à Rabastens - cedric dumond

Transcription

à Rabastens - cedric dumond
Tableau 1
SCENE I
Le décor est une scène de théâtre, meublée de quelques éléments
disparates. Le lieu semble avoir été celui d'un véritable champ de
bataille, chaises renversées, panneaux lacérés, verres brisés, etc…
Félix Leboeuf, le régisseur, s'affaire à réparer les dégâts et remettre
un peu d'ordre. Il ricane à maintes reprises, tandis que Roméo, le chef
d'orchestre, joue au piano le thème musical de "La chanson nègre"…
FELIX :
Bonjour le bordel! Bravo les artistes! Ah, j'en ai connu des
loufdingues, des bras cassés - et des graves - mais une pareille troupe
de hyènes, là je dois dire c'est le pompon ! Attends, j'y crois pas : c'est
une dent !
Effectivement, il se baisse pour ramasser une dent sur le plancher...
FELIX :
Regarde moi ça, Karajan : une ratiche ! Elle était carrément plantée
dans le bois ! Non mais t'imagines la force avec laquelle il s'est mangé
le parquet, le Pavel ?
ROMEO :
Je vous ai déjà dit de ne plus m'appeler Karajan. Et cessez de me
tutoyer. Je travaille.
FELIX:
Tu travailles ! Arrêtes, Chopin, tu vas t'arracher un ongle ! Et moi, je
me bronze les boules à Tahiti ? Qui c'est qui les a séparé hier, quand
ils s'étripaient comme des bêtes sauvages ? Hein ?
ROMEO :
Je suis non violent.
FELIX :
Ouais, comme souvent dans l'opérette, j'ai remarqué…
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ROMEO :
Je suis pianiste. Je n'ai pas le droit d'abîmer mes mains !
FELIX :
Ben voyons ! La technique est là pour ça ! A Bibi de torcher les
dégueulis de la diva en coulisses. A peine sortie de scène, c'est la fête :
"Mémère l'éponge" balance ses queues de renards en éventail !
ROMEO :
Vous êtes vulgaire et petit, mon pauvre ami. Petit comme votre
famille…
Prunette rentre à ce moment…
PRUNETTE :
La seule famille de Félix, c'est moi. Alors si vous voulez me cracher
au visage, monsieur le chef d'orchestre, allez-y franco !
ROMEO:
Je ne crache pas du tout ! J'essaie de répéter, de travailler la partition,
et Félix n'arrête pas de m'embêter.
FELIX :
Oh, arrêtes de chouiner, Paganini, tu vas mouiller tes chaussettes.
PRUNETTE :
Vous avez le moral, vous !? Vous croyez que le spectacle va
continuer?
FELIX:
Tu le vois revenir, le yougo après sa crise d'hier ? T'as pas dû bien voir
comment Jaime lui a démonté sa gueule après qu'il ait baffé la
Castafiore… Elle est à lui, cette molaire: dix contre un !
ROMEO :
Pavel Kryjtch n'est pas un "Yougo", Félix. C'est un moldave. Un
grand, un très grand moldave. Même si sa mère était lithuanienne…
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FELIX :
Dans le genre immigration choisie, je préférais Dario Moreno.
PRUNETTE:
Ca c'était un homme.
ROMEO :
Pauvre inconscient ! Cette dent que vous tenez entre vos doigts
calleux est d'ores et déjà une relique qui se vendra à prix d'or sur
internet !
PRUNETTE:
Ca suffit les prises de becs! Vous n'avez pas eu votre comptant tous
les deux ? Félix, laisse donc pianoter monsieur Basile, tu vois bien que
ça le détend. Allez-y, faites votre truc, nous on a de l'ouvrage.
Roméo reprend le thème de la chanson nègre. Mais très vite, Felix et
Prunette, se mettent à singer les danses africaines…
FELIX:
Moi je dis que ça aurait davantage de gueule avec des tam-tams…
PRUNETTE :
Ou des bidons, pour faire plus « ghetto ».
FELIX :
Pas con. Ca renforcerait le côté engagé.
ROMEO :
Chut !
FELIX :
Tiens, Gladys, moi je la verrais bien en slobard avec une ceinture de
bananes et un os dans le blaze…
PRUNETTE :
Oh, Félix, t’es bourré d’idées ! Tu devrais faire de la mise en scène !
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ROMEO :
Arrêtez de dire n'importe quoi ! Comment voulez-vous chanter du
lyrique avec un os dans le nez ?!
PRUNETTE :
Elle y arrive bien avec deux bouteilles !
FELIX :
Comme quoi, quand on veut, on peut. A cœur vaillant, rien
d'impossible !
SCENE II
Entrée de Rabastens le « fantaisiste » et de Jaime Lopez le « ténor »
en pleine discussion…
RABASTENS :
Tout de même, vous n’y êtes pas allé de main morte…
JAIME : (avec un petit accent des cités du "93", tout a fait surprenant
dans ce milieu…)
C’est à dire, il m’a trop vénère, je supporte pas qu'on frappe une
femme. Surtout une lady "top classe" comme la Monsigny ! Il lui doit
le respect, ce fils de…
RABASTENS :
Certes, mon jeune et fougueux ami, mais rappelez-vous qu’il s’agit
tout de même de Pavel Kryjtch, le metteur en scène le plus coté du
moment. Cet homme peut vous causer un tort inouï dans la profession.
JAIME :
Il y a des limites où faut pas dépasser les bornes. Là c’était la goutte
d’eau qui faisait déborder la vase.
RABASTENS :
Calmez vous, Jaime…
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JAIME :
J’ai les nerfs, quoi ! En plus, il capte que dalle à Offenbach, ce
bouffon !
RABASTENS :
Vous en êtes aux prémisses de votre carrière. Vous avez tout : une
voix exceptionnelle, un physique avantageux, il ne vous reste qu’à
gommer un peu de cette gouaille banlieusarde qui surprend de prime
abord et qui, croyez moi, peut vous desservir…
JAIME :
Oh ! Salut Félix, salut m’sieur Basile, ça biche ? Tranquille ?
ROMEO :
Non, ça ne « biche » pas tranquille, monsieur Lopez ! Vous êtes en
retard pour la répétition, notre metteur en scène a disparu, suite à vos
exploits de pugiliste et nous sommes censés jouer dans une semaine !
Félix, vous notifierez au tableau de service le retard de monsieur
Lopez !
FELIX :
Je vous ferais remarquer que le Pavel l’a défoncé à coup de pied, votre
tableau de service.
PRUNETTE :
Il a même écrabouillé les craies !
RABASTENS :
Je suis également fautif et je demande, en solidarité avec mon
bouillant camarade, à partager ce blâme. Mais vu les circonstances, je
trouve, Signor Basile, que vous pourriez faire preuve d’un peu de
mansuétude.
ROMEO :
Nous avons perdu assez de temps. On reprend. Voyons si vous
mettrez autant d’ardeur à chanter qu’à vous empoigner comme des
palefreniers.
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Roméo lance « le couplet du général Boumboum » que les deux
artistes reprennent en duo. Rabastens et Jaime se saisissent chacun
d'un sabre et enfourchent des chevaux factices constitués d’un
manche à balai et d'une tête en carton pâte. Après le premier refrain,
Jaime s’arrête quand des poupons noirs en celluloïd descendent des
cintres…
JAIME :
Rhâ, sa mère en tongs, c’est pas possible ! Ca me prend trop le chou.
RABASTENS :
Que se passe-t-il mon petit Jaime ? Je vous sens troublé.
JAIME :
Il est fou ce mec là! Je peux pas faire ça, il y a la famille qui va venir
me voir. Je vais pas décapiter des p’tits bébés. C’est vrai, putain, c'est
carrément pas dans l’esprit Offenbach !
ROMEO :
Concentrez-vous nom d’un chien ! La musique ! La musique et rien
d’autre, monsieur Lopez !
RABASTENS :
Il faut reconnaître que les négrillons à embrocher, c’est peut-être pas
évident pour un public familial…
FELIX :
Ah, moi on me dit, tu balances les poupons sur le couplet du général,
je balance les poupons sur le couplet du général !
PRUNETTE :
Pavel a été très clair : c’est une symbolique de l’occident colonialiste
éventreurs d’enfants. C’est une image choc !
JAIME :
C’est un détraqué. Il est pas tout seul dans sa tête, ce gars là.
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RABASTENS :
Pavel Kryjtch ne met pas en scène, Jaime. Il déconstruit. Il postmodernise.
FELIX :(ironique)
Songez qu’il a tout de même réussi à monter « La dame de chez
Maxim’s » à Berlin sans provoquer un seul rire. C’est fort, tout de
même !
RABASTENS :
C’est vrai que ça laisse songeur…
JAIME :
La vie de ma mère, vous avez de la chance que je sois professionnel.
Ca me gonfle, mais okay : je suis lyrique, j’en veux, j’assume, je
chante, je ferme ma gueule. Allez, roule, Roméo !
Ils reprennent le morceau. Jaime sur le refrain: « Pif paf pouf »
rudoie un peu Rabastens…
RABASTENS (proteste en gloussant) :
Oh le sauvageon ! Faites attention, mon garçon, vous me faites mal !
Refrénez votre impétuosité, où je ne réponds plus de rien !
JAIME :
De quoi ? Qu’est-ce que tu réponds plus de rien à qui ?
RABASTENS :
Vous venez une nouvelle fois de déchirer ma veste, brigand que vous
êtes !
PRUNETTE :
Oh non ! Faites-moi voir ça ? Et voilà ! Bravo, c'est déchiré !
Ils entonnent tous les trois: "Votre habit a craqué dans le dos"…
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PRUNETTE :
Faites gaffe avec les costumes ! J’ai pas un budget illimité. Déjà que
la grosse a explosé sa robe avant-hier…
SCENE III
Entrée de Gladys de Monsigny…
GLADYS :
Qui est grosse ?
PRUNETTE :
Oh, Madame de Monsigny ! Je suis désolé, je ne vous avais pas vu. Je
vais vous chercher un rafraîchissement ?
GLADYS :
Gin-jet-vodka, ma petite. J’ai mal à la gorge. Avec beaucoup de
vodka. Oh, mon dieu quelle migraine…
Rabastens s’approche et lui baise la main…
RABASTENS :
Malgré la fatigue et les épreuves, vous conservez toute votre fraîcheur,
ma chère Gladys. Quel teint de pèche !
GLADYS :
Vous êtes délicieusement obséquieux, Rabastens. Je vous aime bien.
JAIME :
Mes hommages Madame.
Il tente une ébauche de baise main, mais Gladys se dégage avec
vivacité…
GLADYS:
Ah, vous, ne m'approchez pas ! Vous en avez assez fait, je crois.
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JAIME :
Ben quoi? Je vous ai défendu! En tous cas, elle a vraiment dégonflé
votre joue. Nickel! Ca se voit presque plus. (Aux autres…) C'est vrai,
hein? Ca se voit presque plus !
