1 Aurora Bagiag Littérature et image (Autour des illustrations des

Transcription

1 Aurora Bagiag Littérature et image (Autour des illustrations des
Aurora Bagiag
Littérature et image
(Autour des illustrations
des Chardons du Baragan de Panaït Istrati)
Dans une étude sur l’aspect visuel de la littérature orale, Vivian Labrie analyse la
façon dont les conteurs qui ne savent pas lire mémorisent de longs récits, afin de les exposer
ensuite devant l’auditoire. Ils élaborent mentalement des schémas visuels de sorte qu’on
assiste au voyage d’une image, à son déplacement d’un lieu à l’autre1. La spatialisation du
discours, qui remonte à l’ancienne rhétorique, reste par conséquent en relation avec la
littérature orale. Panaït Istrati s’approprie ce procédé dans une perspective moderne.
D’ailleurs il n’y a pas chez lui de rupture entre le fonds populaire de sa mémoire culturelle et
la prise de contact avec les mouvements artistiques et littéraires contemporains.
Nous avons choisi d’analyser la dimension visuelle de son écriture par le biais d’une
rencontre particulière du texte et de l’image, celle qui se produit à l’intérieur du roman illustré
Les Chardons du Baragan. Après un bref panorama de l’évolution du rôle des illustrations, du
XVe au XXe siècle, telle qu’elle a été ponctuée par le décorativisme, par les éléments narratifs
ou par la nécessité d’une collaboration parfaitement équilibrée entre les mots et les arts du
regard, nous essayerons de faire une lecture parallèle du texte et de ses illustrations, insistant
sur le rapport que ces gravures établissent avec le récit istratien. Les bois en couleur créés par
Maurice Delavier2 sont des images d’accompagnement qui entretiennent avec le texte une
relation d’inclusion et de complémentarité à la fois. En identifiant les éléments principaux
d’une séquence narrative, l’illustration développe néanmoins une démarche autonome,
choisissant d’amplifier certaines nuances, de rendre explicites des indices diffus. Nous
soumettrons ensuite à l’analyse la double influence qu’exercent sur les images de cette
édition, l’art primitif et la peinture moderne, notamment l’expressionnisme. Leur aspect
grossier tient d’abord à la technique de réalisation : à la différence des eaux-fortes, les
gravures sur bois présentent des lignes plus durement taillées. Le choix des couleurs répond,
certes, au schématisme de la narration, mais souligne surtout le caractère dramatique de
1
Vivian LABRIE, Le Conte. Pourquoi ? Comment ?, Paris : CNRS, 1981.
2
Le peintre Maurice DELAVIER se remarque en tant qu’illustrateur de nombreuses œuvres littéraires. Il expose
au Salon des Peintres de Montagne et présente des toiles orientalistes au Salon des Artistes Français, et au Salon
d’Automne.
1
l’évocation. L’insistance sur les images obsessionnelles, l’accent mis sur le graphisme
linéaire, sur les plans vastes, monumentaux – voire l’étendue illimitée de la plaine recouverte
de chardons - sont autant de traits communs à l’écriture et aux illustrations et qui se
revendiquent de l’expressionnisme. A cela s’ajoute la représentation exacerbée de la réalité, la
présence des héros tourmentés, les accents de cruauté. En fin nous essayerons de considérer la
façon dont l’intervention de l’illustrateur dans le roman joue sur la lecture. Le rapport entre
les pavés noirs et les couleurs, les schémas des tableaux, le travail sur le détail, conduisent le
lecteur à porter sur la page un regard différent. Le roman illustré- ce n’est plus le même texte
qu’à l’état brut. Le lecteur s’insère ainsi dans l’équilibre d’une œuvre issue de la collaboration
d'un plasticien et d'un écrivain.
Evolution du rôle des illustrations
Paru en 1928 chez les éditions Grasset, ce roman se situe parmi les oeuvres les plus
appréciées de Panaït Istrati. Le succès qu’il a connu à l’époque, ainsi que le long du siècle,
s’explique par le fait qu’il offre plusieurs pistes de réflexion : il peut faire l’objet d’une étude
pluridisciplinaire, associant la littérature (étude du roman et de sa réception), l’histoire
(contexte historique et liens avec la période qui précède la Révolution paysanne de 1907 de
Roumanie), les arts plastiques (illustrations d’une œuvre littéraire dans le temps). La
disponibilité au dialogue inter-artistique se traduit par plusieurs adaptations théâtrales et
cinématographiques1 et par une série d’éditions illustrées parues à de larges intervalles de
temps2. Les techniques d’illustration utilisées témoignent des tendances de l’époque dans ce
domaine et de la lecture que chaque artiste/génération fait de ce roman. Ainsi, la première
édition illustrée, parue une année après l’édition princeps, utilise la gravure sur bois, qui
connaît un renouveau au début du XXe siècle dans le contexte expressionniste, tandis que la
plus récente réédition, publiée cinquante années après, opte pour l’eau-forte et l’aquatinte.
1
Dramatisation de Stéphane FRONTES pour la radio, Radio « France-Culture »; dramatisation de Mircea
VEROIU pour la radio, Radio Bucarest; film de Louis DAQUIN (1958).
2
Panaït ISTRATI, Les Chardons du Baragan, Paris : Bernard Grasset Editeur, coll. « Ecrits », 1928 (Première
édition) ; Les Chardons du Baragan, Paris : J. Ferenczi et fils éditeurs, coll. « Le Livre moderne illustré », 1929,
Bois en couleurs de Maurice DELAVIER (l’édition sur laquelle s’appuie notre étude) ; Ciulinii Baraganului en
volume Capitan Mavromati, Bucarest : Editions Ion Creanga, coll. « Biblioteca Scolarului », 1974, Illustrations
de Gh. CERNAIANU ; Ciulinii Baraganului en volume Codin, Mihail, Bucarest : Editions Minerva, 1974,
Illustrations de Anca VASILESCU ; Les Chardons du Baragan, Paris : Les Pharmaciens Bibliophiles, 1981,
Ilustrations en eau forte et eau tinte de Vasile PINTEA.
