu.237
234
Discussion avec Ponimëqatr Haluatr, 63 ans, ancienne présidente du Souriant Village Mélanésien, le 24 avril
2003.
235
Entretien avec une femme membre du Souriant Village Mélanésien, environ 50 ans, le 23 avril 2003, We.
236
Tjibaou J-M. et Missote P. 1976. Kanaké, Mélanésien de Nouvelle-Calédonie. Papeete : Editions du
Pacifique.
237
Discussion avec Ponimëqatr Haluatr, 63 ans, ancienne présidente du Souriant Village Mélanésien, le 24 avril
2003.
156
On ne savait pas où il fallait demander, on n’osait pas.238
Il y a des femmes, elles ont pas de quoi payer le pain.239
L’association du Souriant Village fournit donc une critique vis-à-vis de la vie de ce
qu’elles appellent “les femmes d’hier”. Elles n’avaient pas le droit de sortir, de parler en
public, ne se réunissaient pas entre femmes, et étaient exclues de la construction de l’avenir de
leur peuple. Les membres de cette association remettent en cause l’autorité abusive du mari
sur sa femme, considérant aujourd’hui comme anormales les violences qu’avaient à subir en
silence leurs aînées. Elles mènent aussi une réflexion sur le choc des cultures, choc colonial,
mais aussi choc des valeurs, qui entraîne une perte de repères, et un manque de compétences
pour affronter le monde occidental et les transformations qu’il véhicule avec lui.
L’association des Femmes et Filles de Lifou
Cette association pointe du doigt des habitudes et des mentalités qui empêchent les
femmes de 's’épanouir' :
Les femmes, elles n’ont pas l’habitude de parler, de sortir, quand elles vivent en
tribu.240
La maladie des femmes de Lifou, c’est la médisance. (…) Et les maris, ils montent les
femmes les unes contre les autres, ils ne veulent pas qu’on se réunisse, avec les partis
politiques, ils divisent.241
Le problème avec beaucoup de gens, c’est qu’ils se sentent obligés, ils ne savent pas
qu’ils sont libres. Ils font ce qu’on leur dit, ils suivent.242
Les membres émettent une critique des comportements de certains maris, jugés irresponsables
et violents :
Le mari, il peut aller se balader s’il veut, picoler, il rentre le soir, il va nous réveiller,
nous taper, il faut encore qu’on lui prépare à manger; et puis les femmes, on n’a pas le droit
de refuser, ni de se défendre, parce qu’il nous a payées. Comme il a payé, on ne peut plus
retourner chez nous, mais c’est pas dans la coutume de payer la femme, avant c’était les
ignames!243
238
Discussion avec Ponimëqatr Haluatr, 63 ans, ancienne présidente du Souriant Village Mélanésien, le 24 avril
2003.
239
Entretien avec Isola Zeula, femme de grand chef, présidente du Souriant Village, le 22 avril 2003, Drueulu.
240
Entretien avec Denise kacatr, déléguée aux Droits des Femmes, le 14 avril 2003, We.
241
Entretien avec Denise Kacatr, déléguée aux Droits des Femmes, le 14 avril 2003, We.
242
Entretien avec Denise Kacatr, déléguée aux Droits des Femmes, le 14 avril 2003, We.
243
Entretien avec une femme à la case des femmes, environ 30 ans, le 15 avril 2003, We.
157
Mon mari, il a un salaire, mais il boit tout dans l’alcool, je n’ai plus rien pour mes
enfants.244
Les femmes subissaient des violences tels que les viols, le harcèlement sexuel et moral,
les incestes et les violences conjugales.245
Les membres de cette association expliquent comment les femmes sont démunies dans le
monde occidental comme dans certaines situations coutumières :
Elles ne connaissent pas leurs droits, les organismes qui peuvent les aider, comment
faire les démarches. La plupart des femmes à Lifou, elles ne sont pas allées à l’école .246
Les femmes, parfois, elles ont pas de quoi vivre, si le mari travaille pas, c’est dur,
pour nourrir la famille, payer le bus pour les enfants…247
Les filles-mères, quand elles tombent enceintes, la fille, elle retourne dans sa famille
elle est plus rien, son enfant il est à la charge des parents, elle devient une charge pour ses
parents. Les filles-mères parfois elles sont aidées par personne, l’Eglise les aide pas. Et puis
elle est moquée, traitée de tout. Mais elle a le droit de faire ce qu’elle veut de son corps.248
Parfois, quand le mari décède, la belle-famille hérite des biens du couple, elle peut
adopter les enfants, toucher la pension à la place de la mère.249
Les Femmes et Filles de Lifou, dont la leader est la déléguée aux Droits des Femmes,
sont critiques vis-à-vis d’une “mentalité” qu’ont les hommes comme les femmes, qui limitent
celles-ci dans leurs actions (elles ont peur de sortir de chez elles, se font critiquées si elles le
font, leur mari trouve cela anormal…), et dans leur engagement social et politique, pourtant
nécessaire au développement économique de l’île. Elles ne critiquent pas la ‘coutume’, car
celle-ci est, selon D.Kacatr, souple et mouvante, s’adaptant. Par contre, elles critiquent des
interprétations qui considèrent que les femmes doivent être dans l’ombre des hommes,
dépendantes matériellement d’eux. Elles jugent cependant la montée de l’individualisme et
des inégalités économiques comme des problèmes majeurs. Elles considèrent que de
nombreuses femmes ont des difficultés matérielles, soit qu’elles ne sortent pas beaucoup de la
tribu, et ont des difficultés à parler français, à faire des démarches, à voyager, soit qu’elles se
244
Entretien avec une femme à la case des femmes, environ 40 ans, le 16 avril 2003, We.
Extrait de : Kacatr D. 2003. “Courrier de la déléguée aux Droits de la Femme, à Mr le Secrétaire Général de la
Province des Iles Loyautés. Objet: éléments de réponse pour le comité CEDAW.” Lifou.
246
Entretien avec Denise Kacatr, déléguée aux Droits des Femmes, le 14 avril 2003, We.
247
Entretien avec Denise Kacatr, déléguée aux Droits des Femmes, le 14 avril 2003, We.
248
Entretien avec Noël Pia, guide touristique, 52 ans, vendant des colliers à la case des femmes, le 15 avril 2003,
We.
249
Entretien avec Amoqatr Hmuzo, ancienne présidente de l’association des Femmes et Filles de Lifou, le 14
avril 2003, We.
245
158
trouvent dans des situations où elles sont ‘exclues’ des réseaux d’entraide, ayant quitté leur
mari, étant fille-mère, veuve…
Les femmes de ces trois groupes considèrent qu’il est difficile de s’impliquer
socialement et de s’adapter aux nouveaux besoins apportés par la société occidentale et
qu’elles sont victimes de violences injustifiées. Quelles aident proposent-elles?
C/ Des solutions proposées
Les trois groupes, diversifiant les activités des femmes et organisant des formations,
permettent aux femmes de tribu de s’impliquer plus socialement, et d’être plus compétentes
dans la gestion de la vie quotidienne.
Il est cependant particulièrement intéressant de comparer les différentes solutions que
préconisent les différents groupes.
Les groupes de femmes de L’Eglise Evangélique
Les groupes de femmes fournissent diverses aides pour les femmes : une aide
psychologique, par la prière, l’écoute, les conseils entre femmes. “Placer sa vie en Dieu” est
le principal conseil donné aux femmes ayant des problèmes de couple : il faut exhorter les
gens à avoir des relations de couple pacifiques, valorisant la complémentarité. Ces groupes ne
fournissent pas de moyens matériels pour que les femmes deviennent indépendantes, même si
certains membres du clergé étaient ouverts à cette idée. Ils déconseillent un recours au droit
français (principal contre-pouvoir des femmes en cas d’abus graves du mari), les femmes
devant s’en remettre aux autorités coutumières : leurs maris, leurs aînés, le petit chef, le chef
de clan… Des représentantes critiquaient d’ailleurs les conférences organisées par SOS
Violences Sexuelles, considérant que ces femmes “parlaient mal, étaient insultantes,
malpolies", mais elles conseillent cependant de dénoncer les viols sur mineures:
C’est les mamans les premières responsables, on remarque tout de suite les filles qui
ont été violées, grâce au groupe des femmes, on a dit “les filles violées, elles ressemblent à
ça”. On dénonce les hommes qui violent les jeunes filles.250
250
Entretien avec Onidraqatr Wahena, femme de 56 ans, le 17 mars 2003, Traput.
159
Ces groupes permettent cependant aux femmes de sortir de chez elles, de connaître
leurs voisines, de s’entraider, de voyager, de s’ouvrir l’esprit, et de se former face aux
nouveaux besoins (alimentaires, sanitaires, vestimentaires, administratifs…); bref de
s’enrichir personnellement pour mieux assumer son rôle dans la société actuelle.
Ces groupes aident les femmes à affirmer leur existence dans l’Eglise et la société,
pour changer les mauvaises habitudes d’une société. On incite les gens à prendre en main
leur avenir. On aide les femmes pour qu’elles connaissent bien leur place dans la société, en
faisant des études bibliques, des formations artisanales, des formations dans le domaine
social (jeunes mamans, hygiène des enfants, du corps, de la maison), en leur apprenant à
cultiver et à manger leur propres légumes, avec des engrais bios. Aujourd’hui, les femmes
participent à l’évolution, à des projets, dans les bureaux, elles dirigent des réunions.251
Ces groupes ne fournissent pas d’aides pour des femmes qui sortent de la norme : les
filles-mères, les veuves, les femmes séparées, les femmes d’autres religions.
Le Mouvement des Femmes vers un Souriant Village Mélanésien
Selon les membres du Souriant Village Mélanésien, pour résoudre le problème de la
perte de confiance en sa culture, le déphasage, il faut créer une plus forte solidarité en tribu,
faire des actions et des projets avec les jeunes, afin que chaque membre de la tribu se sente
bien intégré, bien dans sa culture : elles ont comme but de “créer un lien d’amitié entre toutes
les femmes habitant un même village ou un même quartier sans distinctions d’origine, de
stimuler l’entraide dans les domaines de la vie familiale sur le quartier ou le village", ainsi
que d' “essayer de travailler en coopération avec les éducateurs d’enfants et de rechercher et
organiser des loisirs pour les jeunes, avec les jeunes.”252
Elles dénoncent les violences et les viols (pas encore de façon publique, se conseillant
plutôt entre elles), surtout ceux commis à l’encontre des mineures et des femmes qui ont fait
leur devoir (les femmes ne s’étant pas bien occupées de leurs enfants, étant ‘dévergondées’ ne
doivent pas recourir à la justice française, selon elles). En cas de violences graves, elles
conseillent de porter plainte.
En s’engageant dans les associations, les femmes s’habituent à ‘se dépasser’, à parler
en public, à devenir moins timides… En se formant et en agissant en tribu, les femmes
acquièrent les moyens de s’adapter à ”l’évolution”, n’en devenant pas les victimes :
251
Entretien avec le pasteur Saulia Songen, et sa femme Iengenë, le 15 mars 2003, Tingeting.
Extrait de la brochure anniversaire du Souriant Village Mélanésien, 1991, La pause des vingt ans, Nouméa,
ADCK : p 10.
252
160
“L’association peut être un réel mouvement de promotion sociale pour les femmes.”253
Elles véhiculent un idéal de responsabilisation des personnes, hommes et femmes,
pour la construction de l’avenir.
Les femmes de toutes les communautés et de tous les âges peuvent être aidées.