GLADYS:
Je ne vous ai rien demandé ! La souffrance fait partie intégrante du
processus de création. Pavel avait le droit de me rudoyer. C'est un
Maître, un génie ! Votre petit esprit borné en a-t-il seulement
conscience ? Sur scène, je suis sa chose, vous entendez ? Sa CHOSE !
JAIME :
Je suis un gentilhomme, madame. Un nain comme lui qui frappe une
meuf que j'admire depuis que je suis tout petit, ça me fout trop les
boules!
GLADYS :
Vous êtes un béotien ! Quand je pense que c'est Pavel lui-même qui
vous a choisi, quelle ingratitude ! Cet immense moldave vous
distingue parmi la foule des habitants périphériques, et vous osez le
molester en public ? Mieux : vous le frappez à coups redoublés alors
qu'il gît à terre !
JAIME :
C'est-à-dire, j'ai le sang chaud, quoi, mon pater est espagnol !
Romeo lance le refrain de "l'espagnol" auquel succède bientôt le
couplet de Glorio Cassis. Jaime est rejoint par Prunette qui vocalise
avec lui. Ils s'interrompent en souriant. Rabastens applaudit....
RABASTENS :
Bravo ! Superbe ! Prunette, vous nous aviez cachés vos talents !
Gladys, reconnaissez que même si ce jeune homme n'a pas emprunté
le parcours habituel, il dispose néanmoins d'un fabuleux organe !
JAIME :
Ben oui, quoi ! C'est pas parce qu'on vient d'une cité qu'on a pas le
droit d'aimer la grande musique. Moi, mon kif, c'est pas le rap, c'est
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l'opérette. Hé ouais bonhomme ! A quatre ans, je connaissais tout le
répertoire de Joselito, le rossignol à la voix d'or. A dix ans, je
maîtrisais l'intégrale Luis Mariano. Le premier disque que j'ai chouré à
la FNAC, c'est "l'Auberge du cheval blanc", t'as qu'à voir ! La vie de
ma mère, je vais péter la baraque !
GLADYS :
La seule chose réellement incompréhensible chez Pavel, c'est son goût
immodéré pour les classes populaires. Enfin, vous au moins, vous
possédez quelques rudiments vocaux, je le reconnais.
JAIME :
Merci. Total respect, madame De Monsigny.
GLADYS :
Je n'en dirais pas autant de cette petite grue de Blanche ! Cette
shampouineuse, qui a en permanence l'air de vouloir se jeter sur sa
braguette depuis le début des répétitions ! Naturellement, Elle l'a suivi
comme une chienne lubrique hier. Que c'est laid! Comme c'est sordide
et indigne de ce grand créateur !
FELIX :
Vous exagérez, madame Gladys. La petite est bonne fille, elle est
fraîche, elle est jolie…
PRUNETTE :
Et pas fière, avec ça !
GLADYS :
Et de quoi serait-elle fière, cette Marie-couche-toi-là avec sa voix de
crécelle et sa grosse bouche de mérou ? Tout le métier lui est passé
dessus au cours de tournées minables, dans des bouges infâmes ! Si
elle devait compter ses amants, elle dirait…
Elle lance la chanson "J'en prendrai un, deux trois…", reprise en
chœur par Rabastens et Jaime.
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SCENE IV
La fin de la chanson est interrompue par l'arrivée du producteur,
Anselme Medard....
ANSELME :
Mes amis, tout est fini, tout! Pavel ne reviendra pas et notre jeune
première non plus, d'ailleurs…
ROMEO :
Que dites-vous ?
ANSELME :
Il m'a couvert d'injures au restaurant du Plazza, avant de me jeter son
gaspacho au visage. C'est aussi pour ça que j'ai les larmes aux yeux.
Bref, il s'est envolé avec Blanche et toutes nos espérances pour les
plages de Pattaya, en Thaïlande…
GLADYS:
Qu'est ce que je vous disais ? Cette petite pute l'a monté contre nous !
ANSELME :
Gladys, je vous en prie ! Ce n'est pas tout : Georges, notre merveilleux
baryton, qui avait insisté pour m’accompagner, s’est fait percuter par
un car de belges…
PRUNETTE :
Oh, mon dieu ! Georges ?! Mais comment ?
ANSELME :
Il tentait de retenir le taxi qui emportait Pavel et Blanche. Hélas, sa
cravate est restée coincée dans la portière. Il a été traîné sur une
dizaine de mètres avant d’embrasser le car de plein fouet…
RABASTENS :
Mais heu… C’est grave ?
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ANSELME :
Je le vois mal danser le french cancan dans les semaines à venir…
PRUNETTE :
Depuis le début, il y a une malédiction qui plane sur ce spectacle…
Comme dans « le Fantôme de l’Opéra » !
ANSELME :
S'il vous plaît, Prunette ! Il faut raison garder, tâchons d'aller de
l'avant, nous sommes une troupe prestigieuse et… Et… Oh, mon dieu,
qu'est-ce que je raconte ? Nous sommes perdus !
RABASTENS:
Mais enfin, ce n'est pas sérieux. Pavel ne peut pas faire ça ! C'est un
professionnel ! Il a signé un contrat, tout de même !
ANSELME :
Sur quelle planète vivez-vous, mon pauvre Rabastens ? Pavel Kryjtch
se moque bien des contrats. Cet homme ne reconnaît aucune autorité,
aucune hiérarchie. Même les communistes n'ont pas réussi à le briser.
Un procès de plus ne servira que sa propre publicité. Quand à moi, je
suis socialement mort ! Pavel a déjà dilapidé l'intégralité des
subventions du ministère. On va me prendre mon théâtre! Comme un
imbécile, j'ai même hypothéqué mon chalet à Courchevel pour lui
faire une avance sur cachet. C'est l'Apocalypse ! L'Armageddon !
ROMEO :
Ne me dites pas que j'ai refusé la direction de l'orchestre
philharmonique de Stuttgart pour me retrouver au chômage ?!
JAIME :
Chapeau, le Kryjtch, l'artiste engagé ! Trop fort, la conscience
politique! Le mec, tellement il est con, il finit même pas son spectacle
sur l'abolition de l'esclavage ! Bonjour la dichotomie discours/action.
La vérité, il en a rien à foutre des africains !
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ANSELME :
Mon Dieu, C'est vrai! Le ministre a invité la plupart de leurs chefs
d'état pour la première ! Boubakar Diop, N'golo Kundi, le maréchal
Gadougou, ils seront tous là! Avec cette histoire de commémoration
anti-esclavagiste, ça pourrait devenir une affaire d'état, prendre une
tournure internationale ! Ce n'est plus un simple camouflet que
j'inflige au gouvernement, c'est un esclandre diplomatique, un acte de
haute trahison !
GLADYS :
Cette sorcière a du l'envoûter pour qu'il renonce à la voix d'une
cantatrice telle que moi…
ANSELME :
Ma chère Gladys, si vous saviez les horreurs qu'il m'a débité sur votre
compte… Sur chacun d'entre vous, a vrai dire. La bienséance
m'interdit de rapporter des propos aussi orduriers, aussi haineux…
GLADYS :
Comment ?
RABASTENS :
Mais encore ? Que diable nous reproche-t-il ?
ANSELME :
Il dit que vous chantez comme des savates. Que vous dansez comme
des enclumes. Que personne ne le comprend, que vous êtes des
ignares, des incultes, des fascistes, des gros pédés, que vous sentez la
vinasse…
Toutes les têtes se tournent vers Gladys…
GLADYS :
Il a dit CA ?
ANSELME :
Oui, il est très, très déçu. L'humiliation qui nous attend va sonner le
glas de nos carrières à tous. C'est un naufrage, les enfants !
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Personnellement je n'attendrai pas la déchéance les bras croisés. Je
vais m'immoler par le feu devant l'office du tourisme.
FELIX :
Attendez, attendez… Le spectacle est bien avancé. Vous connaissez
tous vos rôles… Enfin plus ou moins.
ANSELME :
Et alors ?
FELIX :
Ben… Moi, en régie, j'ai noté toutes les élucubrations du forcené…
ANSELME :
Oui, et alors, Félix ?
FELIX :
Alors, je dis qu’on a plus besoin de lui pour mener le spectacle à son
terme.
JAIME :
Mais ouais, carrément ! T'as trop raison, Félix ! On fonce ! Création
collective, free style, rien à péter !
ANSELME :
Et la presse, vous y avez pensé ? C'était Pavel la star ! Sans Pavel, on
ne m'aurait jamais confié une production d'une telle envergure. Vous
n'êtes que l'argile qu'il pétrissait pour donner vie à ses fantasmes.
FELIX :
On n'a qu'à pas moufter. On garde le nom de l'édenté sur les affiches
et en calèche Simone!
JAIME :
Surtout vu comment je lui ai arrangé sa face, il va pas aller parader
tout de suite devant les journalistes de Gala. Pour au moins une
quinzaine, il va se la jouer en sourdine, Ivan le Terrible !
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ANSELME:
Non, mais dites moi que je rêve ! A la débâcle vous voudriez ajouter
l'infamie ? L'usurpation ? Le faux témoignage ?
PRUNETTE:
M'sieur Medart, puisqu'on suit les directives du moldave, y'a pas
faute! On cache juste qu'il est parti au pays des Bouddhas avec la
petite Blanche…
GLADYS:
Cette murène !
ANSELME:
Mais enfin vous divaguez à tout berzingue! Vous imaginez
sérieusement qu'on ne va pas nous demander des comptes? Que
personne ne va s'enquérir de Pavel Kryjtch avant la première ?
FELIX:
On répondra qu'il crée! Qu'il est dans les affres de l'accouchement
artistique...
PRUNETTE:
Qu'il dort dans le théâtre, qu'il ne se lave plus…
JAIME:
Il y a qu’à dire qu'il est drogué à mort ! Qu'il peut plus répondre aux
questions parce qu'il se bave dessus !
PRUNETTE :
Qu'il a une terrible rage de dents !
FELIX:(Goguenard, exhibant la molaire comme un trophée…)
D'ailleurs... Il y a des indices !
RABASTENS:
Que la mafia albanaise lui a arraché la langue et qu'il communique par
signes !
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FELIX :
Le mystère "Pavel Krytjch" : ça va les chauffer à blanc, les
journaleux !
PRUNETTE :
Très bon pour le spectacle, ça, m'sieur Médart !
ANSELME:
Enfin vous n'y pensez pas ? C'est complètement insensé ! Totalement
irresponsable ! C'est…C'est…
GLADYS :
C'est génial !
ANSELME :
Et notre jeune première ? Notre baryton ? Leurs remplaçants vont
nous tomber du ciel, peut-être ?
GLADYS :
Vous vous noyez dans un verre d’eau, mon ami ! Organisez des
auditions ! D’ailleurs, je suis parfaitement capable de jouer les deux
rôles féminins…
ANSELME :
Vraiment Gladys ? Vous pensez que poursuivre sans Pavel…
GLADYS :
Mais oui ! Félix a raison. C'est la seule solution. Gladys De Monsigny
est de la partie ! Je reste, pour assurer un triomphe qui rabattra
quelque peu son caquet à ce nabot prétentieux !