2
L'histoire de l'objet d'art où le texte et l'image s'associent remonte aux origines de la
littérature européenne. Les différentes modalités de l'intégration du visuel dans l'écrit
marquent une évolution qui va de la parfaite cohérence sur le plan de la signification vers une
autonomisation totale: d'un côté l'enluminure et l'illustration médiévales, le livre illustré,
l'utilisation de l'écrit dans la peinture, de l'autre les poèmes figurés ou visuels, le livre illustré
des avant-gardes qui met en doute l'identité de signification par co-référence à un même
objet1.
Depuis son apparition en Allemagne au XVe siècle jusqu’aux livres d’artiste du XXe,
l’illustration connaît plusieurs étapes de développement. Comportant assez peu de textes, la
plupart des xylogravures ont été au début des ouvrages sommaires, véhiculant souvent un
message religieux. Au XVIe siècle, grâce au développement de l’imprimerie, les livres
illustrés non seulement deviennent de plus en plus abondants, mais ils tendent à remplacer la
gravure sur bois par la technique de la taille douce. Ce type de gravure sur cuivre, réalisée à
l’aide d’un burin, permet une meilleure reproduction des détails. Après une période de
stagnation au XVIIe où l’illustration des livres se réduit parfois à quelques portraits, une
nouvelle technique, celle de l’eau-forte, s’affirme facilitant un rendu plus nuancé des
oppositions d’ombre et de lumière. Au XVIIIe siècle le monde de l’illustration voit
l’apparition d’un le style délicat et gracieux, le mezzo-tinto ou la gravure à la matière noire,
qui rend possible un dégradé plus subtil que l’aquatinte et proche des effets de l’aquarelle ou
du lavis. La gravure sur bois de bout (nommée ainsi par opposition au bois de fil) apparaît
également pour créer des images remarquablement fines car l’artiste travaille avec des outils
de graveur sur métal et grave la surface d’un bois coupé sur la tranche. Le nouveau rôle de
l’illustration dû à l’essor des journaux illustrés dans la seconde moitié du siècle n’empêche
pas le regain d’intérêt pour le livre illustré. La vignette romantique qui s’insère avec une
liberté grandissante dans le texte, les caricatures, les dessins oscillant entre réel et fantastique
confirment la viabilité de cette pratique artistique2. Le rôle important que commencent à jouer
les illustrations pendant le XVIIIe siècle est étroitement lié au développement des techniques
d’impression à cette époque. Ainsi dans les années 1800-1820 on assiste à un profond
bouleversement dans le monde de l’imprimerie, bouleversement dû aux nombreuses
1
2
Voir Reinhard KRÜGER, « L'écriture et la conquête de l'espace plastique: Comment le texte est devenu
image » in Signe/Texte/Image/ sous la dir. d’Alain MONTANDON, Césura Lyon Edition, 1990, p. 13-62.
Voir « L’Illustration », http://membres.lycos.fr/clo7/expression/illustration.htm
3
inventions, telles les presses métalliques, les presses à rouleau et à pédale, les presses
mécaniques à vapeur. Cette évolution technique entraîne des tirages énormes qui font que le
livre appartienne désormais au public large. Le développement de la presse facilite lui aussi
l’émergence d’une culture de masse avec des conséquences pour le rapport entre le lecteur et
l’œuvre. La lecture collective, à haute voix, est remplacée par un acte solitaire et silencieux.
Cette lecture muette sollicite une plus grande lisibilité, d’où des changements majeurs dans la
pratique du livre. Si les typographes de la Renaissance composent des textes sans le moindre
blanc, à l’époque classique ils multiplient les alinéas en préparant la mutation qui s’opère de
1750-18501. Ainsi Sterne utilise dans Tristram Shandy (1759) des techniques qui puissent
attirer l’attention du lecteur sur le livre en tant qu’« objet visuel » ; il introduit dans le texte
des pages noires pour déplorer la mort d’un personnage, des représentations schématiques de
la progression narrative, des lignes biffées de tirets et d’astérisques.
Au XIXe siècle le livre combine les caractères avec les illustrations de plus en plus
nombreuses. L’Histoire du roi de Bohème et de ses sept châteaux (1830) de Nodier surprend
le public par les mises en page inattendues, par ses « fantaisies typographiques ». Son cas
n’est pas singulier, car nombre d’auteurs prennent en compte la visualisation de l’écrit dans la
trame narrative. Le début du XXe siècle, considéré à tort comme le dernier instant de gloire de
l’illustration des livres, trouve son extension dans le livre d’artiste, où texte et image,
appartenant ou non au même auteur, donnent lieu à de véritables pièces d’art. La « solution
illustrative » traditionnelle, qui reposerait sur une « cohérence sémantique », sur « une
redondance effectuée par le double biais du texte et de l'image »2, est mise en question et
rejetée par les objets iconotextuels modernes.
Concernant tout élément pictural – dessin, peinture, gravure, photographie- associé à
un texte, l’illustration représente une étape décisive dans l’histoire culturelle de la relation
entre le texte et l’image. Le principe de la « cohérence sémantique », lequel présuppose la
traductibilité réciproque des signes linguistiques et des signes picturaux, n'empêche que les
illustrations qui accompagnent l’écriture soient en général autant de clés pour comprendre
comment le roman a été lu et interprété depuis sa publication. Si les albums du XVIIe siècle
ne confèrent à l’image aucune autonomie, la réduisant à un rôle ornemental ou descriptif, le
XIXe siècle, qui voit apparaître la bande dessinée, lui attribue un rôle narratif.
1
Voir Eric LYSOE, « Avant-Propos » in Les Voies du silence. E. A. Poe de la perspective du lecteur, Lyon :
Presses Universitaires de Lyon, 2000, p. 7-14.