L’association Femmes et Filles de Lifou
L’association des Femmes et Filles de Lifou organise des activités, des rencontres
pour que les femmes soient à même de changer leurs habitudes, leur façon de voir les choses,
tels le travail à la case des femmes, les conférences d’intervenants extérieurs…
Quand les femmes passent travailler à la case, c’est un changement, une formation, à
tous les niveaux, vestimentaire, sanitaire… Il faut être à l’heure, elles discutent, elles
échangent leurs savoir-faire, leurs savoir-être. Après elles s’occupent mieux du bien-être de
leur famille. Elles savent faire des démarches…Mais tu vois, pour toi, c'est rien, mais pour
ces femmes, de sortir de chez elles, de rencontrer des gens, c'est beaucoup.254
Elle apporte une aide matérielle aux femmes, proposant des formations, des prêts, des
petits revenus aux femmes étant dans des difficultés financières, devenant plus indépendantes
vis-à-vis de leur mari.
Moi, je fais des projets pour qu’on soit tous au même niveau, qu’il n’y en ait pas qui
aient rien.255
En cas d’agression physique, elle préconise en premier recours de s’adresser aux
autorités coutumières, de discuter pour arriver à un arrangement.
“Ici, on gère les problèmes surtout avec le droit coutumier, on voit tout lentement, on
analyse tout, et quand ça sort, c’est juste. (…) Si il y a des choses qui nous plaisent pas, à
nous de le faire changer. (…) On jongle avec le droit coutumier et le droit commun, ça pose
pas de problèmes.256”
Le recours au droit français est conseillé en cas d’injustices flagrantes, mettant en péril la vie
de femmes. La menace qu’il constitue est perçue comme un possible régulateur des rapports
de couple : cette association conseille aux femmes de menacer de porter plainte, de déposer
une main courante (etc.) avant que la situation soit grave. Cette association aide aux
démarches juridiques, dirige les femmes vers les instances qui leur seront utiles.
253
Extrait de la brochure anniversaire du Souriant Village Mélanésien, 1991, La pause des vingt ans, Nouméa,
ADCK : p 10.
254
Entretien avec Denise Kacatr, déléguée aux droits des femmes, le 14 avril 2003, We.
255
Entretien avec D.Kacatr, déléguée aux droits des femmes, le 3 mars 2003, We
256
Entretien avec D.Kacatr, déléguée aux droits des femmes, le 3 mars 2003, We
161
Elle aide aussi les femmes qui se trouvent dans des situations difficiles, où l’entraide
communautaire (familiale, tribale, religieuses) n’est pas forcément forte, telles les filles-mères
et les veuves, les femmes séparées, diminuant l’exclusion de ces femmes sur des critères
moraux.
Ces trois groupes féminins ont donc des activités et des discours qui véhiculent des
projets de société et d’amélioration de la condition féminine différents. Les groupes religieux,
mettant en valeur la libération de la personne que permet l’Evangile, interprètent les fléaux
sociaux (alcoolisme, drogue, violences…) comme une conséquence de la perte de repères, de
moralité, et une diminution de l'influence de l’Eglise. Garder la foi et s’en remettre aux
autorités coutumières et religieuses sont des solutions préconisées. Le Souriant Village
Mélanésien fournit une critique quant à des habitudes qui ne permettaient pas aux femmes de
s’impliquer socialement et de se défendre en cas d’agression. Il tente de consolider la
solidarité dans le milieu de vie des femmes, et conseille le recours à la justice française dans
des cas extrêmes. L’association des Femmes et Filles de Lifou, attachée à la Délégation aux
Droits des Femmes, émet l’hypothèse que de nombreuses situations difficiles sont dues à un
problème de mentalité, les femmes étant trop pudiques et se pensant sans défense. Les aides
sont matérielles et juridiques, promouvant une indépendance économique des femmes.
Conclusion
Sortant de chez elles, agissant en tribu et s’exprimant, les femmes transforment leur
identité. Entre elles, dans des réunions, dans nos entretiens, elles en parlent. Toutes
revendiquent remplir pleinement leurs fonctions traditionnelles. Les groupes des femmes de
l’Eglise disent “faire évoluer les femmes dans leur ministère”, celles-ci devenant plus
compétentes dans leur foyer, et étant plus épanouies dans leur couple. Le Souriant Village
Mélanésien véhicule aussi l’image d’une femme enracinée dans son rôle maternel, mais
l’étendant à la tribu, devenant des “mamans du peuple”, sensibles au devenir de leurs enfants.
Les Femmes et Filles de Lifou valorisent une image de la femme kanake compétente,
nécessaire au développement économique et à l’éducation des enfants de Lifou. Elles
véhiculent donc une image positive de la femme, remplissant ses fonctions maternelles et
s’adaptant au contexte socio-économique.
162
Ces groupes mènent aussi une réflexion sur les conditions de vie des femmes, sur leurs
difficultés, sur les raisons de ces difficultés et les moyens pour les dépasser. Tous remettent en
question le positionnement, en retrait, de la femme au sein de la société et de l’Eglise, n’ayant
pas le droit à la parole publique, à voyager, à faire des projets. Ils apportent une solution à ces
problèmes en organisant des activités associatives.
Mais ces trois associations fournissent aussi des critiques différentes des conditions de
vie des femmes, les problèmes rencontrés étant imputés à des causes diverses. Les groupes de
femme véhiculent soit un discours idéalisant le passé, où il n’y avait pas tous ces problèmes,
nés de la confrontation avec l’Occident, soit un discours valorisant l’effet bénéfique de
l’Evangile, dont la lecture permet de faire évoluer la société. Même si l’autorité ‘totale’ du
mari sur sa femme est plutôt critiquée, ces groupes ne proposent pas de portes de sorties en
cas de maltraitance, les femmes ne travaillant pas à leur compte, le divorce étant interdit, et le
recours à la justice française déconseillé. L’association du Souriant Village Mélanésien
véhicule un discours ‘moderniste’, proche du précepte de J-M Tjibaou : “La coutume, elle est
devant nous.” Il faut selon elle valoriser la culture kanake, lui redonner un second souffle, en
dénoncer les injustices, si besoin en faisant appel au système français, pour résoudre les
problèmes auxquels s’affrontent les femmes. Les mentalités sont, pour l’association Femmes
et Filles de Lifou, la cause de beaucoup de problèmes qui pourraient être évités. Cette
association valorise une émancipation économique des femmes et l’usage du droit en français
comme moyen de se défendre, dans l’optique des projets nationaux de promotion sociale des
femmes.
Ces trois associations ne fournissent donc pas de critique de type 'féministe' de la
condition féminine, mais tentent plutôt de faire évoluer les femmes dans leur ministère, sans
faire de rupture avec leur mode de vie traditionnel.
Chapitre 9
Les associations de femmes au sein des transformations de
l’identité féminine
163
Les femmes deviennent actrices de leur identité au travers des activités associatives.
Elles ne véhiculent cependant pas toujours une image de la femme en rupture avec l’idéal
social de la féminité de mères travailleuses et d’épouses soumises. Cependant, elles favorisent
une réflexion critique sur la condition féminine à Lifou. Mais les associations ne sont pas les
seules à fournir une réflexion critique de cette condition et ne sont pas les seuls facteurs de
changement. Comment les évolutions de la condition féminine et les représentations que
véhiculent les associations s’insèrent-ils au sein d’autres évolutions majeures de cette
condition ?
A/ Le corps et la sexualité des femmes
L’analyse fournie dans le chapitre deux fait l’état des lieux des représentations de la
sexualité féminine : celle-ci est potentiellement dangereuse, et cela impose des normes de
pudeur féminine et un positionnement en retrait des femmes dans l’univers social, d’autant
plus que celui-ci concerne la chefferie.
Il faut rappeler tout d’abord que la première grande série de transformations qu’ont
connues les représentations du corps et de la sexualité des femmes à Lifou a été opérée en
contact avec les missionnaires. Ceux-ci, apportant la ‘civilisation’, voulaient remplacer les
mœurs des ‘sauvages’ par des mœurs inspirées du modèle occidental. Les femmes et les
hommes furent vêtus, les femmes en robe « popinée », recouvrant les parties du corps ayant
trait à la sexualité, renforçant l’idée de pudeur. Aujourd’hui encore, les femmes mariées
portent cette robe, qui est devenu un symbole identitaire des femmes kanakes257. Lors de
réunions et de concours sportifs réunissant plusieurs villages, les femmes d’une même tribu
portent des robes de mêmes couleurs, cousues pour l’occasion.
Le devoir de virginité des filles avant le mariage est probablement une norme
véhiculée par les missionnaires258. Interdisant les « lale », fêtes nocturnes, et créant des
pensionnats de jeunes filles où elles apprenaient à coudre, à lire et à écrire, ainsi qu’à prier, les
missionnaires tentèrent de limiter les rapports sexuels avant le mariage, les filles ne sortant
des pensionnats que pour se marier. De même, les pasteurs, les prêtres et les femmes
missionnaires véhiculèrent de nouvelles conceptions de l’hygiène corporelle, faisant des
257
A.Paini. 2002. Re-dressing Signs and Designs : Kanak Women and la Robe Mission in Lifou, NewCaledonia.. Article internet, [email protected].
258
Selon C. Salomon, on ne retrouve pas cette norme sur la Grande Terre.
164
mères les responsables de l’hygiène du foyer. Enfin, ils véhiculèrent de nouvelles techniques
en matière d’accouchement, et de soins du bébé.259
De manière générale, on peut formuler l’hypothèse que les missionnaires ont instauré
des représentations du corps des femmes renforçant ou confirmant celles de la dangerosité de
la sexualité féminine hors-mariage.
Les groupes de femmes de l’Eglise Evangélique, les premiers groupes féminins actifs
en tribu, restèrent dans la lignée de l’action des missions. S'adressant d’abord aux femmes de
pasteurs et de diacres, des femmes occidentales venaient apprendre aux femmes kanakes à
être propres, à éduquer leurs enfants dans la propreté, à s’habiller de façon ‘correcte’, à ne pas
avoir de rapports en dehors du mariage… Aujourd’hui encore, alors que les groupes de
femmes ne sont plus ‘dirigés’ par des femmes occidentales, les femmes de l’Eglise véhiculent
une image de la femme devant être pudique, propre, habillée avec des robes popinées
correctes (portées différemment en fonction de son statut, tout le monde n’ayant pas le droit
de mettre les boutons devant, et d’en laisser quelques uns déboutonnés). Elles affirment que
ce sont les femmes qui doivent s’occuper de l’hygiène du foyer. Elles critiquent le fait d’avoir
une sexualité hors-mariage, et de vivre en concubinage. Le groupe des femmes ne remettent
donc pas en cause les représentations du corps et de la sexualité féminine comme devant être
approprié par le mari, et caché, le sexe des femmes ne devant absolument pas être vu, ne
devant pas ‘polluer’ une assemblée.
