Les gitans de Perpignan - Ministère de la Culture et de la

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Les gitans de Perpignan - Ministère de la Culture et de la
PROGRAMME INTERMINISTÉRIEL DE RECHERCHE
CULTURE, VILLE ET DYNAMIQUES SOCIALES
MINISTÈRE DE LA CULTURE, MINISTÈRE DE LA JEUNESSE ET DES SPORTS, FAS, PLAN URBAIN, DIV
ESSAI
LES GITANS DE PERPIGNAN :
DE L'INSERTION PAR LA CULTURE
D'ANTHROPOLOGIE
LOUIS ASSIER-ANDRIEU
DIRECTEUR DE RECHERCHE AU CNRS
CENTRE D'ANTHROPOLOGIE CNRS-EHESS & ICRESS
AVEC LA COLLABORATION ET LES CONTRIBUTIONS DE
CHRISTOPHE CHARRAS (ICRESS), KAREN ASNAR (ICRESS) ET GUILLAUME FONBONNE (ICRESS)
1998-1999
INSTITUT CATALAN DE RECHERCHE EN SCIENCES SOCIALES
UNIVERSITÉ DE PERPIGNAN
CHEMIN DE LA PASSIO VELLA, 66860 PERPIGNAN CEDEX-F
TEL.FAX 33-04 68 66 22 10 —E-MAIL : [email protected]
AVANT-PROPOS (L.A.-A.) ...............................................................................................................................................................3
INTRODUCTION - REMARQUES SUR LA CULTURE DANS L'IDÉOLOGIE RÉPUBLICAINE (L.A.-A.) .......3
PREMIÈRE PARTIE ..................................................................................................................................... 14
ENTRE GRÂCE ET DISGRÂCE - LES GITANS, LA VILLE ET LA MUSIQUE.
ESSAI D'ANTHROPOLOGIE DES POLITIQUES PUBLIQUES (L. ASSIER-ANDRIEU) .........................................14
DEUXIÈME PARTIE: VOIES DE RECHERCHE ...................................................................................... 42
CHAPITRE I. INTERPRÉTER UNE POLITIQUE CULTURELLE: GENÈSE ET CONTEXTE D'UNE
"DISCRIMINATION POSITIVE" (CH. CHARRAS) ..................................................................................................................42
CHAPITRE II. L'EXPÉRIENCE "TEKAMELI" OU LES PARADOXES DE LA RÉUSSITE (G. FONBONNE) ..58
CHAPITRE III. LE "NOUVEAU PEUPLE": LA MUSIQUE ET LE SACRÉ .....................................................................65
2
AVANT-PROPOS
En réponse à l'appel d'offres « Cultures, tilles et dynamiques sociales », j'avais proposé
d'étudier les politiques d'insertion par la culture entreprises auprès d'une population
extrêmement marginalisée, dans une ville et dans une région frontalières victimes de maints
paroxysmes sociaux (PIB par habitant le plus bas de France, chômage, précarité, délinquance,
taux d'incidence du virus HIV): La population tsigane (gitane) de Perpignan. Ce choix fut
motivé par un engagement scientifique préalable et l'intérêt d'une situation potentiellement
exemplaire, son cadrage fut en outre débattu et délibéré avec les parties prenantes de la politique
culturelle étudiée sur le plan local et mis en perspective au cours des colloques et séminaires
(notamment ceux de la Belle de Mai à Marseille) qui ont, par la densité des échanges et la
pluralité de leur registres, contribué à faire sortir ce travail des ornières binaires que Jean
Métral, avec autant de tact que de science, a régulièrement invité les participants de cette
entreprise intellectuelle à surpasser. Je pense en particulier au jeu sémantique entre la culture
des anthropologues et la culture des politiques culturelles, à l'opposition entre la recherche et
l'action, ou à l'écart supposé entre sensibilité scientifique et sensibilité artistique pour
l'appréhension de la place du culturel dans la fabrication de l'insertion sociale.
C'est le but d'une politique incitative de recherche publique que d'identifier un front de
connaissances et de convier un ensemble de chercheurs à le franchir et, du mouvement même
qu'ils empruntent ce chemin, à forger leurs compétences, à redessiner le « front », à désigner
d'autres objectifs. Sous la précieuse médiation de Claude Rouot, et des autres animateurs du
programme, questionneurs et souvent « traducteurs » des logiques de décision et des logiques
scientifiques dans le sens de leur mutuelle intelligence, le champ défriché évolue dès lors que,
comme c'est ici le cas, il n'est pas abordé selon c’est autre binarisme commun qui projette sur un
nouvel objet une théorie éprouvée, mais qu'à l'inverse les questionnements théoriques et les
implications problématiques de la démarche sont mis à l'épreuve des réalités perceptibles.
C'est dans cet esprit qu'a été constitué un groupe de travail ad hoc, une équipe composée de
doctorants en anthropologie positionnés sur la question sociale urbaine, ses implications
institutionnelles, les problématiques des normativités, et que nous avons tenté de capter l'enjeu
de l'insertion par la culture, dans la diversité de ses linéaments et en tâchant de multiplier les
grilles de lecture, à l'échelle d'un cadre monographique envisagé non pas en lui-même mais
comme un site-témoin, et dont il soit loisible à quiconque de mesurer sa capacité de « témoigner
». Certaines questions ont été plus poussées que d'autres, certaines pistes closes, d'autres,
inattendues, explorées. C'est cette vision de coupe que ce rapport tente donc de traduire.
Un préambule en précise l'esprit : l'anthropologie des politiques publiques ne saurait faire
l'économie de l'épaisseur historique et des lectures plurielles que ses thèmes mobilisent, nolens
volens. Un essai de synthèse présente ensuite l'enquête perpignanaise et ses principales
implications (Partie I). Une seconde partie entre dans la matière de l’«insertion» gitane avec
(Chapitre I) une contextualisation et une historicisation de la place de cette population dans
l'agglomération perpignanaise et formule l'hypothèse de l'inscription des politiques musicales
3
dans une logique plus vaste de « discrimination positive ». Un deuxième chapitre,
délibérément ponctualisé, éclaire la trajectoire de l'exemple emblématique de la «réussite»
de ces politiques, le groupe Tékaméli, du point de vue du tissu social dont il émane. Enfin,
un troisième chapitre explore le lien des Gitans à la musique en vertu d'un registre de
l'insertion sociale alternatif à l'action des politiques publiques : comme relevant de la
restructuration par le prisme religieux d'une personnalité culturelle et d'une normativité
gitanes. Hermétique, comme l'est toute culture dominée, que sa crainte légitime du
dominant sert à protéger, la société gitane est de plus au cœur d'une multiplicité de tensions
politiques locales et nationales que l'on pourra découvrir au fil de ce travail. L'ethnographie
en est donc rendue peut-être plus sensible que d'autres ethnographies, l'immersion
individuelle met peut-être plus lourdement en cause l'éthique du chercheur (c'est développé
en particulier, et avec une linéarité volontaire, au Chapitre III, Partie II). Malgré la dureté
particulière du contexte « sudiste » où cette enquête se trouve placée, elle reste tributaire du
lot commun de l'anthropologie : livrer une connaissance paradoxale par laquelle tout
dévoilement est susceptible d'instruire à charge ou à décharge ce qui est dévoilé.
L. A.-A.
4
INTRODUCTION
REMARQUES SUR LA CULTURE DANS L'IDÉOLOGIE RÉPUBLICAINE
L'engagement scientifique préalable à ce projet tient à l'approche anthropologique des
normativités que nous avons entreprise depuis plusieurs années, centrée à propos des «politiques
publiques» sur le décryptage des normes conductrices de la prise en compte du «social», de leur
production « partenariale » ou « transversale » (depuis la généralisation par le XIe plan des
politiques de « quartiers » I), de leur effectivité et de leur interaction avec les « aspirations » ou
les représentations des « populations » ciblées. Nous prenons pour fil conducteur l'espace
sémantique des différents concepts mobilisés pour l'action et susceptibles de redéfinitions
permanentes selon les acteurs, selon les situations, selon les localités : par exemple des termes
investis d'une profusion de significations comme ceux de « cohésion sociale », de
« citoyenneté », de « quartier », de « population » ou d'une «culture». Sous ce chef, l'objectif est
de tenter de dégager, à partir des multiples visages que prend la mise en œuvre collégiale des
politiques sociales, un ensemble de logiques, elles-mêmes rapportables à l'influence de modèles
normatifs récurrents, aptes à parcourir la dénivellation des niveaux décisionnels. En résumé2, la
pérennisation de la « crise » et l'adhésion des sociétés européennes, avec de nombreuses
nuances, aux logiques d'un capitalisme globalisateur fait d'une part de la « question sociale »
l'épreuve des valeurs « sociétales » (c'est-à-dire des valeurs revendiquées au fondement du lien
social et mobilisées pour son maintien) et donne à voir d'autre part (avec le dépérissement de
l'Etat «providence» ou de l'Etat distributeur de solidarité) sur un mode pluriel, tributaire de
l'histoire comme des structures anthropologiques de l'humain, la coexistence de référents
normatifs éventuellement contradictoires.
Si nous laissons de côté le modèle assurantiel actuel3, en vertu duquel l'individu n'est en fin
de compte solidaire qu'avec lui-même, en fonction des risques que le simple fait d'exister lui fait
encourir4, ces référents normatifs peuvent être placés sous l'égide de quatre modèles
génériques : la solidarité organique (obligation d'entraide et de réciprocité inscrite dans tous les
aspects d'une structure sociale donnée et condition d'existence de cette structure), la solidarité
dictée (où le geste solidaire répond à une injonction transcendantale — comme la hessed juive
ou la charité chrétienne), la solidarité d'établissement (où l'assistance est prise en charge par des
organismes spécialisés délibérément créés pour assumer cette fonction — de la léproserie ou de
l'hôpital médiévaux jusqu'aux associations volontaires contemporaines) et enfin la solidarité
d’Etat (où l'intégration sociale des individus relève de la constitution même de la société
politique (du contrat social originel jusqu'à la distribution sectorisée des services).
1.
Cf. Marie-Thérèse Join-Lambert (et alii), Politiques sociales, Paris, Dalloz & Presses de la FNSP,
1994
2.
Pour une présentation théorique de cette approche, voir L. Assier-Andrieu, «Le droit du malheur»,
Nouvelles Annales de la Pensée Politique, Paris, PUF, 1998, I, 2 (sous presse).
3.
Dont François Ewald a retracé la genèse conceptuelle et juridique dans L’Etat providence, Paris,
Grasset, 1986.
4.
On se réfèrera à la récente contribution d'Elie Alfandari : en l'absence d'une définition juridique du
«risque social» (avec pour corollaire une efflorescence de définitions contingentes), le risque encouru
par l'homme n'est plus lié à la relation de travail, ni même aux risques économiques provoqués par les
disjonctions familiales, «mais à la seule qualité d'individu, de personne humaine» (E. Alfandari,
«L'évolution de la notion de risque social. Les rapports de l'économique et du social», Revue
internationale de droit économique, 1997, I, p. 27).
5
La coexistence de ces modèles, comme leurs rapports de compatibilité et
d'incompatibilité relatifs, est d'autant plus délicate à appréhender que les principes de
collégialité de la décision et de recherche de la dimension participative des publics concernés,
qui traversent la mise en œuvre des politiques publiques, en démultiplient les lieux d'énonciation
(du législateur aux administrations compétentes, des institutions publiques aux permanents ou
bénévoles associatifs, des élus locaux aux résidents des quartiers). La formulation de notre cadre
d'analyse est le résultat de travaux effectués, du local au global, sur les textes et les discours
dessinant l'espace normatif des politiques sociales en France, augmentés de recherches
historiques sur la genèse des normes et les conditions de leur reformulation et de leur
revitalisation actuelles. La territorialisation de l'action publique définit l'espace urbain, l'espace
par exemple d'un « contrat de ville », comme un espace privilégié où la diversité des
conceptions, leurs interactions et leurs conséquences concrètes sont susceptibles d'être
appréhendées empiriquement. Ce positionnement procède d'une reconfiguration,
épistémologiquement fondée, du champ de la recherche : la seule observation localisée
d'interventions, de phénomènes, d'interactions sociales ne peut donner qu'une vision partielle,
réductrice, exagérément spécifique, des logiques à l'œuvre dans ces interventions, ces
phénomènes, ces interactions ; c'est d'autre part, en vertu de ce qui précède, dans l'espace urbain
que se manifestent concrètement les dimensions globales qui déterminent les processus réels
que recouvre le terme de « politiques sociales » comme l'ensemble des dispositifs destinés à
retisser ou à préserver le lien social. Le territoire de l'enquête est ainsi non seulement un espace
mais l'épaisseur institutionnelle, conceptuelle et normative qui agit sur cet espace.
La notion de « quartier» permet d'illustrer ce point. Circonscription cardinale de la
«politique des villes», par laquelle on désigne en France, significativement, cette ellipse qui
amalgame à l'urbain le sort de la cité politique et de la société, ce territoire est privé de
définition univoque et dès lors sujet à la plus extrême variabilité, au gré du positionnement des
décideurs, des acteurs, des intervenants sociaux et culturels, et en raison des représentations
propres que s'en font ceux qui y vivent — au point de restituer une conception de l'espace habité
en rupture avec la représentation occidentale d'un territoire délimité mais plutôt celle, propre
aux cultures issues du nomadisme, d'un point géographique de résidence lié mentalement à une
série de points formant système de référence, cercle d'appartenance socialesi. Le «quartier», dans
ce cas, n'est pas défini par rapport à ses homologues dans la même catégorie, à savoir les autres
quartiers, mais en vertu d'une représentation du monde où le géographiquement proche peut être
sociologiquement lointain et le sociologiquement intime, physiquement éloigné. Les politiques
culturelles qui prennent le quartier pour assise sont confrontées de façon aiguë à cette fluidité.
La mise au point des contenus et des formes de la diffusion culturelle à accomplir, de
l'animation à susciter, de la promotion à favoriser est exposée aux représentations de ce que
« culture» veut dire, pour la localité visée et pour les groupes qui la composent, selon leurs
représentations propres et leurs modes de communication. C'est, en toute hypothèse, d'une
dialectique de la représentation mutuelle d'une notion polysémique que procèdent
nécessairement les interventions — une dialectique qui évolue sur un curseur d'efficacité allant
de l'initiation à la nouveauté (ou au placage arbitraire d'artefacts externes ou « classiques ») à la
recherche du «spécifiquement local» et à la facilitation de son expression.6
5.
Cf. pour l'exemple des Gitans sédentarisés sur des «quartiers » le travail de G. Pelayo, ci-inclus en
annexe.
6
. C’est sur ce curseur que semble évoluer aussi la pensée de Marc Fumaroli en matière de politiques
culturelles. Il dénonce d’un même mouvement cet « art de gouverner qui amalgame dirigisme et
clientélisme, transcendance nationale et immanence sociologique » et la « bureaucratie tentaculaire »
qui « s'efforce de « cibler » pour les «couvrir »» les phénomènes collectifs, et y oppose « la liberté
de«l'esprit » sublimé sous sa plume par le terme de « civilisation », opposable au réglage étaticoscientifique des mentalités et à la sujétion au marché qu'autorise la notion de « culture » (M. Fumaroli,
L’Etat culturel Essai sur une religion moderne, Paris, Editions de Fallois, 1991, pp. 169-176).
6
Le champ d'études qui s'ouvre ici est défini par le rapport existant entre les deux pôles
sémantiques majeurs de la « culture » concernée par les politiques publiques : d'un côté la
culture appréhendée et instrumentée par les institutions (de tous niveaux) spécialisées, de l'autre
la culture au sens anthropologique7, qui recouvre la première, lui sert de source et est
instrumentée par elle. Tâchons d'expliquer ce point. Ce rapport sécrète une dynamique fondée
sur un moteur contradictoire : la culture au sens institutionnel, fruit d'une reconnaissance
forcément sélective de la culture au sens anthropologique, se trouve structurellement en position
de supplanter toute autre forme d'expression de la culture — et ce, même si elle admet la
légitimité et l'égalité de toutes les cultures — en raison des effets logiques du processus même
de reconnaissance institutionnelle. Il en va ici comme des logiques de conversion de l'oral en
écrit, de la coutume en droit, de l'informel en formel : la fraction du donné qui se trouve
identifiée, légitimée, valorisée par un système institutionnel préexistant acquiert un caractère de
généralité et de fixité relatives qui lui permettent d'exercer une influence au-delà du contexte
originel de sa création tout en imprégnant le système institutionnel en cause du caractère
d'authenticité et de légitimité issu de ce contexte originel.8 Ainsi, en logique abstraite, le geste
même de la reconnaissance implique la désolidarisation de ce qui est reconnu vis-à-vis de
l'espace social et culturel originel d’où il tire sa signification première.
Le couplage entre politique culturelle et politique de la ville rend ces effets logiques
d'autant plus critiques que, du côté de la politique culturelle, c'est la sédimentation des
conceptions de la culture véhiculées par l'Etat, dans la pluralité de ses formes décentralisées et
déconcentrées, qui doit s'adapter aux efforts accomplis par ces mêmes formes d'action politique
pour capter les « aspirations des habitants ». La notion de résidence, de localisation de l'individu
et du groupe dans un espace physique porteur d'implications sociologiques (le « quartier en
difficulté »), peut ainsi se substituer volontiers à la notion de condition politique, d'appartenance
du sujet à la communauté des citoyens9.
C'est la condition citoyenne qui fait l'individu sujet et souverain de sa propre histoire,
indissociable de l'histoire collective de la société, c'est la condition « résidentielle » qui remet à
l'inverse le destin de tout chacun entre les mains de ceux qu'il a rendu, comme le disait
Rousseau, « dépositaires de toute sa puissance » en tant que peuple.
7
Pourquoi ne pas laisser M. Fumaroli définir ce qu'il vilipende ? Pour l'ethnologie et l'anthropologie
anglo-saxonnes, la culture « c'est l'ensemble des « artifices » (ils vont du langage aux outils, des mœurs
aux gestes, des coutumes aux rites) par lesquels une société humaine se construit et se maintient contre la
nature hostile (op. cit., p. 171 ; à peu de choses près, c'est la définition de la culture que donne Tylor, que
reprend Lévi-Strauss, et à laquelle nous adhérons, voir infra).
8
On se reportera à J. Goody, La raison graphique, Paris, Minuit, 1977 et La logique de l'écriture, Paris,
Armand Colin, 1986, et pour les implications institutionnelles à L. Assier-Andrieu, Le droit dans les
sociétés humaines, Paris, Nathan, Essais et recherches, 1996.
9
La notion de communauté est inhérente à l'idée de citoyenneté et de république, l'opposition
contemporaine de ces deux termes relève de mobilisations idéologiques conjoncturelles. Rappelons, sans
forcer l'anachronisme, la définition que Cidéron donnait de la République : « c'est la chose du peuple,
mais un peuple n'est pas un rassemblement quelconque de gens réunis n'importe comment ; c'est le
rassemblement d'une multitude d'individus qui se sont associés en vertu d'un accord sur le droit et d'une
communauté d'intérêts » (Cicéron, De Re Publica, I, n°39, trad. E. Bréguet, Paris, Les Belles Lettres,
1980, I, p. 222).
7
La « contractualisation généralisée » par laquelle passent les politiques publiques
actuelles10, et notamment par la voie des contrats de plan Etat-régions et des contrats de ville,
qui intéressent directement l'interface politiques culturelles/politiques sociales, donne une
vigueur et une actualité renouvelées au précepte de Rousseau selon lequel « le peuple ne peut
contracter qu’avec lui-même : car s’il contractait avec ses officiers, comme il les rend
dépositaires de toute sa puissance et qu'il n'y aurait aucun garant du contrat, ce ne serait pas
contracter avec eux, ce serait réellement se mettre à leur discrétion »11. Formellement, et à
défaut de faire du quartier ou de telle population ciblée une entité démocratiquement
représentative, inscrite dans le concert politique des citoyens, tout protocole d'identification, de
publication, de reconnaissance des « attentes », des « aspirations », des « expressions » des
«habitants» fonctionne comme une notification, voire comme une imposition de modèles
idéologiques étrangers, dans leur logique normative, à la cohérence des groupes qu il prétend
interpréter et représenter.
Par delà la seule logique normative, ces processus d'interaction entre (1°) une
représentation de la culture relayée par l'Etat et une pluralité d'institutions, et (2°) les
configurations culturelles spécifiques des groupes, témoins des cercles d'appartenance dans
lesquels les individus s'insèrent ou sont susceptibles de s'insérer, soulèvent les problèmes
fondamentaux du contact entre les cultures que l'on ne saurait surmonter par la seule promotion,
en forme de slogan, de « l'interculturalité » ou du « multiculturalisme ».
La propension d'une culture à diffuser certains de ses traits vers d'autres cultures et de
s'imprégner des emprunts qu'elle contracte auprès d'autres est une dimension privilégiée par
l'approche anthropologique. Comme l'exprimait clairement Milton Singer, « l'anthropologie
moderne offre à l'histoire culturelle des civilisations deux apports fondamentaux : le premier
apport est que chaque culture est un développement complexe et composite qui puise ses
composantes dans son propre passé ou les a empruntées à d'autres cultures ; le second apport
consiste en ce que chaque culture tend à générer une organisation distincte, cohérente et
adéquate qui incline à absorber des éléments nouveaux, allogènes ou indigènes, et à les
remodeler conformément à ses propres modèles ».12 Ces deux dimensions dynamiques
définissent la culture, telle que Marc Fumaroli la déplore : « un énorme conglomérat composé
de « cultures » dont chacune est à égalité avec toutes les autres. »13 Il faut y adjoindre toutefois,
pour le cas de la France, un élément de relativité que Fumaroli appelle, après Renan, la
« géorgique de l'esprit » d'une culture conçue comme « élévation de la nature humaine » — par
opposition à la « culture de politique culturelle », issue d'une « manipulation sociologique »,
« masque insinuant du pouvoir » , « comptabilité de créateurs et de consommateurs », « addition
de pratiques et de leurs « animateurs » 14. Si l'on se distancie de ces clivages polémiques, c'est
un autre clivage, plus profond et plus lourd de conséquences présentes, qu'il nous est donné
d'apercevoir : un clivage entre une conception universelle de la culture et une conception
relative.
10
Sur la prégnance des notions de contrat, de négociation, de médiation dans les politiques publiques, on
peut se référer, sur le versant du droit public, à M. Borghetto et R. Lafore, Droit de l'aide et de l'action
sociale, Paris, Montchrestien, 1996, R. Lafore, « Insertion et collectivités locales : le territoire de
l'insertion » in J.-P. Laborde et I. Daugareihl (dir.), Insertion et solitudes, Bordeaux, MSHA, 1993, et, pour
l'analyse sociologique, aux démarches de Ph. Warin, « Les HLM : impossible participation des habitants »,
Sociologie du travail, 1995, 2, pp. 151-176, ou G. Chevalier, « Volontarisme et rationalité d'Etat.
L'exemple de la politique de la ville », Revue française de sociologie, 1996, XXXVII, pp. 209-235.
11
J.J. R ousseau, Du Pacte social, Fragments politiques, Œuvres complètes, 1964, III, p. 482.
12
M. Singer, « Foreword », in A.L. Kroeber, An Anthropologist Looks at History, Berkeley – Los Angeles,
University of California Press, 1966, p. v.
13
M. Fumaroli, L'Etat culturel…, op. cit., p. 171.
14
Ibid., pp. 175-176.
8
Le « cas » français y prend toute sa densité anthropologique puisque, patrie des Lumières, de la
Révolution et de l'Empire napoléonien, la France incarne un universalisme culturel qu'elle
assume au sein d'une enveloppe nationale qui ne saurait la soustraire à la relativité culturelle des
subdivisions ou des groupes qui sont ses composantes historiques, qui l'ont façonnée et
refaçonnée et qui la modèlent encore par apports extérieurs et adaptations intérieures.