JAIME:
Bravo, Duchesse ! Vous en avez dans la culotte !
RABASTENS :
Il ne sera pas dit que Rabastens s’est dérobé en pleine tourmente.
Disposez de ma modeste personne comme vous l'entendez…
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Il pose sa main sur l'épaule de Jaime avec un sourire sibyllin. Gladys
entame "C'est un fameux régiment", bientôt rejointe par le reste de la
troupe…
ANSELME :
Merci mes enfants ! Votre courage face à l'adversité n'a d'égale que la
beauté de votre geste. Vous me redonnez espoir, vous me sauvez la
vie ! Aaah, tu as voulu la guerre, ignoble moldave ! Tu vas maintenant
devoir affronter la juste fureur d'Anselme Médart et de ses redoutables
intermittents !
Ils chantent tous "Il faut partir pour la guerre". Au premier tiers de la
chanson, le téléphone sonne dans le silence musical. Tout le monde se
tétanise. Anselme répond…
ANSELME:
Anselme Médart, j'écoute… Qui le mande, je vous prie ? … Oh, mes
respects, monsieur De Brissac… (Il bouche l'émetteur du téléphone)
C'est le chargé de mission auprès du ministre de la culture… (Il enlève
sa main) … Mais oui, mais oui ! Tout se passe à merveille… Que du
bonheur! Nous sommes justement en pleine répétition, sous la houlette
du grand Pavel…
FELIX (imitant l'accent moldave):
De la merde ! C'est de la merde !
ANSELME: (un peu estomaqué…)
Il est très investi, oui…
FELIX:
Toi ! Ondule ton corps comme serpent ! Comme serpent, je te dis ! Tu
es conne ou quoi ?
ANSELME:
A l'évidence, c'est Kryjtch tel qu'en lui-même, monsieur De Brissac !
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FELIX:
Tu es déesse de feu ! Tu es origine du monde ! Je veux voir Big-Bang,
Bojé moï, BIG BANG !
ANSELME:(fronce les sourcils pour signifier à Felix qu'il en fait
trop): Dans l'immédiat, je peux difficilement vous mettre en contact,
notre maestro va reprendre… Mais, écoutez plutôt…
Ils reprennent tous en chœur "il faut partir pour la guerre" tandis
qu'Anselme virevolte d'un comédien à l'autre, son téléphone à la
main. Le morceau s'arrête. Anselme conclut sa conversation…
ANSELME :
Oui, soyez-en certain, monsieur, ce sera un triomphe… Et croyez-moi,
Pavel nous réserve encore beaucoup d'autres surprises ! …
Certainement, monsieur, vive la république, vive Offenbach et vive
l'amitié entre les peuples ! (il raccroche et soupire) Ouf !
Noir.
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TABLEAU 2
SCENE I
Le rideau se lève sur Gladys et Jaime, interprétant « le duo de la
mouche », sous la direction d’Anselme. Ils sont vêtus de costumes
coloniaux. Rabastens, grimé en indigène, des chaînes aux pieds,
évente Gladys à l’aide d’une branche de palmier. Félix, juché sur un
escabeau, règle ses lumières. Anselme interrompt brutalement les
chanteurs…
ANSELME :
Stop ! Rabastens, mon vieux, c’est pataud, c’est maladroit, on n’y
croit pas.
RABASTENS :
Ah bon ? Pourtant je…
ANSELME :
Vous avez l’air de vous promener dans une Garden-Party ! Vous
souriez comme un benêt !
RABASTENS :
Mais non, je…
ANSELME :
Bon sang, vous êtes un esclave, un esclave qui souffre ! Un esclave en
butte à la morgue de colons oisifs dont vous devez supporter la
fatuité et l’arrogance.
RABASTENS :
Vous voulez quoi ? Que je grimace de douleur ?
ANSELME :
Parfaitement ! Je veux sentir le poids de vos chaînes !
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RABASTENS :
Alors si on en est à faire de l’expressionnisme allemand…
GLADYS :
En attendant, attention avec cette branche, vous avez failli
m’éborgner. En plus, vous faites un de ces boucans avec votre
quincaillerie ! C’est bien simple : je ne m’entends plus chanter !
RABASTENS :
Je voudrais vous y voir ! Cette saleté de maquillage me brûle les yeux,
je n’arrive même plus à distinguer mes repères. J’ai failli tomber dans
la fosse d’orchestre !
GLADYS :
Nous avons tous nos problèmes, mais vous êtes le seul à pleurnicher.
Dieu merci, ce n’est pas Othello qu’on vous demande de jouer !
RABASTENS :
Mais je l’ai chanté, madame, ne vous en déplaise ! Et je peux vous
dire que j’ai fait un triomphe à l’Alcazar de Meudon.
GLADYS :
Bon écoutez, ça va, maintenant, Rabastens ! Concentrez-vous et
essayez de ne pas saboter le travail des rôles principaux !
RABASTENS (grommelant):
Quatre ans de conservatoire, quinze ans de carrière pour entendre ça !
JAIME :
Mais moi ? C'était bien, moi ?
GLADYS :
Oui, votre bourdonnement est magistral. Evitez seulement de me
postilloner au visage et ce sera parfait.
JAIME :
Je postillone ? C'est vrai, je postillone ?
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RABASTENS :
Un peu, oui… Il faut savoir positionner la langue. Si vous voulez, je
peux vous indiquer une petite astuce…
ANSELME :
Merci, Rabastens ! Vous "coacherez" monsieur Lopez en coulisse, si
vous voulez bien ! Reprenons… Et cette fois, ne nous trompons pas
sur la symbolique de cette scène.
GLADYS :
C'est-à-dire ?
ANSELME :
Vous êtes une femme lascive et désoeuvrée, qui trompe son ennui en
s’abandonnant à des jeux pervers avec un insecte.
ROMEO :
Pardon, mais il me semble que pour Pavel, la mouche est attirée par le
colon, parce que, je cite : « l’étron vient du colon » !
GLADYS :
Ben voyons ! Allez y ! Comparez moi à une crotte de chien !
ROMEO:
Mais non, pas vous Signora Monsigny ! Le… Le personnage !
JAIME :
Ce qu'il veut dire, Gladys, c'est que la colonisation ça pue ! Et que ça
attire les mouches, quoi !
ANSELME :
S'il vous plaît ! Ne nous égarons pas !
ROMEO :
Mais il l'a dit ! Je n'invente rien!
A ce moment, Félix, toujours sur son escabeau, pousse un cri
terrifiant. Son corps est agité de soubresauts tandis qu'on entend un
2
fort grésillement électrique. Un nuage de fumée s'échappe d'un coin
du décor. Gladys se met à hurler. Tout le monde l'imite. Le
grésillement s'arrête ainsi que les hurlements. Silence. Durement
éprouvé, Félix descend en haletant, les jambes flageolantes…
JAIME :
Heu… Ca va m'sieur Félix ?
GLADYS :
Vous voulez boire un petit remontant ? Il me reste un fond de Suze,
quelque part dans mon sac.
FELIX :
La vache ! La putain de patate que je me suis pris en réglant le cinq
cent ! Regardez-moi ça: la semelle de mes grolles a fondu sur
l'escabeau !
ANSELME :
Mais que diable avez-vous donc encore bidouillé, mon pauvre ami ?
FELIX :
Hé, mollo ! L'isolation électrique date de Napoléon III ! On se croirait
au musée des Arts Primitifs ! Alors camembert, mon pote ! Il y a
longtemps que j'aurais dû vous balancer au syndicat.
ANSELME :
Non mais dites donc, Félix, vous vous croyez à un meeting de la
CGT?
JAIME :
C'est-à-dire, il est survolté, quoi !
FELIX :
Des années que je vous demande qu'on remette toutes les installations
en conformité. Mais dès qu'il s'agit de cracher au bassinet, il n'y a plus
personne ! Pourquoi on n'éclaire pas à la bougie, aussi, comme à
l'époque de Molière ?
2
ANSELME :
Vous trouveriez encore le moyen de vous brûler en les allumant !
Tous les prétextes sont bons pour extorquer un arrêt de travail !
FELIX:
Négrier, va ! Et ça prétend dénoncer l'esclavage ! Tout ça pour sabrer
le champ' avec ses amis politicards en dégoisant sur les malheurs du
tiers-monde ! Ca me dégoûte, tiens !
ANSELME :
Vous poussez le bouchon un peu loin, monsieur Leboeuf ! Je vous
rappelle que vous bénéficiez ici d'avantages sociaux inespérés. Je vous
héberge, vous et votre femme, dans ce lieu chargé d'histoire par pure
bonté d'âme.
FELIX:
Oh, bon dieu, je ne sais pas ce qui me retient de…
ANSELME :
La peur du chômage, mon vieux.
GLADYS :
Assez ! Comment voulez-vous que le spectacle avance au milieu de
ces digressions sordides ? Maestro, reprenons, je vous prie !
ROMEO :
A vos ordres, signora !
Ils reprennent le morceau un court instant, mais ils sont interrompus
par l'arrivée de Prunette et Virginie…
Scène II
PRUNETTE :
Je l'ai ! J'ai trouvée, la perle rare ! Un pur joyau ! Elle a la voix d'un
ange. Je vous présente notre nouvelle jeune première. Avancez,
Virginie, ne soyez pas timide !
2
Virginie s'avance de quelque pas en rougissant…
GLADYS :
Mais enfin, je rêve ! Ca dépasse l'entendement ! Vous osez
interrompre mon chant ?
PRUNETTE :
Excusez-moi, madame De Monsigny, je suis confuse. Mais elle est
incroyable. Il faut absolument que vous l'entendiez !
GLADYS :
C'en est trop ! Si les habilleuses jouent aux impresarios, il est clair que
ma place n'est plus ici ! J'ai horreur des amateurs. Quand les
professionnels seront enfin prêts à travailler, vous pourrez venir me
chercher au "Bar de l'Embuscade" !
Elle sort, en toisant Virginie des pieds à la tête avec un soupir de
dédain…
ANSELME :
Je suis las, mon Dieu, comme je suis las.
VIRGINIE :
Si… Si je dérange, je peux revenir à un autre moment ? Demain, si
vous préférez ?
ANSELME :
Trop tard, mademoiselle, au point où nous en sommes… Allez-y !
Nous vous écoutons… Que suggérez-vous, signor Basile ?
ROMEO :
Vous connaissez l'argument de notre spectacle, mademoiselle ?
VIRGINIE :
Madame Leboeuf m'a un peu expliqué. Vous utilisez une œuvre
inédite du grand Offenbach, je crois ? "Le Vent du Soir ou l’Horrible
Festin ", c'est ça ?
2
ROMEO :
C'est l'élément central, oui. Je ne vous cacherai pas la vérité: la
"chanson de la Poupée" qu'interprète Attala, la fille du chef de la tribu
des Papa-Toutous, n'est pas des plus faciles.