Le Mouvement des Femmes vers un Souriant Village Mélanésien est aussi inspiré par
les préceptes chrétiens quant à l’hygiène et la sexualité des femmes. Cependant, ces femmes
se veulent “des femmes d’aujourd’hui”: si elles sont les garantes de l’hygiène en tribu, elles
vantent les apports de la ‘modernité’, lesquels tempèrent la représentation dévalorisée du sexe
des femmes. Par exemple, l’usage de tampons, de serviettes hygiéniques est évoqué comme
des apports permettant aux femmes d’assister à des réunions en toutes circonstances, leur sang
étant ainsi ‘neutralisé’. De même, la robe popinée est conçue comme devant mettre les
femmes en valeur, les “faire belles” en plus d’être correctes, afin qu’elles soient “fières d’être
kanak, afin d’être sortables.” De même, moins soumises aux pressions religieuses (la religion
catholique est minoritaire à Lifou), elles véhiculent une vision de la sexualité avant le mariage
et en cas de veuvage plus ‘libre’ : elles valorisent l’usage de contraceptifs tels le préservatif
(elles en ont d’ailleurs distribué), et ne critiquent pas publiquement les femmes ayant choisi
259
Ces transformations ont été étudiées par A.Paini, en regard des textes écrits par les missionnaires et des
entretiens qu’elle a réalisés avec des femmes âgées. 1993 : chapitre 6.
165
d’avoir des rapports sexuels avant le mariage ou lors du veuvage. Les femmes du Souriant
Village de Lifou insistent sur les apports en matière d’hygiène, de contraception et de gestion
des menstruations : elles tempèrent ainsi les représentations de la sexualité féminine
dangereuse quand non-appropriée par un homme.
L’Association Femmes et Filles de Lifou, reliée à la Délégation aux Droits des
Femmes, elle-même vecteur des actions sociales et sanitaires, accueille les campagnes
actuelles concernant la médecine, la contraception, l’hygiène… Bien que cette association ne
revendique pas que les filles et les veuves puissent jouir d’une certaine liberté sexuelle, elle
véhicule une information qui en permet tout du moins la gestion. Accueillant des stages de
couture, elle prône le fait que les femmes kanakes puissent coudre elles-mêmes des robes
popinées ‘à la mode’, qu’elles ne soient pas obligées d’acheter des habits dans les magasins.
Ces différences entre les trois associations sont assez ténues : en effet, les groupes de
femmes évoluent vers un discours tentant de responsabiliser les paroissiens plutôt que de
‘faire la morale’, de donner un cap unique à suivre, et les deux associations laïques n’ont bien
sûr pas la fonction religieuse de ‘guider les âmes’. Si les trois associations sont composées
majoritairement de femmes portant des robes popinées, à Lifou, de plus en plus de femmes
portent des habits ‘à l’occidentale’: shorts, débardeurs, lunettes de soleil, etc. Les filles entre
15 et 25 ans refusent de porter les robes popinées en dehors des cérémonies religieuses, du
moins jusqu’à ce qu’elles se marient. Cependant, les filles ne transgressent pas pour autant
tous les codes de la pudeur : elles ne portent pas de mini-jupes, où l’on pourrait voir leurs
culottes… Les jeunes filles semblent bien moins au fait des représentations du sang des
femmes, des mythes. Une vieille femme regrette cela : “Les filles maintenant, elles vont à
l’école, le soir elles regardent la télé, on ne leur apprend plus rien, elles ne connaissent pas
bien leurs coutumes.” Les filles me disaient d’une manière générale qu’elles ne faisaient pas
attention aux “croyances de vieilles”, que “c’était avant qu’on croyait à tout ça.” Les
associations de femmes font de la robe popinée un symbole de la femme kanake, attachée à
ses traditions, à son honneur, mais aussi compétente et au fait des modes vestimentaires, bien
que cela ne soit pas suivi par la jeune génération, tendant vers la mixité vestimentaire (short à
l’américaine, avec une tunique faite en “manu” arborant les motifs de Kanaky par exemple).
Les campagnes sur la contraception sont plutôt une adaptation à une évolution des
mœurs des jeunes générations. Je n’ai pas rencontré de jeunes filles qui se préoccupaient
d’être vierges au mariage, quand leurs mères m’en parlaient comme quelque chose
d’important. Là aussi, on ne peut pas faire l’hypothèse que les associations de femmes sont les
166
précurseurs d’une ‘libération’ de la sexualité260. Les associations de femmes, en grande
majorité composées de mères, ne nient donc en général pas cette évolution des mœurs,
s’impliquant pour que leurs filles aient un comportement responsable et soient informées.
Les associations de femmes ont pour la plupart un réel impact sur l’évolution de la
gestion des violences physiques et sexuelles faites aux femmes. En effet, en tribu, elles sont
devenues des instances à la fois de réflexion, de protestation publique, et d’action contre ces
violences. Et cela dénote une évolution des représentations des corps et de la sexualité
féminine.
Dans les groupes de femmes de l’Eglise Evangélique est apparu le problème des
maltraitances que subissaient les femmes. Aujourd’hui, chacun s’accorde à dire que les
violences qui mettent en péril la vie des femmes sont “anormales”. D’un groupe à l’autre,
d’une femme à l’autre, les explications de ces faits et les changements souhaités varient,
comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent. Des femmes insistent en effet sur le fait
que la femme est la ‘propriété’ du mari, et ne voient dans les violences que le résultat d’une
mésentente au sein du couple, ou lorsque cela est en dehors du couple, le résultat d’une perte
de repères et de moralité, notamment de la part des jeunes filles. D’autres se rapprochent de la
conception occidentale du droit à l’intégrité physique, soulignant le fait que les femmes sont
des êtres à part entière, et qu’ils n’ont pas à subir les foudres du mari. Mais au sein de ces
groupes, il est rare que quelqu’un remette en cause le proverbe “trahmany la mus” (l’homme
décide, a l’autorité) : celui-ci a l’autorité sur sa femme, physiquement en cas de besoin.
Le Souriant Village et l’Association des Femmes et Filles de Lifou, travaillant en
collaboration avec SOS Violences Sexuelles, font évoluer les représentations du corps des
femmes appartenant au mari, soumis en toutes circonstances. Au travers de témoignages
poignants, elles m’expliquaient comment les maltraitances que leurs aînées ont subies en
silence leur paraissaient aujourd’hui inacceptables. Bien sûr, l’action sociale et sanitaire a
favorisé le fait que les femmes s’opposent à ces violences :
Avant, on était blessées, on ne sortait pas de chez nous. Mais avec les médecins,
maintenant, on va se faire soigner, et ils nous proposent d’aller porter plainte, ils font le
papier; ça change.
260
Il serait d’ailleurs intéressant d’étudier le décalage existant entre les discours religieux et les pratiques
sexuelles des mères et des grands-mères de Lifou Des femmes de l’Eglise, véhiculant une morale puritaine,
rigolaient sur leurs expériences de jeunesse. Il y a donc certainement un décalage entre les discours et les
pratiques.
167
Les politiques sociales ont donc favorisé les démarches individuelles visant à protéger
son intégrité physique. Mais les associations ont permis aux femmes de considérer les
violences qu’elles subissaient non pas comme un drame individuel mais comme un fléau
concernant d’autres femmes, qui les soutiennent éventuellement dans leurs démarches.
Nous, quand on sait qu’il y a eu un viol, on propose d’aller avec la femme porter
plainte. Les gens ils ne savent pas, mais nous on aide les femmes.261
Les débats et les marches de protestation contre les violences physiques et sexuelles
revendiquent le fait que les femmes aient le droit à l’intégrité physique. Si en public, les
raisons invoquées comme cause des violences sont en général l’alcool et le cannabis,
l’autorité abusive du mari était aussi invoquée dans les entretiens que j’ai faits.
Si les femmes dénoncent davantage les violences physiques et sexuelles à la justice
française, la plupart des violences conjugales ne sont pas l'objet de plaintes, car elles sont
toujours considérées par la majorité de la population comme normales.
Moi, je trouve que c’est bien les droits de la femme. Mais il y en a qui en abuse. C’est
vrai, il y a des femmes, elles passent leur temps dehors, à jouer au bingo, à dépenser l’argent
du mari, et lui il revient, le ménage est pas fait, les enfants ils sont pas gardés. Après le mari,
il tape. Mais il faut pas qu’elles aillent se plaindre après.262
En Kanaky, le recours à la justice française est de plus en plus fréquent. Les femmes
kanakes sont les principales demandeuses du changement de statut de droit particulier au droit
commun français, (ce qui est souvent jugé comme le reniement de l’identité kanake) pour des
affaires de divorce et d’héritage. De même, les plaintes pour viols et coups et blessures sont
en augmentation perpétuelle, et les victimes vont de plus en plus souvent jusqu’au procès.
Il est intéressant de voir comment le fait de recourir au droit commun est considéré
comme enfreindre les lois coutumières. Il est fréquent d'entendre dire "les droits de la femme,
c'est pas dans la coutume, ça". Nous voyons dès lors comment certains éléments sont dits
contraires, opposés aux principes coutumiers, car ils remettent en cause la suprématie
masculine. Cependant, dans cette société en mutation, la population est consciente qu'elle doit
intégrer certains éléments afin de construire l'avenir. Les femmes des associations laïques
disent elles que ce n'est pas dans la coutume de battre sa femme, et que le recours au droit
français en cas de violence n'est pas en rupture avec les principes coutumiers. Ainsi, nous
voyons comment les protagonistes mettent en avant des principes coutumiers différents, et
que dire "c'est pas dans la coutume, ça " revient à dire que l'on ne souhaite pas intégrer cet
261
262
Discussion avec une femme membre d’une association de femmes.
Discussion avec une femme ayant divorcé car son mari la battait, au point d’avoir mis sa vie en danger.
168
élément spécifique, ou que l'on juge qu'il fait partie des habitudes mais contredit des grands
principes coutumiers, de respect mutuel par exemple.
Les associations ont donc eu un impact majeur, récent (depuis environ 10 ans) dans
l’évolution de ce que les femmes considèrent être des violences ‘normales’, acceptables, et ce
qui relève de l’anormal, de l’inacceptable, même si au sein de celles-ci comme au sein de la
population de l'île, de nombreuses violences (prodiguées par le mari, les autorités
coutumières) sont considérées comme légitimes. Dans les associations, les femmes ont pu
réaliser que leurs problèmes étaient récurrents, et qu’il fallait sortir de l’ombre tenter d'y faire
face. La sexualité et le corps des femmes, même s’ils sont appropriés par le mariage, doivent
être respectés. Et le Souriant Village comme les Femmes et Filles de Lifou tentent de mettre
en œuvre les moyens de faire respecter cela, que ce soit par le recours au droit français, ou en
alertant la population sur les méfaits de ces violences. Elles essaient aussi de faire réagir les
autorités coutumières, sur ce qui est considéré habituellement être du domaine du ‘privé’.
B/ Travailler
Depuis les premiers contacts avec les Occidentaux, les modes de production,
d’échange, et de gestion des ressources ont considérablement changé. En effet, en premier
lieu, les hommes des Iles Loyauté furent embauchés sur des bateaux de commerce anglais,
partant de longs mois travailler en dehors de l’île. A Lifou, un des principaux impacts de
l’administration coloniale fut de stopper les guerres claniques, mettant fin à cette prérogative
masculine qu’était la guerre. Le travail des hommes, parfois forcé sous le code de l’indigénat,
les emmenait loin de leur foyer. Le fait que des hommes soient absents du foyer sur de
longues périodes a pu renforcer la gestion exclusive du foyer par les femmes, introduisant une
autre division du travail : les hommes ramenaient un salaire, minime, tandis que les femmes
s’occupaient du foyer et des enfants. Les missionnaires tentèrent de promouvoir le modèle du
couple occidental, ce qui a certainement contribué à renforcer encore le rôle des femmes
comme gardiennes du foyer, responsables de l’hygiène de celui-ci et des enfants. Si la
dichotomie privé/public a été promue par les religieux, l’absolu de séparation entre les sexes
fut affaibli, la complémentarité du couple étant mise en avant, notamment au travers de la
figure du couple de pasteurs.