L'anthropologue Louis Dumont résume ce clivage, et cette dimension de la culture, en
prenant à témoin l'année 1774 où l'Allemand Herder publie son Autre philosophie de l'histoire :
« face à l'universalisme régnant, écrit Dumont, Herder affirme (...) la diversité des cultures, qu'il
exalte tour à tour, sans ignorer les emprunts — qui s'accompagnent toujours d'une profonde
transformation de l'élément emprunté ». Ainsi sont établis « par anticipation, en face des futurs
droits de l'homme, les droits des cultures ou peuples ».15 L'alternative intéresse des conceptions
différentes de l'homme. D'un côté l’individu abstrait, porteur de raison mais dépouillé de ses
particularités, de l'autre l'homme qui n'est ce qu'il est qu'en vertu de son appartenance à une
communauté culturelle déterminée.16 Toutefois, l'équation ainsi posée n'est pas symétrique :
universaliste en droit, la culture française « ne peut qu'inférioriser ou sous-estimer les autres
manières d'être collectives qu'elle rencontre »17. La trajectoire de l'idéologie républicaine épouse
cette tension essentielle, depuis ses origines intellectuelles dans le Contrat social jusqu'aux
débats revivifiés aujourd'hui sur l'intégration nationale par la promotion de la citoyenneté et la
réprobation concomitante des «communautés culturelles », jugées sécessionnistes de cette
intégration. Le problème posé est, au vrai, moins celui de la cohérence de l'unité sociale et
politique républicaine que celui de la rupture du pacte qui en constitue l'origine mythologique :
il s'agit moins de définir un contenu que de conjurer sa négation.
C'est tout le paradoxe de la problématique formulée aujourd'hui comme une
problématique de l'insertion et de l'intégration que de parvenir plus clairement à dire ce qui est «
autre » que ce qui est « soi », ce qui s'écarte du pacte social que d'affirmer ses linéaments et ses
conditions d'adhésion.18 C'est ainsi la question de la cassure d'un pacte éloigné de ses origines
que soulèvent les argumentaires actuels, le plus souvent réduits à la portion congrue du
médiatiquement communicable. Un regard rétrospectif peut en éclairer la teneur et en expliquer
la récurrence.
« Tout au long de l'histoire de la République, estime Claude Nicolet, la hantise de la
moindre trace de « fédéralisme », du moindre soupçon de séparatisme fait partie de nos
15
L. Dumont, « Le peuple et la nation chez Herder et Fichte », in Essais sur l'individualisme. Une
perspective anthropologique sur l'idéologie moderne, Paris, Esprit/Seuil, 1983, p. 115 et s. ; voir J.G.
Herder, Une autre philosophie de l'histoire (1774), trad. Paris, Aubier, 1964.
16
L. Dumont, Ibid., p. 118.
17
L. Dumont, Homo Aequalis II. L'idéologie allemande. France Allemagne et retour, Paris, Gallimard,
1991, p. 16 (notre soulignement).
18
Voir par exemples les typologies de 1' « assimilation-insertion-intégration » du Haut Conseil de
l'intégration (L'intégration à la française, Paris, UGE, 1993) ou de la Commission de la nationalité (Etre
français aujourd'hui et demain, Paris, La documentation française, 1989) , et l'analyse de J. CostaLascoux, « De l'immigré au citoyen », Notes et études documentaires, 1989, n°4886. En matière
d'immigration, les « normes de la société d'accueil » auxquelles il est attendu que «l'étranger» se
conforme (par adhésion volontaire ou par contrainte) restent floues ou abstraites. Une logique « en creux
» qu'un sous-préfet chargé de la politique de la ville en région Provence Alpes Côte d'Azur traduisait
récemment par ces termes : « Il n'est pas de citoyenneté sans idéal, sans projet, sans partage et sans
préférable. Si l'on persiste à faire l'économie de ces tentatives d'élucidation, il est à craindre que la
citoyenneté ne devienne qu'un symbole incantatoire destiné à masquer des vérités indévoilables » (Th.
Firchow, « Liberté, égalité, citoyenneté », TLM, 1997, 29, p. 14).
9
traditions les plus sûres et les plus justifiées logiquement. »19 Par « fédéralisme » ou
« séparatisme
voriser l'émergence ou la renaissance de corps ou d'organisations capables de substituer, pour
leurs membres, leurs normes spécifiques à celles de la collectivité nationale. C'est ce que
prohibe la loi du 14 juin 1791 (dite « loi Le Chapelier »), connue pour avoir supprimé les
corporations d'Ancien Régime, mais qui nous intéresse surtout ici pour les principes qu'elle pose
: « Il n'y a plus que l'intérêt particulier de chaque individu et l'intérêt général. Il n'est permis à
personne d'inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire. »20 C'est également le sens de la loi du
30 ventôse an XII, incorporée et toujours présente dans le Code civil (art. 7), qui abroge les lois
romaines, les coutumes locales et les règlements particuliers des localités. Par ces deux
dispositions, est écartée à la fois l'éventualité de voir se constituer ou se reconstituer des
territoires dotés de normes propres et celle de voir des fragments de structure sociale interposer
leur puissance autonome entre l'intérêt individuel et l'intérêt général. Pour structurer l'unité
nationale, on attaquait tout autant la mosaïque coutumière, qui faisait qu'on changeait « en ce
pays aussi souvent de lois que de chevaux de poste »21, que les entraves à la liberté individuelle
incarnées par l'autorité absolue du père de famille ou l'enserrement de chacun dans les rets d'une
communauté d'habitants ou d'une guilde professionnelle. Une fois posé, le principe échappe aux
raisons conjoncturelles de sa formulation pour projeter ses effets logiques sur le cours de
l'histoire. La genèse des lois sur la décentralisation et l'évolution de leur mise en œuvre, la
réapparition dans le droit, pour des mobiles pratiques d'aménagement du territoire, de la notion
de « pays» - l'ancienne circonscription de base de l'administration carolingienne -, ou la
spatialisation par quartiers de la « participation des habitants » dans les politiques de la ville,
sont autant de motifs de réactualiser la controverse fondamentale sur l'unité de la République et
d'évoquer le spectre des ferments séparatistes. La mise en place, dans certaines agglomérations,
de « comités locaux de développement social », regroupant élus, fonctionnaires locaux,
associations, animateurs sociaux et socio-culturels et recherchant la plus large expression
possible de la volonté des habitants, semble rencontrer significativement certains butoirs dressés
par l'Etat et ses représentants territoriaux pour éviter que ne se créent des modes spécifiques et
spécifiquement localisés de « gouvernement » des quartiers, susceptibles d'en épouser le
paysage social, culturel ou « ethnique »22 Sur le plan de la structure sociale, une atteinte logique
à l'unité du pacte social et, partant, de la République, est potentiellement constituée par la
multiplication des groupements « intermédiaires » mais surtout par l'extension de leurs
attributions sociétales. Si le port d'un foulard par de jeunes lycéennes a suscité l'émoi public,
c'est, croyons-nous, moins parce qu'il mettait en cause la laïcité de l'institution scolaire ou parce
qu'il relevait de l'intervention publique au nom de la protection de la jeunesse, mais plutôt parce
que l'appartenance religieuse a semblé capable de subsumer l'encadrement républicain du sujet
et de s'y substituer. De même peut-on lire l'émotion suscitée par la prolifération des
mouvements sectaires — toujours privés de qualification juridique autre que canonique23 —
19
C. Nicolet, L'idéologie républicaine en France (1789-1924). Essai d'histoire critique, Paris,
Gallimard, 2e éd., 1994, p. 369.
20
Notre soulignement.
21
Voltaire, Dictionnaire philosophique, sub verbo « Lois », Paris, Ed. Plancher, 1817, vol. XXI.
22
Cf. L. Assier-Andrieu (et alii), Eléments d'analyse de la politique de la Ville à Perpignan, rapport de
recherche, CNRS/ICRESS, 1997.
23
Une secte est, dans la logique vaticane, un ordre religieux dont la règle est intégrable par la « police
canonique de la vérité » ; le système catholique est ainsi particulièrement apte à dissoudre les sectes
dans sa légalité unificatrice, par opposition au système protestant qui les tolère, les expose ou admet
leur prolifération (voir Pierre Legendre, Leçons 11/, pp. 340-341, et VII, p. 348, Paris, Fayard, 1985 et
1988).
10
comme une juste défense des libertés individuelles menacées : elle réagit aussi, et peut-être
surtout, au déni de raison que professent ces mouvements, à leur négation d'un modèle de
société fondé sur le rationalisme et, en cela, garant des libertés fondamentales de l'individu.
Toute constitution de groupement intermédiaire est-elle pourtant systématiquement stigmatisée
sur le plan social comme sur le plan politique ? La structuration religieuse d'une population
comme les Gitans de Perpignan qui se reconnaît et est reconnue comme ce qu'une tradition
sociologique a coutume d'appeler un « groupe ethnique »24 semble réussir à progresser sur des
terrains d'intégration (acquisition de la langue française, lutte contre la toxicomanie et
prévention du SIDA, sentiment de communauté d'appartenance avec les non-gitans de la même
foi) où des politiques publiques assidues peinent à évaluer les résultats de leurs actions (voir
infra, l'enquête de K. Asnar). En outre, la promotion des « solidarités non-monétaires » —
entendues dans la terminologie de la bureaucratie européenne25 comme les solidarités familiales,
les systèmes d'échange libre, les groupements volontaires d'entraide — émerge comme un
paradigme nouveau dans les discours de politique sociale. L'émergence d'une nouvelle
rhétorique de la famille « amortisseur de crise » et de l'entraide vicinale (jadis essentielle aux
communautés paysannes traditionnelles) semble englober, tant qu'il s'agit de restaurer le lien
social, un ensemble indéfini de vecteurs de solidarité, parmi lesquels l'appartenance religieuse
ou l'appartenance « ethnique » comme facteurs techniques de solidarité, en aucun cas selon leurs
logiques propres et surtout pas leurs logiques politiques. Concrètement, au nom d'une recherche
des moyens les plus efficaces de fabriquer de la socialisation urbaine et de la paix sociale, on
financera sur fonds publics une action sportive ou culturelle en direction d'un public de quartier
« monoculturel », un euphémisme répandu pour dire « Gitan » ou « issu de l'immigration
maghrébine, ou autre ». Et, par le truchement des contrats de ville, cette action prendra
formellement l'aspect d'une association ad hoc, objectivement en charge d'exécuter, en vertu
d'une lointaine délégation de l'Etat, une politique sociale adaptée, contextualisée, « ethnique ».
Pour la logique culturelle et institutionnelle de la République française, telle qu'abordée plus
haut par l'entremise de Dumont et de Nicolet, le pacte social se fissure ou se casse dès lors que
des mesures spécifiques destinées à répondre à des situations exceptionnelles ou inédites
basculent dans la reconnaissance d'une normativité étrangère à ce pacte, qu'elle soit issue de
l'histoire d'un espace régional, d'un mode de peuplement urbain, de l'une ou de plusieurs de ces
cultures mises à égalité de statut. Or, c'est un effet des démarches publiques de ciblage des
populations et de poursuite de la « participation des habitants » que de provoquer en retour,
artificiellement parfois, la formulation de revendications spécifiques prenant l'aspect de
prétentions communautaires — comme si l'image de lui-même transmise au public « ciblé », et
perçue par lui, ne pouvait relever que de ce prisme, en encourager l'adoption et en légitimer
l'emploi. L'incompréhension peut alors s'avérer totale entre une sphère publique (celle des
politiques publiques) intellectuellement amarrée à la valorisation de la raison, de l'individu, de
l'égalité et de la liberté, qui ne saurait voir dans son souci d'adaptation aux réalités du « terrain »
autre chose que la mise en œuvre de ses principes, et le public des « quartiers » qui décode la
24
L'acception moderne de cette notion se démarque de celle que véhiculait l'ethnologie classique pour
privilégier la formation et le maintien de traits culturels d'identification sur l'idée de reproduction
biologique (sur l'acception classique, voir R. Narroll, « Ethnic Unit Classification », Current
Anthropology, 1964, V, 4) : un « groupe ethnique » se définit ainsi plus par les « frontières »
interactionnelles qui permettent de le différencier de l'intérieur et de l'extérieur (y compris en le
stigmatisant) que par un contenu culturel récurrent (cf. Fr. Barth, « Introduction», Ethnie Groups and
Boundanes. The Social Organitiation of Culture Différence, Boston, Little, Brown & Co., 1969).
25
European Commission. Science, Research and Development Joint Research Centre, Workprogram
1994-1998, Bruxelles, 1994.
11
sollicitude dont il fait l'objet comme une incitation à la structuration de collectivités spécifiques,
comme une valorisation de ses stéréotypes de groupe. Si l'existence socialement positive du
Gitan passe par l'exaltation de son identité musicale, si un concert institutionnel accompagne
cette perspective, pourquoi ne pas étendre aux autres traits de la culture gitane les prérogatives
qui peuvent en émaner ? Pourquoi ne pas, logiquement et légitimement, opposer une
valorisation « coutumière » de la transmission communautaire des apprentissages sociaux à la
légalité scolaire ? Pourquoi ne pas dresser le mythe contre la raison, la symbolique contre
l'individualisme, la collectivité irréductible contre l'égalité uniformisatrice ? C'est de cette
redoutable méprise que semble naître, chez les Gitans, le sentiment d'être les victimes d'un «
terrorisme républicain »26, de faire les frais d'une exclusion d'autant plus pernicieuse qu'elle ne
les nie pas en bloc, comme un racisme ordinaire, mais se permet de fragmenter leurs « usages et
leurs mœurs », leurs façons de penser et de faire, selon un crible du valorisé (la musique), du
toléré-manipulé (l'hermétisme clanique)27, et du réprouvé (la désobéissance à une loi scolaire
contraire à « leur coutume »). Pour bien comprendre la portée de cette méprise ou de cette
inintelligibilité, il est nécessaire de revenir un instant sur la logique profonde du pacte
républicain et sur les raisons de l'antagonisme qui frappe, souvent paradoxalement, souvent
excessivement, souvent à mauvais escient, tout ce qui peut avoir l'apparence d'une
« communauté ».
« [L]es républicains, écrit Claude Nicolet, retinrent du Contrat social l'idée que la
souveraineté (nationale) est indivisible, et qu'une fois le contrat passé, la profession de foi civile
tacitement adoptée, on ne pouvait s'y soustraire. C'est que pour eux, comme pour Rousseau (...),
le contrat social est un contrat civique, la qualité de citoyen une ascèse et une transmutation
essentielle de la nature humaine, la participation à la souveraineté indissociable de l'être
social ».28 Par voie de conséquence, « du moment qu'il est citoyen et qu'en tant que tel ses droits
sont pleinement reconnus, (...) le Français ne peut réclamer, pour lui-même, pour son groupe
ethnique ou pour son Eglise, aucun traitement particulier qui relâche les liens du contrat
implicite avec la collectivité nationale. »29 C'est avec l'expérience historique de ce que Pierre
Legendre nomme « la projection coloniale » 30 que cette logique révèle ses implications
extrêmes : partant d'un rationalisme qui tient les institutions pour indépendantes des temps et
des milieux et se faisant une idée très simple de la nature humaine, l'administration interprète la
croyance collective des Français et se représente les sociétés indigènes comme « une chose
vicieuse, un obstacle à détruire ».31 L'altérité « indigène » constitue, avec l'expansion coloniale,
une expérience-limite et une mise à l'épreuve du modèle républicain. C'est non seulement en
matière de politique scolaire, comme la mémoire commune en garde trace, mais aussi,
simultanément, en matière de politique coloniale que Jules Ferry marque d'une forte empreinte
doctrinale le cours de la IIIe République. La seconde apparaît, au vrai, par ses aspects
humanitaires, comme dérivée de la première. Il appartient à la République « adulte »
26
Selon l'expression lancée durant notre enquête par le responsable d'une fédération d'associations
Gitanes à un ensemble d'élus locaux et de représentants de l'Etat (voir infra).
27
Analysé par A. Tarrius dans plusieurs rapports de recherche synthétisés dans Fin de siècle incertaine à
Perpignan, Perpignan, El Trabucaire, 1997.
28
Cl. Nicolet, op. cit., p. 368.
29
Ibid. Ce que traduit pour la 5e République l'article 2 de la Constitution d'octobre 1958.
30
P. Legendre, Trésor historique de l'Etat en France. L'administration classique, Paris, Fayard, 1992, p.
155 sq. Legendre nous rappelle utilement que 1«’espace » constitutif de la genèse de l'Etat et de son
administration procède de deux dimensions distinctes et cumulatives : une dimension nationale et une
dimension coloniale (p. 113).
31
Léopold de Saussure, cité par P. Legendre, op. cit., 1992, p. 157.
12
d'apporter les bienfaits de la Science, de la Raison et de la Liberté aux peuples non engagés
encore sur la voie du Progrès.32 Le schème idéologique qui se dégage ainsi de l'expérience
pratique, administrative, de l'altérité et qui, non refondé, est à même de traverser le temps, porté
par la structure républicaine elle-même, est d'ordre binaire : intégration ou sujétion. Comme le
synthétise Claude Nicolet, l'unité de la loi civile exclut l'hypothèse des statuts particuliers ou
personnels. L'adhésion à cette loi, c'est-à-dire, l'acquisition authentique de la citoyenneté,
implique participation au contrat social en même temps que renonciation à toute forme de
normativité fragmentaire ou alternative. Si persiste cette dernière, une « coutume opposable »,
elle relève alors du mode de la sujétion : elle n'est prise en compte, dans l'intérêt supérieur de la
Raison, qu'à la mesure même du projet, intrinsèquement Républicain, de la réduire, dans
l'intérêt même de ceux qui en subissent le joug.33
L'expérience de cette enquête a imposé ce détour par les fondements des référents de
l'action publique. La friction du modèle républicain avec l'existence même d'une
« communauté » gitane s'est avérée patente, sur le terrain comme dans quelque enceinte
ministérielle. La souplesse post-moderne des politiques d'insertion, rompues aux complexités de
l'analyse sociologique, rencontre avec ce type de « cas » un butoir qui renvoie l'action publique
vers ses repères cardinaux. Du même mouvement que les Gitans peuvent être étudiés sous le
jour des interventions qui en favorisent au quotidien la participation à la communauté nationale,
les significations auxquelles renvoient les gestes qui leur sont adressés ouvrent, à
l'anthropologie, une voie d'accès aux représentations symboliques propres dont procèdent ces
gestes qui, pour être républicains, ne sont pas moins susceptibles d'être rattachés à un système
culturel contingent, aussi relatif que ceux que sa force légale lui permet de mettre en sujétion.
Louis Assier-Andrieu
32
J Ferry, analysé par R. Girardet, L'idée coloniale en France de 1871 à 1962, Paris, La Table Ronde,
1972, p. 83 sq. ; voir aussi sur les thèses ferrystes, J. Ganiage, L'expansion coloniale de la France,
Paris, Payot, 1968, p. 49 sq.
33
Cf. Cl. Nicolet, op. cit., p. 369.
13
PREMIÈRE PARTIE
ENTRE GRÂCE ET DISGRÂCE — LES GITANS, LA VILLE ET LA MUSIQUE.
ESSAI D'ANTHROPOLOGIE DES POLITIQUES PUBLIQUES.
LOUIS ASSIER-ANDRIEU
Vendredi 21 novembre 1997. Bruxelles. Parlement européen. Inauguration de
l'Assemblée des Cultures d'Europe. Lord Yehudi Menuhin : « Les cultures sont comme des
arbres, elles n'ont pas de frontières pour leurs semences. » Le musicien, pair de la couronne
britannique, tient discours. Il repousse la démocratie formelle des Etats-nations et délivre un
message anthropologique : « Dans toute société humaine, il y a trois dimensions. Une
dimension religieuse et spirituelle qui guide les hommes dans leur progression personnelle, une
dimension légale ou juridique qui organise la vie en commun, mais surtout une dimension des
relations humaines que l'on appelle aussi la culture et qui se traduit de diverses manières, par
la création artistique, par le chant, la danse, l’expression sous toutes ses formes de la vie en
commun. » Aux côtés des Changos hongrois (catholiques de Moldavie) et des représentants
d'ATD-Quart Monde figurent en nombre les délégués de « ces communautés qui, pour être
réputées nomades, ne s'inscrivent pas moins depuis des siècles dans notre environnement
culturel. » Il s'agit des « défenseurs des Gitans, des Tsiganes, des Roms... » La diversité des
cultures d'Europe est présentée comme « une réalité à protéger et non comme un problème ».
Ainsi se dégagent les espaces sociaux qui en matérialisent l'existence jusqu'aux marges de
l'intelligible : les minorités paradoxales dans leur pays d'accueil, les exclus du banquet
économique, les diasporas nomades.
Une triple limite qu'incarnent volontiers les Tsiganes pour la prestigieuse assemblée, en
vertu de la forte identité de groupe qu'en dégage l'évocation, en vertu aussi de la densité
culturelle qui s'y attache ou, mieux dit, en vertu de ce que ce groupe puissamment identifié mais
dépourvu d'identité « nationale » ne doive cette identification qu'à sa culture. « Un individu,
soutient Lord Menuhin, appartient plus à sa culture qu'à son Etat. » En posant ainsi le caractère
fondamental de cette appartenance primordiale, l'Europe qu'il dessine intellectuellement et dont
il revendique la nécessité s'appuie, en positif, sur « la nature propre des cultures » comme sur
« leur besoin de s'alimenter les unes les autres », et, en négatif, sur l'urgence de substituer à la
fragilisation des démocraties par la mondialisation de l'économie et à l'érosion des
appartenances par l'internationalisation de la communication et par la montée en puissance d'un
« fondamentalisme » culturel globalisé, hégémonique, dominateur, une voie historique
susceptible de constituer un terme d'opposition.
14
L'initiative de Menuhin, proposée en novembre 1992 à Jacques Delors, président à
l'époque de la Commission européenne, ne procède nullement des caractères qu'elle pourrait
évoquer au premier abord : l'acte noble et protecteur d'une personnalité caritative et solidaire qui
possède, par sa trajectoire personnelle, la faculté d'incarner ce dont il parle (la diversité des
cultures, le respect des minorités, l'Europe solidaire et la défiance envers le capitalisme culturel)
et par son statut, le pouvoir d'être écouté des puissants, même si cette écoute ne demeure qu'un
geste, même si le projet qu'il porte n'a d'autre valeur que symbolique — une bonne action, une
bonne intention, dépourvue d'effectivité.
L'issue de l'assemblée de novembre 1997 requiert un tout autre regard, une toute autre
attention. Sur la proposition de Menuhin, la conférence a décidé de formaliser ses vœux en se
dotant d'une structure institutionnelle que Pasqual Maragall, ancien maire de Barcelone, a été
chargé d'élaborer. Ce choix n'a rien de fortuit. Outre les qualités intrinsèques de Maragall, il
repose sur la faculté dont dispose cet homme-ci de représenter la dimension politique d'un projet
qui met en exergue l'exemplarité catalane. La Catalogne, longuement évoquée à l'assemblée,
constitue pour Menuhin, le « modèle parfait » d'une société politique témoignant de ce que le
« droit à l'autonomie culturelle » ne passe pas par l'acquisition du statut d'Etat souverain, ni
même par la volonté idéologique de l'acquérir. En outre Maragall incarne, comme ce fut
souligné à Bruxelles, l'avènement d'une mégapole à l'Europe moderne par la culture. Il
personnifie, par son implication dans une cité qu'il dirigea de 1982 à 1997, le facteur d'orgues
d'une rénovation de la puissante tradition catalane accompagnée d'une ouverture — dont
témoigne physiquement la volte face vers la mer d'une ville anciennement repliée sur elle-même
— à la Méditerranée, à l'Europe et au monde. Quand Menuhin charge Maragall
d'institutionnaliser l'Assemblée des cultures européennes, l'événement échappe à l'agenda
classique des manifestations sécrétées par la construction européenne pour acquérir une
dimension symbolique riche d'enseignements anthropologiques.
La figure de Menuhin s'apparente dans ce contexte à cette catégorie d'acteurs
sociologiques que Le Play qualifiait d' «autorités sociales»34. C'est une personnalité exemplaire
qui se reconnaît au respect de ceux qui acceptent son influence, une individualité dont l'action se
fonde sur une lecture scientifique de la société et dont l'impact dépend moins de la fonction ou
de la notabilité que des capacités d'œuvrer à la paix publique. Pour Menuhin, celle-ci passe par
la nécessité de donner « une voix aux cultures ». Il ressort du déficit démocratique — que, pour
lui, la Catalogne tendrait à combler avec bonheur -- que le vote est inapte à rendre compte de
groupes et de cultures minoritaires. « Il s'impose, dit encore Menuhin, de donner la parole aux
faibles, aux démunis de nos sociétés, en leur permettant de sortir de la pauvreté, de leur situation
de dépendance. Tout est lié : la dignité de la vie passe certes par le statut social ou par le travail
mais aussi nécessairement par l'approche des cultures. »
Entre l'initiateur (Menuhin) et l'opérateur (Maragall), nous apercevons les lignes de force
d'un dessein où la culture englobe le social, où la dignité individuelle passe par le respect du
groupe, où l'acquisition de l'autonomie culturelle suppose, hors de l'Etat souverain, le bouclier
juridique de l'autonomie politique. Ce projet se fonde, nous l'avons vu, sur un discours à
34
Cf. F. Le Play, La réforme sociale en France, déduite de l'observation comparée des peuples européens,
Paris, Plon, 1864.