VIRGINIE :
Donnez-moi la partition et je ferai de mon mieux, monsieur…
ROMEO:
Très bien. Félix, amenez-nous la chanson, je vous prie.
Felix disparaît en coulisse. Il revient avec un porte-document encore
fumant…
FELIX :
Et ben voilà, bingo ! Il était sous le tableau électrique: Jeanne d'Arc, le
retour…
Il ouvre la mallette noircie et laisse filer une poignée de cendres entre
ses doigts…
PRUNETTE :
La Malédiction frappe encore !
Elle fait le signe de croix…
ANSELME :
De Charybde en Scylla ! Rien ne m'aura été épargné. Quoi d'autre ?
Allez-y, visez au cœur, traînez-moi dans la boue, crucifiez-moi
puisque tel est mon destin…
VIRGINIE :
Je peux improviser vocalement, si vous me jouez l'air.
ROMEO :
Improviser ? Vous plaisantez, mademoiselle…
2
VIRGINIE :
Essayons !
Romeo se met à jouer "la chanson de la poupée". Virginie vocalise
divinement. Sa voix possède une tessiture tout à fait hors normes. A la
fin, tout le monde applaudit debout…
TOUS :
Bravo ! Bravo!
JAIME :
Yo ! C'est de la balle ! Pur porc ! Comment elle déchire !
VIRGINIE :
Merci… merci infiniment. Vous m’embarrassez.
ANSELME :
Et modeste avec ça ! Délicieuse enfant, vous possédez un don rare.
ROMEO :
Santa madonna ! Elle a le vibrato colorato ! Ce n'est pas rare, c'est
unique ! Laissez-moi me prosterner à vos pieds !
PRUNETTE :
Alors ? Qu'est-ce que je vous disais ! La première fois que je l'ai
entendue chanter dans le métro, j'ai cru qu'on était à la Chapelle
Sixtine. Il y avait des contrôleurs qui chialaient sur le quai…
ANSELME (à Virginie):
Excellent! Vous êtes engagée, mademoiselle. Bienvenue au sein de
notre grande famille ! Après la répétition, vous passerez dans mon
bureau pour signer votre contrat. Evidemment, je ne peux pas vous
promettre la lune, vous débutez, mais j'en ai propulsé plus d'une au
firmament des étoiles ! Vous aurez un panier repas tous les jours, et
vos frais de transport sont à ma charge. Pas mal, pour une stagiaire,
non ?
2
VIRGINIE :
Je me déplace en vélo, je ne suis pas vénale, monsieur. Je ne vis que
pour mon art. La joie de chanter au milieu de si grands artistes suffit
amplement à mon bonheur.
FELIX :
Ne dites pas ça, malheureuse !
ANSELME :
Vous avez la « lyrique attitude », ça va nous apporter une bouffée
d’air pur. Gladys est divine, bien sûr, mais je vous avoue que parfois,
elle est un peu fatigante…
ROMEO :
Je propose que nous avancions dès maintenant dans le parcours du
spectacle.
PRUNETTE :
Je vais chercher Madame De Monsigny ?
ANSELME :
Non, surtout pas, laissez-la faire un break. Elle en a besoin. Et nous
aussi… Nous allons aborder un moment charnière du spectacle.
« L’Horrible Festin » est d'abord celui des colonialistes dévorant le
pays. Mais dans ce tableau nous assistons à la revanche des
malheureux cannibales qui ne supportent plus le régime qu’on leur
impose.
RABASTENS :
Vous parlez du moment où notre jeune premier passe à la casserole ?
ANSELME :
A la broche, plus exactement. Pavel voulait donner à cette scène de
barbecue, une dimension champêtre et conviviale…
2
ROMEO :
Une fête de village qui est aussi une communion pour les Gros
Loulous. Il a beaucoup insisté sur le côté joyeux, festif, pour
démontrer qu’en Afrique, tout n’est pas si noir.
Rabastens, Jaime et Virginie entonnent « le trio du grill ». Rabastens
et Virginie, au cours de la chanson, déshabillent petit à petit Jaime
qui se retrouve bientôt à demi nu. Rabastens papillonne autour de sa
proie en agitant une grosse fourchette. Jaime se défend comme il peut
des attouchements pressants de Rabastens…
JAIME :
Vas-y, lui ! C’est bon maintenant !
ANSELME :
Que se passe-t-il, encore ?
JAIME :
Il me gave, il arrête pas de me toucher, c’est relou à la fin !
RABASTENS :
Mais je… Je palpe ! Je palpe la nourriture, j’évalue la bête ! Ca m’a
paru parfaitement en situation. Non ?
ANSELME :
Ce n’est pas une mauvaise proposition, Rabastens. Effectivement,
Jaime, vous êtes un peu comme un cochon à la foire, à ce moment
là…
JAIME :
Quoi ? Qu’est-ce vous dites, là ? C’est moi que tu traites de cochon ?
ANSELME :
Une sorte d’agneau sacrificiel, si vous préférez.
JAIME :
J’en ai rien à foutre ! Attends, l’agneau, tu lui mets souvent la main
dans le slip, toi ?
2
Scène III
A ce moment, on entend venant des coulisse une voix puissante qui
interrompt le travail en cours. Gladys De Monsigny chante à tue-tête
« Ah, que j’aime les militaires ». Elle apparaît, coiffée d’un képi de
légionnaire, visiblement éméchée…
ANSELME :
Mais enfin, c’est un concours ! Gladys, que faites-vous ? Et qu’est-ce
que c’est que ce képi ridicule ?
GLADYS :
Un peu de respect, mon ami.Vous feriez moins le faraud devant le
légionnaire auquel il appartient.
ANSELME :
Plaît-il ?
GLADYS :
Gunther a le visage halé, tanné par les vents du désert, un torse sculpté
dans du marbre, ses cuisses sont des colonnes de porphyre…
ANSELME :
Gladys, je vous en prie ! Quelle indécence! Vous n'êtes plus vousmême !
GLADYS :
Ces petits gars sont tous épatants. Quelle santé ! Ah je ne me souviens
plus m'être autant amusée depuis la chute de Pavarotti dans les gradins
du Colisée… Ce qu’on a ri !
Elle reprend "J'aime les militaires". D'abord hésitant, Romeo
l'accompagne, mais rapidement, la chanson se transforme en « Je suis
grise »... A la fin de la chanson, elle tombe à la renverse, les bras en
croix, retenue d’extrême justesse par les bras vigoureux de Jaime.
Anselme se prend la tête à deux mains.
2
ANSELME :
Seigneur, donnez moi la force !
FELIX:
Je vais amener la brouette. Tenez bon, Jaime.
JAIME:
C'est bon, M'sieur Félix, j'ai l'habitude, j'ai fait les marchés. C'est mon
idole, je la porterais au bout du monde, s'il fallait. Eh! Matez : "Autant
en emporte le vent" !
Il prend la pose de Clark Gable sur la célèbre affiche. Il saisit la tête
de Gladys et la fait parler comme s'il s'agissait d'une marionnette.
JAIME :
(Prenant une voix féminine) "Oh, Rhett Butler, je vous déteste !",
(voix mâle) "Et moi, je vous aime pour deux, petite Scarlett !"… Ca le
fait grave, non ? Vas-y, prends une photo, machin !
VIRGINIE :
Les grands artistes sont tous tellement sensibles… Ils ont leurs fêlures,
leurs blessures secrètes…
ANSELME :
Et puis quoi encore ? La drogue ? Les partouzes ? Tout est permis,
alors ? Dire que j'ai produit ce spectacle pour relancer sa carrière ! Ah,
tu m'y reprendras, tiens, à tomber amoureux d'une femme plus âgée !
Callas de mes fesses, immonde truie, qui trahit ma confiance comme
une fille à soldats !
PRUNETTE :
N'en faites pas une affaire personnelle, vous voyez bien qu'elle est
malheureuse.
ANSELME :
Et moi alors ? Moi qui ait renoncé à ma brillante carrière de chanteur
pour me dévouer corps et âme à la propagation de l'Art lyrique ?
Toutes ces années de privations, de vaches maigres, pour voir au final
3
une pocharde souiller mon lit et mon théâtre ? Ah! Non! Non c'est fini
tout ça ! Moi aussi, j'ai le droit de vivre ! De m'éclater comme une
bête ! Je ne vais pas laisser ma part au chien ! Je vais brûler la
chandelle par les deux bouts !
Il chante l'air "Je veux m'en fourrer jusque là !", bientôt repris par les
autres qui chantent le refrain "Il va, il va s'en fourrer jusque là"…
Noir.
3
TABLEAU III
SCENE I
Le décor du spectacle est presque totalement installé.On aperçoit une
cage en arrière plan. Félix effectue quelques raccords de peinture ici
et là. Il chantonne l'air du "Brésilien". Roméo, amusé, lance la
musique et bientôt Félix se prend au jeu et laisse libre cours à son
talent... Anselme est apparu en fond de scène sans que Félix ne le
remarque…
ANSELME :
Mais dites moi, Félix… Ce n'est pas mal du tout ! Sous cette rude
écorce se cachait donc une âme d'artiste ?
FELIX:
Faut bien se donner du cœur à l'ouvrage. Ravi que ça vous plaise.
ANSELME:
En tout cas, c'est de loin supérieur à la prestation pathétique des six
ringards que j'ai auditionné hier. L'agence "Lyric'Arts" nous envoie
vraiment n'importe qui… Vous aimez la scène, n'est-ce pas ?
FELIX :
C'est mieux que de pousser des wagonnets au fond de la mine.
ANSELME :
Je viens d'avoir une idée géniale. Vous allez remplacer Georges. Vous
serez notre nouveau baryton.
FELIX :
Quoi ? Ca va pas, non ?
ANSELME :
En échange, je vous accorde ce fameux treizième mois dont vous me
rabattez les oreilles depuis des lustres. Alors, marché conclu ?
3
FELIX :
Je tiens pas à faire le guignol pour des clopinettes.
ANSELME :
Ah Oui ? Et que diriez-vous de 5% de remise sur tous vos appels
téléphoniques en France métropolitaine ? De surcroît, je cesse de vous
couper l'électricité après 22 heures. Alléchant, non ?
FELIX :
Je ne sais pas… 5%, vous avez dit ?
ANSELME :
Tout à fait. Et en spécial bonus, je vous cède ma vieille télévision.
Zou! Cadeau! Je suis comme ça, moi…
FELIX :
Je veux l'accès à la retraite des cadres.
ANSELME :
Et pourquoi pas une mobylette de fonction, pendant que vous y êtes?
Pour qui vous prenez-vous Leboeuf ?
FELIX :
Laissez tomber, je m'en branle, je chanterai pas.
ANSELME :
Sacré Félix ! Vous êtes un fin renard. Impitoyable en affaires, hein?
Bon, je n'ai guère le choix. Crachez dans ma main et topez-là! C'est
bien comme ça que vous faites chez les ouvriers, je crois?