2
Reinhard KRÜGER, op. cit., p. 28.
4
Le roman istratien ne fait pas partie des productions abondamment illustrées qui
caractérisent les œuvres modernes à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Les
gravures de Maurice Delavier, sont indissociables de l’écrit ; elles ne se contentent pourtant
pas d’orienter le texte, mais le complètent et l’interprète. Son intention est de privilégier
certains aspects de l’œuvre, tout en gardant une relation de complémentarité.
Le rapport texte - gravure. Convergences
Le graveur ne revendique pas une très grande liberté pour placer son dessin dans la
page, il choisit des emplacements plus ou moins conventionnels, la plupart hors-texte, au
début ou à la fin des chapitres. Les illustrations qui se succèdent avec une fréquence moyenne
(environ une par chapitre) ponctuent le déroulement du récit et résument la progression de
l’histoire. Placées en général en tête des chapitres, elles semblent en renfermer chacun dans
un tableau. Par ailleurs elles s’inspirent le plus souvent d’un fragment de texte à grand
investissement visuel. Ainsi l'image qui ouvre le roman (planche 1) s’accorde avec l’incipit du
texte, assimilable à la description dans le sens antique du terme. Ce qui distingue cette
« description » de la simple narration c’est le fait de chercher, par l’exposé des circonstances
de l’action (qui ? où ? quand ?), à transformer les lecteurs en spectateurs. Si l’ekphrasis se
définit par le fait qu’elle place avec évidence, sous le regard, l’objet montré par le langage, les
premiers paragraphes du roman en fixent trois types : l’ekphrasis de personnes qui porte sur
les acteurs du procès (portrait physiques – prosopographies – et moraux – éthopées), celle de
lieux (topographie) et celle de temps (chronographie) :
C’est cela, le Baragan.
Il commence à régner dès que l’homme laborieux rentre chez lui, dès que les chardons
deviennent méchants et que le vent de Russie se met à souffler. Cela se passe en septembre.
On voit alors, de loin en loin, un berger qui tourne le dos au nord et s’attarde à faire pâtre son
troupeau. Immobile, appuyé sur son bâton, le vent le fait bouger, chanceler, comme s’il était de
bois.
Autour de lui, aussi loin que le regard peur s’étendre à la ronde, ce ne sont que chardons,
l’innombrable peuple des chardons.1
1
Panaït ISTRATI, Les Chardons du Baragan, Paris : Gallimard, 1970, p. 14.
A la suite de ces lignes, les références à cette édition seront indiquées entre parenthèses dans le texte.
5
L’illustration retient la plaine désertique du Baragan, recouverte de chardons au
commencement de l’automne, dont quelques exemplaires au premier plan, et les bergers qui
gardent leurs troupeaux, placés au milieu du paysage stérile. Leur attitude pensive anticipe
plus que ne le fait le paysage monotone le poème des vastes étendues menaçantes :
Planche 1
Bois en couleur, 10 x 15 cm.
Cette gravure crée, par quelques jeux de composition, l’impression d’enfermement des
personnages dans un espace angoissant par uniformité. La proportion limitée réservée au ciel
s’associe à la continuité chromatique – le rouge et le noir colorent la terre et le ciel également
– pour confondre les deux dimensions et rendre illusoire toute tentative d’évasion. Le cadre
fermé de l’image rejoint ainsi la suggestion de « ciel de plomb [qui] écrase la terre ». Une
certaine distinction s’établit cependant entre les traces désordonnées, qui dessinent le contour
des chardons en bas de l’image, et les regroupements géométriques de lignes ordonnées, qui
composent la plus grande partie du paysage : moutons, terre et ciel. D’abord linéaire, le
désordre des chardons devenus « méchants » fait irruption dans l’étendue immobile, régulière.
6
Ce sont eux qui apportent une promesse de délivrance, en tout cas un dynamisme qui fait
sortir de l’inertie mortifiante. Les connotations symboliques de cette fuite seront d’ordre
social – les boyards reçoivent le surnom de « chardons » -, et plus largement d’ordre
ontologique – pour l’enfant « assoiffé […] de longs voyages » le fait de poursuivre les
chardons entraînés par le vent signifie « partir, courir, [s’]échapper », « se perdre » ou « se
faire adopter », vu que : « les chardons n’étaient que rêve et audace, invitation à changer ce
qu’on a contre ce qu’on pourrait avoir, fût-ce le pire, car il n’y a rien de pire que le
croupissement pour ceux qui aiment toute la terre. » (p. 26)
La deuxième illustration (planche 2) expose au premier plan une jeune paysanne, dont
les vêtements reproduisent de façon stylisée le costume traditionnel roumain spécifique pour
le pays de l’Olt, d’où l’appellatif du personnage : « Olténienne ». L’illustrateur a retenu
quelques détails permettant de reconnaître l’aire d’appartenance de la femme : la blouse
blanche, décorée avec des figures géométriques rouges et noires, la jupe garnie du même
motif, la ceinture, la forme de la basma qui enveloppe la tête.
Planche 2
Bois en couleur, 10 x 15 cm.
7
L'illustration répond au texte, non pas en reproduisant une certaine scène, mais en
insistant sur les objets désignés par les quelques mots roumains, employés tels quels dans le
roman. Elle donne ainsi au récit un ancrage géographique et esthétique significatif. De même,
les vêtements des personnages regroupés au second plan dans la planche 6, les décorations de
la porte en bois reproduite dans l’illustration du début du VIeme chapitre, ainsi que les contours
des silhouettes masculines vues de dos dans la planche 3, se rattachent au jeu d’authenticité,
voire d’exotisme, du graveur, qui double celui de l’écrivain. Placée au milieu de l’étendue
aquatique, le cazan1 à la main, la pêcheuse relève ses jupes de la main gauche, découvrant un
corps sculptural, une tenue droite et fière. Sa statue imposante la fait dominer le cadre dont
l’horizontale séparant l’eau et le ciel se situe à la hauteur de sa ceinture. On ne distingue pas
ses traits, mais la position de la tête laisse deviner un regard profond, posé sur le lointain. Les
deux silhouettes féminines, le second centre d’intérêt de l’image, jouent le rôle d’observateurs
au même titre que les pêcheurs qui, dans le récit, l’admirent exerçant ce métier masculin :
Il fallait voir cette femme pêcher, pour savoir ce que c’est qu’une Olténienne qui aime son
mari ! Surtout quand elle lançait en rond le prostovol – les bras nus jusqu’aux épaules, la jupe
ramassée très haut, la chevelure bien serrée dans la basma, les yeux, la bouche, les narines
tendues vers l’infini marécageux – on eût dit qu’elle allait tirer tout le poisson de la Borcea.