15
caractère anthropologique où la culture est tout à la fois l’expression du lien social35 et le lien
social lui-même. La conception englobe les représentations issues de Herder, du romantisme et
des ethnographies patrimonialistes subséquentes pour lesquelles la culture est synonyme
d'identité collective, s'attache au peuple et se laisse volontiers cartographier en autant d'aires
spécifiques susceptibles d'incarner l'assise de revendications politiques36, mais surtout elle fait la
part belle à la culture comme processus et comme échange, comme «dimension des relations
humaines» où s'entremêlent création et communication pour exprimer la vie en commun « sous
toutes ses formes ».
C'est en vertu de cette acception que l'appel aux cultures nomades ou issues du
nomadisme, et parmi celles-ci les cultures tsiganes ou gitanes, occupe une place centrale dans
cette recherche d'une Europe alternative aux identités marchandes. Ce que nous proposons de
nommer le « référent gitan » fournit à toute réflexion cohérente quant aux moyens de fonder
l'unité de l'espace européen sur la culture une expérience-limite, un domaine d'épreuve invitant à
relativiser ou à transgresser les repères acquis — à commencer par les fantasmes territoriaux
logés aussi bien dans les identités populaires que dans les souverainetés nationales — et à
repenser le plus fondamentalement possible les moyens de théoriser la culture comme d'agir par
elle et sur elle dans la sphère du politique. La « question gitane » est à la construction
européenne ce que l'on appelle dans les procédures judiciaires une question préalable, c'est-àdire une question dont le traitement est non seulement obligatoire avant de poursuivre les
débats, mais dont la résolution orientera de manière décisive les conclusions à venir. C'est très
sensible en matière d'acquisition de la nationalité des pays membres de l'union, et, partant, de la
« citoyenneté sociale » (i.e. de l'acquisition des droits sociaux). L'enjeu est encore plus aigu
dans les perspectives d'élargissement où la capacité d'exister culturellement pourra être entendue
comme le signe d'une solidarité de groupe puissante et par conséquent le gage d'une intégration
plus aisée ou, en tous cas, moins coûteuse socialement, si nous suivons la logique des « coûts
sociaux évités » et celle de l'encouragement des « solidarités non-monétaires » par lesquelles les
Etats et l'Union invitent à compenser la baisse drastique des engagements sociaux publics.37
1. LE FRACTIONNEMENT DU DONNÉ ET LA MISE EN ABÎME DES POLITIQUES PUBLIQUES
Ces quelques notations préliminaires voudraient aider à situer les choix de méthode
engendrés par le thème en cause. Elles veulent témoigner de ce que notre société de référence,
les Gitans de Saint-Jacques à Perpignan, France, ne constitue, comme l'écrivait Lévi-Strauss,
« qu'une infime fraction du donné, (...) elle-même toujours exposée à se subdiviser en deux
sociétés différentes, dont une irait rejoindre la masse énorme de ce qui, pour l'autre, est et sera
35
Par ce terme, obscurci en raison de la profusion de ses emplois, nous entendons, conformément aux
tensions intellectuelles initiatrices de la démocratie moderne, « une conception cohérente de la totalité
des rapports de toutes sortes qui existent ou peuvent exister entre les hommes » (C. Nicolet, L'idée
républicaine en France. 1789-1924, Paris, Gallimard, 1982, p. 327).
36
Cf. L . Assier-Andrieu, « Frontières, culture, nation. La Catalogne comme souveraineté culturelle »,
Revue Européenne des Migrations Internationales, 1998, 1.
37
European Commission. Science, Research and Development Joint Research Centre, Workprogram
1994-1998, Bruxelles, 1994.
16
toujours objet, et ainsi de suite indéfiniment »38. Notre « terrain » est un quartier, une fraction de
ville. La population qui y vit en majorité est de nationalité française, de culture gitane, de langue
catalane, de religion catholique ou de confession évangéliste pentecôtiste. L'homogénéité du
« peuple » et son ancrage territorial inviteraient volontiers l'ethnologue à succomber au
penchant aussi traditionnel qu'illusoire qui le porte à considérer qu'une société « s'exprime tout
entière dans le moindre de ses usages, dans n'importe laquelle de ses institutions comme dans la
personnalité globale de chacun de ceux qui la composent » 39. Un quartier gitan faisant l'objet de
diverses politiques publiques de développement social et en particulier d'un projet culturel axé
sur la musique n'est qu'une infime fraction du donné soumis à la recherche anthropologique. On peut
en suggérer l'amplitude par le moyen d'une logique des polarités ou, pour suivre Lévi-Strauss,
des « dédoublements » de l'objet. Le donné ainsi repéré nous mènera aux voies empruntées pour
le décrire et l'analyser. Enfin évoquerons-nous – sous la forme d'une renouvellement des
questionnements, soumis à la comparaison – les enseignements attendus à l'horizon de cette
démarche localisée.
1. Les représentations de la différence
Le donné primordial est déjà fractionné en deux ordres de réalités relevant de logiques
propres et travaillées par des traditions intellectuelles étrangères les unes aux autres. D'un côté,
nous trouvons la société gitane de Perpignan, sédentarisée sur le quartier historique de la
paroisse Saint-Jacques, et dotée d'une personnalité qu'elle revendique et met en scène par le
truchement d'un tissu associatif serré. Au premier rang des traits identitaires figurent la musique
et la langue, et c'est autour de la musique et de la langue qu'une double approche
ethnomusicologique et ethnolinguistique a été construite et nourrie des travaux de Bernard
Leblon, de Guy Bertrand et, sur l'un et l'autre champs, de Jean-Paul Escudero. D'un autre côté
figure une complexe et dense déclinaison de dispositifs sociaux reflétant la pluralité des visages
pratiques des politiques publiques contractualisées, et traduisant leurs oscillations idéologiques
entre la défense des principes républicains, unitaires et égalitaires, constitutifs de l'identité
nationale française, et la recherche récurrente d'une « dimension participative des habitants » -porte naturellement ouverte à l'insinuation des particularismes identitaires dans le corps même
des politiques globales. L'étude de ces dispositifs relève de la politologie et du droit pour leurs
aspects formels, de la sociologie et de l'anthropologie des institutions pour leurs aspects
empiriques et l'interaction de ceux-ci avec les précédents. Depuis 1996, un programme
pluriannuel de recherche associant le CNRS, la Ville de Perpignan, l'Etat et divers autres
organismes publics, vise à englober ces deux dimensions en prenant l'agglomération
perpignanaise comme site témoin et à produire un modèle anthropologique d'entendement des
politiques sociales et de leur perception par les « populations » qui en sont les destinataires.40
38
C. Lévi-Strauss, « Introduction à l'œuvre de Marcel Mauss », in M. Mauss, Sociologie et anthropologie,
Paris Puf, 1983 (1950), p. xxix.
39
M. Augé, Non-Lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992, p. 59.
40
Convention de recherche « Pôle de connaissances en développement social », programme dirigé par L.
Assier-Andrieu ; cf. L.Assier-Andrieu (en coll. avec Ch. Charras, M. David, G. Pelayo), Eléments
d'analyse de la politique de la ville à Perpignan, CNRS/ICRESS, rapport de recherche, 1997.
17
Cette dualité immédiatement saisissable aussi bien par l'observateur déterminé que par le
passant nonchalant est localement pensée par l'expression de stéréotypes solidement constitués,
au travers de ce que Marshall Sahlins désigne comme le résultat dialectique des « catégories
reçues » et des « contextes perçus »41. Sur le versant gitan du discours, l'exaltation identitaire
conduit à servir à l'interlocuteur non-gitan, de préférence au journaliste ou à l'enquêteur primoarrivant, une revendication d'autochtonie ab ultima ratio. Un habitant de Saint-Jacques, l'une de
ces figures intermédiaires que Barth définit opportunément comme des « ethnie brokers », des
courtiers ethniques42, affirmait ainsi récemment à un hebdomadaire national que les Gitans
perpignanais étaient « à Saint-Jacques, français et catalans depuis plus de cinq cents ans » -rappelons que l'annexion du Roussillon à la France date de 1659 et qu'il fallut attendre les
récents travaux d'Alain Tarrius (ICRESS) pour avoir une notion plus claire du peuplement gitan
du quartier dans les années 194043. Sur le versant non-gitan, de la part des intervenants
institutionnels publics comme des citoyens ordinaires, la communauté gitane intra muros
cristallise d'une façon significativement symétrique des discours philanthropiques ouverts
unilatéralement sur l'obligation d'assistance et de protection, et des discours xénophobes ou
racistes. Les argumentaires de ces discours apparemment opposés se fondent sur une même
négation du point de vue des intéressés : dans les deux hypothèses l'identité, positive ou
négative, est assignée de l'extérieur et indépendante des éléments objectifs qui sont convoqués
pour la justifier. Ainsi, la valorisation des traits extérieurs d'appartenance, et notamment de la
culture musicale dans sa valeur marchande, peut être utilisée par le Front national à l'appui d'une
stratégie d'enfermement dans le particularisme, de gestion du ghetto par le ghetto et de
responsabilisation collective de la communauté des maux qui l'affligent (chômage, infections
HIV) ou de sa dangerosité à l'égard des tiers (délinquance, toxicomanie). Sur le fond, cette
doctrine se nourrit d'une ethnologie de l'altérité absolue et rejoint les thèses classiques des
droites extrêmes sur l'Europe des « ethnies ». A l'inverse, la prise en compte de la différence
peut entrer, comme c'est le cas dans les démarches portées par l'Education nationale, dans une
logique d'accès au progrès, à la citoyenneté, à la Raison : structure sociale et culture gitanes sont
dès lors soumises à une mesure de leur compatibilité avec les valeurs fondatrices de la
République, et en seront pourchassés les éléments de solidarité communautaire jugés
contradictoires avec les logiques d'égalité des chances et d'unité démocratique.
2. La responsabilité du lien social : une dynamique du soupçon
Une même sollicitude publique est ainsi susceptible, dès lors qu'elle se focalise sur les Gitans,
d'aviver le problème de l'intégration et de l'exclusion, de l'appartenance au corps global de la
société ou de la marginalité, en le déplaçant de l'ordre du constat sociologique à celui de
l'imputation de responsabilité
Les mesures de développement social, d'incitation à la scolarisation, de prévention sanitaire et
judiciaire, ou de valorisation culturelle, sont pour les opérateurs publics intégratrices par
essence ; la subordination ou la mise en condition de dépendance vis-à-vis de ces mesures
constituant un effet pervers des dispositifs, une conséquence idiosyncratique, qu'il est possible
de maîtriser ou d'éviter par une saine gestion des seuils de l'action publique. La responsabilité de
41
M. Sahlins, Islands of History, The University of Chicago Press, 1985, p. 144.
Cf. F. Barth, Ethnic Groups and Boundaries, Boston, Little, Brown & Co., 1969.
43
Cf. A. Tarrius, Fin de siècle incertaine à Perpignan. Drogues, pauvreté, communautés d'étrangers,
jeunes sans emploi et renouveau des civilités dans une ville moyenne française, Canet, Ed. El
Trabucaire, 1997, p. 59 et s.
42
18
l'appartenance à la société globale est dans cette optique totalement assumée par les politiques
sociales, d'autant plus volontiers que leur structuration de plus en plus partenariale permet de la
diluer dans la multiplicité des services compétents et que l'invitation de représentants des
communautés intéressées à participer à leur élaboration et à leur mise en œuvre, tout en leur
conférant un surcroît de légitimité, leur permet de partager cette responsabilité avec les
destinataires eux-mêmes.
A l'inverse, la notoriété des politiques convergeant sur les Gitans de Saint-Jacques — un haut
responsable local parle de « bombardement social » -- encourage une représentation tendant à en
loger la source dans la « demande gitane ». Celle-ci se traduirait par un ensemble de stratégies
illégitimes de captation des ressources de la solidarité publique procédant d'une culture de la
dépendance volontaire. Sous ce jour, l'ampleur supposée ou réelle des aides oblitère ou même
nie la réalité des besoins : la mesure intégratrice ne saurait être que le signe d'une habileté
ethnique à ressourcer les moyens de sa désolidarisation de la société globale, de la société
commune.
Le « malheur social» de la collectivité gitane est ainsi considéré comme une tactique maligne
d'adaptation aux critères handicapologiques divers ouvrant droit à l'aide publique. Fortement
ancré, le stéréotype fait flèche de tout bois. L'anecdote devient rumeur, la rumeur devient
preuve, en vertu d'une implacable rhétorique des apparences. Les Gitans de Saint-Jacques
semblent-ils ou sont-ils, pour une proportion non négligeable d'entre eux, affligés d'obésité ? La
maladie s'inscrit dans une stratégie volontaire d'acquisition d'un handicap dont « on dit » qu'il
sert de critère à l'obtention de nouvelles aides sociales, dont le cumul permet de créditer les
ménages gitans de revenus fantasmatiquement élevés. Ainsi toute politique de développement,
toute action d'insertion, toute démarche de réhabilitation est-elle a priori soupçonnée de faire
droit à ces stratégies illégitimes, comme toute revendication gitane est jugée a priori sans cause
réelle, mais comme la réponse calculée à des initiatives attendues, selon une logique parasitaire
de subsistance. On ne saurait sous-estimer les effets de cette équation perverse dans le domaine
des représentations véhiculées par les non-gitans à propos des Gitans. Elle institue un espace
logique de résonance par lequel les données objectives de la condition sociale gitane sont mises
en doute par les interventions même qui ont pour but de les traiter.
Pauvreté, précarité, maladie, exclusion apparaissent dans cet espace comme autant de fictions
sciemment forgées par la communauté et toute mesure tenant ces fictions pour vraies aboutit à
en avaliser l'efficacité fictionnelle : 1 °) en accréditant la thèse de la manipulation stratégique
des pouvoirs publics ; 2°) en témoignant concrètement de l'acquiescement de ces pouvoirs à leur
propre manipulation.
3. Charité et droit de cité
C'est une conception récurrente à l'histoire occidentale de la gestion du malheur social qui
trouve ici l'occasion de se reformuler avec d'autant plus de vigueur qu'elle se cristallise sur une
collectivité fortement identifiée et territorialisée, et se trouve surdéterminée par la stigmatisation
traditionnelle du Tsigane en Occident, du Gitan en Catalogne et à Perpignan. Elle touche aux
conditions fondamentales du déclenchement de la sollicitude publique envers qui mérite charité,
19
aide ou assistance. L'humaniste catalan Vivès soumettait ainsi en 1525, dans le premier ouvrage
fondateur d'une systématique des secours publics, le devoir d'assistance à une réglementation
stricte du comportement des « pauvres »44. Réprouvés du monde mais élus de Dieu, ils doivent
se montrer « comme Dieu les aime » : simples, purs, humbles, aimables, sollicitant avec
modestie et avec bonté. « Y a-t-il, ajoute Vivès, quelque chose de plus intolérable qu'un pauvre
superbe et infatué ? »45. Dans cette «économie du salut» schématisée récemment par Robert
Castel46, la pauvreté est un don divin qui permet, toujours selon Vivès, à ceux qui en
« bénéficient » l'occasion de pratiquer plus facilement la vertu. Ainsi la pauvreté ne doit-elle pas
être endurée avec résignation, mais « embrassée avec joie » car elle est en elle-même une
propension à la communion divine.
Quiconque aide le pauvre se rapproche donc de Dieu. D'où la pression sociale considérable
exercée sur le maintien des pauvres « en état de vertu » puisque c'est de cet état que dépend leur
pouvoir de truchement avec le divin. C'est lui qui donne à l'aide charitable sa pleine valeur de
geste solidaire, une solidarité humaine que structure la transcendance divine. C'est pour cet
ensemble de raisons que s'exerce, depuis le Moyen Age et sans que l'idée n'en ait jamais
totalement disparu des mentalités, une vigilance extrême envers la « vertu des pauvres »,
laquelle se fonde pour l'essentiel sur une réprobation morale, une stigmatisation culturelle, une
répression sociale de l'oisiveté conçue comme un péché volontaire, comme une rupture
délibérée du pacte au nom duquel le pauvre a le droit d'être aidé car, par lui, le non-pauvre
œuvre non seulement à son salut individuel mais au salut de la société tout entière. Si la
pauvreté n'est pas vertueuse, l'aide devient illégitime car elle ne saurait être autre chose qu'un
encouragement à la faute : si l'aide est le fait de la collectivité nationale, le « mauvais pauvre »
qui en bénéficie entraîne dans son vice la collectivité tout entière. Si la « mauvaise pauvreté »
est le fait collectif d'un groupe identifiable, elle devient alors la source même de l'égarement
d'un principe d'assistance dont les responsables de la mise en œuvre sont par lui entraînés dans
la négation du pacte de solidarité. Par cet éclairage, l'approche des Gitans de Saint-Jacques
échappe au tropisme local comme au paramètre « ethnique » pour s'imbriquer totalement dans
une tentative d'élucidation des contradictions inhérentes aux « politiques sociales »
contemporaines qui, dès lors qu'elles traversent la communauté gitane, révèlent avec
exemplarité les plus vives de leurs arêtes, les plus sensibles de leurs lignes de fracture.
4. Les propriétés inductrices du local
Le rapport des Gitans de Saint-Jacques aux politiques publiques dont ils font l'objet ou dont
certaines de leurs élites suscitent la mise en œuvre n'est pas réductible à ses apparences locales :
c'est le point de méthode qu'il convient de faire, et d'expliciter, à la suite de ce qui précède.
Procédons d'abord en réfutant les voies sans issue ou aux issues tellement convenues qu'elles
s'inscrivent d'emblée dans les logiques politiques qu'elles pouvaient prétendre étudier.
Prenons par exemple la série de démarches destinées à ce que les enfants gitans du quartier
aillent à l'école. La Ville s'y emploie par un programme de sensibilisation des familles et plus
précisément des mères — « Tous pour l'école » à ce qu'on ne peut mieux appeler que
44
Cf. J.L . Vivès, De subvention pauperum, 1525 (trad. Del socorm de los pobres, Barcelone, Hacer,
1992).
45
Ibid., p. 78.
46
R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995,
p.47.
20
l'hospitalité scolaire : il s'agit d'estomper la dangerosité attachée à la séparation de l'enfant de sa
famille et à son enfermement dans un lieu contraignant dont on avoue publiquement redouter la
méconnaissance de l'identité tsigane, et dont moins publiquement on craint d'y livrer les enfants
à l'expression du racisme ordinaire des « payos » (non-gitans « blancs »). L'Education nationale,
par l'Inspection académique et par ses établissements, en l'occurrence le Collège Jean-Moulin de
Saint-Jacques s'emploie depuis plusieurs années, et avec une intensité accrue depuis 1997, à
adapter les Gitans à l'école et l'école aux Gitans, à y favoriser leur réussite. Dans le cas du
Collège mentionné, ce sont les missions mêmes de l'institution scolaire que l'on redéfinit au
contact des jeunes Gitans et de leurs familles. La « réussite », c'est la présence relative des
élèves, un absentéisme un peu moins massif ; c'est l'organisation d'ateliers, non pas de
menuiserie (à la pratique de laquelle les jeunes gitans ont été jugés très majoritairement
«inaptes») mais d'électricité pour travailler en partenariat avec la Ville à l'éclairage public de
leur quartier (au sens technique mais aussi dans l'éducation au respect des installations), de
maçonnerie pour fabriquer un kiosque à musique, de musique tout court pour faire un
« orchestre gitan ». La réussite, c'est aussi ce que le chef d'établissement appelle la
« socialisation », envisagée au travers du partenariat structuré par l'école avec la Fédération des
associations gitanes du Roussillon (un organisme qu'il convient, pour l'instant et faute de mieux,
de définir comme un « lobby » gitan parmi d'autres et en concurrence avec d'autres – le terme de
« lobby » signifiant un groupe d'intérêts représenté par des leaders charismatiques ou
traditionnels, sans que nous y portions de connotations péjoratives), avec le Conseil communal
de Prévention de la Délinquance (CCPD) et avec la Police nationale.
Au simple énoncé de ces partenaires, la norme scolaire entre dans un rapport de mutuelle
dépendance avec la norme ethnique jugée par les institutions publiques la plus représentative et
avec le corpus préventif ou répressif des normes légales nationales. Structurellement, le
mouvement d'adaptation de l'école au milieu qu'elle cherche à s'attacher reproduit et agrandit
l'image contraignante que les politiques urbaines de pré-scolarisation s'étaient vouées à défaire.
Si l'analyse s'en tient à cette conclusion – qui n'est ici produite qu'à titre provisoire et illustratif -,
elle appartient pleinement à la logique des politiques publiques, elle contribue à leur évaluation
et, partant, à leur amélioration. Elle borne elle-même sa portée à la recherche de la meilleure
scolarisation possible, en relevant au passage tout ce que le confinement de la mission scolaire
dans des activités tournant manuellement autour de l'identité musicale peut avoir de doucement
stigmatisant et inégalitaire, et tout ce que le balisage policier de la socialisation peut signifier de
la dangerosité collective attribuée a priori aux enfants gitans. Quand les sciences sociales
assujettissent leurs démarches et leurs objets aux compartiments factuels des interventions
sociales ou aux représentations croisées que les intervenants et ceux sur lesquels l'on intervient
se font de ces interventions, elles ne produisent guère, comme l'a dit Jacques Commaille dans un
bilan récent, que des « regards parcellisés »47 et, ajouterons-nous, des discours légitimateurs des
actions étudiées pour cette simple raison qu'en les objectivisant, elles en cautionnent le sens
politique au détriment d'autres sens possibles, voire de leur signification anthropologique
globale.
C'est celle-ci que nous avons l'ambition de dégager en tâchant de mesurer méthodiquement et de
fonder en théorie l'épaisseur, la densité, l'amplitude propre des phénomènes locaux et de leurs
47
J. Commaille, Les nouveaux enjeux de la question sociale, Paris, Hachette, 1997, p. 53.
21
«propriétés inductrices »48. L'approche est ici, comme toujours en anthropologie, et plus
rigoureusement en « sociétés complexes », une affaire de point de vue. On se souvient du
précepte de Sartre qui enjoignait de prendre « le point de vue du plus défavorisé ». En
l'occurrence, ce serait le point de vue des gitans de Saint-Jacques, comme s'il s'agissait
d'une tribu sur une île de Mélanésie, tribu réfractée par la négation environnante, île sociale
balisée dans l'espace comme un lieu dangereux par ceux qui le considèrent de l'extérieur et
comme un havre de sécurité pour ceux qui l'habitent.49 Hormis pour les aspects
linguistiques50 et musicaux51, les gitans de Perpignan ont échappé au regard ethnologique :
leur structure sociale, leur système de parenté et d'affinité, leurs mythes et leurs rituels,
attendent leur monographe. Les Gitans de Catalogne ont fait l'objet, en Catalogne sud (i.e.
la Generalitat de Catalunya), de travaux anthropologiques importants de la part de Teresa
San Román ou sous son égide : la « structure gitane » y est toutefois envisagée par ses
points de contact avec la société englobante dans le cadre d'une problématique « du social »
ou du développement social ».52 Le décryptage de la mise en altérité semble à vrai dire
nourrir de façon privilégiée la thématique gitane dans l'anthropologie espagnole : décrire
comment les « payos » traitent les Gitans, dans l'histoire sociale et politique, dans les
relations institutionnelles, dans les démarches d'intégration ou d'exclusion nous en dit plus,
comme le prouve le bel opus de Tomas Calvo Buezas53, sur l'identité espagnole que sur la
société gitane, incessamment définie en creux, par le catalogue de ses « différences ».
II. COMMUNAUTÉ ET RÉPUBLIQUE : LE TERRITOIRE PUBLIC DE LA
«QUESTION GITANE»
Notre approche de la sollicitude publique envers les Gitans de Catalogne nord ne
saurait faire, comme on l'a évoqué plus haut, l'économie d'un décryptage du « regard
payo », dans la mesure où les représentations qui le structurent conditionnent concrètement
les actions entreprises et déterminent en retour les attitudes ou les stratégies gitanes. Le
domaine de l'éducation scolaire dessine ainsi pour nous l'un de nos « terrains » de
prédilection. Parce que le corps des enseignants, responsables d'établissements, personnels
de l'académie, membres des services sociaux de l'éducation nationale, constitue une
population statistiquement digne d'étude, un échantillon valide du « regard blanc »,
48
Nous empruntons le terme, et le contexte méthodologique, à C. Lévi-Strauss, « L'efficacité
symbolique », in Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, pp. 205-226.
