RACONTER ET/OU NE PAS RACONTER La « tentation » de Carles
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RACONTER ET/OU NE PAS RACONTER La « tentation » de Carles
RACONTER ET/OU NE PAS RACONTER La « tentation » de Carles Batlle Dès l’origine, la dramaturgie occidentale s’est produite en intime connivence avec le récit, avec l’art de raconter des histoires. Elle a toujours été considérée – dixit Aristote – comme une modalité particulière de la tendance naturelle et universelle à imiter ou représenter (mimeisthai) les actions humaines. Et sans doute pour cela, la fable (trame ou argument) est définie et valorisée comme l’« âme », la « substance » ou le « squelette » du drame. Cette dépendance séculaire du théâtre par rapport à la narration détermine aussi le passage des mythes, légendes, chroniques et récits, éléments à l’origine « épiques », à la forme dramatique en vigueur à chaque période ou cadre du système théâtral. Il s’agissait alors – et encore aujourd’hui – de « bien raconter » une histoire selon les principes, codes et conventions d’un modèle dramaturgique particulier, instauré par la tradition et/ou remis en cause par l’innovation. Si Shakespeare ou Racine avaient « raconté » l’histoire tragique d’Œdipe, ils l’auraient fait de manière très distincte de Sophocle, mais les spectateurs des trois versions auraient pu reconstruire un enchaînement similaire des actions humaines, une fable relativement analogue. Ainsi, durant toute l’histoire du théâtre occidental, l’action dramatique s’est identifiée avec le dispositif spécifique que chaque texte établit pour raconter une histoire. Autrement dit, le discours dramaturgique s’articule autour de la fable se subordonnant plus ou moins à elle. Selon les règles de l’époque, le genre et la personnalité de l’auteur, le discours dramaturgique établit l’éventail des personnages, les structures du temps et de l’espace, les formes du dialogue, les échanges non verbaux et l’orientation vers une forme figurative ou réaliste. Cependant, au cours du XX e siècle – et plus manifestement dans sa seconde moitié – apparaissent différentes formes dramaturgiques qui semblent abandonner la fonction narrative : des œuvres, des auteurs, toutes sortes de textes qui renoncent à « raconter des histoires », reléguant la fable à une condition subalterne, voire secondaire. Dans les cas extrêmes, tout l’édifice du figuratif s’écroule presque complètement. Non seulement il devient difficile de comprendre ce qui arrive aux personnages, mais encore la notion même de personnage disparaît. Disparaissent également les repères spatiaux et temporels qui pourraient indiquer le cadre de référence du personnage, son appartenance à un « monde possible ». Il s’agit souvent d’autoréférences dans lesquels l’action dramatique, libérée de son support narratif traditionnel, de l’obligation de « raconter une histoire », consiste essentiellement en une architecture d’interactions plus ou moins complexe : interaction de diverses modalités d’énonciation, interaction de codes verbaux, interaction de moyens figuratifs différents, forte coopération entre la scène et la salle, etc. Naturellement, nous ne sommes pas en train de décrire, ni d’assister aux funérailles de la fonction narrative du théâtre. Au contraire, la fonction narrative se manifeste vigoureusement dans les tendances fondamentales du renouveau dramaturgique qui marque le passage au XXI e siècle. Le meilleur théâtre des dernières décennies abrite toujours de très belles fables, complexes et révélatrices. Parfois même elles adoptent la structure traditionnelle « exposition, nœud, dénouement ». Mais on peut aisément supposer que les œuvres les plus prometteuses sont celles dans lesquelles l’auteur se permet d’adopter une forme conceptuelle hybride fondée sur la narration et/ou le refus de la narration. La dramaturgie de Carles Batlle, et particulièrement Tentation, jaillit de ce fascinant dilemme. Sans aucun doute, il y a des « histoires » dans toutes ses œuvres, des fables concrètes qui s’ancrent dans la conscience torturée de personnages ambigus ou dans le tissu déchiré de la réalité contemporaine. Sujet et monde, destinée et Histoire, société globale et cas particulier s’entrelacent dans des chaînes d’événements déterminés par la causalité et le hasard. Et il y a également une fonction narrative intrinsèque dans certaines de ses œuvres – je pense à Combat et Tentation – qui se déploie dans la parole de ses personnages, dans la nécessité de raconter, de se raconter, de construire le passé grâce à de longs monologues. Le passé vécu devient présent à travers sa narration intentionnelle, sans doute déformée, mais toujours intensément dramatique, c’est-à-dire pragmatique, porteuse ou génératrice d’action (et pas seulement d’information). Et cependant, au-delà de ce recours à la fable, un courant contraire traverse toutes les œuvres de Batlle : le refus de raconter, la dislocation