- Hallal pour une femelle ! s’écriaient les pêcheurs qui la voyaient faire. (p. 20-21)
Maurice Delavier semble adopter une attitude graphique commune à la génération de
l’après- guerre, qui ne se contente plus de suivre le texte de près. Sa démarche se rapproche de
celle de Jacquemin qui expliquait sa situation de la façon suivante : « Quoique l’illustration
d’un livre, pour moi, soit une bataille, je ne veux pas être un tueur : je ne veux pas tuer le rêve
du lecteur, toutes les images qu’à la lecture du livre son imagination projette sur l’écran de
son esprit. J’ai horreur de l’illustration « à la lettre », c’est-à-dire des illustrations qui tendent
à reproduire exactement telle ou telle scène, que le texte évoque et que chacun se représente à
sa manière»2. La collaboration de l’illustration et du texte dans Les Chardons du Baragan se
fait alors plus subtile. Il existe certes une correspondance entre la façon dont l’écrivain manie
la technique du point de vue, la perspective narrative et la perspective qui gouverne l’image.
1
Comme pour la plupart des mots roumains insérés dans le texte en français, Istrati en explique
approximativement le sens dans une note de bas de page : « Grand récipient en tôle légère et à deux anses dans
lequel les paysans font bouillir le linge. », Panaït ISTRATI, Les Chardons du Baragan, op. cit., p. 18.
2
André Jacquemin, « Amis de l’art », no 8, cité par Jean Adhémar, La Gravure originale au XXe siècle, Paris :
Editions Aimery Somogy, 1967, p. 150.
8
Ainsi la planche 3 projette sur la ligne de l’horizon deux silhouettes humaines à côté d’un
cheval et d’une carriole, l’ensemble regardé par derrière, tout comme le texte le suggère :
Dans la matinée laiteuse, grisâtre, nos silhouettes noires s’aplatissaient contre le désert tout
proche, alors que des corbeaux croissaient sur ce ciel d’été pluvieux. Le bonnet à la main, mon
père empoigna les rênes de corde et se signa :
-Dieu soit avec nous !
- Dieu soit avec vous !
Et le Baragan nous engloutit (…). (p. 23)
Planche 3
Bois en couleur, 10 x 6,5 cm.
L’image semble avoir combiné deux perspectives : celle de la mère qui les conduit
jusqu’au seuil du Baragan et qui les regarde s’éloignant et celle de l’enfant qui joue sur son
double statut, de personnage et de narrateur, sur son double regard, intérieur et extérieur au
monde fictionnel. Le même frisson provoqué par le voyage vers un inconnu menaçant se
dégage du texte et de l’image. La ligne de l’horizon coïncide à peu près avec l’horizontale qui
coupe en deux le paysage, le divisant en deux plans contrastés : d’une part la terre sombre,
délimitée par les hachures denses qui, par leur alignement, suggèrent un effet de progression,
de marche en avant qui laisse tout derrière soi, et de l’autre part le ciel réduit à un fond blanc,
écran semi-circulaire recevant la projection des silhouettes des protagonistes.
9
Le rapport gravure - texte. Herméneutique
Il serait pourtant illusoire de croire que l’introduction des gravures dans le texte aurait
valeur d’explication. L’image ne contient pas le sens du texte tout entier, où si elle le contient,
elle en ajoute une sorte de supra-sens, concentrant la signification d’un épisode et le
« contenu idéal » du roman. Si la charrette renversée, le cheval mort et les deux hommes
désespérés sont présents dans le fragment qui semble avoir provoqué l'image correspondante
(planche 4), la suggestion du destin pesant, menaçant, est plus évidente ailleurs. Celle-ci se
construit par une somme d’éléments : d’abord la confrontation de l’homme avec l’espace sans
marges : « Nous allions à pied, perdus comme sur une mer, entre le ciel et la terre. » (p. 24),
ensuite avec le silence : « C’était sinistre, ce silence du père, pareil à celui du Baragan, que
coupaient seuls les cris perçants des orfraies et des vautours au cou dénudé, dont les nids se
creusaient dans l’infini défilé des mamelons profilés au loin. » (p. 27-28) et finalement avec
sa propre impuissance : « Mais Dieu, qu’il est triste de se mesurer avec le Baragan – où tout
est vaillance et périls – aux côtés d’un homme écrasé par la vie ! » (p. 28).
La gravure crée le sens opérant une déconstruction et un déplacement des composantes
textuelles. Ainsi la planche en question, la seule dont le schéma compositionnel possède une
forme triangulaire, capte l’attention du spectateur par la main disproportionnée qui domine
l’ensemble.
Planche 4
Bois en couleur, 10 x 6,5 cm.
L’image de la charrette renversée près du chemin qui traverse une vaste étendue vide,
la position résignée des deux silhouettes humaines, dont l’une – la tête baissée et l’autre -
10
assise, la tête dans les mains, rappelant la statue du Penseur1, est dominée par une énorme
main gauche, suspendue au-dessus de la terre. Cette main du destin, crispée comme une
griffe, renvoie à une image de l’un des premiers films expressionnistes, Nosferatu (1922) de
Murnau. D’ailleurs la représentation exacerbée de la réalité ainsi que la présence des héros
torturés par des drames intérieurs s’inscrivent dans la même tendance artistique.