169
B. Wapotro263 émet l’hypothèse que ces transformations entraînèrent une division
sexuelle des tâches moins stricte. A mon sens, ces transformations ont eu un impact double : à
la fois affaiblissement de l’ancienne séparation sexuelle des tâches, mais aussi établissement
de nouvelles normes en matière de division sexuelle des tâches. L’impact de l’évangélisation
et de la colonisation sur la répartition des tâches est difficile à évaluer, car on ne dispose que
de peu de documents, (voire aucun) sur la division sexuelle du travail à Lifou avant
l’évangélisation. Cependant, quelques femmes me dirent que les missionnaires avaient
“chargé encore plus” les femmes, que les hommes ne faisaient plus leur travail, qu’elles
faisaient tout.
Il est couramment dit à Lifou :
Les femmes ne doivent pas travailler en dehors de chez elles, ce n’est pas dans la
coutume : ce sont les hommes qui doivent ramener l’argent au foyer.
Cela montre que la division sexuelle des tâches, si celle-ci est moins ‘stricte’ quant aux
travaux agricoles et ‘ménagers’, s’est reportée sur les nouveaux travaux, nés des contacts avec
les différentes instances occidentales. La division ‘coutumière’ des tâches est un argument
que les Lifous utilisent pour justifier le fait que les femmes n’aient pas accès à certains
domaines (politiques par exemple). Il est étonnant d’entendre quelqu’un dire que “dans la
coutume, les femmes ne conduisent pas de voitures, ce sont les hommes.”, lorsque l’on sait
qu’il n’y avait presque pas d’automobiles à Lifou il y a dix ans ! Cependant, cela démontre
que certains principes de la division sexuée des tâches sont appliqués sur les nouveaux
travaux que réalisent les Lifous, et que ce qui est du ressort de la coutume n'a pas forcément
grand-chose à voir avec ce que faisaient les ancêtres. Il faut avoir conscience que ces
principes ont eux-mêmes connu de nombreuses transformations, avec l’évangélisation, la
colonisation, etc...
Cependant, depuis deux à trois décennies, les femmes ont accès au salariat (les
hommes étant autrefois les seuls à travailler dans des plantations, sur des bateaux, dans des
mines). La plupart du salariat actuel des femmes concerne des emplois dans les domaines
ménagers, de la santé, du social, et ce sont souvent des emplois précaires.264
Les associations de femmes de Lifou ont favorisé le fait que les femmes touchent un
revenu. En effet, surtout depuis la création des Délégations aux Droits des Femmes, les
associations se mirent à organiser la vente des produits faits par les femmes, à former celles-ci
263
Entretien avec Billy Wapotro, originaire de Lifou, directeur de l'Alliance Scolaire, diplômé d'ethnologie, le 7
mai 2003, Nouméa.
264
A.Paini. 1993. et C.Salomon. 2000.
170
à la couture, au tressage, à la gestion d’un budget et au respect d’horaires de travail. Les
femmes qui ont participé à des associations se révèlent souvent plus compétentes pour être
embauchées. Quelques unes lancent aussi des petites entreprises : snack, auberges,
commerces, magasins vendant des robes, des vanneries…. Les femmes que j’ai rencontrées
qui avaient monté des entreprises avaient toutes été actives au sein d’associations, où elles
avaient appris des choses essentielles pour faire aboutir leurs projets. D’ailleurs, un certain
nombre d’entreprises étaient elles-mêmes à l’origine des associations.
La séparation de plus en plus fréquente des comptes bancaires entre le mari et sa
femme indique un changement : les femmes deviennent propriétaires de biens, en leur nom.
La plupart des entreprises gérées par des femmes sont cependant encore au nom du mari. Cela
pose des problèmes en cas de divorce ou de veuvage : il est arrivé que des entreprises soient
récupérées par les frères du mari au décès de celui-ci.
Il est important de noter que les associations de femmes, en plus d’aider les femmes à
toucher un revenu, voire à trouver ou à créer un emploi, ont inventé une nouvelle façon de
travailler ensemble, entre femmes. En effet, elles se sont organisées pour créer des formes
innovantes de solidarité entre femmes, afin de répondre aux nouveaux besoins financiers. En
effet, les femmes sont de plus en plus impliquées dans des échanges marchands, attirées par
des nourritures rapides à préparer, des habits et des produits de consommation courante.
Partageant leurs savoirs, leurs compétences, travaillant entre femmes de clans différents, elles
apprennent à “travailler ensemble, collectivement”, et à subvenir à leurs besoins avec leurs
compétences ‘traditionnelles’. Les revenus de leurs travaux servent souvent pour une part à
aider les femmes en difficulté financière, à lancer des projets qu’elles n’auraient pu financer
seules.
Des Lifous me faisaient part de leurs inquiétudes face à la montée de
“l’individualisme”, comme par exemple dans le cas de Lifous qui touchent un salaire en leur
nom, et refusent de le mettre au service du clan. Les nouvelles formes de travail mettent à
l’épreuve l’organisation clanique du travail et des échanges, bien que, selon A.Bensa, “la
société kanak n’est pas soluble dans l’argent.”265 Les associations de femmes proposent une
organisation novatrice, ni capitaliste, ni ‘traditionnelle’: elle mettent en valeur un travail
“communautaire”, et se fondent sur les savoirs des femmes en matière de tressage, de cuisine,
de gestion, de couture, d’agriculture, afin de “développer le pays”. Pourtant, l’association des
Femmes et Filles de Lifou était critiquée sur ses projets de développement économique, des
265
A.Bensa. 1995.
171
hommes disant que ces femmes n’étaient motivées “que par le fric”, qu’elles étaient “dans la
logique individualiste de la société occidentale”. Cette association prône plutôt une plus
grande indépendance économique des femmes, et cela en travaillant en communauté. De plus,
les associations considèrent en général que l’argent gagné par les femmes servira à nourrir la
famille et à améliorer les conditions de vie du foyer. Mais le fait de devenir propriétaire en
son nom d’un revenu est certes une innovation à Lifou, car les femmes ne possèdent rien en
leur nom dans le système ‘coutumier’ (ni terre, ni enfant, ni maison…).
Il est important de constater que les femmes gagnant de l’argent participent de façon
conséquente aux échanges coutumiers, qui, lors des mariages par exemple, demandent de
grosses sommes d’argent. Elles acquièrent dès lors un autre statut dans ces échanges,
participant parfois en leur nom. De nombreuses femmes vont travailler à Nouméa et les filles
rêvent pour la plupart d’exercer plus tard un travail salarié. L’indépendance économique des
femmes constitue un changement dans la gestion de leur vie : elles sont moins dépendantes de
leur mari. Les associations de femmes contribuent à ce que les femmes de tribu, n’ayant ni
diplômes, ni compétences spécifiques, puissent toucher un revenu, et parfois, en leur nom.
C/ Hommes et femmes : construire le pays ensemble
Les représentations du corps, de la sexualité, ainsi que la division sexuelle des tâches,
évoluent, les associations de femmes participant de ces dynamiques. Mais au cœur des
évolutions évoquées précédemment, ce sont aussi les rapports entre les sexes qui se
transforment. En effet, de nombreux facteurs modifient les rapports hommes/femmes, dont les
rapports conjugaux.
Il faut rappeler tout d’abord encore une fois l’impact qu’ont eu les missionnaires
chrétiens dans les rapports entre les sexes. En Nouvelle-Calédonie, ils interdirent la
polygamie et l’anthropophagie des chefs, valorisant la vie en couple. De même, ils réduisirent
l’absolu de séparation entre les hommes et les femmes, qui vivaient dans des espaces séparés
selon les dires de voyageurs266, en interdisant à Lifou les « hmelöm », les cases d’initiation
masculine, et en valorisant la vie maritale dans un espace délimité, le foyer, les cases étant
regroupées autour des lieux de culte. Il est frappant de voir aujourd’hui à Lifou comment
chaque famille a son lieu d’habitation, soit une case et des baraques en dur, entourées d’une
266
Cette analyse se fonde sur les recherches de A.Paini, et de C.Salomon.
172
pelouse et d’un jardin très bien entretenus. La séparation des tâches entre les hommes et les
femmes fut aussi l’objet d’une éducation religieuse : les femmes furent déléguées
explicitement aux tâches ménagères, devant tenir un beau foyer propre, apprendre la couture
et le jardinage. Les hommes conservèrent une plus grande liberté de mouvement, comme
c’était déjà le cas en période de guerres, où avaient lieu des rapts de femmes. Cela s’accentua
avec les travaux nécessitant de quitter l’île. Diminuant l’idéal de séparation entre les sexes,
mais valorisant une dichotomie homme-public / femme-privé, sur le modèle du couple de
pasteur, ils créèrent des pensionnats et des écoles où filles et garçons étaient séparés, les filles
apprenant les travaux ménagers et les garçons un programme scolaire.
Les différentes organisations féminines que j’ai étudiées valorisent les membres du
couple comme complémentaires. Les groupes religieux, sans remettre en cause l’idéal
hiérarchique entre le mari et sa femme, mettent néanmoins en avant la notion de respect
réciproque :
Avant, l’homme il exagérait dans la coutume, il disait l’homme c’est la tête, la femme
c’est le corps, et il abusait de son autorité, il disait : “C’est moi l’homme qui commande”,
mais non, la femme, il faut la respecter, c’est la vie, c’est pas nous qui allons faire les bébés.
(…) Mais la coutume, c’est le respect mutuel, c’est la réciprocité, ‘ta vie c’est pour moi, et
ma vie c’est pour toi’, c’est mutuellement. “Imelekeu”, “Ihnimekeu” : je t’aime et toi tu
m’aimes. “Imetrötrekeu” : ça veut dire le respect réciproque.
Il y a des limites aux
coutumes, la coutume, c’est très important, mais il ne faut pas qu’elle dépasse…La coutume,
c’est comme une boîte, un verre : je bois ce qui est dedans. La coutume, la religion, l’état
civil, ça doit s’entraider.267
Le Souriant Village Mélanésien et les Femmes et Filles de Lifou disent entre elles
qu’il faut tendre vers le partage des tâches, à la maison, surtout quand la femme peut ramener
au foyer un salaire plus important que leur mari. Mais elles affirment que sortir, travailler à
l’extérieur ne les empêche pas de remplir pleinement leurs fonctions de mères. Les rapports
conjugaux ne sont pas l’objet de revendications, mais en discutant entre elles, les femmes
réfléchissent à comment s’organiser au mieux dans la répartition des tâches et des revenus à la
maison.
Ces trois associations ont impulsé un changement très important dans la répartition des
tâches entre les hommes et les femmes: les femmes se sont investies dans la gestion de la
267
Entretien avec le vieux pasteur Kakue, 71 ans, le 16 mars 2003, Tingeting.
173
collectivité. A leur façon. Sans l’exprimer de façon frontale tout d’abord, pour répondre à des
besoins pressants, puis en exprimant des souhaits pour le bien collectif.