49
Le travail de géographie cognitive entrepris dans notre équipe par Germà Pelayo auprès des
enfants gitans de Saint-Jacques scolarisés en classes maternelles fait ressortir, dans ses premiers
résultats, une représentation collective de « Sant-Jaume » (seule partie de ville désignée par eux en
langue vernaculaire) comme un centre de bien-être dépourvu de limites strictes mais dont
l'éloignement suscite un sentiment progressif d'insécurité (voir annexe).
50
Cf. Jean-Paul Escudero, Contribution à l'étude de la langue des Gitans de Perpignan, Th.
Université de Perpignan, ICRESS, 1998, sous la direction de Georges Costa.
51
Cf. G. Bertrand et J.-P. Escudero, « Les musiciens Gitans de Perpignan », Etudes Tsiganes, 1994,
1, pp. 44-55.
52
Voir T. San Roman, La diferència inquietant. L'elles i noves estratègies culturale delsgitanos,
Fundaciô Serveis de Cultura Popular, Editorial Alta Fulla, Barcelona, 1994 , du même auteur « Los
Gitanos en el mundo del trabajo », Documentacidn social, 1980, 41 et avec Elisenda Ardevol, Entre
la marginaciôny el racismo. Reflexiones sobre la vida de los Gitanos, Alianza Universidad, Madrid,
1986.
53
. Calvo Buezas, Espana racista i? Voces payas sobre los Gitanos, Madrid, Anthropos, 1990.
22
par delà toute considération liée à l'exercice de fonctions spécifiques. Parce que, surtout, l'école
est à la fois l'incarnation et l'organe de transmission de l'idéologie républicaine et le lieu de sa
remise en cause. François Dubet jugeait en 1987 que de « symbole d'un lien politique, d'un
principe d'unité face à la diversité de la société », l'institution scolaire s'était transformée en un
« prestataire de services pédagogiques » perçu « comme l'agent d'une sélection sociale
confronté « à l'éclatement et à l'hétérogénéité des demandes ».54
1. L'école : norme coutumière, raison éducative et « terrorisme républicain »
A Perpignan, pour l'Inspection académique du département des Pyrénées-Orientales, poser la
question gitane revient à poser la question du sens de la mission éducative. Dans une table ronde
organisée par l'Inspecteur d'académie le 5 décembre 1997 et que le chercheur auteur de ces
lignes avait été appelé à « modérer », les termes du problème étaient clairement posés : la
mission éducative s'inscrit dans un processus dialectique de redéfinition sur le fond dont la
question gitane est l'enjeu. Figuraient autour de la table, outre les précités, le Préfet des
Pyrénées-Orientales, le Recteur de l'Académie de Montpellier, le député-maire de Millas
(Christian Bourquin, PS), le maire-adjoint de Perpignan (Marie-Thérèse Sanchez-Schmidt,
PRS), le Procureur-adjoint de la République, le Colonel, commandant du groupement de
Gendarmerie du département, le directeur départemental adjoint de la sécurité publique (Police
nationale), divers chefs d'établissements et enseignants, ainsi qu'un panel choisi de représentants
gitans : Jean Gimenez (dit « Boy »), de la Direction du développement social et de la jeunesse
(Ville de Perpignan), Jean-Marc Pagès (Président de la Fédération des associations gitanes du
Roussillon) et Jean-Baptiste Vila (dit « Néné »), responsable d'un organisme associatif de
prévention du SIDA et de la toxicomanie. Plus, non invitée, Rose Gimenez, présidente de
l'Association des femmes gitanes, accompagnée de son époux. D'emblée, l'Inspecteur
d'académie, Jean-Noël Loubès donne la mesure de la cause. Nul ne saurait être exclu du
bénéfice de l'égalité des chances que l'école républicaine à pour tâche de mettre en œuvre. Nulle
« communauté » ne saurait opposer ses normes à la loi. Le député-maire Bourquin affirme que
quiconque voudrait se soustraire à l'obligation scolaire doit être exclu du bénéfice des
prestations familiales, entraînant l'acquiescement du colonel de Gendarmerie. A quoi Jean-Marc
Pagès rétorque que l'exercice d'un tel « terrorisme républicain » frappant avec dilection la
communauté gitane ne saurait que l'éloigner définitivement de l'intégration dont cet homme
politique dit rechercher la réalisation. Une responsable des services de l'Equipement dresse un
bilan précis des opérations de réhabilitation des logements entrepris sur Saint-Jacques. Avec une
sympathique candeur, elle en souligne le souci de respecter le mode de vie gitan : la grande salle
commune destinée à accueillir la famille élargie ou la parentèle, la coutume qui veut que les
enfants dorment dans un espace collectif et non dans des chambres individualisées... Elle inscrit
ensuite d'un même ton le défaut d'hygiène corporelle des gitans dans l'ordre des traditions
coutumières. Rose Gimenez, vigoureuse sexagénaire, se lève, s'approche d'elle, le buste tendu :
« Sentez-moi, madame. Je sens bon. Je me lave et je me suis toujours lavée. Et chez nous tout le
monde se lave.» La fonctionnaire authentiquement bienveillante, et active au-delà de
l'administrativement requis dans l'action sociale à Saint-Jacques, avait exaspéré la bouillante
Rose, figure emblématique du quartier, incarnation du chagrin des mères de voir leurs enfants
54
F. Dubet, La galère : jeunes en survie, Paris, Fayard, 1987, p. 238.
23
mourir de la drogue et du sida. Une remarque malheureuse avait déclenché un incident que le
registre discursif qu'elle employait avait longuement préparé par sa rhétorique généralisatrice :
« le Gitan fait que... », « la jeune Gitane... », « l'enfant gitan... » etc. Comme si la norme
coutumière privait réellement chaque Gitan de cette liberté individuelle dont l'idéologie
française crédite philosophiquement et légalement tout être humain, comme si la « communauté
» formait réellement un corps organique au sort duquel tous ses composants pouvaient être
réduits.
C'est sur le front de la question gitane que la théorie fondatrice des institutions publiques
françaises trouve son domaine d'épreuve, à nos yeux, le plus paroxystique, et par la
problématique scolaire un laboratoire essentiel. Dans leurs modes opératoires, les politiques
publiques requièrent une adaptation maximale à l'état objectif des populations qu'elles visent et,
par ce biais, acceptent pragmatiquement l'idée d'une normativité communautaire
potentiellement négatrice des principes fondateurs de l'unité nationale — notamment du
principe de souveraineté individuelle qui, par l'école, devient citoyenneté et facteur unique du
pacte social et de l'ordre démocratique. Ainsi, entre communauté et République, les discours et
les actes associant les Gitans et l'école conduisent-ils directement à l'espace problématique qui
les englobe et dont ils procèdent : le renouvellement des conditions idéologiques et
institutionnelles de l'unité nationale fondée en raison, face à la rémanence ou à la résurgence
d'identités et de solidarités fondées sur l'appartenance culturelle. Par ce dernier moyen, la
question gitane rejoint le double problème posé par la revitalisation effective ou souhaitée des
« sociabilités primaires » (familiales, vicinales, communautaires) sur la scène nationale et
européenne des politiques sociales et par le statut à définir pour les entités culturellement
territorialisées à l'heure de l'affaiblissement intra-européen des souverainetés territoriales. Si
l'identité catalane et le nationalisme catalan reposent avant tout sur un paradigme linguistique,
les Gitans de Perpignan, catalanophones et souvent exclusivement catalanophones, ne relèventils pas de plein droit des formes multiples prises par les aspirations catalanistes ?
2. Capacité interlocutoire ou représentation politique ?
Le nouveau rapport à l'ordre public, à la légalité, aux institutions, qui s'est imposé depuis
deux décennies fait, pour certains, du droit un mode de régulation des rapports de forces entre
des groupes.55 Le législateur comme le juge, ou quiconque se trouve en position de dire la
norme ou de trancher entre des prétentions divergentes (comme la contractualisation généralisée
et la « territorialisation » de l'action sociale en transmettent de plus en plus nettement la charge
aux multiples « partenaires » des contrats de ville), serait ainsi soumis « au chantage des
groupes ».56 Ce processus, dans lequel on pourrait voir le signe de ce que Slama nomme la
« greffe du modèle juridique anglo-américain sur le droit français »57, s'accompagne d'une
extension régulière du catalogue des « droits naturels fondamentaux de l'homme », dont la
reconnaissance est fondamentale au modèle démocratique français comme au modèle
55
Voir le pénétrant essai de Jean Carbonnier, Droit et passion du droit sous la Ve République, Paris,
Flammarion, 1995.
56
A.-G. Slama, La régression démocratique, Paris, Fayard, 1995, p. 208.
57
Ibid., p. 207.
24
américain, dans le sens d'une spécification accrue à la fois des attributions de l'individu comme
de l'individu ayant droits. Le « droit au travail » (1946), le « droit au logement », le « droit à la
ville » (1991) sont consacrés par la législation française qui ratifie par ailleurs le 2 juillet 1990
la convention de l'ONU sur les « droits de l'enfant » dans laquelle un fort courant postmoderniste, que dénonce Irène Théry, a voulu voir l'entrée dans l'arène démocratique d'une
« minorité opprimée », enfin dotée des moyens de sa libération.58
L'évocation de ce contexte macro-sociologique n'a ici qu'un seul but : nous aider à penser
les formes prises par la représentation politique gitane, ou, de façon plus nuancée, la capacité
interlocutoire des Gitans de Saint-Jacques. Un stéréotype local, certainement pas dénué de
raisons, voudrait assujettir l'existence politique de la communauté aux cycles de ce que Georges
Vedel appelle les « brèves étreintes de l'isoloir ». Elle constituerait un réservoir homogène de
votes négociés par les chefs charismatiques et traditionnels de la vie politique départementale
avec les chefs charismatiques et traditionnels de la communauté. La rétribution du vote étant
pour les chefs « tribaux », des places ou du numéraire, pour la population, des « cadeaux »... :
l'ethnologue connaît bien ces systèmes où le pouvoir dérive du pouvoir de donner ; et la rumeur
locale s'étonne, s'amuse ou se scandalise des distributions post-électorales (réelles ou
fantasmées) de réfrigérateurs aux femmes, de scooters aux enfants... L'état réputé captif de la
réserve tribale a été ébranlé lors des élections législatives de mars 1997 par l'irruption du Front
national, doté du leader charismatique et traditionnel qui lui faisait défaut lors de précédentes
échéances59, dans ce jeu réputé classique. Par la voix de plusieurs personnalités gitanes de SaintJacques, le FN fut admis à enchérir autour de revendications formulées par elles de façon
spécifiquement ethniques et spécifiquement politiques : le vote gitan serait dès lors subordonné
à la présence de Gitans sur la liste que présenterait le FN aux prochaines élections municipales.
Retenons de cela d'une part le désaveu public, livré aux «payos », des caciques habituels, mais
surtout l'expression claire d'une volonté gitane de récuser le potlatch des verroteries pour prendre
au sérieux la représentation démocratique, d'y peser du poids fort reconnu à la cohésion du
groupe, et de faire bénéficier le groupe dans son ensemble des attributs reconnus à la condition
citoyenne.
Le diagnostic global qu'il est possible de porter aujourd'hui sur la capacité interlocutoire des
Gitans diffère ainsi singulièrement de part et d'autre de la frontière franco-espagnole. Teresa
San Román dépeint pour la Catalogne sud les trois dernières décennies comme un processus lent
et contradictoire de « réarmement ethnique» des Gitans. Pendant la croissance, l'intégration par
le travail, la facilitation des relations avec l'Etat et les administrations par le truchement d'une
efflorescence d'associations gitanes fondées sur l'appartenance ethnique et dans une moindre
mesure la localité, le voisinage (vehinal), ont favorisé une démarche d’« acculturation
sélective ». Du monde « payo », a été retiré un intérêt pour les bienfaits de l'enseignement, une
amélioration relative de la condition de la femme, un fléchissement des hiérarchies patriarcales,
la réduction des solidarités de parentèles, l'adhésion aux pratiques consuméristes et
l'affaiblissement des croyances mystiques. Le mode de vie des « payos » est devenu objet
d'émulation sans toutefois porter significativement atteinte au maintien d'une identité propre.
Les effets de la crise touchent la communauté à mesure inverse de ses degrés d'intégration. De
la typologie précise et fournie que dresse Teresa San Román, on doit relever d'une part ce
constat paradoxal de ce que le développement de la consommation et du commerce de
58
59
Cf. I. Théry, « Nouveaux droits de l'enfant : la potion magique ? », Esprit, 1992, 3-4, pp. 5-30.
Il s'agissait de Jean-Louis de Noell, chef d'entreprise quadragénaire, revendiquant l'identité catalane.
25
stupéfiants fonctionne comme un puissant vecteur d'assimilation aux codes «payos » et de
désolidarisation ethnique, et d'autre part l'acquisition d'un niveau supérieur de mobilisation
politique ethnique par l'adhésion relativement massive au culte pentecôtiste.60
D'inspiration moins généralisatrice, moins « gitanologique », plus contextualisée mais aussi plus
attentive aux cas singuliers, la lecture que donne Alain Tarrius pour Perpignan de ce processus
contrasté part du vécu dramatique d'une population atteinte dans sa chair depuis les années 1980
par les ravages de l'héroïne et du sida, redéfinissant les relations des familles, leurs affinités et
leurs conflits, leurs capacités de se projeter dans l'avenir, leurs rapports aux « payos ». Les
propos qu'il cite d'un élu local – lequel ne fait qu'exprimer un stéréotype urbain très commun,
véhiculé par des « payos » de toutes classes sociales, de droite ou de gauche, et maintes fois
asséné aux chercheurs – dépeignent la résolution de la question gitane en forme de « solution
finale » auto-administrée, par les effets conjugués de la toxicomanie et de l'infection HIV.61 Sur
le plan de la représentation politique, Tarrius note le déclin des « tios» (notables par l'âge et
l'influence parentélaire) qui cherchent désespérément à vendre « aux premiers politiciens
venus » les « quelques voix que leurs derniers lambeaux d'influence rassemblent encore », et
l'avènement sur la scène publique des « femmes en noir, celles qui portent sur elles le deuil de
leur homme ou de leur fils et acquièrent par là même un droit d'interpellation sans contestation
possible, manifestent dans ces circonstances un pouvoir d'initiative sans précédent ».62 Enfin,
« les églises évangélistes s'imposent comme interlocutrices privilégiées auprès des élus et
deviennent les relais de l'action sociale, préconisant le « retour des femmes à l'obéissance », la
musique et le sport en guise de réhabilitation généralisée, de panacée pour retrouver l'âge d'or
communautaire et éradiquer drogue et VIH. » 63 Le sociologue laisse parler son exaspération et
son inquiétude, proportionnelles à celles de ses témoins.
Pour situer à nouveau la complexe densité de la problématique que nous nous attachons à
forger, il faut nous reporter au contexte précédemment évoqué, la table ronde académique sur la
difficulté de scolariser les enfants gitans, et en dévisager à nouveau les participants à la lumière
de cette thématique controversée de la représentation politique ou, si l'on préfère de la
redéfinition des capacités interlocutoires de la communauté. Le président de la Fédération des
associations gitanes du Roussillon et le responsable du Point d'accueil de Saint-Jacques sont
tous deux pasteurs évangélistes. Le premier fut l'interlocuteur privilégié des « puissances »64
rassemblées et parla « au nom de la communauté » ; des deux « tios» présents, un seul intervint
pour regretter ce temps pas si ancien où les jeunes respectaient leurs aînés. Rose Gimenez est
une « femme en noir », elle incarne pleinement cette « dignité d'accéder au malheur », ce droit
de porter la souffrance sur une scène publique « qui considère la souffrance comme un malheur
à quoi l'on doit attention, soins, réparation, soulagement, invention positive »65. Présidente d'une
association de femmes gitanes, elle n'était pas conviée au débat : elle s'y est imposée, elle y a
conquis la parole, forte de ce pouvoir neuf que lui confère le caractère publiquement assumé de
60
T. San Român, La diferèneia inquietant ..., op. cit., 1994, p. 108 et s.
A. Tarrius, op. cit., p. 26.
62
Ibid, p. 21.
63
Id.
61
64
Je reprends ici le vieux terme générique par lequel le droit médiéval catalan désignait tous ceux dont le
sort du peuple dépendait (potestats).
65
J.-F. Laé, L'instance de la plainte. Une histoire politique et juridique de la souffrance, Paris, Descartes
et Cie, 1996, p. 176.
26
son deuil, avec d'autant plus de vigueur que certains discours « payos » font, eux, allègrement
leur deuil de ce deuil-là.
Ces recoupements, ces différences d'échelles, cette pluralité des logiques et cette multiplication
nécessaire des niveaux d'observation témoignent concrètement des dangers de plaquer un
prisme exagérément culturaliste sur le dossier gitan contemporain. En particulier entrevoit-on la
terrible portée de ce discours d'ethnologue qui associe le Tsigane à l'image de la mort dans la
longue durée des mythologies européennes pour lui faire endosser, lorsque la société, « en
crise », devient mortifère, le masque de la « mort sociale ».66 Quand la tradition du rejet vient,
par l'entremise de l'intellectuel qui en expose la logique, inscrire l'exposition du groupe à
l'héroïne et au sida dans la série récurrente des fléaux dont il est normal parce que
« mythologiquement admis » qu'ils l'affligent, quand l'ethnologie cautionne les stigmates
imposés parce qu'ils appartiennent à la « Tradition », il devient impérieux de dire, avec Marx,
qu'on ne justifie pas l'infamie d'aujourd'hui par l'infamie d'hier. C'est le cri poussé par la victime
sous le knout qu'il faut entendre, et non mettre le knout au musée ou dans les manuels
d'ethnographie du moment qu'il est chargé d'années, héréditaire, historique.
III. POLITIQUES ET ANTHROPOLOGIES DE LA MUSIQUE : JOIE UNIVERSELLE ET
CANTONNEMENT URBAIN
Le dossier contemporain de la condition gitane ne se laisse pas enclore dans un isolat sur la
latitude et la longitude duquel il suffirait de se placer pour jouir du point de vue apte à en révéler
la dimension intérieure et les relations externes. Il n'est surtout pas réductible à un quelconque
schéma binaire de l'interne et de l'externe, du soi et de l'autre. Il est comme la modernité dont il
constitue une modalité extrême et révélatrice : un écheveau complexe de réseaux et de
catégories en mouvement, d'institutions et de représentations inscrites dans la durée historique,
tributaires du passé et recomposées au présent. L'ensemble de démarches concrétisées autour de
la musique sont l'un des fils de l'écheveau, qui vaut par lui-même et passe par tous les autres.
A l'origine de notre initiative de recherche, il y avait l'amarrage, consécutif à la mise en place en
1989 du revenu minimum d'insertion, de l'activité musicale des Gitans de Saint-Jacques à une
politique de lutte contre l'exclusion sociale67. Les effets les plus visibles en sont connus, et ont
été amplement médiatisés : par exemple, la success story d'un groupe
« sorti du ghetto »
comme les Tekameli. Au départ, il y a l'engagement d'une personne, Guy Bertrand,
ethnomusicologue et directeur du département des musiques traditionnelles et nouvelles au
Conservatoire de Perpignan, dont nous assimilerons volontiers la situation à la notion
leplaysienne d' « autorité sociale », déjà définie. Le trait musical, comme trait significatif
d'appartenance culturelle gitane, relève toutefois du domaine public, des représentations
publiques, des politiques publiques : tout aussi disponible à la planification d'un enfermement
exotique dans un quartier livré à la consommation touristique, qu'à d'authentiques stratégies
d'intégration, c'est-à-dire de «participation active à la Communauté nationale (...) tout en
66
N. Martinez, Les Tsiganes, Paris, Puf, 1986, pp. 118-121.
Cf. L. Assier-Andrieu, Le culturel et le social Ethnographie de l'«insertion» chez les Gitans de
Perpignan, CNRS/ICRESS, 1996, Appel d'offres interministériel «Culture, ville et dynamiques sociales »,
convention de recherche.
67
27
acceptant la subsistance de spécificités culturelles, sociales, morales et en tenant pour vrai que
l'ensemble s'enrichit de cette complexité, de cette variété.»68
1. La leçon de salsa
La concrétisation récente du projet de Casa Musicale, association para-publique, par sa
localisation dans Saint-Jacques, sur les flancs d'un édifice religieux à ciel ouvert, dans les
murs de l'ancien arsenal des troupes de marine — une caserne de « la coloniale », juste en face
du monument aux morts dont un majestueux médaillon superpose un profil blanc et un profil
nègre dans la même commémoration du destin impérial français —, délimite enfin pour
l'enquête un cœur de cible, un espace de travail privilégié. Un samedi après-midi de janvier.
On répète de la salsa dans l'une des trois salles équipées de la Casa.
Des jeunes Gitans de tous âges, des tous petits, agiles aux baguettes, jusqu'aux plus
grands, leurs grands frères ou leurs pères, partagent les instruments, échangent leurs places,
sortent et rentrent — car, dans les salles, on ne fume pas (une injonction difficile à respecter
mais que Garth ou surtout Eric, piliers de la Casa, s'appliquent à faire respecter). De plus
anciens sont là, qui interpellent le « payo » en visite. Ils sont en quête d'une salle place
Cassanyes (avec la place du Puig, l'une des deux agoras de Saint-Jacques) pour y installer une
association pour l'animation de la place, animation musicale bien sûr. Ils lui demandent aussi
(le « payo » appartient au monde de la recherche et de l'université) s'il ne pourrait pas venir,
lui ou les siens, ceux de son genre, aider des Gitans adultes à apprendre à lire et écrire. On
attend des Cubains. Avec Guy Bertrand, arrive le Septeto Turqueta, de Santiago de Cuba.
L'assemblée a grandi. Par petits groupes, des préadolescents ou des adolescents de
66
Définition donnée de l'insertion par M.-T. Join-Lambert (et alii), Politiques sociales, Paris, Presses
de la Fondation nationale des sciences politiques & Dalloz, 1994, p. 511.
28
Saint-Jacques ont fait des entrées sporadiques. Ils venaient pour la première fois à la Casa,
s'étaient vêtus élégamment. Bertrand traduit en français ce qu'un Cubain explique de l'histoire
de la Salsa, et y rajoute d'érudites ampliations : l'exposé à deux voix est dépourvu de
complaisances simplificatrices et totalement dénué de condescendance. L'auditoire est averti,
et attentif. Au fond de la salle, un jeune Gitan accapare un membre du groupe (et le « payo »
ethnologue, qui fait l'interprète du castillan au franco-catalan), qui très aimablement trace
quelques portées que le jeune empoche avec gourmandise pour, confie-t-il, aller se les faire
expliquer au Conservatoire... par Guy Bertrand. Après l'exposé, Bertrand se retire.
Les Gitans jouent, les Cubains observent. La leçon de salsa peut commencer. Par
gestes, d'abord. Tous les Cubains jouant tour à tour les chefs d'orchestre sans baguette. De
temps en temps, l'un d'entre eux prend l'instrument tenu par un Gitan, pour une relance, pour
un tempo. A l'exception du piano, les instruments changent de mains. Puis le compositeur
cubain (Odit) fait un exposé théorique des canons de la Salsa pratique (en castillan) : seul le
chanteur jouit du pouvoir d'improviser, la rythmique est là pour annoncer l'impro et en
ponctuer la conclusion d'une violence d'autant plus efficace qu'elle sera maîtrisée par la
différenciation des percussions. Petit à petit, l'auditoire est sorti. Odit a continué à théoriser à
l'extérieur, pour deux groupies, ... et pour l'ethnologue (les ethnologues sont friands d'exposés
théoriques). Que pense-t-il de la Salsa qu'expriment les Gitans de Saint-Jacques ? Elle
manque de la discipline nécessaire à en diffuser la violence : elle mérite plus de hiérarchie,
plus d'organisation, plus de normes. Noir d'apparence, Odit était heureux à Saint-Jacques de
retrouver la France, terre d'origine de son lignage paternel. Quelques jours après cette
immersion des Cubains dans le milieu gitan de Perpignan, les jeunes de Saint-Jacques avaient
parfaitement traduit la communauté de leur langage musical : à un interlocuteur « payo », ils
se présentaient comme « cubains ».