FELIX :
Prends-moi pour un con. Je veux un contrat en bonne et due forme. Je
suis pas né de la dernière pluie.
Prunette surgit des coulisses...
PRUNETTE :
Saute le pas, Félix. Saisis ta chance.
3
ANSELME :
Ce vieux Félix ! Tête de bois, va ! Nous avons eu nos petits différents
tous les deux. Allez, je vous pardonne le coup des sardines dans mon
pot d'échappement, ne protestez pas, je sais que c'est vous!
Aujourd'hui, ce qui compte, c'est ce grand navire qu'on appelle un
théâtre, que nous avons toujours su piloter ensemble au milieu des
récifs.
FELIX :
Mouais... On va dire ça.
ANSELME:
D'accord! Je vous le fais ce contrat. Vous voulez que je signe avec
mon sang ?
FELIX :
N'en faites pas trop, m'sieur Médart... Votre Mont-blanc suffira.
Ils sortent.
SCENE II
Entrent Jaime et Virginie…
JAIME :
Dès que je t'ai ai vu, j'ai kiffé grave. Je me suis dit "Jaime, mon vieux,
celle-là, elle est bonne. Surtout, la rate pas, c'est LA bonne !".
VIRGINIE :
Vous allez un peu vite en besogne, monsieur Lopez. Nous nous
connaissons à peine.
JAIME :
T'es sourde ou quoi ? Je te dis que je t'ai dans la peau mortel ! Là, je te
parle, mais mon cerveau il est plus totalement irrigué, si tu vois ce que
je veux dire…
3
VIRGINIE :
Vous me faites peur, Jaime. Il y a tant de passion en vous…
JAIME :
T'as pas une photo ? Je vais aller me faire tatouer ton portrait sur la
cuisse. Chaque fois que tu me verras à poil dans les loges, ce sera
comme un miroir. Un miroir d'amour pour ma gazelle en sucre.
VIRGINIE :
Que savez-vous de l'amour, Jaime ?
JAIME :
Ben… J'ai le cœur qui bat, les jambes toutes molles et une barre de feu
dans le falzar ! Je suis pas fou. Il y a des signes qui trompent pas.
VIRGINIE :
Ce n'est pas seulement ça, l'amour.
JAIME :
Ah ouais ? Alors c'est quoi ? Vas-y, explique puisque t'es si maligne.
Virginie entonne "L'amour c'est…", Jaime ne tarde pas à chanter
avec elle. A la fin du morceau, il l'embrasse goulûment. A ce moment
entre Rabastens…
RABASTENS:
Ah mon dieu, quelle horreur !
JAIME (en s'essuyant la bouche) :
Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ?
Rabastens entonne l'un des refrains du morceau "Lorsque la Grèce…"
("… C'est une immense bachannale", jusqu'à "… Ca ne peut pas
durer plus longtemps.")
RABASTENS :
Je suis profondément blessé. . Où vous croyez-vous, Jaime ? Dans les
obscures backrooms d'un peep-show ?
3
JAIME :
On est jeune, on batifole, on fait pas de mal. Décoince-toi, machin.
RABASTENS :
Rabastens ! Je m'appelle Rabastens ! Permettez-moi de vous dire que
votre attitude est tout sauf professionnelle ! Nous sommes au bord du
gouffre et vous ne pensez qu'à satisfaire vos plus bas instincts. Quand
à vous, jeune fille, je constate que derrière vos airs de sainte nitouche
se dissimule une véritable Messaline !
VIRGINIE :
C'est toutes ces lumières, ce décor, la musique, la chance qui m'est
offerte… La tête m'a tournée. Qu'ai-je fait ? Mon Dieu qu'ai-je fait ?
JAIME :
On travaillait, quoi ! Hé "Rabastens", je te signale qu'on est amoureux
dans la pièce. Pourquoi tu nous embrouilles ? C'est de l'hétérophobie,
mon pote ! Tu peux aller en taule pour ça, je te ferais dire.
RABASTENS :
Comme Oscar Wilde ? C'est le sort que vous réservez aux sensibilités
différentes ? Le rejet, encore et toujours… Je suis ce que je suis,
Jaime. Et je le chante.
Rabastens chante "Je suis gai" (de "… le rêgne de Venus" jusqu'à "…
je le veux").
SCENE III
Gladys entre sur scène. Elle n'est pas fière et ne semble pas très à
l'aise…
GLADYS (faussement enjouée):
Bonjour ! Ca va les amis ? Oulala !
Les trois autres s'interrompt et la considère, un peu gênés…
3
GLADYS :
Que s'est-il passé hier ? J'ai fait une chute ? Je me suis réveillée dans
une brouette. J'avoue que mes souvenirs sont un peu confus…
RABASTENS :
C'est sans doute mieux ainsi. Vous n'en garderez aucun traumatisme.
JAIME :
Et le bidasse, vous lui avez rendu son képi ?
GLADYS :
Mon dieu ! C'est vrai ! Gunther… "L'Embuscade"… Je me suis
conduite comme une chienne. Non, je ne lui ai même pas rendu. Il
s'envolait ce matin afin de restaurer la démocratie au Buruland.
Maintenant, à cause de moi, il risque une insolation et on va le mettre
aux arrêts. Il va croupir des semaines dans un cachot grouillant de
vermine.
JAIME :
Peut-être pas. Si ça se trouve, il aura juste des coups de fouet.
GLADYS :
Pourquoi Dieu m'a-t-il faite ainsi ? J'aurais tant voulu être la femme
d'un seul amour. Pauvre Anselme ! Il n'est pas trop fâché au moins ?
RABASTENS :
Peut-être un petit peu, quand même…
GLADYS :
Tant pis pour lui. Il n'avait qu'à pas me négliger. La nature a horreur
du vide. Je n'ai jamais pu résister au regard fiévreux d'hommes en
perdition… Ce désir d'absolu dans l'étreinte, ce petit cri d'enfant au
moment de l'orgasme... Ah comme je les aime, ces brutes !
Gladys chante "L'invocation à Vénus". A la fin de la chanson entre
Anselme…
3
SCENE IV
ANSELME :
Votre humeur fait plaisir à voir ! Je constate que vous avez survécu à
une nuit de brouette. De toutes sortes, j'imagine...
RABASTENS :
Bon! Moi, je n'ai pas encore pris ma pause déjeuner ! Je vous laisse,
le restaurant ne sert plus après 14h.
VIRGINIE :
Et moi, j'ai promis à ma grand-mère d'aller lui faire des crêpes pour
midi. Même en vélo, j'aurais à peine le temps.
JAIME :
Attends, Virginie, je te dépose en scoot !
ANSELME :
Allez-y ! Mais dans une heure, je veux tous vous voir sur le plateau.
Gare aux retardataires, il y aura des amendes prélevées directement
sur vos défraiements.
Rabastens, Virginie et Jaime sortent rapidement… Anselme et Gladys
se mettent à chanter "Oui mon ami" (de "Ah, c'est ainsi…" à "…
comment, je vous prie ?")
GLADYS :
Ah, Anselme ! Vous êtes si beau sous l'emprise de la colère. On dirait
Jules César face à Cléopâtre. Vous souvenez-vous de notre folle
escapade au Caire ? Notre première nuit d'amour devant les
pyramides, sous le regard impénétrable du sphinx ?
ANSELME :
Une des pires coliques de ma vie. Le champagne était tiède et j'ai été
piqué par un scorpion.
3
GLADYS :
Et je vous ai sauvé, Anselme ! J'ai sucé la plaie avec amour et
dévotion…
ANSELME :
Moui… Vous auriez mieux fait d'abandonner mon corps à la férocité
des charognards.
GLADYS :
Vous aviez tellement bien fait les choses… Quel merveilleux souper,
si romantique… Un drap de soie jeté sur le sable, des vins capiteux,
des mets exquis, des chandeliers byzantins qui projetaient les ombres
de nos corps enlacés sur les dunes…
Gladys se met à chanter "le couplet du souper"…
ANSELME :
Oh, Gladys ! Créature infidèle ! Isis-Astarté! Déesse de l'enfer ! Oh,
toi, toi…
Il la prend dans ses bras pour l'embrasser, lorsque son téléphone
portable se met à carillonner…
ANSELME:
Ah merde ! Mais on va pas me foutre la paix, cinq minutes ? (Il
décroche) QUOI, ENCORE ? Oh! Bonjour monsieur de Brissac, que
me vaut le plaisir? (Un temps, pendant lequel Anselme se
décompose…) Comment ? Mais…Mais non… Ah, non! Je veux dire,
c'est impossible! Pavel est épuisé, il ne peut pas… Hélas, nous avons
beaucoup trop de travail pour… Toute la presse ? La télévision?
(totalement paniqué) En présence du ministre ? Mais… mais… Vous
auriez du nous prévenir avant ! Nous sommes en plein montage des
décors ! Rien n'est prêt ! D'ailleurs le théâtre est inondé… Et puis nous
avons eu une alerte à la bombe ! Il me paraîtrait plus sage de différer
au soir de la première… A 18h ? Oh mon dieu ! Un échafaudage est
en train de s'effondrer ! (Il émet des crachotis, simule un brouillage)
Monsieur de Brissac ? Je ne vous entends plus, je n'ai pas compris !
3
Ah, maudit portable, mais pourquoi faut-il que tu me lâches
maintenant !
Il jette son portable de toutes ses forces dans les coulisses. Gladys le
regarde éberluée...
GLADYS :
Mais vous êtes fou, mon ami. Vous dites et faites absolument
n'importe quoi.
ANSELME :
Il faut que je me tire d'ici.
GLADYS :
Anselme que se passe t'il ? Vous êtes blanc comme un cierge de
Pâques.
ANSELME:
Ils veulent organiser une conférence de presse. Cette fois, c'est foutu.
Comment expliquer l'absence de Pavel ? Les journalistes vont fouiner
partout, découvrir le pot aux roses, et nous livrer à la vindicte
populaire. Je préfère l'exil au déshonneur.
GLADYS :
Vous n'allez tout de même pas saborder le spectacle ? Et que faites
vous de votre théâtre ?
Felix et Prunette apparaissent en fond de scène, attentifs à la
discussion…
ANSELME :
Vous ne savez pas tout, Gladys. J'ai été imprudent. J'ai bêtement cru
pouvoir confier une partie de notre subvention à un ami, qui devait la
faire fructifier. Hélas, ce judas a trahi ma confiance et m'a poignardé
dans le dos.
GLADYS :
Expliquez-vous.
4
ANSELME :
Cette soi-disant entreprise de ramassage de guano en Patagonie n'était
qu'un paravent. J'ai été joué, Gladys ! Bien malgré moi, ce misérable
m'a impliqué dans un odieux trafic d'organes au Brésil, sur lesquels je
n'ai d'ailleurs pas touché un seul centime jusqu'à présent…
GLADYS :
Comme c'est vil. Vous avez détourné des fonds publics destinés à la
culture ?