Les religions chrétiennes ont contribué à faire émerger la notion d’égalité, entre les
peuples. Les groupes de femmes reprennent cette idée, mais dans le sens d’une relative égalité
entre les hommes et les femmes, d’un besoin d’engagement des uns et des autres dans la
gestion de leur peuple :
On dit pas que la femme elle est meilleure que l’homme, mais Dieu a créé l’homme et la
femme, et ils ont leurs responsabilités dans la société.268
Les deux associations laïques insistent davantage sur le fait que la population de l’île
s’affronte aujourd’hui à plus de choses que ce que les ‘coutumiers’ avaient à gérer : dans ce
nouvel univers, les femmes doivent s’impliquer. Par exemple, la santé de la famille passe
aujourd’hui par des campagnes territoriales, par des démarches sortant du cadre du foyer. Les
associations légitiment leur gestion de la collectivité par le fait qu’elles sont les garantes de
l’équilibre de la société, et que ses évolutions nécessitent leur engagement. Elles expliquent
leur prise de parole en public par le fait qu’elles le font dans de nouvelles instances, et non
lors de cérémonies coutumières. Dans les instances de représentation française, elles
revendiquent leur place.
Après la seconde guerre mondiale, les Mélanésiens accédèrent à la citoyenneté
française, puis au droit de vote (1957). Les hommes comme les femmes durent dès lors,
comme me l’expliquait le pasteur Kakue, faire cohabiter à la fois le statut coutumier, le statut
religieux et l’état civil.
C’est très délicat de vivre l’état actuel, les trois. (…) On est roulés par l’évolution, on
ne sait plus se servir de ce qui arrive, on est éblouis, avec l’école, les biens…269
Les femmes ont donc commencé à participer à un système politique où celles-ci
étaient consultées. Il serait essentiel, comme le note C. Salomon, de mener une étude sur
l’impact de l’engagement des femmes en politique, depuis le début des revendications
d’indépendance jusqu’à aujourd’hui. Engagement paradoxal et suscitant beaucoup de conflits
aujourd’hui avec l’application de la loi sur la parité : en effet, de nombreux hommes lifous
transfèrent leur vision de la gestion masculine de la chefferie à la gestion politique de partis,
de la mairie et de la Province. Les femmes peuvent y participer, mais dans des rôles
subalternes (adjoint au maire par exemple), et dans des domaines proches de leur rôle
268
269
Entretien avec Otreneqatr Kakue, 68 ans, femme de pasteur retraité, le 16 mars 2003, Tingeting.
Entretien avec le vieux pasteur Kakue, 71 ans, le 16 mars 2003, Tingeting.
174
domestique (organisation de la cuisine lors de meetings ; élues travaillant souvent dans les
domaines de la santé, dans le social, l’éducation…).
Nous voyons dès lors comment des éléments de la « modernité », concept couramment
utilisé pour expliquer l’évolution du statut des femmes, peuvent être réinterprétés dans le sens
d’une reproduction de la hiérarchie coutumière homme/femme. Dans le cas de la gestion
politique, il est intéressant de noter que les hommes de Lifou assimilèrent bien le fait que le
système politique français est représenté en grande majorité par des hommes, mais ils étaient
outrés de la présence d’une Délégation aux Droits des Femmes. On ne peut pas affirmer que
la mondialisation, le transfert du modèle occidental, soit toujours synonyme de libération pour
les femmes : ce modèle ne prône pas toujours l’égalité entre les sexes !270 Cependant, des
femmes se sont engagées en politique depuis les revendications indépendantistes, refusant
d’être reléguées au second plan. Ces femmes eurent un impact sur les politiques
gouvernementales, insistant par exemple pour que soient créées des Délégations aux Droits
des Femmes dans les Provinces.
Les associations de femmes ont-elles favorisé un engagement citoyen et politique des
femmes? Citoyen, certes, mais politique (que des femmes se présentent à des élections, et à
des postes à responsabilité), cela n’est pas certain. L’action citoyenne a poussé les femmes à
sortir de “l’ombre confortable du foyer” pour s’investir dans des actions collectives, visant
l’amélioration des conditions de vie de leur famille et leur peuple :
Le groupe de femmes c’est pour savoir ce qu’on peut faire dans la société kanake,
pour la parité entre les deux cultures.271
Des membres de groupes de femmes me disaient se réjouir de l’entrée en politique des
femmes (la présidente du bureau de l’île est d’ailleurs engagée en politique), que les groupes
étaient un terreau pour préparer les femmes à la gestion de responsabilités sociales. Mais cela
n’est pas représentatif de l’avis général. En effet, d’autres personnes trouvaient que des
femmes respectueuses de leur coutume et de la religion ne devaient pas se présenter, ou en
tout cas, devaient se présenter derrière un homme.
L’association du Souriant Village Mélanésien insiste sur le fait que les femmes n’ont
pas besoin de s’investir dans des partis politiques pour avoir un réel impact sur leur pays.
Mais elles ne nient pas pour autant l’importance que des femmes s’engagent en politique, et
deux membres leaders se sont formés dans la gestion communale. Elles voient d’un bon œil
270
Ce qui s’oppose à la vision de Y.Pelletier : « Ce n’est pas l’évolution des mœurs qui est au cœur de la
mécanique d’émancipation des femmes, elle n’est qu’une conséquence des changements socioéconomiques et
socioculturels qui ont bouleversés les structures traditionnelles de la société kanak, et ses schémas mentaux ; les
rendant inadaptés à l’évolution de la société. » 2002 : p 21.
271
Entretien avec Onidraqatr Wahena, femme de 56 ans, le 17 mars 2003, Traput.
175
l’arrivée de la parité. Cependant, les membres de l’association préfèrent, disent-elles, l’action
de terrain.
L’association Femmes et Filles véhicule l’idée que les hommes et les femmes doivent
travailler ensemble, côte à côte en politique, mais aussi dans la vie de tous les jours. Denise
Kacatr se prononce pour une hiérarchie des compétences dans ce qui est du domaine de la
gestion publique, les femmes ayant des compétences égales à celles des hommes, mais des
qualités complémentaires.
Le simple engagement dans des associations de femmes n’implique pas forcément que
l’on soit investie dans un projet de société, ou un projet citoyen. Etre à la tête ou être un
membre actif de ces associations implique par contre que l’on participe à des projets visant un
progrès social par la base. Si des femmes engagées en politique travaillent dans des
associations, ou en ont créées, les associations ne constituent pas, pour l’instant, un levier
pour que les femmes de tribu s’engagent politiquement. La formation scolaire l’est davantage.
La scolarisation des deux sexes et de façon mixte constitue un des principaux moteurs
des transformations des rapports entre les sexes. Les écoles laïques mixtes se sont multipliées
sur Lifou cette dernière décennie. Selon C. Salomon, « le mode de vie de la nouvelle
génération fait incontestablement davantage de place à la mixité, l’école (où les filles vont
désormais au même titre que les garçons) contribue à promouvoir plus d’intimité entre les
jeunes gens et - au-delà - de nouvelles conceptions calquées sur celles qui prévalent en
Occident. »272 Cela est très sensible à Lifou, où mes amis kanaks, étant allés en général
jusqu’à la troisième ou au lycée, se plaignaient de ne pouvoir marcher avec des amis d’école
de l’autre sexe en tribu. Les adultes critiquent de manière générale les mœurs des jeunes gens
qui tendent à la mixité (les jeunes filles portant des shorts, les garçons devenant coquets).
Meleneqatr Qene Nöj, âgé de 82 ans, ne voit pas d’un bon œil la mixité, réalisant que celle-ci
peut entraîner des changements sociaux :
Avant, les filles ont leur école, et les garçons ont leur école. Aujourd’hui, on mélange,
et c’est un scandale pour la coutume ! Les carangues mangent ensemble, les morues
ensemble, mais si on mélange, c’est pas bon : ils vont se bouffer entre eux ! C’est des
conflits ! Mais aujourd’hui des filles demandent le mariage, les garçons aussi, ils
commandent, avec le mélange, ils font des bébés, il y a viol : c’est la pagaille ! Ils se
272
C. Salomon. 1998 : p 97.
176
disputent comme des animaux. Si on met les chats avec la souris, c’est pas bon, le chat il va
la manger. C’est comme les hommes et les femmes. 273
Pour les vieilles personnes de Lifou, chaque sexe est considéré comme une catégorie à part, et
mélanger les hommes et les femmes est porteur de désordre social.
La mixité qui existe depuis la maternelle jusqu’à la sortie de l’école entraîne une
évolution des mœurs, d’autant plus que les filles expérimentent leurs facultés intellectuelles,
et constatent qu'elles peuvent être meilleures que celles de leurs congénères masculins. La
réussite scolaire en milieu kanak est largement féminine, malgré le fait que les filles soient
contraintes d’arrêter leurs études en cas de grossesse, ou lorsque la famille a besoin d’aide,
par exemple pour s’occuper de personnes malades. La réussite dans les études est une voie
récente d’acquisition de prestige pour les femmes. Une femme ayant brillamment réussi ses
études me disait avoir gagné de la considération dans la tribu :
Je suis celle qui a réussi. Même quand je n’étais pas mariée, on me traitait avec plus
de respect. (…) J’étais très consciente de ça ; c’est pour ça que les filles elles réussissent
mieux leurs études, c’est la seule façon de gagner une meilleure place.
Les femmes ayant fait des études ont plus facilement accès aux places politiques, ont souvent
un travail salarié, et sont de manière générale bien plus critiques sur les rapports entre les
sexes. Mais la plupart des femmes qui remettent en cause la hiérarchie masculine vont habiter
à Nouméa, y trouvent un travail, et se marient avec des hommes ayant eux aussi opéré une
critique de ce modèle.
Les femmes qui ont une position plus ‘radicale’ sur les rapports entre les sexes ne
s’investissent en général pas dans les associations. En effet, les associations ne font pas de la
dissolution de la domination masculine un objectif; d’ailleurs, elles ne m’ont pas parlé de
‘domination masculine’, n’engageant pas de réflexion féministe. Se basant sur les rôles (être
mère travailleuse et garante de l’équilibre social) et les tâches (la cuisine, la couture, le
tressage, la santé des enfants) ‘traditionnelles’ des femmes, elles ne transgressent pas non plus
la division sexuelle des tâches admise dans la société où elles vivent. Rester entre femmes
permet la gestion féminine de ces groupes, mais j’ai pu observer que dans des associations
mixtes, elles laissaient les hommes diriger.274
Les associations de femmes ne forment donc pas un levier aussi puissant que les écoles
dans l’évolution des rapports entre les sexes, maintenant les femmes de tribu dans leurs rôles
273
Entretien avec Meleneqatr Qene Nöj, 82 ans, ancien petit chef et porte-parole du grand chef du district de
Gaïca, le 7 avril 2003, Drueulu
274
A Traput, lors d’une réunion de parents d’élèves, il n’y avait que des femmes. Au moment d’élire le président,
un ami arriva : il venait chercher sa femme. Il fut élu d’office. Sa femme m’expliqua qu’elles aimaient bien que
ce soit un homme qui soit à leur tête.
177
‘traditionnels’, et n’appliquant pas la mixité. Elles élargissent cependant les rôles traditionnels
qui leur sont accordés, et organisent des journées féminines (où des hommes peuvent venir)
qu’elles dirigent.