L'enquête de Germà Pelayo sur les perceptions socio-spatiales du « quartier » par les
enfants gitans de 4 à 13 ans fait ressortir, dans ses premiers résultats69, l'existence de cartes
mentales individuelles dont les correspondances s'expliquent par la conjonction de
trajectoires liées à la familiarité avec des personnes, que l'on suit, et des sites physiques qui
configurent autant de « noyaux internes » de fréquentation au sein d'un périmètre, indéfini
conceptuellement, qui recouvre le « triangle » balisé par la place de la Révolution française,
la place de la Fontaine neuve, la rue d'En Calçe, la place Saint-Joseph, la place du Puig,
l'Eglise Saint-Jacques et la place du Puig. De ce « triangle » partent des chemins de sortie
qu'empruntent les habitants du quartier pour des activités ponctuelles, des chemins
symbolisés par les grandes avenues proches, la Cathédrale Saint-Jean et les casernes : la Casa
Musicale, implantée dans une ancienne caserne, se trouve ainsi physiquement en bordure
externe du quartier, dans un lieu tiers ; cognitivement, elle figure sur un axe de sortie que sa
fréquentation familière par les aînés est susceptible de convertir, pour les plus jeunes, en un
nouveau « noyau interne » de sécurité et de vie.
69
G. Pelayo, La perception sono-spatiale des cultures minoritaires : le cas de la population gitane à
Perpignan, ICRESS, rapport de suivi, oct. 1997.
29
2. La Casa Musicale : la doctrine culturelle d'un espace social
Les politiques sociales ont du mal à donner la mesure de leur efficacité.70 Gouvernés
par le principe de précaution, les acteurs sociaux savent mieux dire les risques qu'ils conjurent
que traduire factuellement leurs succès. Aussi la communication sur le social, qu'elle soit
sollicitée par les personnels politiques ou qu'elle émane directement des médias, s'appuie-t-elle
volontiers sur des cas exemplaires, sur des personnalités dont le parcours témoigne des
urgences du temps comme des possibilités de « s'en sortir », par la reconquête de l'autonomie
individuelle, par le recours aux organismes existants, et dont le rôle apparaît ainsi plus
clairement qu'à la lecture de leurs organigrammes, grâce à l'hospitalité pourvue par les
groupements volontaires. Il est remarquable – et explicable par le caractère paroxystique de la
situation perpignanaise – que les cas exemplaires perpignanais connaissent régulièrement une
notoriété nationale. Jean Muňoz, ancien détenu et ancien SDF, devenu « médiateur de rue »
après avoir animé l'association L'ouvre-toit,71 ou Danielle Huèges, au parcours proche, qu'une
mission auprès du secrétaire d'Etat chargé de l'action humanitaire a rapproché d'un Perpignan
dont elle avait éprouvé les capacités carcérales pour structurer, en étroite collaboration avec le
maire Jean-Paul Alduy et son équipe, une politique d'accueil des sans logis, connaissent ainsi
une notoriété personnelle qui valide les dispositifs urbains en général, et les acteurs
« anonymes » (comme le disent curieusement les journalistes – tout le monde n'a-t-il pas un
nom ?) de ces dispositifs. Le groupe Tekameli et, dans une certaine mesure, Guy Bertrand luimême, apparaissent aussi comme des figures exemplaires. « Depuis sept ans à Perpignan, Guy
Bertrand et son association, l'AMIC (Association musique interculturelle catalane),
contribuent à redonner une dignité aux Gitans », écrivait Catherine Bédarida dans Le Monde
en 1996.72 Cette formulation est sans doute la plus proche des événements, parmi une revue de
presse, locale et nationale, pléthorique depuis l'idée de Bertrand d'associer l'attribution du
revenu minimum d'insertion chez les Gitans de Saint-Jacques à la promotion de leur musique
dans le cadre d'une interculturalité perçue d'emblée par cet ethnomusicologue averti comme
une donnée interne du fait musical Gitan à Perpignan : « Est-ce un hasard, nous a-t-il confié, si
dans l'essor actuel de la world music, la référence aux musiques tsiganes semble si souvent
jouer un rôle crucial ? ». Les Gitans ont pour lui « le privilège d'accéder à la vérité des
traditions qu'ils visitent », de « révéler, à l'intérieur d'un territoire musical, un horizon que
personne n'avait auparavant aperçu ».
Avec le soutien de structures d'insertion et de formation professionnelle, avec l'appui
particulier de la Direction Régionale des Affaires Culturelles et, depuis 1993, celui de la Ville
de Perpignan, par sa Direction de la jeunesse et du développement social nouvellement mise
en place après l'élection du maire Jean-Paul Alduy, avec à sa tête Jean-Paul Carrère73, l'intérêt
de Bertrand pour « ce sens gitan littéralement tourné vers la création » est devenu un
mouvement public de réhabilitation sociale dont la Casa Musicale (la maison des musiques)
constitue un solide point d'ancrage et de redéploiement. Pour Bertrand, comme nous l'avons
dit de Menuhin, l'action entreprise procède d'une anthropologie consciente de l'objet de
70
Cf. L. Assier-Andrieu (et alü), Eléments d'analyse de la politique de la ville à Perpignan, rapport cité,
CNRS / ICRESS, 1997.
71
Cf. Ch. Charras, La définition d'un social de type nouveau : l'Ouvre-Toit et l'équipe de rire de
Perpignan, mémoire de DEA (sld L. Assier-Andrieu), Université de Perpignan, ICRESS, 1997.
72
Le Monde, 3-4 mars 1996.
73
Une autre de ces « autorités sociales » dont le rôle clé et la doctrine active sont évoqués dans L.
Assier-Andrieu (et alii), op. cit., 1997.
30
l'action : ici, de la place de la musique dans la culture. C'est à la communauté « une raison de
vivre car elle exprime l'essentiel : le plaisir, la joie à travers les fêtes dont le point culminant
est la cérémonie de mariage, ou la foi exprimée lors des nombreuses cérémonies
religieuses »74. L'usage s'était établi que l'on invite à grand frais « l'orchestre le plus en vogue
venu d'ailleurs ». La réhabilitation devait donc commencer par la mise à jour et la valorisation
pour les Gitans eux-mêmes d'une « mémoire musicale enfouie » : il s'agissait de les réconcilier
avec leur propre tradition pour, par le travail d'atelier, atteindre la « mise en situation
professionnelle ». De la « première sortie hors du quartier » pour un festival d'été à Rennes en
juillet 1990 jusqu'aux tournées internationales actuelles des Tekameli, des répétitions
artisanales aux séances d'enregistrement en studio, la musique n'a rien perdu, pour ce
professeur-chercheur-animateur, de son caractère religieux ou convivial en devenant peu à peu
une manière crédible de gagner sa vie suscitant chez les jeunes Gitans « un regard nouveau
posé sur les spécificités de leur communauté et des questionnements plus pertinents pour
l'avenir. » 75
Pour son administrateur, Michel Vallet, la Casa Musicale est un projet culturel qui a
pour objet de permettre à de jeunes musiciens une pratique musicale de qualité autour et à
partir des projets de quartiers.76 Cette présentation, auprès d'un public averti d'acteurs
sociaux, relève d'une autre acception de la notion de culture : celle qui justifie l'existence d'un
ministère et de services, celle qui fait l'objet de politiques et de projets, voire, d'un nouveau
« droit à ». Avec autant de véhémence que de pertinente érudition, Marc Fumaroli avait mis
le doigt sur les paradoxes et les contradictions d'un Etat pouvant vouloir être à la fois un
instrument de défense de ce qui dans la nation sert à en perpétuer 1' « âme collective » (à la
Renan), et une structure de soutien de la multiplicité des cultures, des groupes, des classes
d'âges, des professions, de tout ce qui peut s'affirmer ou être suscité comme
74
G. Bertrand, in G. Bertrand, Jean-Paul Escudero, « Musiciens Gitans de Perpignan », Etudes
Tsiganes, 1994, 1, p. 45. Voir sur ce point la contribution de Karen Asnar à ce rapport (P.II, Ch. III).
75
IbicL, p. 46. Et voir la trajectoire des Tekameli et son impact dans ce rapport (P.I1, Ch.II, par
Guillaume Fonbonne).
76
Relevé de conclusions du Comité Local de Développement Social (CLDS) de Saint-Jacques,
Perpignan, 6 mars 1997.
31
« demande sociale » : « Mot-écran, mot opaque, le mot «culture» convient admirablement à
un art de gouverner qui amalgame dirigisme et clientélisme, transcendance nationale et
immanence sociologique. Il est bien fait pour désigner de grands ensembles flous, des
phénomènes collectifs qu'une bureaucratie elle-même tentaculaire s'efforce de « cibler » pour
les « couvrir» et les différencier. »77 Sous la passion d'un écrit polémique, il y a la réalité
contradictoire inhérente aux politiques culturelles, évoquée en Introduction, toujours exposées
à trouver sur leur route une culture dont l'acception anthropologique en contrarie la trajectoire,
d'une « cible » qui se dérobe au cadrage prévu, ou d'une « demande sociale » qui ne vient pas
ou qui ne vient jamais suivant les canaux espérés.
Par sa forme institutionnelle, une association permettant un réel partenariat
public, la Casa Musicale n'échappe pas aux tensions structurelles qui affectent des politiques
sociales toujours pensées pour « lier socialement » la nation — d'où le choix du quartier
comme assise territoriale : un lieu physique, dont le peuplement peut toujours être jugé divers
et donc redevable de la fonction distributive de l'Etat souverain — mais pragmatiquement
averties de ce que la philosophie du contrat social ne pénètre pas par décret dans « les
quartiers » et qu'une politique du lien passe obligatoirement par la prise en compte des liens
existants, voire par l'engagement de tout acteur social dans la confrontation ou dans l'échange
identitaire. Si l'on n'y prend trop garde, à force de s'affirmer « républicain », comme on
l'entend souvent dans les débats où l'on dresse les bûchers du communautarisme, les
républicains vont finir pas ressembler à une communauté comme les autres, avec son langage
et ses codes vernaculaires. L'engagement des politiques culturelles dans la dynamique des
dispositifs de cohésion sociale est un fait nouveau, lié au développement de modes
d'intervention spécifiques et coordonnés sur la ville, et solidaire par conséquent du complexe
maillage partenarial que tisse la « politique des villes ». L'étude de cet engagement mérite
certainement, si ce n'est déjà fait, sa thèse ou son manuel de droit public ou de science
politique. C'est pour nous une dimension supplémentaire du dossier, une logique de plus, un
ensemble de référents professionnels, une « culture » supplémentaire de l'intervention qu'il
convient d'intégrer dans l'analyse du « local », puisqu'à présent le « local » en dépend.
3. L'alternative de la grâce et de la disgrâce
La Casa Musicale, comme les politiques sociales « musicales » à Perpignan, n'ont
officiellement pas pour objet exclusif les Gitans. Dans un Projet Pilote Urbain soumis à
l'Union européenne pour « sauver au cœur de la Cité le quartier Saint-Jacques », le maire
Jean-Paul Alduy78 décline son objectif de sauvetage d’« un patrimoine en péril » 79.
77
M. Fumaroli, L’Etat culturel Une religion moderne, Paris, Editions de Fallois, 1991, pp. 172-173.
Outre la légitimité que lui confère son mandat, Jean-Paul Alduy discourt de la ville avec les moyens
d'une authentique « autorité sociale » : architecte, urbaniste, sociologue de la ville, et opérateur, sur le
plan national, des politiques urbaines depuis deux décennies, il est de ces rares politiques aptes à jouir
des compétences d'un expert dans l'appréhension des dossiers ; ce qui n'en rend pas moins ardu de
faire dans ses discours la part de l'analyse objective et celle de la projection idéologique ou
politicienne (Cf. L. Assier-Andrieu, «La Cité doit-elle produire la société ? Cohérences
institutionnelles et politiques de cohésion sociale à Perpignan », in Eléments d'analyse de la politique
de la ville à Perpignan, rapport cité, 1997 ; et entretiens avec J.-P. Alduy).
79
J.-P. Alduy, Saint-Jacques d'ombres et de lumières, 1996 ; les principaux éléments de ce dossier
sont repris dans J.-P. Alduy, « Le projet SOL : Saint-Jacques d'ombres et de lumières. Exemple du
quartier Saint-Jacques à Perpignan », in Villes et hospitalité, Fondation de la Maison des Sciences de
l'Homme/ Plan Construction et Architecture, novembre 1997, pp. 73-76.
78
32
De quoi, pour lui, ce patrimoine est-il fait ? Il s'agit, outre l'habitat et les architectures
religieuses, du « patrimoine social et culturel des communautés roussillonnaise, gitane,
maghrébine dont il faut organiser la coexistence en prenant appui sur la vie associative et la
démocratie locale ». La difficile cohabitation de ces groupes que le premier magistrat nomme
aussi des « ethnies »80 a pour épicentre « la question (...) de l'intégration des populations
gitanes qui (...) ont des habitudes de vie tout à fait propres, qui ne se concilient pas très bien
avec le mode de vie européen. »81 Il conviendra de revenir, dès lors que le territoire du
quartier devient territoire matriciel des politiques sociales, sur le délicat problème que pose la
qualification de ses habitants pour une tradition française d'administration publique qui
« assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de
religion. »82
Retenons simplement ici la précellence gitane dans la problématique du quartier, à
laquelle répond régulièrement, comme un écho redondant, une presse locale qui semble
vouloir susciter un sentiment général de soulagement de voir, en substance, les Gitans lâcher
les seringues pour empoigner les manches de guitare. Ou du moins d'en savoir la possibilité
ouverte. Cette rhétorique publique mérite attention.83 Elle s'appuie sur des fondements
eschatologiques : l'idée affichée d'une « communauté menacée »84 par la délinquance et par la
toxicomanie (avec la représentation implicite d'une communauté menaçante, envers ellemême et envers les tiers) est mise en équation avec une politique du salut dont témoignerait
la religiosité des thèmes d'un groupe comme Tekameli. La problématique gitane est ainsi
inscrite dans une alternative de la disgrâce et de la grâce. Le journal L'Iindépendant prêtait
en 1990 à une figure majeure du quartier la « reconnaissance » de ce que Saint-Jacques vive
« une concentration de pauvreté, la drogue, le chômage, l'oisiveté ouvrant la porte à de
multiples exactions, l'insalubrité et les problèmes de logement. » C'est donc un Gitan qui
invoquerait la perspective ethnocidaire, c'est un Gitan qui, à l'instar de Vivès et de la
dogmatique chrétienne, avertirait que l'oisiveté individuelle est en soi, aujourd'hui comme
hier, porteuse de nocivité sociale. Qu'un tel constat global semble émaner de la parole
« indigène », et de l'un des notables communautaires les plus reconnus par la société
« paya », possède une double conséquence sur le plan logique. Il est, en premier lieu, suggéré
que la communauté s'exprime par son leader et qu'elle soit aussi consciente que lui de la
source des malheurs qui l'inscrivent dans une durée historique caractérisée par deux « issues »
possibles : soit la fin de l'histoire ; soit le salut via l'investissement de la collectivité dans le
religieux dont le mode d'accès comme la garantie visible au regard des tiers inquiets est
l'activité musicale. En second lieu, la conscience du problème85 et la connaissance de la voie
présentée comme la seule issue viable permet de faire peser sur la communauté, et sur la
communauté seule, la responsabilité d'emprunter le chemin lumineux, et la culpabilité de ne
pas l'emprunter.
Dominées par un horizon religieux, les représentations de la réussite musicale gitane
se déclinent sur le mode de l'ambiguïté. On pourra se féliciter de ce que puissent
80
Art. cit., 1997, p. 74.
Ibid., p. 76.
82
Constitution du 4 octobre 1958, art. 2, al. 1.
83
Elle n'est ici qu'évoquée. Une analyse systématique du volumineux dossier de presse réuni par les
soins de Guy Bertrand est en cours, différenciant depuis 1990 les discours et les images véhiculés par
le quotidien quasi-monopolistique local, L'Indépendant, de la presse nationale ou internationale
(musicale). Nous incluons dans ce corpus différentes émissions radiophoniques ou télévisuelles
nationales.
84 '
L Indépendant, 16 février 1990.
85
Voir, sur la notion de conscience, L. Assier-Andrieu, « Le territoire de la conscience. Culture et
pensée normative », Droit et Cultures, 1998, 35, 1.
81
33
s'estomper « les stéréotypes de voleur de poules ou de dealer qui collent à la peau de leur
communauté »86, tout en encourageant la revitalisation d'autres formes de marquage ethnique
autour du caractère inné, génétique, héréditaire de leur aptitude musicale, lesquelles formes
créent les conditions intellectuelles d'un cantonnement de l'utilité sociale du Gitan à l'expression
musicale87. La rhétorique est celle-là même qui autorisa la négritude américaine à déployer le
jazz hors des limites de son enclave originelle, le district de Storyville à la Nouvelle-Orléans",
pour amarrer in fine la spiritualité musicale au marché en la créditant, dans un environnement
ségrégationniste, d'une positivité fondée sur la spécificité raciale. D'un même mouvement, cette
rhétorique peut tout aussi bien légitimer une politique d'insertion réelle dans les différents
modes d'exercer le métier de musicien, qu'une forme de thérapie occupationnelle aux fins de
prévention sociale (pour le regard « payo ») et de salut spirituel (pour le regard gitan) cantonnée
dans les murs de la communauté.
« Danses, guitares, flamenco, chevaux sur la place du Puig, et tous les touristes
arriveront », affirme un politicien pour qui il est clair que ce processus de conversion d'une
culture gitane caricaturée, en marchandise touristique ne saurait être d'initiative gitane.89 La
démarche entreprise par Guy Bertrand et Michel Vallet, et des diverses institutions de
formation, d'insertion et de développement social qui les accompagnent, procède d'un esprit
radicalement différent : il s'agit au contraire de mettre à la disposition des Gitans les moyens
nécessaires à la rationalisation professionnelle de leur créativité musicale. La trajectoire des
Tekameli est ainsi exemplaire du passage de la condition assistée, à l'activité subventionnée et
de celle-ci à l'intégration dans le marché national et international du disque et du spectacle.
L'arbre peut-il cacher la forêt ? Une expérience modèle est-elle reproductible à l'infini ? Des
attitudes locales envers ce sentier de la gloire, nous retiendrons quelques pistes utiles pour
penser le contexte dans lequel vient se positionner la Casa Musicale. Pour la Ville, elle s'inscrit
dans une authentique conception globale du développement : une « politique culturelle
génératrice d'emplois » et une politique de « renouveau de la démocratie locale ».90 Autrement
dit, l'affichage sur Saint-Jacques d'une politique culturelle de quartier91 ne se voudrait ni
annonciatrice d'un écomusée urbain ou d'une réserve touristique, ni d'un centre polyvalent
d'ergothérapie musicale92, mais peut-être d'une substitution possible, comme le disait Victor
Hugo, « à l'aumône qui dégrade de 1' assistance qui fortifie »93 ;
86
L’Express, 13 janvier 1996.
Ce que laissent entrevoir certaines pratiques d'éducation scolaire (voir supra).
88
Le ghetto noir de Storyville (où naquit en 1900 Louis Armstrong) fut institutionnalisé de 1897 à
1917, par ordonnance municipale, comme un espace de loisirs pour blancs, livré à la consommation du
jazz et de la prostitution : la marine américaine provoqua sa suppression après l'entrée en guerre des
Etats-Unis pour atteinte à la moralité des troupes (B.H. Wall, et alii, Louisiana : A History, Arlington
Heights, Forum Press, 1990, p. 279 et s.).
89
Cité par A. Tarrius, op. cit., p. 29.
90
Cf. Projet SOL, documents cités.
91
Saint-Jacques , rappelons-le, figure parmi les 29 Projets Culturels de Quartier par lesquels le
Ministère de la Culture entendait en 1996 ajuster les modalités de ses actions sectorielles aux formes
contractuelles encouragées par le XIe Plan et prenant le « quartier » pour assise territoriale (Cf. M.-T.
Join-Lambert, Politiques sociales, op. cit., pp. 536-537, pour les aspects techniques, et G. Chevalier, «
Volontarisme et rationalité d'Etat. L'exemple de la politique de la ville », Revue française de sociologie,
1996, XXXVII, pp. 209-235, pour un regard historique).
92
Vivès, encore lui, avait inventé en 1525 la notion d'ergothérapie, non pas pour des finalités médicales
ou sociales, mais pour éviter que les malades, les vieillards ou les handicapés, ne soient exposés au
risque d'oisiveté, et à la perdition spirituelle, au moment précis où l'amélioration de leur état leur ferait
obligation de travailler : quelle meilleure résolution de ce délicat passage que de les mettre a priori en
état d'activité ? (cf. Joan Lluis Vivès, op. cit., p. 24).
93
V. Hugo, Discours à l'Assemblée législative (1848).
87
34
c'est-à-dire, en termes plus actuels : d'une perspective réelle d'insertion économique et sociale,
spéculant sur une modification radicale du rapport addictif aux « aides sociales » de toutes
sortes.
4. La dimension symbolique d'une convention d'insertion sociale
La Ville mise fort sur la Casa qui doit être un « lieu d'initiation, de sensibilisation et de
formation aux pratiques musicales, mais aussi de valorisation et d'accompagnement vers la
professionnalisation », ainsi qu'un lieu « inscrit dans une logique de création et de
développement du lien social. »94 L'anthropologie explicite de Guy Bertrand rejoint pleinement
cette préoccupation d'équilibre entre économie et démocratie, entre employabilité et
« interculturalité » (cet autre nom, postmoderne, du vieux « lien social » de Rousseau). Par
essence, la musique héritée et recréée, réinventée, par les Gitans de Saint-Jacques tient, comme
toute musique, mais plus que toute autre musique, un langage d'universalité potentiellement
consommable par les membres de n'importe quelles autres cultures, dans l'écoute, dans la danse,
dans la fête, sans que ses profonds mobiles spirituels, ses attaches magiques et rituelles, ne
puissent être jamais aliénés de la communauté dont ils émanent.95 Ainsi la sphère culturelle et
artistique est-elle pensée par les responsables locaux de la politique de la ville comme une
sphère autonome de socialisation, de communication inter-ethnique, de formation qualifiante ou
de sublimation individuelle. C'est de cette autonomie postulée que naîtrait l'efficacité sociale de
l'institution. Dans cette logique, plus est entretenu le clivage entre le culturel et le social, plus le
culturel est à même de « faire réellement du social » puisque son domaine d'intervention est
vécu et perçu comme extérieur à l'entrelacs des dispositifs assistantiels,96 et puisqu'il est
soustrait à l'emprise des effets pervers couramment associés à ces dispositifs (tendant
notamment à conforter une culture de la subordination, de la dépendance, de la réclamation et
de l'insatisfaction permanentes).
Les élaborations conscientes, les volontés institutionnelles, sont toutefois confrontées
aux environnements dans lesquelles elles prennent forme. La réussite des Tekameli permet par
exemple d'entrevoir certaines chaînes de causalités dont les aboutissements sont aléatoires. Au
sens premier, cette réussite est d'ordre symbolique, c'est-à-dire relevant d'une « construction de
remplacement » en vertu de laquelle un geste tire sa signification dans un système de rites et de
représentations.97 Un symbole figure ainsi l'intermédiaire d'une convention : ici, de la
convention qu'appelle la notion d’« insertion » dans l'opinion publique. Isabelle Astier a
récemment défini les contours théoriques et pratiques de cette convention spécifique.
94
Projet SOL, doc. cit. Et déclarations réitérées de J.-P. Alduy pour qui l'institution est un élément clef
d'une politique globale de l'intégration urbaine de la jeunesse tant de la ville de Perpignan que de ses
zones péri-urbaines.
95
Comme l'a fait Caterina Pasqualino pour les Gitans du quartier San Miguel à Jerez de la Frontera en
Andalousie, le chant et le souffle, l'art vestimentaire et l'invocation musicale des morts sont constitutifs de
rituels qu'il est anthropologiquement « urgent de prendre au sérieux ». Cf. C. Pasqualino, « La voix, le
souffle, une séance de chant flamenco chez les Gitans de Jerez de la Frontera », Etudes Tsiganes, 1994, 2 ;
voir également du même auteur, Dire le chant. Anthropologie sociale des Gitans de Jerez de la Frontera,
Andalousie, Th. EHESS, Paris, 1995 (sld. D. de Coppet).
96
C'est sans doute dans l'esprit de cette volonté de clivage qu'il faut entendre les réserves émises ci ou là
par des acteurs culturels quant au voisinage sur le site de l'Arsenal de la Casa Musicale et d'une structure
d'accueil nocturne des sans logis.
97
Sur la symbolique antique et contemporaine, voir P. Legendre, Le désir politique de Dieu. Etude sur les
montages de l'Etat et du droit. Leçons VII, Paris, Fayard, 1988, p. 89 et s.