ANSELME :
Heureusement, il me reste un petit compte numéroté à Lausanne.
Fuyons, ma chérie ! Demain soir, nous pouvons être au Portugal et de
là embarquer sur un cargo chypriote en partance pour les îles
Caîmans…
GLADYS :
Renoncer au spectacle ? Abandonner l'art lyrique ? Jamais ! Vous êtes
un pleutre, mon ami ! Vous vous êtes engagé auprès de nos
compagnons et de moi-même. Soyez un homme et respectez la parole
donnée !
FELIX (se dévoilant) :
Et mon contrat, alors, sale margoulin ! C'était du pipeau ? Comme le
reste ?
ANSELME :
Félix ! Vous ignorez les charges qui pèsent sur vos employeurs.
FELIX :
Peut-être, mais je sais reconnaître un rat quand il quitte le navire. Gros
foireux, va !
PRUNETTE :
Retiens-le, Félix. Il ne s'échappera pas, je vais aller crever les pneus
de son quatre-quatre.
4
ANSELME :
Ne faites pas ça ! Je vous prendrai à mon service à Buenos Aires !
FELIX (se saisissant d'un sabre):
T'iras nulle part. On va attendre les autres avant d'aviser. Rentre dans
cette cage ou je te tranche le bras !
ANSELME :
Vous irez en prison aussi, Félix. Ca fait trois ans qu'officiellement,
vous êtes le trésorier du théâtre. J'ai imité votre signature, pauvre naïf!
FELIX :
Ah oui ? Et bien maintenant, Félix le magicien va transformer une
grosse ordure en un magnifique carpaccio !
Gladys pousse Anselme dans la cage et donne un tour de verrou.
GLADYS :
Il est à notre merci. N'avancez plus, monsieur Leboeuf, sinon je vous
jure que j'avale cette clé.
FELIX :
Et alors ?
GLADYS :
Vous me laisseriez abîmer mes cordes vocales ?
FELIX :
Bon, d'accord… On le séquestre, et puis après ?
GLADYS :
La conférence aura lieu dans trois heures. Vous allez jouer le rôle de
Pavel, vous l'imitez très bien.
FELIX :
On n'a pas tout à fait la même tronche. Heureusement pour moi…
4
PRUNETTE :
C'est quoi, Pavel, finalement ? Un gros nez violacé, des cheveux
filasses, des lunettes noires... Polnareff sortant d'un égout. Je peux te
maquiller. Tout le monde te prendra pour lui.
GLADYS :
Excellent ! Bredouillez des propos incompréhensibles, soyez infect, ne
ménagez pas les journalistes et ça fera la farce !
ANSELME :
Vous êtes fous ! Ca ne marchera jamais ! Laissez-moi sortir !
GLADYS:
Que nenni ! Vous allez méditer sur la vanité des choses. Avec ou sans
vous le spectacle aura lieu.
FELIX:
Au pain sec et à l'eau. Ton règne s'achève, tyran !
A cet instant, Rabastens, Jaime et Virginie reviennent en chantant
joyeusement l'air des Carabiniers… Ils s'interrompent en découvrant
Anselme enfermé dans sa cage.
JAIME :
Il y a un problème ? On a raté un épisode ?
PRUNETTE :
Ce gros pourri s'apprêtait à se barrer.
FELIX :
C'est plus lui qui commande. La révolution est en marche, camarades !
A bas la hiérarchie !!!
NOIR.
4
TABLEAU IV
Devant le rideau tiré, un immense portrait d’Offenbach fumant un
cigare cubain et arborant le béret du "Che". A l’avant scène, une
table sur laquelle sont placés des micros. Derrière cette table, Félix,
grimé en Pavel, éructe des incongruités avec son inimitable accent
moldave…
FELIX :
… Assez questions imbéciles ! Vous tous servez même soupe à la
grimace ! Vers de terre ! Cloportes nécrophages ! Insignifiants petits
scribouillards qui lèchent cul patrons de presse trafiquants d’armes !
On entend une rumeur indignée semblant provenir de la salle en voix
off…
FELIX :
Sortez ! Sortez tous ! Je refuse cautionner idéologie révisioniste
néolibérale ! Message Pavel Kryjtch/Offenbach pour enfants du
peuple. Je transige pas, je transcende ! Je libère musique d'esprit
conservateur! Je décrypte comme Champollion dans Pyramide!
Dehors, j’ai dit ! J’ai beaucoup travail ! Générale dans deux jours va
être pour vous immense baffe dans gueule, ça je promettre ! Médias
sont pour moi pire que chancre mou !
Il crache par terre et sort. On entend (en off) la sortie des journalistes
ponctuée de quelques réflexions offensées. Les portes claquent, le
silence revient… Prunette passe la tête par l’ouverture du rideau.
PRUNETTE :
Il n’y a plus un chat. Bravo, Félix, tu as été grandiose.
Le rideau se lève, le portrait d’Offenbach disparaît dans les cintres.
On retrouve l’ensemble de la troupe dans le décor du spectacle. La
table est rapidement évacuée en coulisse par Jaime et Rabastens. En
fond de scène, Anselme Médart, toujours enfermé dans sa cage, est
maintenant ligoté et bâillonné…
4
PRUNETTE :
C’est dingue la présence que t’as en scène. Embrasse-moi !
Félix arrache sa perruque et l'embrasse…
RABASTENS :
Ce n’est tout de même pas extrêmement vendeur pour nos
représentations, ce petit numéro.
GLADYS:
Monsieur Rabastens, un parfum de scandale permet presque toujours
de jouer à guichets fermés. Dans « La naissance de Vénus » lorsque
j’étais apparue entièrement nue, ma toison pubienne teinte en bleu….
JAIME :
Waow, je l’ai vu ! J’étais tout môme. J’en rêve encore, des fois…
GLADYS :
Merci Jaime. Vous voyez, c'est pour ça que je fais ce métier.
FELIX (à Prunette):
Tu veux pas me démaquiller ? Je me supporte plus avec cette gueule
de raie !
ROMEO :
En cas de mutinerie, et c’en est une, il appartient au plus haut gradé de
prendre la direction des opérations. Je pense que ma position de chef
d’orchestre me désigne dorénavant comme le maître d’œuvre de notre
spectacle…
VIRGINIE :
Pardon, mais monsieur Médart est tout rouge, il a les yeux exorbités,
j’ai l’impression qu’il étouffe sous son bâillon…
Anselme approuve en hochant frénétiquement la tête. Prunette
s’avance vers la cage..
4
PRUNETTE :
Si on lui enlève, il promet d’être raisonnable ?
Anselme implore du regard…
PRUNETTE :
Attention ça risque de piquer un peu les yeux. Un…Deux…Deux et
demi…CRAC !
Elle arrache la bande de papier collant qui lui couvrait la bouche.
Anselme crache une chaussette et pousse un cri rauque…
ANSELME :
Merci ! A boire, par pitié, a boire… J'ai des filaments de chaussette
collés sur la glotte.
Ils le regardent tous, mais personne ne bouge…
VIRGINIE:
Mais enfin, nous ne sommes pas au zoo ! Donnez-lui à boire, c'est un
être humain, quand même.
PRUNETTE :
Un directeur de théâtre. Nuance. Ne mélangeons pas les torchons et
les serpillières.
FELIX :
Allez, on n'est pas des brutes. Je vais lui balancer un bon seau d'eau.
Ca le rafraîchira. Et ce soir, il aura de la soupe.
Felix se saisit d'un seau…
VIRGINIE :
Non, monsieur Félix. Je vais former une petite coupelle au creux de
mes mains et abreuver ce malheureux. S'il vous plaît !
4
JAIME :
Attends, on peut lui trouver un verre, on est pas des nazis ! Tiens, il y
en a un vieux qui traîne, là. Je vais l'essuyer avec le PQ.
Il se saisit d'un rouleau de "Sopalin", nettoie le verre et donne à boire
à Anselme, qui pousse de petits grognements de contentement…
JAIME :
Regarde-le se régaler ! Ca fait plaisir à voir.
PRUNETTE (à Anselme):
Alors ? On a changé d'avis ? On est d'accord pour enfiler son beau
costume d'ours ? On va enfin participer au spectacle ?
ANSELME :
OUI, oui! J'ai eu tort ! Je regrette ! Je ferai tout ce que vous voudrez,
mais par pitié laissez-moi aller aux toilettes!
FELIX :
D’accord. Rabastens, accompagnez-le. Pas d’entourloupe, Médart.
RABASTENS :
Soyez tranquille, je ne le quitterai pas des yeux.
ANSELME :
Non, pas lui ! Je vous en supplie, pas lui !
RABASTENS :
Et pourquoi donc ? J'avais envie d'y aller, de toute façon…
VIRGINIE :
C'est moi qui irai ! Nous devons tous œuvrer la main dans la main.
Elle sort avec Anselme.
ROMEO :
Elle est bien cette petite.
4
JAIME :
Je veux, c'est une princesse ! En plus, je peux te dire qu'elle transpire
pas du tout. Elle sent bon tout le temps !
ROMEO:
Ah, oui ? Tant mieux. Quoi qu'il en soit, dès qu'ils seront revenus des
cabinets, nous passerons directement à la scène VIII. Et cette fois,
Rabastens pourra affronter la bête en combat singulier. Nous allons
avancer à grands pas.
FELIX :
Mouais. Le rythme est plan-plan, ça ne marche pas. Je maintiens qu'il
faudrait des tam-tams.
PRUNETTE :
Ou des bidons. Des gros bidons.
ROMEO :
Un tempo afro-cubain ? Ou alors…Une Samba ? Le pari est risqué. Je
ne sais pas… Du reggae ? Mais ne serait-ce pas trahir le grand
Offenbach ?
JAIME :
Et si le gars faisait de la capoeira pour éloigner le grizzly ? Ca en jette,
la capoeira !
RABASTENS :
De la quoi ?
JAIME :
De la Capoeira ! Un truc de brésilien. Mi-danse, mi-baston. Ca nous
amène direct à la samba !
RABASTENS :
Ah, si c'est brésilien, je ne dis pas non !
4
FELIX :
Vous délirez. Vous voyez Rabastens en équilibre sur la caboche,
agitant ses petites cannes de serin pour exploser un ours ?
RABASTENS :
Je vous signale que j'ai fait de la lutte gréco-romaine, Leboeuf. On
m'appelait même le bulldozer de Malakoff.
FELIX :
Oh, l'autre hé… Arrêtes, tu me fous les miquettes !
GLADYS :
Mais pourquoi ce duel ridicule ? Nulle part, il n'est fait mention dans
le livret original d'un combat entre un plantigrade et le sorcier des
Papa-toutous ! Qui a suggéré pareille ânerie ?
PRUNETTE :
Pavel. Qui d'autre ?
GLADYS :
Encore lui. Quel nain maléfique !