Un autre exemple où la gravure travaille à assimiler le texte se retrouve dans la planche
5. Le texte istratien et l’image de Delavier créent la même subtile dialectique entre le visible
et l’invisible, entre le plein et le vide. Evoquant l’épisode nocturne de l’arrivée du vent et des
chardons, le regard du narrateur enfant se heurte à des limites, comme le manque de lumière ;
il ne peut ou il ne veut plus rien capter. Ainsi le violent courant d’air pénétrant par un trou qui
sert de fenêtre échappe au regard de l’enfant qui attend le signal de départ. Pourtant il n’est
pas moins présent dans le champ perceptif. Sa fluidité n’empêche guère le narrateur de tenter
de transposer le courrant de vent dans une dimension visuelle:
Maintenant que la porte gisait à terre, le Crivatz semblait un torrent qui pénétrait par la brèche,
nous lavait le visage et coulait par l’ouverture béante de la porte démolie. Je me figurais même
que s’il n’avait pas fait si noir, j’aurais pu saisir le fleuve de vent, tant je le sentais lourd et froid.
(p. 54)
Cette illustration semble avoir été imposée elle aussi par la sémantique du mouvement
circulaire, qui transcrit dans le roman toute l’animation du désert : « les boules épineuses se
mettent à rouler... » sous le souffle du Crivatz qui « leur fa[it] danser une ronde endiablée »,
tandis que le Baragan « se bosselle et s’aplatit à volonté » (p. 15). La gravure procède d’une
lecture scrupuleuse du texte dont témoignent les lignes circulaires qui délimitent chardons,
courants d’air et tête d’enfant.
1
Statuette en terre cuite datant du néolithique, découverte à Hamangia, (Roumanie). Par la représentation
stylisée du corps humain, elle renvoie à l’art moderne. Le thème se retrouve aussi chez Auguste Rodin dans son
« Penseur » en bronze (1880-1906), Paris, Musée Rodin. Nommé aussi « Dante » ou « Le Poète », celui-ci était
censé devenir la partie centrale du Linteau de la Porte de l’Enfer, placé au-dessus d’une série de condamnés
sculptés en bas relief et méditant sur leur sort. Il faut préciser également qu’il a été considéré comme… symbole
socialiste par les conservateurs.
11
Planche 5
Bois en couleur, 10 x 6,5 cm.
Les deux artistes essayent, avec les moyens spécifiques de leur art, de fixer l’invisible
dans des images visuelles. La diagonale qui sépare les deux plans de la planche 5 - l’intérieur
d’où surgit la tête de l’enfant et l’extérieur peuplé de chardons bousculés par le crivatz -,
associée aux lignes courbes et spiralées qui dominent l’image, porte au maximum le
dynamisme de la scène. La figure de l’enfant devient partie intégrante d’un rythme
impétueux, ondulé ; sa mimique est reprise par les formes qui l’entourent. Cette
contamination anticipe une autre séquence textuelle où les enfants et les chardons se
confondent :
Bientôt parut Brèche-Dent, suivi, de loin en loin, par une traînée de camarades, déjà essoufflés
pour la plupart. Ils surgissaient d’un peu partout, dans le pêle-mêle des chardons qui roulaient
en même temps que les gamins. Par moments, les uns et les autres se confondaient sans laisser
savoir quelle boule était un chardon et quelle autre un gamin, jusqu’à ce qu’une caciula pointue,
deux bras et un bâton minuscules se redressassent brusquement, s’agitant sur deux pattes,
comme un mulot. Puis, de nouveau, le crivatz les emmêlait. (p. 57)
La planche 6 est l’objet de plusieurs incursions de l’image dans le texte et de la
transformation sélective de celui-ci en trace. Elle regroupe non moins de cinq présences à
l’expression tourmentée, au visage crispé, et rend l’atmosphère encore plus pesante créant la
perspective par des plans successifs très rapprochés.
12
Planche 6
Bois en couleur, 10 x 15 cm.
Si les autres gravures ont leur origine dans un fragment qui isole d’habitude un seul
élément, humain ou paysager, celle-ci est synthétique. Elle reconstitue l’attitude typique des
protagonistes, du jeune homme qui affronte l’injustice ou de la jeune fille qui essaie
d’interroger le sort sur son futur mari. La pesanteur, l’accablement que dégagent les figures
durement taillées, se profilant sur un fond noir, rappellent les gravures expressionnistes. A
l’exception de l’homme à l’attitude audacieuse, les autres regards lourds sont attirés vers le
bas. La jeune fille nue, entièrement représentée en rouge, éclaire la composition sombre. Elle
focalise l’attention du graveur, tout comme celle du narrateur. Dans le récit l’enfant amoureux
la contemple des yeux ardents, la guettant de sa fenêtre la nuit de Saint André. Le côté
mystérieux, féerique prévaut puisque cette œillade nocturne a lieu dans le cadre d’un rituel
magique:
Peu avant minuit, elle doit se tenir, complètement nue et chevelure défaite, devant une glace
éclairée par deux bougies. Alors, regardant droit au fond de la glace, elle voit passer son
13
destiné : jeune ou vieux, beau ou laid, citadin ou laboureur. S’il est mort, il passe sous sa forme
de squelette, le cercueil au dos, et alors la jeune fille tombe évanouie. » (p. 93)
Bien que la fille ne se soumette pas à cette « épreuve » risquée, se contentant
d’examiner les pieux de la palissade, eux aussi révélateurs pour l’image de son mari, et que le
regard du narrateur ne parvienne qu’à se rendre compte « (…) combien belle était cette
Toudoritza aux cheveux dénoués sur la chemise blanche, se glissant dans la nuit comme un
fantôme » (p. 94), l’illustrateur choisit de la représenter dans l’hypostase folklorique, sans
doute pour son côté spectaculaire. Par ailleurs la construction des figures humaines est
dominée par la monumentalité ; la constitution physique robuste, soulignée par la disposition
des lignes, s’allie à une certaine dimension théâtrale, à la pose. En effet la littérature de Panaït
Istrati ne fait jamais économie de gestes exaltés ; l’humanité représentée n’hésite pas à se
donner à voir. La pose des figures est liée aussi à la technique artistique employée, en
l’occurrence la gravure sur bois, qui engendre une certaine rigidité des traits, un blocage de
l’image, un aspect séquentiel dû à la combinaison des lignes.