Une des évolutions majeures de cette décennie est l’assouplissement des règles
d’alliances : les jeunes gens commencent à vivre en concubinage, choisissent de façon
croissante leurs conjoints, limitent le nombre de naissance, et les mariages mixtes (entre
plusieurs communautés) se multiplient. De nombreuses filles me disaient qu’elles voulaient se
marier “avec un kamadra (un Européen), parce que eux ils aident la femme à faire le ménage,
ils tapent pas leurs femmes.” La jeune génération (qui a vingt ans aujourd’hui) expérimentent
un métissage culturel plus fort, la plupart allant habiter à Nouméa au moins quelques mois, y
rencontrant (à l’école par exemple) des amis d’autres cultures. La majorité des filles de Lifou
ayant entre 20 et 25 ans vivent à Nouméa : elles tentent de trouver un petit emploi là-bas. En
tribu, les filles de mon âge avaient pour la plupart envie d’y aller, le contrôle social étant
moins fort à Nouméa. Celles qui restent à Lifou ont en général une raison pour le faire (garde
d’un parent malade ou de leur bébé, emploi sur l’île, aide dans le commerce d’un parent…). JM. Tjibaou notait en 1976 que « les jeunes filles mélanésiennes quittent la tribu beaucoup
plus tard que les garçons mais celles qui s’en vont rompent d’une manière beaucoup plus
délibérée avec le milieu traditionnel. »275
La modification des règles d’alliance et la mixité à l’école, laquelle impose une
hiérarchie fondée sur les compétences (et non sur le sexe), sont deux facteurs qui jouent sur
des éléments fondateurs du rapport hiérarchisé entre les sexes à Lifou : sur le mariage et la
division 'traditionnelle' sexuelle des tâches. Comme nous l’avons vu dans la première partie,
un des ‘verrous’ de la position subordonnée des femmes réside dans les règles d’alliance : les
hommes, représentants des clans, s’échangent les femmes, qui sont dès lors des étrangères à
jamais dans un clan qu’elles ne représentent pas, auquel elles « donnent » des enfants.
L’assouplissement des règles d’alliance, quoique le ‘coût’ croissant d’une femme dans le
mariage n’aille pas forcément dans ce sens, est un levier de transformations sociales sans
précédent.
Les associations de femmes ne se prononcent pas réellement sur ce point. L’Eglise reste
sur sa position, refusant le divorce et la vie en concubinage, tandis que les associations laïques
275
J-M.Tjibaou, et P. Missote, 1976, Kanaké, Mélanésien de Nouvelle-Calédonie, Papeete, Editions du
Pacifique : p 28.
178
valorisent la vie en couple et les mariages ‘traditionnels’, sans rejeter pas non plus les femmes
ayant choisi la vie en concubinage et le divorce.
Les collectivités féminines des tribus de Lifou remettent en cause le fait que les hommes
gèrent seuls la tribu et le pays. Face à tous les bouleversements que connaît la société kanake,
les femmes des associations disent la nécessité de s’investir dans la construction de l’avenir
de leur peuple, en tant que mères soucieuses et femmes pouvant avoir des compétences aussi
précieuses que celles des hommes. Toutes les associations valorisent la complémentarité entre
les hommes et les femmes. Mais, à la différence des groupes religieux sous gouverne
masculine, les associations laïques osent demander que cette complémentarité se fasse à
‘égalité’ : s’il faut construire le pays hommes et femmes ensemble, il faut le faire côte à côte,
et non les femmes derrière les hommes. Elles ne prônent cependant pas les nouvelles formes
de vie qui remettent en cause directement la domination masculine.
D/ De nouveaux ressorts dans la construction de l'identité personnelle
des femmes
L’identité personnelle d'une femme de Lifou s’appuie sur son appartenance à trois
clans : 1) celui de sa mère, ses oncles utérins détenant le principe vital ; 2) celui de son père ;
3) celui de son mari. Les femmes de haut rang se marient avec des hommes de haut rang, et
seront respectées comme telles, les gens du commun s’adressant à elles avec des termes de
politesse qui reflèteront leur relation hiérarchisée (cela vaut pour les gens d’église aussi). De
même, avec l’âge, les femmes bénéficieront d’un plus grand respect. Elles jouiront de
beaucoup de prestige si elles ont réussi dans leur vie leur principal devoir : donner beaucoup
d’enfants au clan de leur mari. Certains disent que les groupes religieux sont très
“respectueux” des hiérarchies d’aînesse, de sexe et de rang, d’autres diront qu’ils sont
“englués” dans ce fonctionnement, où la place de chacun reste quelque chose de très
important, l’organisation et les paroles données répétant cette hiérarchie sociale. Le
Mouvement des Femmes vers un Souriant Village Mélanésien, ainsi que l’association des
Femmes et Filles de Lifou tiennent plus à distance ces hiérarchies, n’en faisant pas un élément
fondamental de leur organisation. Cependant, comme l’explique Denise Kacatr : “Nous, on
est d’une génération où on est très respectueux, on ne va jamais offenser la coutume, les
179
règles de respect.”276 Les associations ne remettent pas en cause les hiérarchies existant dans
leur quotidien, mais ne les répliquent pas dans leur organisation.
L’identité d’une femme se construit aussi en rapport avec son rôle maternel (voir la
première partie). Aucun des trois groupes étudiés exprime un refus de ce rôle. Bien au
contraire, comme l’a montré A. Paini, ces associations s’en servent comme tremplin pour
s’investir socialement. Elargissant leur rôle maternel à des activités concernant le bien-être de
la tribu, les femmes des associations définissent ce rôle d’une façon inédite : agissant en leur
nom propre, elles s’approprient un rôle qui auparavant leur était conféré et auquel elles
devaient, bon gré mal gré se soumettre. Se constituant comme groupe, elles forment une entité
nouvelle : la communauté des femmes. Elles ont dès lors la possibilité de se définir comme
‘femme’, appartenant à une communauté internationale, et non plus que comme “femme d’un
tel”. Se définir comme femme, mais surtout comme femme pensant à des projets, les réalisant,
et s’exprimant sur le devenir de leur société.
Pour les groupes protestants, la définition de chaque personne féminine est
indissociablement liée à son mari, et son rôle est au foyer. Les femmes doivent vivre avant
tout, selon eux, pour leurs enfants et leur mari. Les deux autres groupes ne nient pas cela,
mais permettent aux femmes d’avoir une autre définition de soi : dans le Souriant Village, les
femmes travaillent pour la communauté, la tribu, le peuple, et en leur nom. Ces femmes ne
considèrent pas que leurs projets doivent être contrôlés par des hommes ou des instances
hiérarchiques. L’association ‘Femmes et Filles de Lifou’ permet aux femmes de tout âge
d’avoir une indépendance financière relative, de ne plus dépendre totalement de leur mari.
Ces deux associations considèrent que les femmes doivent "s’adapter” aux évolutions que
connaît la société lifou, et que dans ce nouvel univers social, les femmes ne doivent pas
forcément se définir en-dessous et après les hommes, derrière eux : de façon complémentaire,
elles veulent s’affirmer sur la scène publique. Cela ne concerne pas la chefferie, les réunions
coutumières et religieuses, précisent-elles : “On garde notre place coutumière”.
Les associations permettent aussi de valoriser le travail des femmes comme étant beau,
noble (mais pas autant que celui des hommes) et surtout pouvant s’adapter au monde
occidental. Même si les femmes font toujours preuve d’humilité devant des hommes, les
associations prouvent que les femmes sont “compétentes, travailleuses” et que leurs projets
tiennent la route, même si ceux-ci sont modestes. Sans renier les valeurs de respect et
d’humilité, elles mettent en avant d’autres valeurs qui caractérisent selon elles les femmes :
être travailleuses, courageuses, généreuses. Ces valeurs sont des valeurs qui font le ‘pont’
276
Entretien avec Denise Kacatr, le 5 mai 2003, We.
180
entre l’univers occidental et l’univers kanak : elles se fondent sur des valeurs chrétiennes,
communes aux deux cultures.
Les associations de femmes, sortant celles-ci de l’isolement domestique et d’un rôle
‘passif’, contribuent à la construction de l’identité personnelle de ses membres. Elles
permettent aussi à des femmes d’avoir des loisirs, de prendre le droit d’avoir des loisirs.
L’Association des Femmes et Filles de Lifou permet même aux femmes d’avoir une relative
indépendance financière et les moyens de se ‘défendre’ face à des injustices, voire
simplement de considérer que ce qu’il leur arrive est injuste, et plus seulement une fatalité. Si
d’un côté, les femmes ont davantage tendance à se considérer comme des ‘individus’ à part
entière, pouvant agir à ‘égalité’ avec des hommes, d’un autre côté, cette conception est
atténuée par le fait que les femmes agissent avant tout en groupe, de façon solidaire, et ne
bousculent pas les instances ‘traditionnelles’ de pouvoir, exclusivement masculines.
La parité en politique
La Nouvelle-Calédonie est soumise aux lois sur la parité entre les sexes en politique,
et celle-ci va s'appliquer aux prochaines élections partout sur le territoire calédonien. L’idée
de la parité pose des problèmes d'ordre général, du moins pour les hommes.
La parité, c’est un terme qui pose problème, car on ne sait plus qui est qui.277
Un homme me disait que les gens de Lifou devraient retourner à une vie où les hommes et les
femmes se fréquenteraient au minimum, où chacun aurait sa case : le fait de réduire la
différence hiérarchisée lui semblait une hérésie. Les femmes des associations ne l’entendent
pas de cette oreille là. Des membres des groupes de femmes religieux disent même :
Les groupes de femmes, c’est pour encourager les femmes à s’exprimer politiquement,
à libérer les femmes de leur mari. Avant, la femme était la possession de l’homme.
Aujourd’hui, l’un et l’autre ne se possèdent pas. (…) L’Evangile, c’est pour mettre chacun à
sa place, pour la libération sociale, politique, culturelle278.
On a besoin de savoir ce que les autres ils font, de traverser les habitudes : on a
cassé le pot d’habitude, les critiques fusent. Mais progressivement, on voit que c’est une
bonne chose que la femme sorte, c’est dans notre intérêt. Les femmes commencent à parler,
en tribu, pour donner des conseils. (…) Les filles, elles travaillent bien à l’école, après elles
peuvent ramener de l’argent à la maison.279
277
Entretien avec le vieux pasteur Kakue, 71 ans, le 16 mars 2003, Tingeting.
Entretien avec le pasteur Saulia Songen, et sa femme Iengenë, le 15 mars 2003, Tingeting.
279
Entretien avec Otreneqatr Kakue, 68 ans, femme de pasteur retraité, le 16 mars 2003, Tingeting.
278
181
Denise Kacatr analyse les réactions quant à la prochaine parité :
Avec la parité, il y en a qui ont peur. D’autres savent que les femmes vont aller de
l’avant. Mais il y en a, c’est difficile car c’est comme si on changeait les anciennes
mentalités, ils sont tellement dans la coutume, la religion, c’est comme si ça changeait les
croyances des gens vis-à-vis des hommes et des femmes. Nous on prône l’émancipation. Les
femmes, elles ne sont pas bonnes qu’à faire bouillir la marmite, toujours à la cuisine. On dit
qu’il faut partager les tâches, changer doucement de mentalité, petit à petit. (…) On a la
volonté que les femmes se prennent en charge, qu’elles subviennent à leurs propres besoins.
(…)La religion, la coutume, les droits de la femme, c’est complémentaire ! Mais ils savent
que si ils favorisent les droits de la femme, il y aura plus de liberté, ils ont peur de ne plus
pouvoir contrôler après. (…) On est pour un développement harmonieux, que les femmes
s’émancipent. 280
Le contact avec des cultures où les femmes ont plus de pouvoirs, ont des droits quasisimilaires à ceux des hommes, où il n’y a pas d’idéologie de séparation des sexes, est
appréhendé par les associations comme pouvant apporter aussi des éléments positifs; dont la
parité en politique fait partie. Les associations de femmes de Lifou ont un discours
relativement uni sur le fait que les hommes et les femmes doivent avoir des relations plus
égalitaires. Mais cela ne doit pas conduire selon elles à une organisation sociale individualiste,
où les femmes deviennent des “kamadra” (occidentales).