de la structure narrative, la déconstruction de la matrice narrative qui sous-tend l’action dramatique. C’est notamment pour cette raison que sa production concise mais déjà solide s’accorde avec les tendances les plus novatrices de la dramaturgie actuelle. Entre parenthèses, une semblable « réticence narrative » fonde et nourrit la modernité du roman – Cervantès, Sterne, Melville, Joyce… – et déstabilise les chemins confortables du récit – Proust, Musil, Kafka, Beckett, « nouveau roman »… Ce dilemme entre raconter ou ne pas raconter – c’est-à-dire donner de l’importance à la fable ou la reléguer à une condition littéralement prétextuelle –, cette synthèse contradictoire entre expliquer une histoire et, en même temps, se refuser à montrer clairement les maillons de la chaîne narrative, est ce qui articule le tissu de l’action dramatique dans Tentation. En effet, on trouve dans ce texte une trame qui plonge ses racines dans le passé. Durant le tournage de Lawrence d’Arabie (David Lean, 1962) à Aït Benhaddou (Maroc), naît une amitié informelle entre un obscur dialoguiste catalan qui travaille sur le scénario de Robert Bolt, et un jeune paysan berbère chez qui il loge. À la fin du tournage, Hassan, le Marocain, promet à l’étranger – qui vient juste d’être père – de donner sa fille, si un jour il en a une, au garçon qui vient de naître. Cette amitié et ce pacte unilatéral noués dans le passé exerceront sur l’action dramatique présente un déterminisme tragique et paradoxal. Mais la spécificité théâtrale de Tentation consiste essentiellement dans la façon dont les cinq scènes de l’œuvre et le bref épilogue (dés)organisent la logique narrative des événements. Des événements qui impliquent également un récit complexe, une fable minutieusement menée, dans laquelle les destins individuels des trois personnages – le Marocain, sa fille et le fils du cinéaste – se mêlent au drame collectif de l’immigration illégale, ce commerce sale qui se nourrit des misères de l’Afrique et de l’opulence de l’Europe. Batlle semble céder avec plaisir à la tentation qui est celle du théâtre depuis des siècles, raconter des histoires. Une grande partie du matériel textuel est constituée de monologues narratifs, sans oublier l’omniprésence de l’imaginaire filmique et des codes cinématographiques, paradigmes de la transmission moderne des fables. Mais, de même que cet imaginaire et ces codes agissent dans l’œuvre comme des vestiges érodés de leur fonction originelle, la substance narrative qui sous-tend l’action dramatique se trouve disloquée et « pervertie » par le simple refus de l’auteur de raconter une histoire. En premier lieu parce que les événements qui déterminent l’action dramatique apparaissent – selon une perspective narrative classique – subtilement déplacés par rapport à la logique temporelle, déformés par le changement de point de vue, estompés par les réitérations, les contradictions, les interférences et les changements d’échelle. Certains semblent même invraisemblables. Et, en second lieu, parce que ces mêmes événements importent surtout en tant que « mouvements » – au sens musical du terme – de la grande figure dramatique, non narrative, que l’œuvre dessine : le malentendu. Le malentendu est une des grandes figures du conflit dans la dramaturgie occidentale et une source de situations tragiques ou comiques qui ne provient pas tant de la confrontation de désirs opposés ou de la volonté de surmonter des obstacles que d’un déficit des processus de communication entre les personnages. Depuis l’omission d’une information cruciale (Layon ne communique pas à Jocaste l’avertissement de l’oracle) jusqu’à l’interprétation erronée des apparences (Roméo croit que Juliette est réellement morte), en passant par les mille petits quiproquos provoqués par l’ambiguïté ou la polysémie inhérente au langage, le théâtre a toujours eu recours à ce manque fatal de transparence dans les relations humaines. Et Tentation pourrait se lire comme une tragique constellation de malentendus, comme une confluence de suppositions erronées, d’expectatives tronquées, de révélations différées, de lectures trompeuses de l’autre, de mutismes non fondés, de mots décisifs qui ne sont pas entendus… On pourrait lire également ce texte comme une cruelle métaphore de l’impossible communication entre les cultures, un texte sur l’écran qui empêche tout lien égalitaire entre le premier et le troisième monde… Les histoires que se racontent les personnages ne parviennent à aucun destinataire : ce sont donc d’inutiles récits dans le vide. De plus, l’histoire que l’œuvre raconte ne se laisse pas raconter et le spectateur doit s’efforcer de la reconstruire lui-même. Peut-être Tentation peut-il se lire comme un chant du cygne ou bien comme une élégie pour le bon vieux théâtre qui nous racontait des histoires. José Sanchis Sinisterra (José Sanchis Sinisterra, postface à Tentacion, Paris, Éditions Teatrales, 2006.)