35
« Le souci d'insertion, écrit cette sociologue, est devenu le transformateur politique de la réalité
tourné vers une épreuve de soi pour échapper à la dépendance, accéder à une socialité élargie,
remplacer la sueur et le mérite par de la dignité », par « une sorte de discipline d'engagement de
soi qui tente de combler l'écart entre une promesse désenchantée d'émancipation et la
foudroyante réalité d'une domination sans appel. »98
La convention elle-même est donc de l'ordre de l'entre-deux : entre la conscience de soi
et le respect des autres, entre l'occupation licite et le travail rétribué, entre l'appartenance à la
société et le nuancier infini des désaffiliations. Le contrôle de cet espace conventionnel relève
par ailleurs d'une « magistrature sociale dont l'exercice a débordé depuis dix ans (loi instituant
le revenu minimum d'insertion) le cadre des professionnels du social ou assimilés pour gagner
quiconque souhaite se l'approprier.99 C'est d'une « magistrature sociale » ainsi définie que
procèdent les jugements portés sur la réussite des individus et des groupes, autrement dit le
décodage des symboles. En l'occurrence, les magistrats sont nombreux et les décodages
multiples. Passage de la condition de « érémistes » à celle d'intermittents du spectacle,
reconquête de la dignité par l'acharnement individuel au travail, comblement du fossé creusé
entre Gitans et « Payos » par une commune adhésion à la « volonté de s'en sortir » comme
valeur dominante de l'idéologie conventionnelle de l'insertion : telles sont les variations
qu'évoque le thème « Tekameli », lui-même emblématique de l'ensemble des conduites et des
actions qui peuvent lui être rapportées. En outre réunit-il par sa fonction exemplaire les pôles
opposés de la convention d'insertion : pour un premier pôle d'interprétation, il lui échappe ; pour
un second, il en saborde les fondements.
5. Les limites du contrat social
— une dialectique publique de la générosité et de la volonté
Si les Tekameli vivent de leur art, s'ils se produisent à titre onéreux sur les scènes des
cinq continents, s'ils vendent des disques et perçoivent les revenus de la diffusion de leurs
oeuvres, on peut estimer qu'ils n'appartiennent plus à l'univers dont ils sont la référence. Leur
exemplarité a pour effet paradoxal de tendre pourtant à les y ramener. Les pouvoirs publics qui
ont encouragé leur succès, et l'ont totémisé, semblent souvent juger normal d'obtenir localement
à titre gracieux des prestations dont le professionnalisme, qui est l'aboutissement souhaité des
dispositifs mis en place par ces mêmes pouvoirs, a assis la valeur marchande. Cette propension
procède d'une représentation du groupe Tekameli en tant que « produit » des politiques
publiques d'insertion.
De prime abord cette représentation ressemble à une sorte de désir de « retour sur
investissement» : si les politiques locales d'insertion ont misé sur eux, la norme des échanges
marchands, à laquelle tout fut fait pour les conformer, ne doit pas s'appliquer localement, car
localement il ne s'agit précisément que de s'acquitter d'une dette (un peu comme l'étudiant qui
une fois dans la vie active rembourse le prêt bancaire qui a financé ses études). On ne saurait
dire si cette logique habite réellement certains esprits ; elle est trop simpliste et réductrice pour
que l'on s'y attarde. C'est en revanche plus vraisemblablement une autre représentation de
98
99
. Astier, Revenu minimum et souci d'insertion, Paris, Desclée de Brouwer, 1997, p. 14.
I. Astier, op. cit., voir sa « critique sociale du classement des pauvres », pp. 128-130.
36
l'échange qui peut déterminer plus ou moins consciemment les conduites évoquées. Il s'agirait
de l'échange dont les règles ont été dites jadis par Mauss avec une grande clarté100 et qui veut
que le fait de donner entraîne de la part de celui qui reçoit une obligation de rendre. Dans l'esprit
de politiques publiques territorialisées, les sollicitudes convergentes des différents partenaires
d'actions dont, comme on l'a dit, rares sont les occasions de promouvoir la visibilité et
l'efficacité, peuvent être considérées sous l'angle du don ou, dans la tradition gréco-latine
relayée par les religions du Livre, de la générosité. Ce dernier concept s'inscrit dans une
dogmatique générale de la solidarité pratique qui veut que l'aide, nécessaire, ne s'exerce que
dans la mesure juste de la préservation de l'honneur et de la dignité d'autrui101. Un tel capital
symbolique est mis en danger dès lors que l'abondance prive celui à qui l'on donne de la
capacité de donner en retour et d'assurer le maintien de son statut dans la communauté humaine.
Cette lecture moins immédiate des attentes perpignanaises envers les Tekameli, de ce
désir d'en consommer gratuitement le talent, nous semble plus digne d'attention. L'abondance de
l'aide et son rapport avec la nécessité qui la provoque sont affaire d'appréciation subjective de la
part des responsables comme d'un public largement sensibilisé par les médias à son existence.
La sollicitude publique, partagée individuellement au sein du public, peut néanmoins en toute
logique nourrir la présomption d'un désir légitime, proportionnel au don initial, et dont
l'insatisfaction ferait courir aux destinataires du « souci d'insertion » le risque de l'indignité, et
porterait atteinte par conséquent au dispositif tout entier.
La convention d'insertion révèle ainsi une limite dont nous éprouvons l'existence par
l'hypothèse de son franchissement. Il semble difficilement pensable que l'activité musicale issue
d'une politique sociale ne relève que du seul registre commercial dans sa société d'émergence :
le pacte serait rompu, la convention serait bafouée. Au fond, le désir de réciprocité qui se
manifeste chez des « Payos » envers le groupe Gitan peut être assimilable à un élargissement du
cercle communautaire à l'intérieur duquel la musique est insusceptible de transactions
monétaires. En poussant cette hypothèse jusqu'à ses derniers fruits, la communauté dont
Tekameli est l'emblème a pu s'agrandir, grâce aux politiques sociales, à leur publication, à leur
partage, à un certain nombre de « Payos » qui, à l'instar de ce que penseraient les Gitans placés
dans une situation analogue, jugeraient indigne de devoir payer pour ce qui leur est
coutumièrement dû. Sous ce jour, c'est la réussite de la convention d'insertion sociale qui
interpose, entre le groupe musical et le marché, les droits d'un groupe nouveau, multiculturel,
conventionnellement construit.
Nous approchons par ce biais un autre pôle logique, et une autre limite, de la convention
d'insertion. La valorisation du parcours Tekameli comme une trajectoire de sortie du ghetto et
d'accès à la normalité libre-échangiste de l'économie-monde peut apparaître symboliquement
comme l'exemple de ce qu'il fallait démontrer : un modèle de faisabilité contrariant, comme on
l'a vu, les divers stigmates d'inadaptation et d'inadaptabilité attachés à l'identité gitane de SaintJacques. La démonstration est toutefois capable de saper ses propres prémisses. Puisque
c'est possible, puisque les structures pour le faire sont en place, pourquoi plus de Gitans
100
M. Mauss, «Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques (1923-1924) »,
in Sociologie et anthropologie, op. cit., pp. 143-279.
101
On en trouve l'attestation aussi bien chez Hésiode (Les travaux et les jours, n° 349-352) que dans la
Bible (Lévitique, XIX, n° 35-36).
37
n'empruntent-ils pas cette voie de sortie ? Dans cette optique, l'exemple, et les quelques autres
exemples qui l'accompagnent, deviennent des exceptions, des dérogations à une « culture
gitane » repliée sur ses stigmates d'enfermement et d'immobilité. Et nous voyons resurgir la
problématique de l'imputation de responsabilité.
La mise en exergue des Tekameli, continue dans la presse locale et les discours publics
depuis 1990, peut servir à renverser la charge sociale de l'insertion en faisant peser sur la
communauté gitane ès qualités le fardeau de son refus de « se prendre en charge ». Bien qu'elles
se défient de « classer les pauvres », les missions d'évaluation des politiques d'insertion font
volontiers figurer « ceux qui prennent des initiatives » et « ceux chez qui il existe un désir de
s'en sortir » du côté du pôle positif de la convention.102 La volonté individuelle d'échapper au
malheur social est interprétée en soi comme une réponse adéquate aux politiques d'insertion
voire comme une concrétisation effective de l'insertion. Dans tous les cas elle est exonératoire
de la responsabilité d'être pauvre et marginal.
La volonté se substitue dans la doctrine moderne de l'insertion à la fonction anciennement
dévolue au travail dans la dogmatique chrétienne des secours publics103 elle symbolise, pour
une société dans laquelle la notion de travail est détachée de celle d'emploi,104 le rejet de la
dépendance, elle témoigne de l'acceptation de l'obligation morale de vivre sa condition dans la
reconnaissance des sollicitudes exprimées par la société à l'égard de cette condition, elle vaut
acquiescement au souci public d'insertion. Que la manifestation de cette volonté fasse défaut et
c'est la sollicitude publique tout entière qui est reniée, dans sa légitimité fondamentale comme
dans ses modalités les plus concrètes.
Dans les démarches accomplies et structurées autour de la musique, l'objectif de
« professionnalisation » est avancé pour, comme on l'a vu, affirmer l'autonomie du culturel par
rapport au social, et se tenir ainsi à bonne distance des modes d'intervention désormais
classiques de 1' « Etat animateur ».105 Mais comment devient-on « professionnel» ? Quels sont
les critères qui président à l'évaluation de la place de chacun au sein de cette convention
d'insertion qui tient le « professionnalisme » pour clef de voûte des méthodologies de l'action et
pour horizon ultime des projets ? Globalement, dans l'esprit de certains acteurs de « terrain »,
les jeunes Gitans relevant des activités de la Casa Musicale sont fort éloignés des critères
minimaux d'un professionnalisme potentiel. La qualité intrinsèque de leur art (le talent, la
technique) n'entre pas en ligne de compte. Mais plutôt les traits culturellement attribués à la
représentation formelle du travail organisé : ponctualité, soin apporté au matériel, aux
instruments, accomplissement de la tâche à laquelle on s'est engagé... Un clivage semble se
dessiner, parmi les « clientèles » de la Casa, entre d'une part les jeunes des « cités », maghrébins
ou non, qui y pratiquent le rap, organisent rationnellement la dévolution des tâches,
entretiennent des formes d'apprentissage mutuel, se familiarisent avec les ordinateurs pour
écrire leurs textes, et acquièrent par là un respect de la langue et de la chose écrite susceptible de
rejaillir sur leur approche de l'école, et d'autre part les jeunes Gitans, jugés globalement
irrespectueux de la structure mise à leur disposition, peu disposés à en admettre les règles
102
Catégories usitées par l'Ecole Nationale d'Administration, cf. I. Astier, op. cit., p. 129.
Cf. J.-L. Vivès, op. cit.
104
Cf. D. Méda, Le travail une valeur en voie de disparition, Paris, Alto/Aubier, 1995.
105
Voir sur cette notion du « social contractuel », J. Donzelot et Ph. Estèbe, L'Etat animateur, Paris,
Esprit, 1994.
103
38
d'organisation autrement que sous la forme de l'exercice d'un droit subjectif, oublieux de
leur propre matériel, des horaires, et surtout victimes d'une vision exclusivement
communautaire de l'activité musicale qui rendrait monnayable tout rapport avec les
« payos », quel qu'en soit le contexte.
Sur cette seconde limite et cette seconde polarité, négative, de la convention
d'insertion, le Gitan « ordinaire » subit le contrecoup de la surcharge symbolique attachée
précisément à la réussite commerciale par la musique : il lui est demandé de multiplier les
preuves de sa volonté individuelle au moment même où celle-ci se trouve bridée par un
renforcement du sentiment communautaire lié à la reconnaissance publique de la valeur
marchande de leur identité musicale. Nous nous trouvons donc en présence, sous cette
hypothèse, d'une vigilance accrue de la société englobante à l'égard des volontés gitanes,
pouvant aller jusqu'à leur imputer collectivement la culpabilité du rejet de la convention
solidaire qui leur est proposée. Symétriquement, l'appropriation « paya » du sentier
lumineux emprunté par les Tekameli (et, dans une mesure moindre, par quelques rares
homologues -- Chabo, Rumberos Catalans) pour valoriser l'accomplissement de la « part
paya » de la convention d'insertion est susceptible de renvoyer chaque Gitan aux sources
mêmes de ce succès, à l'âme communautaire, au « chant profond », à la religiosité du
chœur, autant d'éléments de sens appartenant en propre aux hommes et à leurs familles,
aux prédicateurs et aux fidèles qui ont inventé récemment à Perpignan106 la « salsa
sacrée », irréductible à sa valeur marchande, irréductible à une problématique de
l'insertion.
CONCLUSION — L'ANTHROPOLOGIE ET LA CITÉ : UNE MORALE DE LA
MÉTHODE
Ce bref parcours pèche par ses ambitions et par la nature même du thème qu'il s'est
assigné. Théoriser anthropologiquement la globalité d'un problème social conduit à
remettre en cause les outils de l'anthropologue, historiquement forgés pour fuir la
globalité, percer le mystère des communautés élémentaires et accéder par elles aux lois
fondamentales de la condition humaine. Nous nous sommes efforcé de ne pas nier ce
front-là de la démarche, cette vulnérabilité et cet enjeu qui imposent de ne pouvoir
avancer qu'en étant prêt à recomposer en permanence le véhicule du voyage. Cette
dimension appartient à l'arrière-cour, à la cuisine, à l'atelier de l'anthropologue, ou, plus
noblement dit, à sa posture épistémologique. Ce travail de refondation constante de la
méthode par l'épreuve de l'objet a été rendu visible (et l'est ci-après, voir K. Asnar, P.II,
Ch. III) à chaque fois qu'il a semblé opportun de réitérer notre souci d'objectiver les
conditions de l'observation et de l'analyse. Les leçons en seront tirées de façon
systématique, dans le dessein de contribuer à affiner et à affirmer le positionnement de
l'anthropologie pour l'intelligence de ce qu'Augé nomme la « surmodernité » et
particulièrement pour continuer d'asseoir avec fermeté l'étude des institutions et des
normes dans le champ d'une anthropologie générale qui l'a traditionnellement négligée ou
minorée.107 Répétons toutefois qu'à nos yeux, la confrontation des trois dimensions de la
culture, du social, et des Gitans, constitue un foyer problématique d'une exceptionnelle
densité, un cas-limite aux rayonnements fulgurants pour la redéfinition d'une
anthropologie
106
Cf. l'historique du passage du flamenco à la rumba, de celle-ci à la salsa puis au « chant
profond » actuel chez les Gitans de Perpignan depuis les années 1950, par J.-P. Escudero, in G.
Bertrand et J.-P. Escudero, art . cit., pp. 48-54.
107
Cf. L. Assier-Andrieu, Le droit dans les sociétés humaines, Paris, Nathan, coll. Essais et
recherches, 1996.
39
enfin apte à assumer, dans les sociétés dites « complexes », la tâche d'explication globale qu'elle
a vertueusement accomplie hors d'Europe depuis un siècle.
Le thème ici travaillé empiriquement est, en second lieu, un thème qu'il est vain de
prétendre aborder si l'on n'est pas prêt à admettre sa réalité mouvante et plurielle, et à exposer la
raison scientifique à la multiplicité des espaces sociaux et des codes sémantiques qui en
émanent. Notons à ce propos une exigence et une difficulté, toutes deux sont impérieuses.
L'exigence est celle de n'exclure a priori aucune des voies d'interprétation des réalités
observées, quand bien même ces voies pourraient paraître relever de l'hypothèse d'école, de la
spéculation abusive ou du trompe l'œil. Une parole gitane et un plan de formation des énarques
à la thématique de l'insertion sont des éléments potentiellement équivalents et complémentaires
pour la compréhension de la situation de Saint-Jacques, et dans Saint-Jacques de la place faite à
la Casa Musicale. La pluralité des plans, des niveaux et des échelles d'observation et d'analyse
est de rigueur, elle suppose une multiplication des sources d'information (diversité
d'interlocuteurs, de matériaux documentaires, de contextes d'observation et d'implication) à la
mesure du caractère délocalisé du statut anthropologique du « local ». Elle suppose un
franchissement constant des frontières issues des découpages traditionnels d'une recherche selon
des « champs » ou des « populations », dont le tracé obéit aux délimitations préalables des
objets sociaux par la science (par exemple, une minorité ethnique) ou par l'action publique (par
exemple, un quartier).
La difficulté rencontrée est d'ordre « méthodologico-déontologique» et
phénoménologique. Commençons par ce dernier aspect. Les phénomènes étudiés le sont
pratiquement en épousant le temps réel de leur inscription dans l'histoire : l'exigence de totalité
de sens est ainsi exposée en permanence à la survenue de voies d'interprétation nouvelles, en
raison d'un brusque changement de cap dans l'ordre des politiques publiques globales (qu'en estil par exemple de la continuité de l'action publique en matière de projets culturels de
quartiers ?) ou tout aussi bien à cause d'une inflexion locale des démarches entreprises, de par
l'humeur d'un élu, d'un acteur du dispositif ou pour des motifs plus structurels. La factualité du
dossier ouvre et referme ainsi quotidiennement de séduisantes hypothèses et d'opportunes
généralisations. La difficulté «méthodologico-déontologique» est liée au contexte de l'action
scientifique et renvoie à l'éternel problème de l'implication des chercheurs et de leur pouvoir
d'interférer avec les phénomènes étudiés. Avec Malinowski, on pensait que tout était bon à
prendre lorsqu'il s'agissait de comprendre : c'était la doctrine souveraine de 1’« observation
participante ». Depuis les années 1960 et, en particulier, la dénonciation du rôle des
anthropologues américains dans les opérations militaires au Viêt-Nam et au Cambodge, une
morale de l'observation a pris corps pour s'intégrer dans les présupposés de la recherche, non
seulement à titre éthique mais également à titre méthodologique. Inévitable, l'interférence doit
être maîtrisée dans ses répercussions sur le contenu de l'enquête (il convient de prendre en
compte par exemple la situation concrète de l'enquêteur pour apprécier un discours recueilli —
i.e. la condition « paya » ou masculine de l'anthropologue qui interviewe une femme gitane, ou
les propres convictions religieuses d'une ethnographe qui s'intègre dans un mouvement religieux
distinct, comme l'a fait pour cette enquête K. Asnar) ; c'est l'aspect méthodologique. Mais aussi
parce que l'interférence est susceptible de transformer la réalité étudiée par diverses entrées : le
mode de perception de l'enquête par ceux qui en font l'objet, l'engagement individuel ou
collectif des chercheurs en faveur ou contre un enjeu en cause, les modalités de restitution de
résultats de la recherche livrés par destination au débat interne des parties en présence voire au
débat public.
40
C'est là une question éthique qui se pose à chaque chercheur en tant qu'individu, et une
question déontologique qui se pose à chaque individu en tant que chercheur. L'implication du
chercheur dans la cité, le simple fait qu'il l'habite et y vive une sociabilité, l'éloignent de la
tentation de subordonner les règles de l'urbanité ou de la considération pour autrui à un
quelconque scoop scientifique. Souvent, dans les cercles de ceux qui font métier
d'anthropologue ou de sociologue, on évoque untel ou une telle qui « a brûlé son terrain », qui
ne peut y retourner, tellement ses brillants travaux ont été mal reçus de la part des « indigènes »,
qui les auront mal compris ou à qui on les aura mal traduits. Il est vrai que ces chercheurs-là
viennent souvent d'ailleurs et ne croisent pas leurs « informateurs autochtones » tous les matins
en allant acheter leur baguette de pain. Le problème est d'autant plus aigu que la demande de
compréhension globale s'élargit dans la société et que, d'exotique, l'anthropologie est devenue
de plus en plus une science de proximité : les « indigènes » lisent volontiers la presse, ils
écoutent la radio, regardent la télévision, et ils lisent des livres. En revanche, le chercheur qui
s'interroge sur le social et sur les politiques publiques est exposé aux sollicitations d'acteurs et
de décideurs prompts à se saisir de sa démarche ou de ses travaux (dans un registre critique ou
dans un registre d'approbation) pour défendre leur propre cause, pour faire avancer un dossier,
pour valoriser une opération, pour légitimer une opinion controversée. La résolution de la
difficulté passe avant tout par la reconnaissance de son existence et la conscience de ses effets
de la part des chercheurs, comme de la part de leurs partenaires publics ou des acteurs
prioritairement concernés. N'oublions pas que cette difficulté n'est rien d'autre que le reflet
contingent de la tension fondamentale entre la connaissance et l'action dont une démarche de
recherche dans et sur la ville comme celle que nous avons entreprise à Perpignan en étroit
partenariat et en discussion constante avec les opérateurs locaux et nationaux peut fournir
l'occasion de réunir les pôles.
41
DEUXIÈME PARTIE
VOIES DE RECHERCHE
CHAPITRE I
INTERPRÉTER UNE POLITIQUE CULTURELLE : GENÈSE ET
CONTEXTE D'UNE "DISCRIMINATION POSITIVE"
CHRISTOPHE CHARRAS
La volonté d'insertion des Gitans par la culture, présente dans l'initiative de Guy Bertrand, trahit
les passerelles aujourd'hui existantes entre ce que l'on a coutume de nommer "le culturel" et "le
social". Cette imbrication est pour le moins récente. On peut en faire remonter les origines à
l'avènement "des politiques d'insertion" que Robert Castel nous invite à penser "dans un reflux
des politiques d'intégrations à partir du début des années 80" sur fond de "nouvelle question
sociale'108. C'est d'ailleurs aux politiques d'intégrations que le sociologue oppose les politiques
d'insertion, lorsqu'il en propose une définition : 'j'interpréterai ici les politiques d'insertion à
partir de leurs différences, et même en forçant un peu le trait, de leur opposition par rapport
aux politiques d'intégration. Elles obéissent à une logique de discrimination positive : elles
ciblent des populations particulières et des zones singulières de l'espace social, et déploient à
leur intention des stratégies spécifiques. Mais si certains groupes ou certains sites, sont ainsi
l'objet d'un supplément d'attention et de soin, c'est à partir du constat qu'ils ont moins et qu'ils
sont moins, qu'ils sont en situation déficitaire. En fait, ils souffrent d'un déficit
d'intégration...»109
L'application de cette logique suppose l'identification préalable de groupes sociaux, religieux ou
culturels, c'est-à-dire une forme de pensée que la tradition française refoulait en postulant
l'absence de corps intermédiaires entre l'Etat et les individus. L'histoire récente du concept
d'insertion constitue le symbole même de ce refoulé. Utilisé un moment pour qualifier un mode
de politique reconnaissant à "l'étranger la place qu'il occupe dans l'économie, le cadre social ou
culturel tout en préservant son identité d'origine, ses spécificités culturelles et ses modes de
vie", il a été abandonné, "alors qu'il est couramment employé, sans arrière-pensée, dans le
domaine des politiques d'emploi; s'agissant des politiques d'immigrations ce terme est apparu
correspondre à un respect excessif du "pluriculturel" , du droit à la différence, qui constituaient
des déviations jugées dangereuses par rapport au modèle français».110
108
R Castel, Les métamorphoses de la question sociale ; une chronique du salariat, Paris, Fayard,
L'espace du politique, 1995, p. 418.
109
Ibid., p. 418. no
110
M-T Join-Lambert, Politiques sociales, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques &
Dalloz, 1994, p. 511.
42
La réapparition de ce concept au cœur d'un projet concernant le destin collectif d'une des
grandes figures de l'altérité en Occident ne va pas sans soulever certains questionnements. Il
situe en tout cas le projet qui donna naissance dans son ultime phase à la Casa Musicale, dans
un double questionnement autour de la "question sociale" et de "la question gitane". Or, dans les
modes de traitements locaux des Gitans à Perpignan, ce rapprochement est lui aussi récent.
L'insertion des Gitans n'a en effet pas toujours constitué une préoccupation pour les politiques et
les administrations. Les autorités locales ont en effet longtemps cherché à les exclure, avant de
chercher à les sédentariser pour mieux les contrôler. Ces tentatives provoquaient alors la colère
des riverains qui recherchaient à travers des formes d'actions collectives à obtenir des autorités
locales l'expulsion des indésirables au mépris d'une citoyenneté pourtant accordée par la
Révolution française (I). La sédentarisation des Gitans acquise, le traitement de la question
gitane va alors relever, et relève toujours aujourd'hui d'une logique de domination économique
et politique d'une minorité qui s'apparente aux schémas d'administration qui organisaient
autrefois la vie des peuples colonisés (II). La rencontre entre les Gitans et le social est de ce fait
récente : il revient à l'initiative développée par Guy Bertrand autour de la musique, et relayée
par les différents partenaires de la Casa Musicale d'avoir rompu non seulement avec les logiques
précédentes, mais aussi avec les fondements intellectuels du social classique appliqué aux
Gitans (III) en fomentant à partir de la reconnaissance du talent musical des Gitans une initiative
de réinsertion fondée sur un postulat de discrimination positive (IV).