Le colloque des l'association des femmes citoyennes tenu le 7 mars à Nouméa a réuni
des femmes kanakes engagées en politique, des leaders des associations, et des femmes qui
sont des personnalités coutumières, afin de préparer l'arrivée de la parité en politique. Cela
annonce certainement une unification des mouvements féminins kanaks, et de nouvelles
perspectives pour les associations de femmes qui deviendront peut-être des 'tremplins' pour
les femmes de tribu voulant s'investir dans la vie politique.
Conclusion
280
Entretien avec D.Kacatr, déléguée aux droits des femmes, le 3 mars 2003, We
182
Peut-on dire, en définitive, que les femmes de Lifou tracent les “limites de la
différence” selon le concept de Barthes, repris par A.Paini, selon un mode qui n'est pas celui
des hommes ? Rien n’est moins sûr. Pour plusieurs raisons.
D’une part, le discours des femmes au sein d’une association n’est pas le discours de
toutes les femmes de Lifou, et une même femme peut avoir un discours autre en dehors du
cadre associatif. C’est le cas par exemple de certaines femmes militantes, qui tiennent leurs
filles un discours inverse à celui tenu dans des manifestations.
D’autre part, on ne peut dire que les femmes revendiquent en tous points la
‘modernité’, comme c’était le cas il y a dix ans selon A.Paini. Certes elles revendiquent de
trouver une vraie place, aux côtés ou derrière les hommes, selon les associations, dans ces
univers sociaux que sont le monde marchand, les pouvoirs publiques français, la médecine
occidentale… Mais leurs discours peuvent être aussi très conservateurs : “Nous, on dit aux
femmes leurs droits, mais surtout leurs devoirs.” affirme Denise Kacatr, déléguée aux droits
des femmes. D’ailleurs, un même homme peut tenir dans deux discours voire dans un même
discours (ce qui est très étonnant au début) des positions inverses, quant à la gestion par
exemple des nouveaux éléments culturels. Tout dépend de l’assemblée, du rôle qu’il a à tenir
à ce moment, des intérêts de son clan et ses propres intérêts. Des hommes peuvent donc très
bien revendiquer la ‘modernité’ dans certains discours à Lifou (par exemple dans des discours
à la mairie). Les hommes et les femmes partagent de même un certain nombre de
représentations, même si les hommes, en tant les représentants des ancêtres, sont tenus à un
discours plus idéaliste quant à ‘la coutume’.
Il ne s’agit donc pas de dire ici que “les femmes kanakes” ou “les femmes de Lifou”
ont une vision homogène de leur identité, ni qu'elles ont, donc, des revendications communes
et indifférenciées, qu’elles parlent d’une même voix. Il ne faut pas oublier que les discours
tenus par les femmes des associations sont produits en général par des leaders, dont les
conceptions ne représentent pas forcément celles des membres, et encore moins des femmes
de Lifou ; cependant, leurs discours questionnent les représentations de la féminité, celles
qu’en ont les hommes comme les femmes.
En définitive, il me semble que c’est davantage le fait même d’agir en son nom et de
prendre la parole, qui constitue, pour les femmes de toutes associations confondues, une
transformation de leur identité. Cette évolution touche une frange de la population particulière
: celle des femmes de tribu, vieilles femmes et mères, qui n’ont pas eu l’occasion de faire des
183
études, de travailler pour un salaire, et qui ont reçu une éducation souvent très puritaine et
soumise au respect des hiérarchies coutumières. Victor Ihage m’expliquait cela :
“Tu vois, ma grand-mère, elle, il faut pas lui parler des associations, des droits de la
femme, à la limite des groupes religieux, et encore, à son époque, les maris, ils laissaient pas
les femmes y aller… Elle fait partie d’une génération qui n’a pas eu l’occasion de se libérer.
Les femmes à nous, elles peuvent sortir, voyager, porter plainte, mais elles ont conscience
que le plus important c’est le rôle de “watreng”, de panier, pour la famille. Mais tu vois, les
jeunes filles, je sais pas ce que ça va devenir.”
Pour distinguer des groupes qui ‘tracent les limites de la différence’ de façon
divergente entre ce qui est lifou, kanak et ce qui relève de ”l’autre”, (de l’Occident en général)
il faudrait à mon sens se tourner vers le critère de l’âge, avec comme paramètre
supplémentaire le fait d'avoir suivi ou non un cursus scolaire. En effet, comparativement aux
conceptions, parfois contradictoires, des filles de Lifou sur les rapports hommes-femmes, les
associations de femmes véhiculent des idéaux que l’on peut qualifier de ‘conservateurs’, qui
insistent sur des schémas culturels prônant bien plus la séparation entre les sexes et une
certaine hiérarchie, garante du bon déroulement de la vie communautaire. Les associations de
femmes ne sont donc pas aujourd’hui les ‘fers de lance’ d’un mouvement féminin. C.
Salomon affirme : “Le processus actuel de renégociation des rapports entre les sexes, impulsé
par les jeunes femmes kanakes, est désormais impossible à endiguer et le mode de vie de la
nouvelle génération laisse déjà entrevoir une plus grande ouverture des formes de vie
possibles non seulement pour les femmes mais aussi pour les hommes.” 281 Denise Kacatr
remarque d'ailleurs : “Les jeunes, elles sont pas comme nous, elles veulent tout changer, elles
sont bien plus…”
Les associations de femmes ont impulsé, dès les revendications indépendantistes, un
renouveau de l’identité des femmes, mais celle-ci connaît d’autres facteurs puissants de
transformations, tels l’école, ou encore le possible recours au droit français. Ces phénomènes
n’influent d'ailleurs pas seulement sur les rapports entre les sexes.
Tu existes quand tu es dans une communauté, car la communauté te donne ton identité
Ici, chacun est amené à oeuvrer dans le clan. Mais il y a le problème de deux sociétés qui se
confrontent : un système communautaire, et un système individualiste. Mais moi je dis, il faut
que les grands pays, ils respectent les petits pays, qu’il n’y ait pas un qui mange l’autre. Mais
281
C.Salomon, 2000b : p 12.
184
nous, on a vu comment c’était avant : c’est les jeunes, ils sont nés avec toutes les choses qui
brillent, tout ça : c’est difficile pour eux de prendre du recul.282
Les autorités coutumières ont en effet des inquiétudes quant aux forces 'centrifuges'
qui divisent les clans. Lifou est une société particulièrement consciente qu’elle est en train de
se construire, et qu’il faut qu’elle fasse des choix, qu’elle s’adapte, qu’elle trouve des
solutions pour vivre dans un univers dominé par l’économie capitaliste, par une idéologie
plaçant l’individu au cœur de ses lois. Les associations de femmes répondent partiellement à
ces interrogations, en tentant de faire le pont entre le passé et le présent.
On essaie de suivre l’évolution, avec les savoirs d’autrefois.283
Les groupes étudiés avaient tous cette optique là. Cependant, à celle-ci s’ajoute une ouverture
sur les autres cultures, en particulier océaniennes, ce qui n’est pas sans rappeler la vague de la
“Melanesian Way of Life”, ou de la “Pacfic Way of Life”:
Le groupe des femmes est fait pour ça: pour partager nos compétences, nos savoirs, nos
différences. On est allée dans d’autres îles, et par exemple on a découvert d’autres recettes
avec la même herbe.284
Face aux transformations économiques, les associations oeuvrent dans le sens d’un
développement « par la base »:
Quand les femmes voyagent, elles apprennent des autres : à faire des paniers par exemple. Quand elle revient, elle peut apprendre aux autres. Et on peut faire le panier, au lieu de l’acheter.
Ainsi, les associations de femmes tentent de 'faire le pont' entre les
fonctionnements traditionnels et les contraintes de la société actuelle, entre les éléments
culturels occidentaux et océaniens, et entre leurs devoirs et leurs souhaits. Elles gardent en
somme ce rôle de "liant" dans la société Lifou, rôle essentiel dans cet univers en mutation, où,
comme le notait J.-M. Tjibaou, "les jeunes filles qui s’en vont rompent d’une manière
beaucoup plus délibérée avec le milieu traditionnel. »285
282
Entretien avec le pasteur Saulia Songen, et sa femme Iengenë, le 15 mars 2003, Tingeting.
Entretien avec Onidra Wahena, femme de 56 ans, le 17 mars 2003, Traput.
284
Entretien avec Onidra Wahena, femme de 56 ans, le 17 mars 2003, Traput.
285
J-M.Tjibaou, et P. Missote, 1976, Kanaké, Mélanésien de Nouvelle-Calédonie, Papeete, Editions du
Pacifique : p 28.
283
185
CONCLUSION
186
L’analyse de la condition féminine à Lifou m’a permis de montrer que les femmes
lifous sont exclues de la gestion de la collectivité et du droit à la parole publique, car elles
sont considérées comme des êtres profondément ambivalents. Leur sexualité passe pour
potentiellement dangereuse. Leur sang est à la fois signe de fécondité et de danger pour la
communauté. Les rapports sexuels en-dehors du mariage sont considérés comme participant
de l’anti-social, spécialement l’adultère, alors qu’au sein du mariage, ils sont obligatoires, le
couple devant donner de nombreux enfants. En somme, le rôle maternel n’est très valorisé que
lorsque celui-ci consiste à donner des enfants à la famille de son mari.
Les femmes sont censées jouer au sein de la chefferie un rôle bénéfique… ou
destructeur. On les valorise comme ‘liant’ de la société, les « paniers de parole » c’est-à-dire
comme des véhicules de l’alliance entre les clans. Etrangères dans le clan de leurs maris, elles
peuvent y avoir un rôle ‘civilisateur’, apportant avec elles de nouvelles technologies.
Cependant, simultanément, elles sont supposées capables de semer la discorde dans la
cosmogonie et la gestion du clan marital. C’est de ce caractère double dont nous parle le
mythe des deux vieilles femmes de Zilixu : quand l’une veut construire le pays, l’autre
cherche à le détruire…
Les rôles féminins valorisés, de mères nourricières et de ‘liant’ social, impliquent que
les femmes restent « à leur place », c’est-à-dire soumises à leur mari et « en-dessous » des
hommes, tenues à l’écart des enjeux politiques de la chefferie, fondant le lien entre les clans,
sans jamais figurer comme les partenaires des alliances. Il est frappant de constater que les
femmes sont pensées comme potentiellement dangereuses lorsque leur pouvoir de fécondité
n’est pas contrôlé par les hommes, quand leur sexualité n’est pas assujettie dans le mariage.
Ces représentations viennent parfaitement à l'appui de la thèse de F. Héritier selon laquelle
l’enjeu des dominations masculines est le contrôle du pouvoir de fécondité des femmes,
essentiel à la reproduction du groupe. Les conclusions présentées ici vont aussi dans le sens
de la thèse de M. Godelier selon laquelle les représentations du corps, des fluides, de la
sexualité véhiculent un langage idéologique inscrivant la domination des hommes sur les
femmes dans la ‘nature’.
A Lifou, il n’y a pas de « figures de la confrontation » comme celles étudiées sur la
Grande Terre par C. Salomon286 : les femmes de la Grande Terre peuvent se défendre en cas
de discorde. A Lifou, l'autorité maritale est spécialement forte : une femme qui se défend
physiquement attire la malédiction sur elle et sa famille. Cependant, la présence des deux
286
C. Salomon. 2000a .
187
autres hiérarchies (de rang et d’aînesse) tempèrent parfois la hiérarchie entre les hommes et
les femmes, sans jamais l’annuler : les femmes de haut rang, ainsi que les vieilles femmes, les
aînées, jouent un rôle de conseillères « dans l’ombre de la chefferie ». Cela est
particulièrement visible pour les vieilles femmes, qui, après voir rempli leur devoir de
fécondité, sont consultées en public, et respectées pour la puissance et la sagesse que l’âge
leur confère.