ROMEO :
Après tout, pourquoi pas ? Je suis trop formaliste. Osons ! Cette
aventure commence à me plaire… De la salsa ! Il faudrait tenter la
salsa ! Un hymne au métissage des peuples, c'est tout à fait dans le
propos…
Virginie et Anselme réapparaissent. Virginie est toute ébouriffée,
Anselme parait ragaillardi…
ANSELME:
Sacré bon dieu, ce que ça fait du bien.
GLADYS:
Anselme, un peu de tenue! Vous êtes obscène.
4
RABASTENS (lui désignant sa braguette):
Votre boutique est grande ouverte, mon vieux.
ANSELME:
Houp là! Au temps pour moi…
PRUNETTE :
Enlevez carrément votre froc. Je veux vous voir dans le costume.
ANSELME:
Je n'ai rien avalé de solide depuis 24 heures. Je vous préviens, si je ne
mange pas quelque chose, je vais m'évanouir.
ROMEO:
Votre rôle est physique, certes. Allons, habillez-vous en ours et vous
aurez le droit de grignoter un petit bout de saucisson.
Anselme enfile le costume. Romeo lance l'air de la chanson nègre
qu'il décline peu à peu sur différents tempos musicaux: Salsa, Samba,
Reggae, etc… Les autres le regardent un peu interloqués…
ROMEO :
Lâchez-vous, mes amis ! Laissez exulter vos corps ! Carioca,
carnaval! Bamba la bamba !
Une chorégraphie se met en place, la chanson est reprise par les
différents protagonistes, soit en chœur, soit en duo, soit en solo…
FELIX/PRUNETTE :
"Être bon époux,
Bien soumis bien doux,
Pas être jaloux !
Raffoler des coucous,
Aimer les toutous,
Et les sapajoux,
Jamais donner de coups,
Voilà vertuchoux
Le vrai cri de guerre
5
Des Papas-toutous ! (bis)"
Le tempo change pour devenir un air de rap scandé par Jaime, qui
s'exalte et fait un vrai numéro dans le style NTM, accompagné par
l'ours qui gesticule comme Joey Starr…
JAIME :
"Douce la passir,
aimer à mangir,
après bien buvir,
bien aimer dormir,
après bien dormir,
encore recommencir,
Voilà vertuchoux,
Le vrai cri de guerre des papa-toutous !"
Ils s'arrêtent. Certains très enthousiastes, d'autres forts mécontents…
GLADYS :
Ah non ! Alors là, non ! Mais où allons-nous ? Je vous le demande ?
Est-ce que quelqu'un en a la moindre idée ?
PRUNETTE :
Nous cherchons, madame De Monsigny. Personne n'a dit que ce serait
facile.
RABASTENS :
Il faudrait tout de même songer à régler le combat.
GLADYS :
Le combat ! Je vous en prie, oublions cette pantomime ridicule !
RABASTENS :
C'est une scène clé ! Mon indigène révèle la beauté de son âme en
affrontant l'ours pour sauver la vie des amoureux !
5
GLADYS :
Vous vous êtes vu, en boubou ? Vous êtes grotesque ! Cette scène est
le fruit d'un délire éthylique et n'apporte strictement rien à l'histoire.
RABASTENS :
Vous n’êtes qu’une vieille réactionnaire de droite ! Il est hors de
question de couper dans mon rôle, et de plus je veux… Non, j’exige
de chanter L'air de Frantz !
ROMEO :
Mais pourquoi ? Quel rapport avec l'ours ?
RABASTENS :
Aucun, j'ai toujours rêvé de le chanter, c'est tout.
FELIX :
Et alors ? Moi j'adore la plage, mais c'est pas pour ça que je vais me
pointer avec mon seau et ma pelle ! C'est incroyablement con, ce que
vous dites !
ANSELME (arrachant son masque d'ours):
Ce qu'il fait chaud, là-dedans ! C'est intenable. Où est le saucisson ?
J'y ai droit, je l'ai bien gagné.
Il se rue sur l'objet de sa convoitise…
ROMEO:
Ok ! Pause! Faisons le point. Les idées fusent, c'est sûr, mais il s'agit
de ne pas se laisser déborder.
FELIX :
Moi, j'aimerais bien qu'on parle un peu des effets spéciaux. L'éruption
volcanique avec les geysers de lave, on la garde ou pas ?
ANSELME :
Non mais vous êtes malade ? Toute la structure est en bois !
5
FELIX :
J'ai un pote qu'est pompier. D'après lui, c'est gonflé, mais faisable.
ANSELME :
Un jour, vous paierez pour vos crimes, Félix.
GLADYS :
En tout cas, je tiens au passage d'une étoile filante sur mon final du
deux.
JAIME :
Et pourquoi on n'aurait pas des vrais chevaux à la place des manches à
balai ? Ca a de la gueule des bourrins sur scène ! Ca fait pas mesquin !
Et puis ça plaît aux gosses.
PRUNETTE :
On voit que ce n'est pas vous qui nettoyez le plateau…
JAÏME :
Des petits poneys, alors ?
VIRGINIE:
C'est qu'il faut surtout, c'est toucher l’âme du public avec cette
bouleversante histoire d'amour.
RABASTENS:
Exactement, c'est ça l'important. Notre message, finalement, c'est
l'amour de l'Homme. "Je t'aime, donc je te mange". Nous sommes tous
des cannibales, mus par le désir, l'attraction des corps, la sueur et le
sperme.
FELIX :
C'est bon. Calmez-vous, Rabastens.
ROMEO :
Rassemblons nos esprits ! Nous jouons dans quarante huit heures, et il
reste de nombreuses inconnues.
5
ANSELME :
C'est le moins qu'on puisse dire…
PRUNETTE :
Un sacrifice humain ! Voilà ce que nous avons oublié !
ROMEO :
Pardon ?
PRUNETTE :
Une messe noire, organisée par les colons qui vont sacrifier Lapin
Courageux. On inverse la situation, on bouscule les idées reçues ! Les
vrais sauvages ne sont pas ceux qu'on pense…
JAÏME :
Trop fort, Prunette !
RABASTENS :
Pourquoi Lapin Courageux ? Hein ? Pourquoi c'est toujours sur moi
que ça retombe ?
GLADYS :
C'est un destin, mon ami. Vous devez être immolé, c'est prévu dans le
script.
RABASTENS :
Ah oui ? Et bien dites moi comment je pourrais affronter l'ours dans
l'acte III en étant immolé dans le II ?
GLADYS:
On s'en fout de l'ours!
ROMEO :
C'est un détail.
RABASTENS :
Je regrette. Ca ne tient pas debout. Je refuse d'être encore une fois le
bouc émissaire.
5
JAIME :
Hé, c'est ton boulot ! Immole-toi, putain !
Félix lance l'extrait musical de "Lorsque la Grèce…" (depuis "Allons,
immole-toi" jusqu'à la fin du morceau.
NOIR.
5
TABLEAU V
SCENE I
Devant le rideau fermé, Gladys, Prunette et Jaime font les cent pas.
Gladys et Jaime sont vêtus de leurs costumes coloniaux. Prunette
apporte les dernières retouches au maquillage de Gladys.
Au delà du rideau, on entend le spectacle se dérouler (nouvelle
variation sur la chanson nègre). On comprend que le spectacle est en
cours et que nos personnages se trouvent en coulisses…
GLADYS :
Dépêchez-vous Prunette, je ne tiens pas à rater mon entrée comme
l’autre imbécile.
PRUNETTE :
Si vous bougez tout le temps, ça ne va pas m’aider.
Jaime entrouvre le rideau et jette un œil…
JAIME :
Oh Zarma ! Comment ça part grave en sucette !
GLADYS :
Que se passe-t-il encore ? Qu'est-ce qu'ils font ?
JAIME :
Ils courent partout en faisant des moulinets avec les lances, Virginie
s'est pris un bon chtar dans l'œil. Ils ont complètement niqué la danse
de la pluie.
Prunette écarte Jaime pour regarder à son tour par l’œilleton du
rideau...
PRUNETTE :
En tous cas, elle est courageuse la petite, elle ne s’est même pas
arrêtée de chanter…
5
GLADYS :
A nous de jouer, Jaime. Que le talent entre en scène! Sauvons la
recette ! Merde ! Merde ! Merde !
JAÏME :
Ca, on y est jusqu'au cou !
PRUNETTE :
Mais… Il a craqué l’élastique de son pagne, celui là !?
SCENE II
Ils sortent latéralement. Le rideau s’ouvre. On découvre la fin de la
scène en cours : Virginie exhibe un superbe cocard, Rabastens se
cramponne à son pagne avec sa lance sous le bras, et Félix vient de
s’étaler de tout son long sur le plateau en massacrant le final de la
chanson. Malgré tout, ils tiennent la pose en attendant des
applaudissements qui ne viennent pas.
Entrent alors Gladys et Jaïme qui entonnent "La Vie parisienne"
devenue pour l’occasion :" la Vie africaine ", "célébrons Paris"
devenant " célébrons l’Afrique"…
Rabastens, Felix et Virginie forment autour d'eux une farandole de
bienvenue (collier de fleurs, offrande de noix de coco, etc...) avant de
sortir.
SCENE III
JAIME :
Quel peuple rieur et joyeux ! Comme leurs yeux riboulent quand ils
nous quémandent une banane ! Et comme ils se trémoussent !
GLADYS :
C'est leur nature, ils ont le rythme dans la peau. Mais ne vous y fiez
pas. Sous leur apparente bonhomie se dissimule parfois la survivance
d'effroyables rites barbares.
JAIME :
Vraiment ? Ces gens vous ont pourtant l'air si dévoué.
5
GLADYS :
Il ne manquerait plus qu'ils mordent la main qui les nourrit! Le travail
à la plantation est pour ces indigènes une véritable bénédiction.
Songez qu'avant notre arrivée, ils ignoraient tout de l'agriculture !
JAIME :
Votre mari et vous dirigez donc ce fabuleux domaine ?
GLADYS :
Hélas, mon mari nous a quitté récemment pour un monde meilleur.
JAIME :
Oh, je suis désolé. Je vous présente mes bien sincères condoléances.
GLADYS :
Il m'a laissé toute seule pour gérer notre mission pacificatrice en cette
lointaine contrée. C'était un compagnon du Maréchal Lyautey, vous
savez.
JAIME :
Il était donc militaire ?
GLADYS :
Colonel. Il est tombé sous les sagaies de l'horrible tribu des PapaToutous. Mon colonel! Il venait juste de fêter ses soixante dix ans.
Quel gâchis !
Elle chante " La veuve de Colonel"… Dès la fin de la chanson, on
entend le son des tam-tams…
GLADYS :
Mon Dieu ! Quel cauchemar! Ca recommence !
JAIME :
Quoi ? Qu'est-ce là donc ? Que se passe t'il ?
5
GLADYS :
C'est ce sorcier haineux qui fanatise les villageois et les pousse à la
sédition. Nous leur avons pourtant tout apporté : la culture, le goût du
beau, savoir se brosser les dents... Dans le respect de notre seigneur
Jésus-Christ.