I - Les enjeux historiques du traitement de la question gitane : exclure ou sédentariser
Les premières apparitions des Gitans en Catalogne remontent au XVe siècle. Jean-Paul
Escuderoll1 relève ainsi qu'après "avoir été signalés à Montblanc en 1434, des Gitans sont
aperçus à Barcelone en 1447". Dès lors, des sources législatives ou judiciaires attestent des
111
J-P. Escudero Contribution à l'étude de la langue des gitans de Perpignan, Th Université de
Perpignan, ICRESS, 1998.
43
fréquents passages de compagnies gitanes à travers la Catalogne. Comme dans toute
l'Europe occidentale, l'accueil réservé à ces «nobles étrangers» est dans un premier temps
marqué par une certaine bienveillance. C'est en effet l'époque où de prétendus leaders
gitans commencent à s'affubler de titres de noblesses tels que "Comte de petite Égypte" ou
encore « Comte des Égyptiens de Bohême ». En Catalogne même, il est ainsi très
régulièrement fait allusion aux pérégrinations d'un certain « Comte Marti et Thomas ». Il
est vraisemblable que la proclamation d'une chefferie résulte d'une stratégie d'adaptation
aux contraintes de la vie nomade. A propos des chefferies gitanes du XIVe, François De
Vaux de Foletier remarque ainsi que si les chefs gitans, "les rois et les reines jouent un
grand rôle dans les coutumes tsiganes à l'usage des gadgé, (...) il ne s'agit cependant pas
d'une invention récente. Lorsque les Tsiganes circulaient à travers l'Europe par
compagnies de plusieurs dizaines, voire de centaines d'hommes, de femmes, et d'enfants,
les chefs étaient indispensables pour faire régner quelques disciplines et pour négocier
avec les autorités des régions visitées. Les représentants des Etats ou des administrations
locales auraient été désarmés devant des hordes anarchiques; ils préféraient avoir affaire
à des chefs responsables, auxquels ils reconnaissaient un statut privilégié, et notamment le
droit de juger et de condamner leurs sujets".112 L'invention d'une chefferie susceptible de
négocier avec les autorités locales par les compagnies gitanes circulant dans les territoires
de la chrétienté médiévale se prête ainsi à une double lecture :
− Du côté des autorités locales, la nécessité de rencontrer un interlocuteur gitan doté d'un
pouvoir de contrainte sur les siens marque les prémisses d'une administration indirecte que
l'on retrouvera définitivement affirmée quelques siècles plus tard dans la gestion des
peuples colonisés, ou plus près de nous dans certaines formes d'administration
contemporaine du quartier Saint-Jacques à Perpignan113. Elle contient par ailleurs la
constitution des Gitans en altérité, et laisse d'ores et déjà préfigurer leur rejet futur.
− Du côté des Gitans, la nécessaire invention de chefferies montre la nécessité de recourir
à de véritables stratégies afin d'obtenir le droit de circuler dans un monde chrétien
majoritairement sédentaire. C'est ainsi que les Tsiganes rechercheront de puissants
protecteurs. François De Vaux de Foletier114 relève ainsi que l'empereur Sigismond accorda
à ces nobles étrangers une lettre de protection qu'ils purent montrer en Westphalie puis sur
les bords de la Baltique. Ces protections séculières s'avéraient cependant parfois
insuffisantes, et n'empêchaient pas qu'en certains lieux les compagnies gitanes pouvaient
être chassées. C'est ainsi qu' "ils comprirent que s'ils voulaient continuer à circuler
librement dans le monde chrétien, ils devaient pouvoir justifier d'une protection de
caractère universel : la protection du pape. En juillet 1422, le duc André, à la tête d'une
nombreuse compagnie passa par Bologne et Forli en déclarant qu'il allait voir le pape. La
Cronica di Napoli signale le passage à Naples du duc d'Egypte, de la duchesse et de leurs
enfants. Cependant on ne trouve dans les chroniques romaines et dans les archives
vaticanes aucune trace de leurs arrêts dans la capitale de la chrétienté. Mais au retour, ils
racontaient leur accueil par le pape et présentaient des lettres de Martin V. Etaient-elles
authentiques, ou furent-elles plus tard modifiées, améliorées par des clauses plus
favorables, portant des dates plus récentes à mesure que le temps passait ? Toujours est-il
que, durant plus d'un siècle, les lettres papales valurent aux compagnies tsiganes un
accueil très favorable, leur permettant de circuler où bon leur semblait"115. Le recours
fréquent à de telles stratégies pour obtenir le droit de circuler librement montre que les
fondements intellectuels et sociaux qui justifieront le rejet ultérieur des Gitans sont d'ores
et déjà contenus dans la société du XVe siècle.
112
De Vaux de Folletier, Le monde des tsiganes, Berger-Levrault, Espace des hommes, Paris,
1983, p. 25
113
Cf. La deuxième partie de ce texte consacrée aux modes de gouvernement du quartier de SaintJacques.
114
De Vaux de Foletier, op. Cit., p. 20.
115
Ibid., p. 20.
44
Il n'est donc guère surprenant qu'à l'aube du XVIe siècle, le traitement administratif
des Gitans se durcisse. Deux tendances peuvent alors être distinguées : l'expulsion et la
recherche de la sédentarisation. Jean-Paul Escudero note ainsi que "Dès lors (...),
l'essentiel de la politique catalane à l'égard des gitans tient en un mot : expulsion" 116. La
disparition des institutions catalanes et l'avènement du XVIlle siècle marqueront un
revirement, et le point de départ en Espagne d'une tendance nouvelle à tenter de
sédentariser les Gitans. L'Etat Français qui annexe le Roussillon (1659) se caractérise
pour sa part par une extrême sévérité envers les Gitans qu'il tend à assimiler dans ses
textes législatifs aux vagabonds. Comme pour ces derniers, la question gitane se pose
alors aux autorités locales sous la forme d'une alternative entre accueillir et exclure,
sachant que dans un contexte régional de rejet de ces populations, accueillir équivaut pour
une autorité locale à prendre le risque de voir affluer en nombres ces indésirables, ce qui
signifie supporter seul les coûts économiques, sociaux et politiques inhérents à cet
accueil. Cette alternative est de nature structurelle : elle survient dès lors que se pose la
question de l'accueil de populations errantes par une autorité locale territorialisée. Elle
sous-tend aujourd'hui encore l'ensemble des politiques sociales d'accueil des sans-abri ou
encore de ceux que l'on appelle désormais les gens du voyage par les communes117,
comme la politique de contrôle des flux migratoires par les Etats des Etats nations les plus
riches.
Bien que l'espace de nomadisme des Gitans tende progressivement à se réduire
géographiquement au fil des siècles, la sédentarisation des Gitans à Perpignan constituera
un long processus qui va s'étaler jusqu'au milieu du XXe siècle, et leur arrivée massive
dans le quartier de Saint-Jacques. Jusque-là, seuls quelques gitans exerçant des
professions bénéficiant d'une complémentarité avec l'économie de la société englobante
parviendront à se sédentariser dans les quartiers du centre historique de la ville
(maquignons). Les autres tendent quant à eux à effectuer des passages de plus en plus
fréquents et de plus en plus longs dans des zones situées aux faubourgs de la ville. En
1924, une affaire symbolise les écueils auxquels se heurte la sédentarisation des Gitans118.
Un dénommé Espinet, concessionnaire d'un terrain du domaine public situé dans la zone
des faubourgs de Perpignan dite du Champ de Mars, loue alors ce terrain à un groupe de
Gitans pour la somme de vingt-cinq centimes par jour et par voiture. Il semble que dans
un premier temps, et très certainement sous la pression de ses voisins, ce dernier dépose
une plainte devant la justice pour obtenir l'expulsion de ces "gitanos". L'affaire va
cependant durer plus d'un an, et les Gitans qui occupent légalement un terrain désormais
soumis au droit privé paraissent inexpulsables. Un groupe de défense des intérêts de
l'ancien Champ de Mars se crée alors dans le but de faire pression sur les autorités locales
et obtenir leur expulsion. Ces personnes qui se présentent comme de conditions modestes
proposent alors devant les difficultés rencontrées par les autorités locales pour procéder à
l'expulsion des "gitanos", et sur les conseils du préfet, de se cotiser pour acheter à la
périphérie de la ville un terrain susceptible d'abriter ces indésirables. Le site retenu dans le
Haut-Vernet, près des routes de Bompas et de Pia semble approximativement
correspondre à la zone qui deviendra ultérieurement la cité de transit, puis celle des
nouveaux logis, et à l'intérieur de laquelle vit aujourd'hui encore une importante
population gitane. A travers cet exemple, on voit comment la mobilisation de citoyens
règle en lieu et place des autorités publiques la question gitane en provoquant ce qu'il
conviendrait d'appeler une exclusion paradoxale. Les Gitans seront semble-t-il alors
déplacés du Champ de Mars et relogés dans un lieu situé aux portes de la ville dans lequel
leur possible arrivée provoquera une série de pétitions de la part des résidents qui eux non
plus ne veulent pas d'un tel voisinage.
116
J-P. Escudero, op. cit. p. 22
Cf, C. Charras, «Les nouvelles institutions de lutte contre l'exclusion perpignanaise : l'Ouvre-Toit et
l'équipe de rue», in Eléments d'analyse de la politique de la ville à Perpignan ; dir L. Assier-Andrieu,
rapport intermédiaire de recherche, Pôle de Connaissance sur le Développement Social, I.C.R.E.S.S.
118
Sources consultées aux archives municipales de Perpignan
117
45
Cette affaire est exemplaire du sort des populations nomades en général, et des enjeux
du traitement de la «question gitane» avant leur sédentarisation. Les Gitans sont ainsi
collectivement assimilés aux vagabonds. Dans un courrier envoyé au maire de Perpignan,
le commissaire central relève que "si par la suite ils s'installaient sur la voie publique, ils
tomberaient alors sous l'application des règlements sur le stationnement des nomades et,
notamment, de l'arrêté préfectoral du 10 juillet 1879 et seraient, sauf autorisation spéciale
pour ceux réellement exerçant une profession, poursuivis et déférés au parquet pour
vagabondage 119. Ces quelques mots illustrent l'attitude des autorités locales envers les
Gitans. Leur assimilation juridique aux vagabonds provient de la constitution de
«d'errance» en altérité. Il en résulte la problématique de nature structurelle que nous
évoquions précédemment : dans un contexte régional de rejet des populations gitanes, les
autorités locales ne peuvent accueillir sans s'exposer à devoir payer seules les coûts
économiques, sociaux et politiques inhérents à cette décision. Ainsi, lorsque ces derniers
voudraient imposer la sédentarisation de gitans, ou s'aviseraient simplement de faire
respecter les droits d'individus devenus citoyens français à la Révolution française, des
communautés de voisinage se lèvent contre la présence des Gitans dans leur quartier, et
exercent une pression politique et électorale. Dans une lettre adressée au préfet, un membre
du comité de défense de l'ancien Champ de Mars relève ainsi que "si Perpignan est obligé
de tolérer pour son chef-lieu ce qu'aucun village du département ne saurait supporter' et
que "s’il y a une vingtaine d'années, la population disséminée et clairsemée de la route de
Saint-Estève et du quartier de l'ancien champ de Mars, s'est résignée à accepter
provisoirement un pareil voisinage, cela devient intolérable à l'heure actuelle"120. La
mobilisation de résidents soudainement confrontés à la «question gitane» fait que ces
derniers ne peuvent être raisonnablement sédentarisés nulle part sans soulever les
protestations des riverains. C'est ce sentiment qu'exprime dans une seconde lettre adressée
au Préfet des Pyrénées-Orientales suite à la pétition des habitants du Haut-Vernet contre
l'arrivée probable de Gitans dans leur quartier, un membre du comité de défense de l'ancien
Champ de Mars : "loin de nous porter obstacle, cette pétition plaide éloquemment notre
cause. Les habitants du Haut-Vernet protestent énergiquement parce que le voisinage de
ces bohémiens causerait les plus graves préjudices aux propriétés environnantes. Nous
n'avons pas dit autre chose dans nos réclamations. ( ..). Nous comprenons très bien que
personne ne soit enchanté de recevoir cette exigence-là. De quelque côté que vous décidiez
de les transférer, s'élèveront des protestations véhémentes. Nous ne pouvons pas tout de
même pour cette seule raison les subir éternellement"121. Ces quelques mots inscrivent le
rejet des Gitans dans la longue durée historique qui caractérise les sociétés occidentales. Le
comprendre demande d'explorer l'histoire, et de remonter au tout début du Moyen Age
lorsque se forment les catégories des mendiants et vagabonds. Du fait de leur nomadisme,
les Gitans se situeront en effet très vite hors des réseaux de protections qui font des sociétés
pré-modernes des sociétés cadastrées. Leur association avec les vagabonds et les mendiants
dans les catégories mentales de l'époque les éloigne des bienfaits de la bienfaisance. Ils ne
remplissent alors pas la condition de proximité qui en conditionne l'octroi tout au long de
l'histoire de l'occident chrétien. Depuis la matricula qui voit les paroisses dresser des listes
de pauvres locaux secourables, la charité s'organise en effet alors selon "une zone de
responsabilité locale" à l'intérieur de laquelle "les pauvres sont à la charge des riches"
tandis que "ceux qui se trouvent à l'extérieur sont le fardeau des autres ou de personne" 122.
Situés en dehors des réseaux de protections verticaux et horizontaux qui fondent les
sociétés de l'ancien régime, les Gitans ne seront ainsi à la charge de personne. Autres, parce
que nomades dans la société cadastrée du Moyen Age, leur sort ne peut qu'accompagner
119
Sources consultées aux archives municipales.
Sources consultées aux archives municipales de Perpignan
121
Sources consultées aux archives municipales de Perpignan
122
A. De Swaps, Sous l'aile protectrice de l'Etat, P.U.F., Sociologies, 1988.
120
46
celui des vagabonds et des mendiants, ces autres figures de l'altérité fomentées par l'occident
chrétien. Tout deux ont en effet le tort d'être de nulle part, d'être mobiles dans des sociétés
immobiles, de ne dépendre d'aucune protection permanente de type ecclésiastique ou
seigneuriale, et de ne pas trouver une place définie dans l'organisation sociale des sociétés
traversées. Désaffiliés, ils constituent une menace pour l'ordre social. Comme l'écrit Robert
Castel, « l'interdépendance soigneusement encastrée des statuts dans une société d'ordres est
menacée par la pression qu'exercent tous ceux qui n'y trouvent pas leur place à partir de
l'organisation traditionnelle du travail »123. Cette menace que créent les Gitans traversera
allègrement les siècles. Jacques Delon dans un rapport pour le ministère de l'Intérieur rédigé
pourtant en 1802 relève ainsi qu'il "existe dans ce Département une peuplade d'origine
étrangère qui sans domicile fixe parait avoir établi depuis longtemps sa résidence, s'y multiplie,
circule et vit de larcins et de brocantage. Ce sont lesgitanos"124. Avec le même mépris, dans
l'affaire du Champ de Mars, le commissaire de police informe le maire de Perpignan que "de
nombreuses protestations se sont élevées à l'occasion de la présence des romanichels sur le
terrain affermé à M. Espinet, et, surtout, à raison des déprédations et des larcins de toutes
sortes que commettent fréquemment ces peu intéressants voisins. Ces individus (...) n'exercent
habituellement aucune profession définie, et, qu'ils se disent maquignons ou vanniers, ils ne
vivent le plus souvent que de rapines ou de marchandages" 125. Dans ces quelques lignes issues
de deux textes différents, l'absence d'une profession reconnue équivaut à assigner aux Gitans
une place au-delà des frontières de la société, et participe à la création d'une représentation de
dangerosité sociale. L'un des membres du comité de défense du Champ de Mars oppose ainsi
son statut de "patentable et de commerçant" à l'absence de statut des Gitans : "Nul citoyen
français n'ayant d'après le code le droit de porter obstacle à son voisin, pourquoi tolère-t-on
que ces gens-là qui ne sont ni commerçants, ni patentables portent un préjudice à tout un
quartier et deviennent la plaie de ce quartier ?" 126. Dans les discours autochtones, cette absence
de statuts confère aux Gitans une image de dangerosité sociale : "Il est pénible de voir dans la
journée des bandes de gamins assaillir les passants sur la route en demandant la charité avec
l'insistance la plus outrageante, de voir de chez moi les saletés les plus repoussantes étalées au
bord de la route de Saint-Estève et d'avoir la perspective de laisser toute la journée ma famille
dans un voisinage si nauséabond"127. L'affaire du Champ de Mars, montre qu'alors que la société
libérale s'affirme et tend à s'affranchir des rigidités de l'Ancien Régime, les Gitans continuent
paradoxalement d'être assignés à ces marges, et représentent toujours une menace pour l'ordre
social. Cette menace tient toujours à leur extériorité par rapport aux règles du travail, et d'une
manière générale par rapport à l'ordre social nouveau fondé sur la propriété individuelle.
Cette extériorité rendait extrêmement difficile la sédentarisation et l'intégration des
Gitans dans la République. Pour les populations roussillonnaises, ils continuent au début du XXe
siècle de se situer en dehors des communautés locales et nationales en dépit des effets des
décrets révolutionnaires d'incorporations des minorités qui font des Gitans des citoyens français.
Témoin de ce dévoiement de la citoyenneté individuelle des Gitans, le représentant du comité de
défense de l'ancien Champ de Mars conclue sa plainte en opposant implicitement son statut de
citoyens français à l'extériorité des Gitans en demandant au préfet "de nous rendre l'existence
possible dans nos immeubles de citoyens français"128. Ces opposition construites à partir de la
dialectique identitaire entre "nous" et "eux", montre à quel point les Gitans constituent
123
R. Castel op. Cit., p. 85
Cité par J-P. Escudero, op. Cit, p. 27
125
Sources relevées aux archives municipales de Perpignan
126
Sources relevées aux archives municipales de Perpignan
127
Sources relevées aux archives municipales de Perpignan
128
Sources documentaires relevées aux archives municipales de Perpignan
124
47
ces "étrangers de l'intérieur"129 par rapport auxquels se définit l'identité autochtone. C'est ainsi
que le nomadisme culturel des Gitans les situait hors des communautés locales au mépris d'une
citoyenneté pourtant reconnue depuis la Révolution. Nomades, ils étaient traités en nomade.
Riverains et autorités locales s'appliquaient alors à éviter, à écourter, ou à déplacer leurs
hébergements. Traités en altérité dans une République censée ne reconnaître que des individus,
leur sort dépendait alors d'une gestion administrative et ethnique qui les écartait en pratique des
velléités assimilatrices de la République et du « social », et les renvoyait à leur différence, c'està-dire à eux-mêmes.
Ce rapport entre la communauté gitane et les autorités locales se modifiera avec leur
sédentarisation définitive. C'est ici que le quartier Saint-Jacques qui concentre la plus grande
communauté gitane du département devient exemplaire des nouveaux enjeux locaux de la
question gitane.
II- Le gouvernement de Saint-Jacques : domination économique et politique
Une présence gitane est attestée dès 1812 dans le quartier Saint-Jacques. Il s'agit très
certainement de quelques familles en charge d'activités liées au cheval (maquignon, tondeurs...)
qui immigrèrent d'Espagne suite aux guerres napoléoniennes. Ce n'est cependant qu'au XXe
siècle que Saint-Jacques deviendra ce que l'ethnolinguiste Jean-Paul Escudero appelle un
"
espace gitan" 130.
Le processus qui conduit à l'installation massive de Gitans à Saint-Jacques a récemment été
raconté par le sociologue Alain Tarrius. Ces derniers y ont remplacé les Juifs dans le contexte
extrêmement trouble des années 40 au terme "d'un processus lent de sédentarisation" qui "ne
laisse place à aucune politique délibérée, aucune initiative des autorités municipales, à visée
intégrative, comme cela s'est produit ailleurs, dans les années 60 et 70 pour des Tsiganes
nomades, ou ségrégatives, comme on peut actuellement l'observer un peu partout dans le choix
des emplacements périurbains pour gens du voyage"131. Un cacique gitan a raconté au
sociologue les conditions de l'arrivée des siens dans ce quartier situé sur les hauteurs du centre
historique de la ville :
C’est la construction du "Pont Rouge" à la place du vieux pont, qui a provoqué le début
des départs. Les travaux ne nous convenaient pas, à nous et au chevaux, et on ne faisait
pas propre autour du nouveau pont. Alors on est nombreux à s'être déplacés vers les
jardins de Saint-Jacques, où certains possédaient quelques terrains, ou les louaient. (..)
Le coup d'éclat c'est en 1940, quand le décret du gouvernement est tombé : plus de
nomades pendant la guerre, tout le monde doit avoir un domicile dans les villes et les
villages. Alors on est presque tous monté au plus haut de Saint-Jacques, sur la place du
Puig, qui veut dire sommet en catalan, parce que là il y avait une caserne désaffectée.
Ceux qui avaient un peu d'argent ont acheté des vieilles maisons à de pauvres Juifs qui
commençaient à partir ; rue du Paradis, ma famille a acheté un immeuble à un tailleur
129
.
L. Missaoui, "Reconstruction d'une catégorie sociale historique "l'étranger de l' intérieur , Revue
Européenne des Migrations Internationales, Vol 13, n°3, 1997.(ICRESS)
130
J-P Escudero, op. cit., p. 32.
131
A. Tarrius, Gitans de Perpignan à Barcelone : crises et frontières, Revue Européenne des migrations
Internationales, 1998, 1, p. 100.(ICRESS)
48
juif en 1942. On lui a donné tous les sous qu'on avait et on l'a fait passer lui et tous les
siens du côté espagnol. Il nous à béni cent fois (...) A l'époque le camp de Rivesaltes servait
pour les juifs, plus de trente mille y sont passés avant d'être expédiés vers les camp de la
mort ; pour nous à Perpignan, quelques-uns y sont allés, mais il n'y a pas eu de morts dans
les camps (..) Les autres ont tenu bon dans la caserne, et puis peu à peu on s'est étendu
comme de l'encre sur du buvard"132
Aujourd'hui, et bien que l'on ne dispose pas de statistiques fiables sur le peuplement de
Saint-Jacques, les estimations que l'on possède permettent d'attirer l'attention sur la part
importante de Gitans parmi la population du quartier. La municipalité de Perpignan par
l'intermédiaire de son Maire, Jean-Paul Alduy133, a récemment mis sur la place publique des
statistiques selon lesquelles 2200 personnes vivraient actuellement dans le quartier Saint—
Jacques. Selon ces estimations, 50% d'entre-eux seraient des Gitans, et 25% d'origine
maghrébine (les derniers 25% étant d'origines autres). Ces chiffres qui correspondent à une
estimation basse qu'il conviendrait sans doute de majorer pour prendre la mesure exacte de la
part de population gitane, suffisent néanmoins d'imaginer l'effet de ghetto qui ne manque pas de
saisir le touriste qui depuis la place Rigaud s'infiltre dans Saint-Jacques par la rue Emile Zola.
C'est au bout de cette rue qui abrite certains édifices municipaux, bien après la nouvelle
bibliothèque municipale que depuis le centre ville l'on pénètre réellement dans ce quartier situé
aux extrémités nord-ouest du centre historique. Au terme de cette artère, on est alors rue Lucia
dans une sorte de vallon urbain, coincé entre deux petites collines qui forment la géographie
d'un quartier dont l'inscription historique dans la cité est attestée par les locaux de l'ancienne
université dans une rue adjacente. Remontant de la rue Emile-Zola vers la place Cassanyes et les
boulevards de ceinture du centre historique, la rue Lucia constitue la seule voie de
communication traversant le quartier que se hasardent à emprunter les non résidents. Partout
ailleurs, Saint-Jacques se présente en effet comme un tissu resserré de petites maisons de deux
ou trois étages séparées par des ruelles de trois ou quatre mètres de large. Véritable "coupe
gorge" pour les perpignanais, ces rues étroites constituent cependant pour leurs habitants qui
commencent à les investir dès onze heures du matin non sans un aisé mépris pour les rares
voitures qui s'y hasardent, un véritable périmètre de sécurité. Jusqu'à très tard dans la nuit, ces
petites ruelles se transforment ainsi en une véritable place publique. Assis sur une chaise ou une
marche d'escalier, debout dans la rue, une communauté de voisinage de tout âge,
majoritairement mais non exclusivement féminine, s'interpelle et discute sans trop paraître se
préoccuper des enfants qui courent et jouent devant eux. Ces images de Saint-Jacques, ces bruits
qui la nuit montent de la rue et empêchent celui qui le désire de trouver le sommeil avant deux
heures du matin, questionnent la pertinence de ces politiques de développement social qui
cherchent à recréer à partir d'initiatives institutionnelles un lien social supposé déficient. La
question sociale ne se pose en effet pas à Saint-Jacques en terme d'intégration d'individus isolés.