Les représentations ‘classiques’ des rôles féminins ainsi que l’organisation de l’alliance
et la gestion sociale de la reproduction excluent les femmes de la gestion de la collectivité et
de la parole publique, « ewëkë », parole décisionnelle, revêtue d'une importante fonction
identitaire.
Avec la montée des revendications indépendantistes, l’accès à la citoyenneté, le
renouveau de l’identité kanake et les transformations socio-économiques dues aux politiques
françaises et aux processus de mondialisation, les populations kanakes ont inventé de
nouvelles façons de s’impliquer dans cet univers social en mutation. Alors que les hommes
mélanésiens créèrent des associations qui se transformèrent rapidement en partis politiques,
les femmes se regroupèrent dès la fin des années 1960 en ‘groupes de femmes’ au sein de
l’Eglise protestante, et en association loi 1901, dont la première fut le Mouvement des
Femmes vers un Souriant Village Mélanésien, soutenu par de fortes personnalités politiques et
coutumières ainsi que par l’Eglise catholique. Avec la création des Délégations aux Droits des
Femmes au sein des Provinces, les associations de femme se multiplièrent.
Les associations de femmes ont permis de créer à Lifou une nouvelle forme de
collectivité : une sociabilité et une entraide féminine apparurent, sortant des mères et des
grands-mères « de l’isolement de l’espace domestique », « soulageant les femmes ».
Elles permirent aux femmes d’avoir de nouvelles activités : des formations aux travaux
manuels, à la gestion du budget familial, et aux règles de l’hygiène ; des rencontres avec des
femmes d’autres tribus et d’autres îles, des voyages, des loisirs. Grâce à certaines activités, les
femmes ont pu avoir un impact sur la vie de leur peuple, tels les festivals, les campagnes
sanitaires, les marches de protestation…
Au sein de ces associations, les femmes purent inventer une nouvelle forme de parole :
une parole ‘publique’. Devant des femmes tout d’abord, puis devant des assemblées mixtes, et
enfin dans les médias. Les associations de femmes ont permis, disent-elles, de « libérer la
parole des femmes ».
188
Ainsi, les associations féminines sont des groupes dans lesquels les femmes jouent un
nouveau rôle social, s’investissant dans la gestion de la collectivité. Les pratiques associatives
permettent dès lors aux femmes d'être actrices dans l'élaboration de leur identité féminine en
devenir. En effet, se réunir entre femmes, de tribu, comme de plusieurs communautés, a
impliqué pour les femmes de Lifou tout d’abord de se considérer comme une personne de
sexe féminin, appartenant à une communauté de femmes kanakes et à une communauté
internationale, en plus d’être « la femme d’un tel ». C’est en tant que femmes aussi qu’elles
commencèrent à s’exprimer, à manifester, à proposer des projets pour faire face à des
problèmes sociaux concernant toute la collectivité.
Les associations ont donc ouvert des 'possibles', mais ce n'est pas parce que les
femmes prennent la parole qu'elles revendiquent une identité autre que celle qu'on leur
confère traditionnellement. En effet, les membres des associations légitiment ce nouvel
engagement social par le fait qu’elles étendent les prérogatives féminines d’éducation et de
maintien de l’équilibre social à la tribu : les enjeux auxquels s’affrontent la population les
poussent à sortir de « l’ombre confortable du foyer ». Les femmes des associations sont-elles
attachées à leur rôle traditionnel ou alors conditionnées, limitées, par les représentations
qu’elles ont d’elles-mêmes ? Sûrement les deux. Toujours est-il qu’elles se fondent sur ce
qu’elles savent faire et sur ce qu’elles ‘sont’ pour formuler des projets visant l’amélioration
des conditions de vie en tribu : celles des enfants, des maris, et leur propre condition féminine.
Les trois associations dont il a été question ici – une 'religieuse' et deux 'laïques' - ne s’y
prennent pas de la même façon pour atteindre ces objectifs, et ne véhiculent pas tout à fait le
même idéal social de la femme lifou. Selon Isola Zeula, présidente du Souriant Village :
Il y a deux façons de vivre pour les femmes de Lifou : celles qui gèrent elles-mêmes
leurs projets, et celles qui sont gérées par autre chose.287
Elle met le doigt sur la principale différence qui existe entre les associations
féminines. Dans les groupes religieux, les vieilles femmes, ayant souvent la parole, affirment
que les femmes doivent tenir leur rôle, rester des mères travailleuses et des épouses soumises :
elles n'agissent en définitive que peu en leur nom, restant soumises au pouvoir de décision
finale des hommes et de la hiérarchie. Les deux associations laïques, à l'inverse, ont un
fonctionnement novateur, car il n’est pas fondé sur les trois hiérarchies qui régissent les
rapports entre les Lifous dans la vie quotidienne. Les groupes religieux véhiculent donc une
image de la femme avant tout au service de leur mari et de leurs enfants, même si celle-ci doit
« évoluer dans son ministère », tandis que les associations laïques oeuvrent pour une
287
Entretien avec Isola Zeula, femme de grand chef, président du Souriant Village, le 25 avril 2003, Drueulu.
189
autonomie des projets féminins et pour une « émancipation de la femme ». Ces dernières
associations demandent que les femmes soient réellement actrices, en leur nom, de leur rôle
maternel et de garantes de l’équilibre social.
Si les trois groupes s’attellent à promouvoir de meilleures conditions de vie pour les
femmes, principalement de par les activités associatives, le Souriant Village et encore plus les
Femmes et Filles de Lifou permettent aux femmes d’être plus autonomes quant à leur mari, en
gagnant un revenu, et d'en tempérer l'autorité si celle-ci est devenue abusive, en utilisant le
droit français comme un moyen de défense. Cette dernière association, attachée à la
Délégation aux Droits des Femmes, aide aussi certaines catégories de femmes qui sont de fait
en-dehors des réseaux de soutien coutumiers : les filles-mères, les veuves, les femmes
divorcées…
Dans cet univers social soumis à de multiples processus de transformations, les
rapports entre les sexes et le mode de construction de l’identité personnelle des femmes
changent : les conduites deviennent plurielles, beaucoup de jeunes filles _et de jeunes garçons
d’ailleurs_ remettent en cause le rapport hiérarchisé entre les sexes, le mariage forcé, l’usage
de la violence, et vivent en concubinage, à Nouméa et même en tribu. La vie des femmes
offre aujourd’hui plus de possibilités, voire de portes de sorties en cas de situation
douloureuse. Les jeunes filles, d'autant plus lorsqu'elles ont bénéficié des formations qu'offre
la société calédonienne d'aujourd'hui, fournissent une critique 'radicale' des rapports entre les
sexes, tandis que leurs mères, en tribu, remettent en cause leur rôle uniquement laborieux,
trouvant des distractions sportives et jouant à des jeux tels le bingo et les cartes, les dominos.
Les associations de femmes participent de cette dynamique : « Organisées dans des
associations de femmes, elles refusent ouvertement de se laisser fixer dans les limites de ce
refoulement [ dans l’espace domestique ] et osent dénoncer publiquement les violences
sexuelles et domestiques dont elles sont victimes, interpellant les autorités coutumières
(exclusivement masculine) à ce sujet. »288
L’identité des Lifous est en pleine mutation, et beaucoup de gens s’interrogent sur le
devenir des ‘relations coutumières’, qui fixent l’identité personnelle de chacun. Le fait d’être
‘semblables’, ‘égaux’, de travailler ‘ensemble’ avec des personnes d’âge, de sexes, de rangs
différents pose problème aux représentants de la coutume et de la religion.
Au sein de la pluralisation des normes et des conduites, les associations de femmes
sont des instances où des femmes n’ayant pas accès aux études peuvent devenir actrices de
288
C. Salomon, 1998 : p 98
190
leur identité de femmes : elles refusent certaines maltraitances et des interdits liés à leur sexe,
et oeuvrent pour une amélioration de la condition féminine. Mais elles agissent aussi sur leur
identité culturelle, véhiculant un idéal de vie collective de par leurs actions en tribu.
Travaillant collectivement, elles s’opposent à la montée de l’individualisme et des inégalités
sociales. Cependant, les groupes religieux, de par leur organisation et leurs discours,
valorisent davantage le fait que les femmes doivent être un soutien, une aide dans la politique
des hommes, tandis que les associations laïques tendent à valoriser le fait que dans les
nouvelles instances de pouvoir, les hommes comme les femmes doivent travailler côte à côte,
selon leurs compétences, pour construire le pays de demain. Les femmes des deux
associations laïques étudiées sont devenues des ‘porteuses de paroles’, et non plus seulement
des ‘paniers de la parole des hommes’, valorisant les femmes comme des êtres bénéfiques ;
même lorsque celles-ci ne sont plus sous gouverne masculine.
Sortant de l'ombre du foyer, de leur mari et de la chefferie, les femmes des
associations tentent de 'faire le pont' entre leur rôle traditionnel et celui qu'elles souhaitent
avoir aujourd'hui, entre les habitudes coutumières et les contraintes actuelles : elles font le
'lien' entre des éléments culturels provenant de Lifou, d'Océanie, et d'Occident. Afin que
chacun, hommes comme femmes, trouve sa place, une place satisfaisante, respectant chacun
et respecté de tous, dans le monde actuel et dans « la toile d’araignée » des relations
coutumières.
Au terme de ce travail, certaines pistes se dessinent comme prometteuses, qui pourraient
permettre d'en combler les insuffisances. Ainsi par exemple, un volet intéressant est celui de
l'engagement des femmes en politique.
Le colloque organisé à Nouméa par l’association des Femmes Citoyennes pour la
préparation de la parité « Femmes Kanak et politique », a réuni des femmes engagées en
politique, dans des associations, et des personnalités féminines coutumières. De nombreuses
questions d'ordre identitaire ont été abordées : 1) Les femmes kanakes jouent-elles un rôle
politique dans le système coutumier? 2) Comment les femmes peuvent-elles s'investir dans le
monde politique actuel sans transgresser leurs valeurs? 3) Sont-elles prêtes à s'investir dans la
vie politique, au-delà de l'action de terrain des associations?... Ce colloque et l'arrivée de la
parité en politique annoncent une nouvelle ère dans la vie associative comme dans
l'engagement politique des femmes kanakes. Il serait donc intéressant d'étudier comment les
femmes se sont engagées politiquement dans le passé, comment ces femmes ont légitimé cet
191
engagement, et comment elles le légitiment aujourd'hui. Dans ce colloque, des femmes
expliquaient que dans leur culture, elles avaient déjà une place non-négligeable, hommes et
femmes étant complémentaires Une femme de Lifou évoqua le fait d'être l'aînée de sa famille,
pour expliquer qu'elle disposait de plus de liberté et de pouvoirs, secondant son frère. Cela
ouvre les recherches sur une figure emblématique des rapports hommes-femmes : les rapports
entre frères et sœurs. Soumise à des influences polynésiennes, l'étude de la parenté à Lifou
reste à faire. Elle pourrait permettre d'approfondir l'étude des rôles, coutumiers et
contemporains, que jouent les femmes lifous dans l'élaboration de la société contemporaine.
192
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