JAIME :
Les flots furieux de la mer ne m'ont-ils épargné que pour me faire
échouer sur une terre hostile ? Ainsi, ce pays enchanté ne serait donc
qu'un mirage trompeur ?
GLADYS :
Arthur, je ne vous ai pas dit toute la vérité sur la mort de mon mari. Il
était encore vivant quand ils l'ont embroché pour le dévorer, tel un
vulgaire phacochère. Tout ce qu'il me reste de lui, à présent, c'est ce
jambon à l'os, fumé par leurs soins. Sa cuisse gauche, probablement.
Un majordome noir (Rabastens, qui a changé de costume: il a
maintenant des dreadlocks sur la tête façon Bob Marley et porte une
livrée de domestique très élégante) lui présente un gros jambon sur un
plateau en argent. Elle fond en larmes…
JAIME (saluant le jambon en claquant des talons):
Mes respects, mon colonel !
GLADYS (présentant Rabastens):
N'ayez confiance qu'en Frantz. C'est quasiment un blanc. Nous l'avons
formé, nous lui avons donné un habit, il connaît presque l'usage de la
fourchette.
RABASTENS/FRANTZ :
Bonjour missié. Toi être le nouveau bwana de la plantation ? Moi si
content ! Moi faire danse de la girafe pour toi !
GLADYS :
Mais non ! Ne sois pas sot, Frantz. Monsieur Arthur De la Vega y
Poussado est un gentilhomme naufragé, que nous allons secourir du
mieux que nous pouvons.
5
JAIME (en lui caressant la tête):
Bonjour, Frantz. Mais quels jolis cheveux crépus tu as là ! Je suis sûr
que nous allons devenir de grands amis. Tiens, c'est pour toi, c'est un
peigne. N'aie pas peur, prends-le, j'en ai plein.
RABASTENS/FRANTZ :
Merci Bwana ! Grâce à toi, je suis le maître des poux !
GLADYS :
Il est très affectueux, mais n'hésitez pas à donner de la voix. Il faut
savoir se faire obéir. C'est une affaire de méthode. Je dois vous laisser,
à présent…
JAIME :
Où allez-vous ?
GLADYS :
Avec mes fidèles, je vais organiser la charge d'un troupeau d'éléphants
sur leurs misérables huttes. Une centaine de pachydermes en furie, ça
devrait briser la rébellion.
JAIME :
La stratégie me parait excellente… Oui, ça peut marcher. J'en suis
madame ! Quels sont vos ordres ?
GLADYS:
C'est courageux, monsieur De la Vega, mais vous ne connaissez rien
aux éléphants d'Afrique. Vous allez nous gêner.
JAIME :
Ah ça, mais il ferait beau voir que…
GLADYS :
Je ne veux pas vous perdre, Arthur. Demeurez ici et ne franchissez pas
le mur d'enceinte. Quand les tambours s'arrêteront, les Papa-Toutous
passeront à l'action et rien ne pourra arrêter ces zombies ivres de
racines hallucinogènes. Barricadez-vous et n'ouvrez à personne. A
personne, c'est compris ! Bonne chance, monsieur De la Vega !
6
JAIME :
Dieu vous garde, vous et vos valeureux cornacs, madame !
Elle sort.
SCENE IV
Jaime et Rabastens chantent l'air de Frantz… ("N'ouvre à personne")
JAIME :
Mon brave Frantz, il me faut malgré tout revoir la belle Atala. Je suis
un hidalgo, peu me chaud la révolte des Papas-Toutous ! Je me
damnerais pour cette petite sauvageonne aux yeux de braise.
RABASTENS/FRANTZ :
Atala Tabou! Tabou! Elle être la vierge du volcan, ça y en a pas bon
Bwana. Toi provoquer colère des dieux si faire zig-zig avec elle. Toi y
en a pas préférer délicieuse galette de manioc ?
JAÏME:
Garde tes confiseries gluantes, gentil drôle. Ne crains rien, je vais
m'éclipser incognito, drapé dans mon grand manteau de nuit. J'ai une
certaine habitude des rendez vous galants…
RABASTENS/FRANTZ :
Toi y'en a tort vouloir défier dieux de la Montagne de feu ! Moi partir.
Ne m'appelez plus jamais Frantz…
Rabastens s'éclipse. Jaime entonne le couplet de l'incognito. Pendant
qu'il chante, les autres participants au spectacle, (Félix, Prunette, et
Anselme), disposent des plantes vertes en pot, censées figurer la
jungle, derrière lesquelles, vêtus en indigènes, ils se dissimulent
maladroitement. Anselme s'éclipse discrètement…
SCENE V
Apparaît Virginie, qui s'immobilise face à Jaime…
6
JAIME/ARTHUR :
Atala ! Toi, enfin ! Ô Princesse des Papa-Toutous, reine de la jungle !
Tu as ensorcelé mon âme.
VIRGINIE/ATALA :
Arthur, bel étranger… Es-tu fils de chef dans ton pays ? Sans cela,
jamais mon père ne consentira à notre union …
Jaime et Virginie chante le premier duo du vent du soir.
ARTHUR :
Mon front n'a pas de diadème
Le sceptre n'est pas dans ma main,
Pourtant je fais à l'instant même
Courber la tête à chaque humain.
Apprenez donc belle sauvage
D'où je tiens ce pouvoir vainqueur.
Je n'en dirais pas davantage,
Je suis coiffeur.
Quand on est bien de sa personne,
Les belles vous font les yeux doux.
Tout cela n'a rien qui m'étonne,
C'est un moyen banal et vieux.
Moi j'ai bien une autre manière
Pour conjurer toute rigueur
Je n'ai qu'à dire à la plus fière :
Je suis coiffeur.
ATALA :
Hélas mon père avait bien dit
Car sa fille n'a pas d'esprit,
A tout ce que je viens d'entendre
Monsieur je n'ai rien pu comprendre
ARTHUR :
(à part)
Et quoi ! Tous ces récits n'ont rien fait sur son âme ?
6
Il me reste un moyen pour charmer cette femme.
Essayons vite ce moyen,
Il réussira c'est certain
(à Atala)
Quand je partis pour la rive étrangère
Mon noble père me fit venir
Mit en mes mains sa montre-tabatière,
Qui du pays, ô tendre souvenir,
Redit les chants à mon âme ravie.
Ecoutez-les, ces chants de ma patrie.
Il tire sa montre de sa poche, pousse un ressort. La montre sonne et
exécute un air comme les boites à musique.
ATALA :
Ô douce magie !
Son refrain joyeux
Et mélodieux
M'a toute ravie !
ARTHUR :
Oui la mélodie,
Le refrain joyeux,
C'est délicieux !
L'a toute ravie !
ATALA :
Que sa voix sonore,
Du soir au matin
Me redise encore
Son doux tin, tin, tin !
A la fin de la chanson, quand Jaime brandit sa montre à gousset sous
le nez d'Atala, apparaît l'ours qui pousse des grognements furieux…
PRUNETTE (off) :
Pas maintenant, monsieur Médard, c'est pas maintenant ! Ah, le con !
6
L'ours menace Atala et Arthur…
JAIME :
Vas-y lui, qu'est-ce qu'il nous fait ? Oh ! Qu'est-ce tu fous, là ?!
Virginie, un instant déstabilisée, se reprend en "improvisant" de
manière hésitante…
VIRGINIE :
Ah ! Hélas monsieur Arthur, cette bête va nous dévorer (plus fort)
J'espère que Lapin Courageux va venir très vite nous secourir…
JAIME :
Euh… Ouais, voilà! Pourvu qu'il déboule en vitesse. (bas) Mais
dégage toi, Ducon, tu t'es planté !
L'ours continue à pousser des cris furieux…
JAIME :
Euh… Courage, Atala, je… Je… Je vais casser la gueule à cet ours !
Jaime lui shoote violemment dans les testicules. Médard pousse un ci
inhumain et disparaît en coulisses, courbé en deux. La musique
reprend et Jaime et Virginie chante "l'Espagnol" dans son intégralité.
Entre Félix…
VIRGINIE/ATALA :
Ciel, voilà papa ! Arthur, j'ai peur.
JAIME:
Salut, grand chef !
Ils chantent tous trois le premier trio du "Vent du soir" ("Grands
dieux vous bravez le danger"...)
Au milieu du couplet, Rabastens, à la stupéfaction générale, entre
costumé en soldat grec, en chantant "Les Deux Ajax". Très vite,
Jaime, puis toute la troupe enchaîne sur ce morceau…
6
JAIME (à Rabastens) :
Mais, bon dieu, qu'est ce qui te prend, t'es ouf ?
RABASTENS :
C'est ma soirée. C'est ma chance. Cette nuit appartient à Rabastens.
Un fort grésillement électrique se fait entendre. Les lumières donnent
des signes de faiblesse…
FELIX/VENT DU SOIR :
Oh! Putain, il y a une couille ! Mes amis…Mes amis…Le dieu volcan
se réveille, alors bon… Mariez-vous fissa... Vous avez mon
consentement et tout le saint-frusquin… Moi je cavale faire des
offrandes, sinon on va cramer comme des merguez!
Il sort précipitamment. Des lampes explosent, de la fumée et des
étincelles surgissent des coulisses…
JAIME:
Atala, mon amour… Heu… Qu'est ce que je dis ? Je sais plus…Qui
c'est qui nous marie ? Hein ?
RABASTENS/AJAX:
Par Zeus tout puissant, moi, le héros de Troie, je consacre votre union!
Pour célébrer ce beau jour, je vais vous chanter…
Jaime le saisit au collet, il parait hors de lui…
JAIME:
Mais t'arrêtes de nous embrouiller, toi ! Tu vas pas la fermer, dis?
Jaime secoue Rabastens, dont il fait tomber le casque…
VIRGINIE/ATALA:
Fuyons la jungle en flammes ! Quittons cette terre maudite! Partons
pour Paris !
6
JAIME: (Lâchant Rabastens…)
Euh… Ouais ! Bien vu ! Paris ! Euh… Ouais voilà!
Elle tente de chanter un des airs de la Vie Parisienne, mais, à cet
instant, les lumières clignotent, changent de couleur et la fumée se
répand sur le plateau. Félix, paniqué, un bout de câble fondu à la
main, renverse un des totems du décor qui s'effondre révélant Gladys,
qui boit au goulot d'une bouteille, en bustier et jupon. Elle se met à
chanter, puis, tour à tour, chacun s'essaie à relancer le spectacle en
reprenant divers refrains musicaux d'Offenbach, constituant ainsi une
sorte de pot-pourri improvisé…
Au cœur de cette anarchie musicale, Romeo, fort bien inspiré, lance
le final de "la Vie Parisienne". Gladys entame un french cancan
endiablé, bientôt imité par les autres avec un bonheur inégal, jusqu'à
ce que tous se figent en pseudo grand écart, a l'instant même où les
derniers projecteurs explosent, plongeant la scène dans le noir!
FIN.
6

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