Un autre point de convergence entre l’image et le texte est le choix du chromatisme. La
gravure sur bois, ayant comme point majeur de référence Albrecht Dürer est utilisée jusqu’au
XXe siècle comme moyen important pour l’illustration des livres. Si dans sa forme
traditionnelle elle repose sur la combinaison du noir et du blanc, elle connaît également des
variantes polychromes. Dans Les Chardons du Baragan le raffinement des gravures
n’équivaut pas à la complication fondée sur le nombre, le choix ou l’interaction des valeurs
chromatiques. Delavier se contente d’ajouter aux couleurs obligatoires le rouge. Il obtient
pourtant une variation supplémentaire par le biais d’une méthode originale de combiner les
lignes fines et dures, engendrant des modifications de densité pour les zones coloriées. Cela
étant, les formes reçoivent des marges tranchantes ou estompées et jouent sur la mise en relief
des éléments sélectionnés. Sachant que le renouveau de la gravure sur bois à la fin du XIXe et
au début du XXe siècle se rattache au souci d’éditions peu coûteuses, telles les livres
populaires, on serait enclin à attribuer cette austérité du coloris au caractère large public du
roman. De plus, les images qui secondent le récit sont assez simples, même grossières, avec
certaines qualités de l’art populaire, naïf et schématique. Cependant ce choix repose
essentiellement sur l’accord avec le texte. La gamme chromatique réduite, mais parfaitement
équilibrée, transparaît aussi du récit (huit occurrences pour chacune de ces couleurs de
prédilection du roman en général). Pour autant leur présence dans le texte istratien recouvre
parfois une signification particulière au-delà de l’appartenance à la culture populaire qui
14
revendique pour les arts décoratifs notamment le blanc, le noir et le rouge. Panaït Istrati est
l’auteur d’une littérature « enflammée », qui met en scène des passions extrêmes, des
souffrances paroxystiques, des individus primitifs affrontant dramatiquement le destin. Toute
une symbolique du feu, de la flamme, de la braise, du sang, se développe dans ce roman à
portée sociale. La misère des paysans, le désespoir et la rage qui s’en emparent et qui
aboutissent à la révolte, apparaissent dans des métaphores créées autour de ces mots-clé.
L’écriture en elle-même peut être placée sous le signe de la flamme à partir de la dédicace en
forme d’épitaphe :
JE DEDIE CE LIVRE
AU PEUPLE DE ROUMANIE
A SES ONZE MILLE ASSASSINES PAR LE
GOUVERNEMENT ROUMAIN
AUX TROIS VILLAGES :
STANILESTI, BAILESTI,
HODIVOAIA, RASES A COUP DE CANON.
CRIMES PERPETRES EN MARS 1907
ET RESTES IMPUNIS.1
Comme dans tous ses écrits, Istrati fait preuve d’un auteur impliqué, militant, à la
recherche d’une utilité sociale de l’art. D’ailleurs le climat social invite : la progression du
mouvement ouvrier dans la plupart des pays de l’Europe, la commémoration en France du
centième anniversaire de la « Grande Révolution », les bouleversements sociaux de Russie
font qu’au tournant du siècle l’idée de révolution soit à l’ordre du jour.
Sa préférence pour le contraste, pour les jeux entre la lumière et les ténèbres, se reflète
aussi dans les images. L’éclairage que le narrateur choisit d’habitude est le clair-obscur. Ce
dernier permet une meilleure mise en scène du départ du père et de l’enfant à travers le
désert : « dans la matinée laiteuse, grisâtre, nos silhouettes noires s’aplatissaient contre le
désert… » (p. 23). Ainsi en va-t-il de tous ses tableaux projetant les silhouettes humaines sur
un fond « grisâtre », « noirâtre » ou bien éclairé par le feu. A la fin de la révolte, les
décombres du manoir se profilent sur un arrière-plan semblable :
Un crépuscule jaunâtre, lumineux, descendait doucement sur le konak en ruine, encore fumant et
sombre comme la vengeance qui était en l’air. On voyait les silhouettes noires du bétail échappé
à l’incendie et errant sur la crête de la colline. (p. 106)
1
Panaït ISTRATI, Les Chardons du Baragan, op. cit., p. 9.
15
La distribution chromatique n’est pas uniforme. Elle dépend essentiellement des
phénomènes naturels que l’auteur transcrit et ne dépasse pas les limites de la vraisemblance.
Seul le rouge affirme constamment sa présence dans des combinaisons inattendues : dès le
début le paysage se mire dans « l’œil rouge de la cigogne » et ponctue sur « la fleur rouge des
chardons » communs, différents de ceux qui « font » des histoires. Le paysan qui annonce au
père et à l’enfant la mort de la mère leur laisse, en guise de preuve, sa « basma rouge ». Stana,
l’ancienne amante du boyard, devenue folle, participe à la destruction du manoir « les mains
sur les hanches, rouge comme le feu, avec un regard de folle et la poitrine haletante » (p. 100).
La variation apparaît rarement, pour introduire un élément étrange; elle survient dans la scène
où les deux enfants découvrent le cadavre inerte d’un paysan tué par les gendarmes : ils
observent terrifiés les « poignés bleus » du mort et surtout, après avoir ouvert ses yeux, leur
couleur verte.
La tonalité sombre est une seule fois déchirée par une explosion de couleurs, conforme à
l’enthousiasme dont les protagonistes se laissent accaparer : c’est la scène de la cueillette du
maïs, célébrée par les paysans faméliques comme une fête champêtre : « Des cris ; des
chants ; des rires ; des baisers ; des farces ; des blouses rouge feu, jaune citron, bleu vert ; des
chars pleins d’épis de maïs nus, et le soleil éblouissant par-dessus tout ». (p. 77)
La tension réciproque du mot vers l'image et de l'image vers le mot nous conduit aux
interrogations les plus fréquentes de la démarche théorique littéraire-visuelle, voire «comment
arracher à l'image ce qui est attribué par la convention au texte (linéarité, temporalité,
énonciation plutôt que représentation), comment arracher au texte ce qui est habituellement
attribué à l'image (spatialité, simultanéité, représentation plutôt qu'énonciation) [...]? »1. Dans
ce sens un aspect commun au texte et à l’image dans Les Chardons du Baragan est le
caractère narratif. Istrati est un conteur par excellence, avec le goût de la narration pure ;
parallèlement les gravures de Delavier sont des images visuelles investies avec des
connotations narratives. Emblématiques, selon les caractéristiques qu’Erwin Panofsky attribue
à l’emblème, ces images sont apparentées au symbole (avec l’amendement que leur
signification est plutôt particulaire qu’universelle), à l’énigme, quoique moins difficiles, à
l’apophtegme, dans le plan visuel et non pas verbal et au proverbe, retenant plutôt son
caractère érudit que commun. Etroitement lié aux mécanismes de la narration, le rythme est
commun au texte et à la gravure. Ainsi celui-ci connaît une alternance de calme et de
1
Reinhard KRÜGER, op. cit., p. 27.
16
bouleversement, réitérée trois fois selon les lois de la progression. La description de la vie
paisible des pêcheurs au bord de la rivière est suivie par l’évocation cauchemardesque du
départ du père et de l’enfant à travers le désert. Ce n’est qu’une matrice narrative, en forme
d’ouverture musicale, et destinée à être reprise et développée dans la séquence suivante : la
vie collective à la cour de Doudouca et le nouveau départ, encore plus téméraire, celui des
enfants à la poursuite des chardons. Le tout converge vers le final grandiose : le repos
grognant aux Trois-Hameaux, qui prépare la révolte des paysans, et la fuite des enfants du
village assiégé par l’armée, le grand départ « dans le monde […] les chardons à [leurs]
trousses ». Substituant d’un côté le ralentissement diégétique à la composition statique au
schéma rectangulaire ou carrée et de l’autre côté, l’accélération à la composition dynamique,
l’œuvre crée une subtile mais puissante opposition entre ses épisodes. La représentation
(littéraire et graphique) est souvent sommaire et suggère le drame par déformation et
agrandissement.
Vers une esthétique expressionniste
Avant tout, le roman perçu tantôt comme un poème en prose du Baragan, tantôt comme
une œuvre opprimante et agressive, présente une humanité en crise. Se concentrant sur le
pathos – dans l’acception grecque du mot, « souffrance, passion » - Istrati construit une vision
du monde extrêmement contrastée : à un négativisme absolu, représenté par l’ancien régime,
par l’oppression des marginaux, s’oppose un positivisme aussi irréel, engendrant l’utopie
socialiste. Il est important de souligner qu’en accord avec la thématique sociale ce roman
privilégie les portraits collectifs, « des paysans roumains, à l’automne de 1906 » - des figures
déformées dans un paysage apocalyptique :
Sous un ciel si terreux qu’on eu dit la fin du monde, on voyait les chars avancer comme des
tortues, sur des champs, sur des routes, sur une terre que Dieu maudissait de toute sa haine.
Chars informes ; bêtes rabougries ; hommes méconnaissables (…). Et ces hommes, ces femmes,
ces enfants n’étaient plus que des tas de hardes imbibées de boue, de grosses mottes de terre
pantelantes sous l’action de cœurs inutiles. (p. 82)
On voyait des paysans, la démarche déséquilibrée, les gestes insensés, la parole miaulante, les
yeux fureteurs, s’en aller en groupes vers les champs. Ils regardaient la belle terre noire,
longuement, longuement, comme des hallucinés, et rentraient, ivres d’impuissance […]. J’ai vu
des hommes parler tous seuls, trépigner comme des enfants, se gratter la tête, croiser les bras, se
frotter les mains à les rompre. (p. 98)
17
A l’instar des artistes se ralliant d’une façon ou d’une autre à l’expressionnisme, Istrati
invite l’art à considérer comme champ d’action l’ensemble de la société. Provocateur, il aspire
à réduire la distance qui le sépare de ses lecteurs, retrouvant ainsi une utilité sociale contestée
à la littérature. Si ses contemporains européens s’attachent à représenter leurs angoisses face à
la guerre qui s’annonce, Istrati fait appel à un épisode national, très violent, la révolte
paysanne de 1907 de Roumanie. Les Chardons du Baragan met en scène, de façon obsessive,
des sujets dramatiques: la vie douloureuse et la mort. Les paysages sont lourds, les individus écrasés. L’état d’esprit dominant, entre le découragement et l'indignation, est « une espèce de
délire qui les soul[e] ».
Parallèlement les gravures restituent la souffrance déformante et la tension par les lignes
violentes, les contours distordus, par le maintien de la composition dans une zone d’ombre.
Les traces denses et rugueuses appliquées sur le papier, propres aux gravures sur bois,
dépassent le simple aspect technique. Il n’est plus question de gravure et de méthode, mais
d’une esthétique ayant comme enjeu des effets bruts, archaïques. Il n’est pas inutile de
rappeler que pour Gauguin, Armand Seguin, Maurice Denis, Emile Bernard, fondateur du
Bois, journal imprimé avec des procédés primitifs, l’archaïsme le plus naïf possible est à la
mode1. Directement liées à l’intérêt pour l’art primitif, la succession d’illustrations qui
évoquent tour à tour l’élan primaire de la vie, le désespoir, la révolte, doivent être interprétées
dans leur relation avec les représentations expressionnistes. Les bois en couleurs de Delavier
n’atteignent certes pas le degré de déformation, ni le synthétisme propres aux gravures
d’Edvard Munsch, d’Erich Heckel ou d’Emil Nolde, mais s’y rattachent par l’angulosité de la
ligne, par l’intensité de la couleur et surtout par le chargement de l’image qui ne laisse pas de
place aux blancs, qui ne se contente pas de fixer les contours des objets, mais agglomère les
surfaces hachurées. Les fonds sombres et la disproportion entre les figures représentées et
l’environnement contribuent également à instaurer une atmosphère accablante.
Sans doute la technique de gravure utilisée a-t-elle quelque affinité avec l’esthétique
expressionniste. Ce n’est pas étonnant qu’après la première guerre mondiale, la xylogravure
connaît un renouveau surtout dans le domaine de l’illustration du livre. Représentant une
alternative artistique au cliché photo, la gravure sur bois relève d’un art ancien, grave et
austère, qui crée des effets de simplicité et de vigueur. Les traits puissants conviennent
parfaitement à la forme d’expression violente et à la sévérité des thèmes. La gravure sur bois
1
Voir Jean-E. BERSIER, La Gravure. Les procédés, l’histoire, Nancy : Berger-Levrault, 1984, p. 284.
18
debout, nommée ainsi par opposition au bois de fil, fait apparaître des images d’une
remarquable exactitude. L’artiste utilisant cette technique travaille avec des outils de graveur
sur métal et grave la surface d’un bois coupé sur la tranche. Ainsi les images obtenues laissent
la sensation d’utilisation directe et libre du couteau, d'un rythme calligraphique particulier. Le
travail de la plaque en grands aplats noirs, contrastant fortement avec le blanc du fond, du
papier, la simplification des formes, l’accent mis sur les répétitions linéaires mènent à des
compositions puissantes, dans quoi les arts visuels expressionnistes se réunissent.
***
Istrati recompose un épisode social par une atmosphère qui additionne le désespoir
d’une existence dépourvue d’horizon, l’inquiétude du conflit imminent, l’affolement
provoqué par la misère extrême, le délire de la vengeance, la panique de la « sortie de
l’enfer » des représailles. Si son œuvre transcrit principalement la réaction de l’artiste face à
une réalité terrifiante, représentative de l’époque où il vit, les gravures sont l’expression de la
lecture et de l'interprétation subjectives de l'illustrateur. Ces images privilégient d’une part
l’attachement de l’œuvre d’Istrati à un fonds populaire balkanique et de l’autre part le
caractère moderne, voir expressionniste, de sa pensée et de son style.
Misant sur la collaboration implicite entre le texte et l’image, nous avons proposé
comme hypothèse de travail la considération de l’œuvre dans son intégrité, ce qui rend
indissociable la part de l’écrit et de l’illustration. Il est important de rappeler que, comme dans
la majorité des cas des livres illustrés, le texte est écrit avant que le graveur n’annonce sa
collaboration au projet et qu’il n'y a pas de travail d'équipe entre les deux artistes. D'autre part
l'oeuvre littéraire est créée sans penser à cet aboutissement graphique probable. L’apport de
l’illustrateur vis-à-vis du texte s’effectue, lui, en plusieurs étapes: il reçoit le livre, le lit, s’en
imprègne. L’illustration ne viendra pas appuyer le texte, mais ses significations, les émotions
ressenties, tout ce qui peut se dégager du roman, tout ce qui représente en fin de compte un
univers fictionnel. Les silhouettes à l’apparence sauvage, à la tenue théâtrale, ainsi que le
pittoresque stéréotypé de certains paysages, concordent avec l’exotisme que la critique
littéraire a attribué aux textes istratiens à l'époque. Il n’est pas inutile de rappeler que cette
édition illustrée paraît une année après l’édition princeps. Elle reflète ainsi la réception
contemporaine à laquelle se superpose la lecture personnelle de l’illustration, lui-même inséré
dans le contexte artistique (visuel) moderne.
19
Bibliographie
Corpus
Istrati Panaït, Les Chardons du Baragan, Paris : J. Ferenczi et Fils Editeurs, 1929, Bois en
couleurs de Maurice Delavier.
Istrati Panaït, Les Chardons du Baragan, Paris : Gallimard, 1970.
Orientations théoriques et méthodologiques
Adhémar Jean, La Gravure originale au XXe siècle, Paris : Editions Aimery Somogy, 1967.
Adam Jean-Michel, La Description, Paris : Presses Universitaires de France, 1993.
Bersier Jean-E., La Gravure. Les procédés, l’histoire, Nancy : Berger-Levrault, 1984.
Faure Elie, Istoria Artei. Spiritul Formelor/ Histoire de l’art. L’Esprit des formes (1933),
Bucarest : Editions Meridiane, 1990.
Godé Maurice, L’Expressionnisme, Paris : Presses Universitaires de France, coll.
« Perspectives Germaniques », 1999.
Huyghe René, Dialog cu vizibilul. Cunoasterea picturii/ Dialogue avec le visible.
Connaissance de la peinture (1955), Bucarest: Editions Meridiane, 1981.
Knobler Nathan, The Visual Dialogue, New York: Holt, Rinehart and Winston, Inc., 1971.
Labarthe – Postel Judith, Littérature et peinture dans le roman moderne. Une rhétorique de la
vision, Paris : l’Harmattan, 2002.
Montandon Alain, (sous la dir. de-), Signe/Texte/Image, Meyzieu : Césura Lyon Editions,
1990.
Panofsky Erwin, Meaning in the Visual Arts, New York: Doubleday & Company, Inc., 1955.
http://www.ambafrance-ma.org/articles/0207264mcc.cfm,
Portrait. Réaliser des livres d’artistes, Entrevue avec Bernard Alligand, artiste peintre,
illustrateur.
20