Les Gitans sont en effet intégrés à leur société et à leur quartier. Personne dans ce quartier
populaire ne semble souffrir d'un déficit de "solidarités primaires". Il est un détail qui ne trompe
pas : contrairement à la société moderne, la société gitane n'exclut toujours pas ses enfants, et ne
produit pas encore de "sans domicile fixes".
Cela veut il dire que tout va bien dans le meilleur des mondes gitans possible?
132
A. Tarrius, Fin de siècle incertaine à Perpignan ; Drogues, pauvreté, communautés d'étrangers, jeunes
sans emplois et renouveau des civilités dans une ville moyenne française, Délégation interministérielle à
la Ville et Ministères de l'Enseignement Supérieur et de la Recherche, 1996, p. 49 (I.C.R.E.S.S.)
133
J-P. Alduy, "Le projet SOL : Saint-Jacques d'ombres et de lumières. Exemple du quartier Saint-Jacques
à Perpignan", in Villes et hospitalités, Fondation de la Maison des Sciences de l'Homme/ Plan
Construction et Architecture, novembre 1997, p 73.
49
Evidemment non. Si une question gitane se pose, il s'agit de l'intégration collective du groupe et
des individus qui le compose à la société englobante. Ce déficit d'intégration s'établit à partir d'un
rapport de domination politique, économique et sociale qui n'est pas sans rappeler «les schémas
coloniaux »134 qui assuraient il y a peu la gestion des populations colonisées par une minorité
européenne. Le rapport démographique est ici simplement inversé. Il s'agit d'une majorité qui gère
dans un rapport de domination le destin collectif d'une minorité.
Le schéma «colonial» qui participe au destin de Saint-Jacques s'appuie en premier lieu sur
une domination économique qu'atteste l'exclusion collective des gitans des sphères d'échanges de
biens qui caractérisent la société englobante. Depuis le déclin des petits métiers gitans
(ferrailleurs, rempailleurs, maquignons....) dès les années 50, il n'existe pour ainsi dire plus de
complémentarités économiques entre gitans et non gitans pour la bonne et simple raison que les
activités économiques gitanes ont progressivement périclité. Des données fournies pour
l'ensemble du quartier par le Pact-Arim de la Région Languedoc-Roussillon en 1993 signalaient
pour "332 logements occupés par leurs propriétaires, 66 Rmistes, 48 personnes sans ressources
identifiées, 116 retraités et 102 salariés. Les mêmes sources concernant 553 ménages de
locataires signalent 244 Rmistes, 55 personnes sans ressources identifiées, 105 retraités et 95
salariés 35. Sachant que pour les Gitans, il convient de majorer la part de personnes inactives, ces
chiffres permettent de prendre la mesure de l'exclusion collective des Gitans du monde du salariat
et du travail caractéristique de la société englobante.
Cette situation ne semble pas être substantiellement compensée par des activités invisibles
de commerces de produits licites ou illicites. On pense ici en premier lieu au commerce des
drogues, et plus particulièrement de l'héroïne dont l'importante consommation par les Gitans
catalans de Saint-Jacques constitue une donnée sociale fréquemment relevé par les travailleurs
sociaux. Les recherches entreprises sur ce thème par Alain Tarrius entre Perpignan et Barcelone
montrent en effet "qu'il n'existe pas de filière gitane catalane de l'héroïne au delà des quelques
trafics permettant l'autoconsommation familialé"136, et que par conséquent la communauté gitane
ne saurait en tirer de bénéfices substantiels. Une conclusion similaire peut être faite pour le
cannabis, dont les marges bénéficiaires sont de toutes façons moindre, et pour lequel le marché
local de la revente, le seul auquel peuvent espérer s'intégrer quelques jeunes Gitans, est de toute
façon éclaté en une multitude de petits vendeurs issus de tous groupes sociaux. On peut alors
reprendre la conclusion d'Alain Tarrius : "inutile de chercher du blanchiment dans ces belles
Mercèdès que possèdent quelques gitans catalans de Perpignan : elles sont acquises comme le
furent celles de leurs pères, dans les années soixante, c'est-à-dire bien avant l'apparition des
économies de psychotropes : solidarités familiales, dur travail de revente de tapis et tissus,
occasions bricolées"137. Ce n'est donc pas ces quelques activités licites et la persistance d'une
solidarité communautaire qui permettent de remettre en causes le constat de domination
économique des Gitans de Saint-Jacques établis précédemment.
De ce chômage de masse, il résulte une forte dépendance des Gitans vis-à-vis des sphères
publiques qui monopolisent et contrôlent une grande part du lien social existant entre le monde
gitan et la société englobante. Contrairement à un stéréotype local fort répandu, les Gitans de
134
Cf G. Balandier, sociologie actuelle de l'Afrique noire, P.U.F, Quadridge, 1982.
Cité par A. Tarrius, Fin de siècle incertaine à Perpignan ; Drogues; pauvreté, communauté d'étrangers,
jeunes sans emplois et renouveau des civilités dans une ville moyenne française, op. cit., p. 46.
136
A. Tarrius, Gitans de Perpignan à Barcelone : crises et frontières, op. cit., p. 108
137
A. Tarrius, ibid p. 108.
135
50
Saint-Jacques ne constituent en effet pas pour le secteur associatif en charge de la solidarité
privée138 une clientèle privilégiée. A une solidarité interne de type communautaire souvent pas
ou seulement très faiblement institutionnalisée qu'il ne faut certes pas négliger, mais qui
constitue au plus une simple solidarité de la survie, se superpose les interventions publiques de
la société englobante sous leurs multiples visages. La dépendance des Gitans de Saint-Jacques
vis-à-vis des politiques publiques en général, et de l'aide sociale en particulier est alors toute
entière contenue dans le constat de l'importance quantitative de familles mono-parentale fait par
une assistante sociale travaillant en polyvalence de secteur à Saint-Jacques. Cette donnée ne
cadre en effet pas avec les résultats des travaux entrepris sur la famille gitane qui mettent en
évidence que le mariage gitan, réalisé à l'église et non à la mairie, constitue toujours un passage
obligé dans la vie d'un individu, et un engagement difficile à rompre. S'il s'agit là très
certainement dans nombre de cas d'une stratégie de captation des allocations d'aides aux familles
monoparentales, l'acte illustre bien par défaut la dépendance de la communauté gitane vis-à-vis
des sphères publiques et des politiques sociales.
C'est cet état de dépendance que le système politique local va instrumentaliser en
utilisant les "chefs" des quelques grandes familles subsistantes comme intermédiaire pour
négocier une réserve de suffrages lors des élections locales. Alain Tarrius a été le premier a
inscrire dans le débat public ces rapports que la rumeur ne cessait jusqu'alors d'alimenter: "c'est
dans les premières années 70 que se noueront des rapports de dépendance étroite entre chefs de
clans et élus municipaux, les uns bradant aux autres ce que les lambeaux de leur pouvoir leur
permettent de mobiliser, c'est-à-dire des "gros bras" pour les campagnes électorales, et surtout
des voix lors des élections locales, contre des avantages en espèces ou en nature"139.
Aujourd'hui encore, à chaque élection la rumeur publique fait état de tractations entre les
politiques locaux et ceux que l'on nomme "les leaders gitans" sans toujours d'ailleurs tenir
compte de leur représentativité réelle. Les témoignages s'indignant de ces pratiques affluent
alors vers l'anthropologue sans qu'il sache toujours très bien quel crédit leur accorder. Tantôt,
c'est un médecin généraliste appelé à intervenir à Saint-Jacques qui témoigne de la présence de
bulletins de votes sur le téléviseur d'une famille gitane, tantôt c'est un habitant de Saint-Jacques
qui s'étonne de la coïncidence entre la prolifération de scooters pour enfants dans le quartier et
une échéance électorale. S'il est difficile d'ethnographier des pratiques par définition occultes, on
peut néanmoins postuler que le système de relais fondé sur le pouvoir des «tios» mis en place
sous l'ancienne municipalité parait aujourd'hui à bout de souffle, et semble pâtir du déclin de
l'influence de ces derniers. Le développement récent d'un tissu associatif et l'émergence de
nouveaux relais tels que les églises évangéliques140 ou encore des femmes gitanes portant le
deuil d'un enfant mort des méfaits de la drogue et ayant acquis à ce titre un droit à la parole
publique, ont ainsi multiplié sur fond de paupérisation croissante les intermédiaires potentiels, et
complexifié les règles du jeu politique. Dans le contexte économique précédemment décrit, les
associations caritatives et les politiques de développement social représentent en effet pour la
communauté l'un des seuls moyens d'obtenir un travail et des revenus, et d'acquérir un pouvoir
interne par sa capacité à négocier avec les politiques locaux les dividendes des voix gitanes.
Cette manière "de réduire les chefs indigènes au rôle de simple créature", de
compromettre, en l'intéressant, l'aristocratie indigène"141 , nous renvoie aux schémas coloniaux
"
138
Observations et entretiens réalisés au Secours Catholique et au Secours Populaire
A. Tarrius, Fin de siècle incertaine à Perpignan ; drogues, pauvreté, communautés d'étrangers, jeunes
sans emplois, être nouveau des civilités dans une ville moyenne française, op. cit.,p. 50.
140
CF. La contribution à ce rapport de K. Asnar
141
G. Balandier, op cit., p.5
139
51
d'administration des peuples indigènes. Le résultat est atteint, et le discrédit des leaders gitans
rejaillit sur l'ensemble de la communauté. En juin 1997, un séminaire était organisé à
l'Université de Perpignan par des sociologues français, espagnols et italiens avec pour objectif
de former des médiateurs santé pour répondre au défi suscité par le V.I.H en milieu gitan. Lors
des débats, une question de fond apparut : qui choisir comme médiateur ? Fallait-il s'appuyer sur
les relais existants pour la plupart compromis par leur participation à ces jeux institutionnels ou
promouvoir de nouveaux intermédiaires investis de ce fait par la reconnaissance de la société
englobante d'un pouvoir nouveau dont il conviendrait de penser l'intégration dans les réseaux de
pouvoirs existants ? Symbole d'un même questionnement qui rend perceptible dans le contexte
local la transformation de toute initiative publique s'appuyant sur la communauté en opération
de "chirurgie sociale"142, un acteur du développement social connu localement pour sa probité
évaluait l'action d'un médiateur gitan par le fait que ce dernier ne s'était "jamais impliqué dans
les magouilles gitanes" 143. Les conséquences sont telles qu'aujourd'hui toute action publique
destinée aux Gitans est à priori reçue sous le joug d'un double soupçon144. Côté gitans, il est
ainsi présumé à priori que le "paio" ne saurait être désintéressé, et qu'il rechercherait à tirer
certains dividendes personnels de son action en faveur des Gitans. Du côté de la société
englobante, il est au contraire présumé que le Gitan détournera la philosophie du projet et
recherchera lui aussi certains bénéfices personnels du projet. Ces derniers discours très
fréquents à Perpignan sont acceptés et intégrés par les Gitans qui tendent à les reproduire avec
tout non gitan promoteur d'une initiative de développement social. Tout se passe alors comme si
ces pratiques politiques renforçaient les représentations de l'autre en les alimentant
perpétuellement d'anecdotes nouvelles. C'est à ce moment précis, si l'on se réfère à Georges
Balandier, que le type de gouvernement «colonial» qui préside au destin de Saint-Jacques
aboutit définitivement : Pour les non gitans, la réalité coloniale s'efface en effet des discours,
l'amnésie naît, et la responsabilité du dévoiement de la citoyenneté des Gitans peut
"
rationnellement" leur être imputée au prix d'un renversement de la responsabilité : "vous
comprenez ils pèsent plus de 5%, et ils ne savent rien des mœurs démocratiques, alors ils
faussent tout ici". C'est alors une incapacité "ethnique" ou "culturelle" des Gitans à intégrer le jeu
démocratique qui expliquerait et justifierait aux yeux des gens le dévoiement de leur
citoyenneté. Le partage de la croyance d'une culpabilité gitane dans la responsabilité du viol du
jeu démocratique par les autres habitants de Saint-Jacques et de Perpignan consacre et perpétue
par conséquent leur isolement symbolique en lui apportant une justification « rationnelle ». C'est
ainsi que ces jeux politiques attirent paradoxalement le soupçon et la jalousie des Maghrébins de
Saint-Jacques, et alimentent à l'extérieur de la communauté l'image d'un groupe se complaisant
dans l'assistance. Récemment, dans un des petits snacks qui contribue encore à faire de la rue
Llucia l'artère commerçante du quartier, un responsable associatif d'origine maghrébine, entre
rumeur et vérité, nous confiait son exaspération devant les cadeaux dont auraient bénéficié les
gitans en échange de leurs voix (four à micro-onde et bons d'achat dans une grande surface de la
ville) lors des dernières élections cantonales. Dans cette rue dont la majorité des magasins145,
des bazars aux cafés sont majoritairement tenus par des Maghrébins, il ne manquait bien sur pas
142
lbid., p. 5
Entretien ville de Perpignan
144
Cf le paragraphe intitulé «la responsabilité du lien social : une dynamique du soupçon» in L. AssierAndrieu, Entre grâce et disgrâce - Les gitans la ville et la culture. Essai d'anthropologie des politiques
publiques, programme interministériel de recherches Cultures, Villes et Dynamiques sociales, Rapport
d'étapes, 1998.
145
Aucun magasin de la rue Llucia n'est tenu par des familles gitanes
143
52
d'opposer le sort des Gitans à celui des siens, qui pour la plupart du droit de vote ne verraient
pas leur malheurs pris en compte par les politiques locaux alors que "eux" travaillaient. On voit
ici comment ces pratiques politiques participent à la production de l'imagerie très répandue chez
les non gitans d'un peuple assisté et inapte au travail. Alors que les Gitans se voient ainsi isolés
du reste de la population, et renvoyés à eux-mêmes par les stigmates des autres, ces pratiques
politiques confortent paradoxalement un système de parenté privilégiant la famille élargie de
type patriarcale sur l'individu. Dans la pratique, l'individu promu négociateur par les politiques
peut au minimum négocier les voix de sa parenté. Son pouvoir interne sur les siens se voit alors
renforcé par la reconnaissance symbolique que lui confère le politique, et sa capacité à aller
négocier pour eux avec les «paios». Si pour les intermédiaires concernés, ces jeux obscurs
renforcent les solidarités familiales, ils reproduisent ou recréent cependant des hiérarchies entre
les familles, et avivent les rivalités à l'intérieur de la communauté entre les différents lignages
ainsi mis en concurrence.
A termes ces pratiques paraissent travailler à une reproduction de l'existant. Elles
freinent en effet considérablement toute évolution dans le système de parenté gitan en apportant
un appui à la structure familiale élargie de type patriarcale d'autant plus précieux qu'elles
participent par ailleurs au processus d'isolement des Gitans du reste de la société en renforçant
la dialectique identitaire qui tend à les marquer du sceau de spécificités discriminantes. Dans un
monde extérieur perçu comme excluant et stigmatisant, le repli sur les valeurs communautaire
d'une « gitanité » pensée en référence à un passé idéalisé, et sur les protections familiales,
constitue alors pour les gitans une tentation permanente, pour ne pas dire l'unique voie de salut
offerte. Expression d'un multiculturalisme français refoulé par la tradition républicaine et
néanmoins repérable et exprimé dans différents moments de notre histoire moderne, le schéma
de gouvernement qui préside au destin des Gitans de Saint-Jacques contredit en ce point les
idéaux républicains d'autonomie des individus que nombres d'autorités sociales revendiquent
pourtant, et tentent tant bien que mal à mettre en pratique dans leurs actions quotidiennes auprès
de ces mêmes populations.
III L'action publique appliquée aux Gitans : principes républicains, spécificités gitanes, et
reproduction effective de la discrimination
Exclus des échanges économiques propres à la société englobante, politiquement
dévoyés des attributs de leur citoyenneté individuelle, renvoyés à eux-mêmes par des pratiques
et une dialectique identitaire stigmatisante, les Gitans tendent traditionnellement, et non sans
paradoxe, à être soumis à une volonté d'application des principes de légalité républicaine de la
part des professionnels des politiques publiques. Cette volonté qui guide souvent la philosophie
des actions se heurte dans sa mise en pratique à la spécificité de la question gitane, et à la
reconnaissance d’une "spécificité gitane". Cette contradiction apparaît pour l'aide sociale. Si les
Gitans sont soumis aux conditions légales d'ouverture des droit sociaux, et bénéficient à ce titre
du principe d'égalité des droits, les travailleurs sociaux reconnaissent faire preuve envers eux
d'un surcroît de vigilance qu'ils expliquent par une attitude "culturelle" de leur clientèle face à
ces aides.
"On reste sur une base commune, au niveau intervention, on reste sur l'évaluation d'une
situation et donc du besoin d'une aide parce que c'est vrai que c'est une population qui est
très demandeuse, au niveau de l'aide financière parce que c'est une population en grande
précarité de toute façon. Hein ! Donc c'est vrai qu'on reste quand même sur les critères
53
pour une attribution d'aide commun à toutes les familles. Simplement c'est vrai que, on
essaye de, quand on connaît un petit peu les réseaux familiaux, quand on arrive à repérer
les réseaux familiaux, il y a quand même la solidarité familiale qui joue chez les gitans.
Hein, bon on sait qu'il, a des réseaux. Et donc par rapport à des fonctionnements gitans
qui sont bon très demandeurs, très pleureurs, bon qui sont souvent, qui nous racontent des
histoires hein, donc nous on a quand même des techniques ne serait ce que d'entretiens,
des techniques de vérifications pour évaluer bon si la demande est justifiée ou pas. Mais
les critères restent les mêmes"146
Dans le discours de ce travailleur social, l'interférence de la question gitane dans les
politiques sociales ne peut être comprise qu'en référence à la longue durée historique qui
caractérise les sociétés occidentales, et à au processus de construction de l'aide sociale. Le Gitan
de Perpignan devient ici l'incarnation contemporaine d'une figure historique de la pauvreté. Il
prend ainsi les traits du mauvais pauvre ou du faux pauvre, c'est à dire de celui que l'on
soupçonne à priori d'essayer de se démettre volontairement de l'obligation morale de gagner sa
vie à la sueur de son front par le travail, et de tenter de se fondre dans les handicapatologies qui
justifient l'octroi des subsides de la charité publique. Ce soupçon qui pèse collectivement sur les
Gitans dépasse le cadre du seule discours de ce travailleur social comme en atteste la rumeur qui
voudrait que la grossesse des Gitans soit liée à l'existence d'une allocation sur l'obésité. Il justifie
un à priori stigmatisant qui en appelant une vigilance accrue de la part des travailleurs sociaux,
excluent les Gitans des vertus du principe égalitaire.
Les initiatives liées à la problématique de la scolarisation des enfants gitans147
n échappent quant à elles également pas aux contradictions existantes entre les aspirations
mythologiques à l'égalitarisme républicain et la reconnaissance dans la pratique d'une spécificité
gitane. Ces contradictions paraissent même exacerbées par le poids du lien historique entre
l'idéologie républicaine et l'école. C'est ainsi que les réunions organisées par l'inspection
académique des Pyrénées-Orientales sur le problème de la scolarisation des enfants gitans
commencent par un rappel des principes fondateurs de l'institution dans notre pays. Pourtant, le
thème même de ces réunions en conférant à la scolarité des enfants gitans un caractère
problématique, contient une reconnaissance de la spécificité gitane, accepte que la question
gitane interfère avec la question scolaire, et rend ainsi possible un traitement de type
différentialiste. C'est ainsi que les initiatives développées sur le champ de l'école oscillent
structurellement entre la négation idéologique de la question gitane et sa reconnaissance
pratique. Dans ce contexte, L'important devient pour le chercheur de repérer les ruptures
historiques et d'identifier dans quelles circonstances se privilégient l'un au détriment de l'autre.
Dans l'initiative de l'inspection académique, il est ainsi significatif que le repérage de la
communauté gitane résulte d'une série de constats négatifs tels que l'absentéisme plus élevé ou
encore l'échec scolaire plus important des enfants. Elle est de ce fait contemporaine des
politiques d'insertion et des politiques de la ville dont elle reprend la logique de discrimination
positive. C'est en effet le constat d'une déficience collective d'un groupe donné que l'action
publique se doit de combler par une série d'effort de tous ordres (de compréhension, financier,
d'actions) qui légitime la convocation de ces réunions. On se doit cependant de relever que ce
'
146
Entretien avec une assistante sociale.
Cf le paragraphe l'école norme coutumière, raison éducative et «terrorisme républicain» in L. AssierAndrieu Entre grâce et disgrâce - Les Gitans, la ville et la culture. Essai d'anthropologie des politiques
publiques, op. cit., p. 17.
147
54
désir d'insertion se heurte au mythe fondateurs lorsque un enseignant évoque l'idée de l'usage du
catalan, langue maternelle de ces enfants, pour faciliter leur apprentissage. L'invocation des
principes républicains par les autorités académiques pour révoquer cette idée exclut ici
paradoxalement les enfants gitans des -bienfaits intégrateurs de l'école, et participe à la logique
de domination que nous décrivions précédemment. Peut-on en effet objectivement accepter et
affirmer qu'un groupe catalanophone, parlant couramment français, et possédant pour beaucoup
un niveau oral de castillan plus qu'acceptable, soit inapte à toute intégration au système
économique dominant alors que dans le contexte actuel de construction européenne, il vit à
vingt minute de l'Espagne, et de la Catalogne qui tout en faisant dans les faits du catalan sa
langue officielle a porté cet Etat vers ce qu'au sud les journalistes espagnols appellent parfois la
première division 148 de la communauté européenne? Notons que si à Perpignan les autorités
académiques se montrent réticentes à la simple instauration d'un bilinguisme de fait dans les
classes fréquentées par des enfants gitans, les élites perpignanaises francophones locales tendent
quant à elles à envoyer leurs enfants dans des écoles bilingues pour qu'ils puissent profiter de la
dynamique engendrée par la proximité de Barcelone. On voit à travers cet exemple comment
l'action publique en milieu gitan peut renforcer la logique de domination, lorsqu'elle refuse de
sélectionner dans la culture comme mode opératoire les éléments susceptibles de permettre une
intégration collective de la communauté.
IV L'insertion par la musique : reconnaissance collective et discrimination positive
Le projet initial élaboré par Guy Bertrand d'insertion des Gitans par la musique prend
quant à lui le contre pied de l'action de l'éducation nationale en initiant une véritable démarche
de discrimination positive. Dans sa première phase149, en juxtaposant à un travail sur les
techniques musicales, un programme de formation diplômant que suivront 19 personnes, il
signale un déficit en la matière, et postule la nécessité d'y remédier comme condition préalable à
la réalisation de l'objectif d'insertion économique et professionnelle des musiciens sélectionnés :
"
on s'est rendu compte qu'en fait la musique était un moyen important, un moyen premier
pour nous ( ..) de montrer que finalement ces gitans qui souvent sont des bannis, sont des
gens qui sont hors circuits avaient une véritable richesse. Et bien ce qu'on a voulu c'est
leur donner justement confiance en eux, de se dire que ce qu'ils pouvaient sur le plan du
marché, entre guillemet international et national faire quelque chose, réaliser, se réaliser,
en tant qu'individus dans une société mondiale large. De montrer ça à leurs enfants à
leurs neveux, à tous ceux qui cohabitent avec eux. Et de leur montrer que finalement ils
peuvent arriver à quelque chose avec peut être un sentiment d'étude, de mise en valeur de
leur propre cultures avec et pour cela forcément faire peut être des efforts sur des niveaux
auxquels ils auraient jamais faits d'efforts Je pense apprentissage de l'écriture,
apprentissage de la langue, apprentissage de la langue, apprentissage, enfin je sais pas
d'une scolarisation quelconque, de façon à monter un petit peu leur savoir, et l'amener sur
un rayonnement tout à fait autre"150
148
Métaphore utilisée en Espagne pour évoquer l'entrée de ce pays dans l'Europe de Maastricht et souvent
perçu dans les discours politiques et médiatiques comme la réussite à un examen de modernité.
149
Cf., la contribution de G. Fonbonne, Tekameli ou les paradoxes de la réussite.
150
D. Tosi in Le cœur gitan, de San-Jaume Son, film réalisé par l'AMIC en 1992.
55
Dans ce discours qui a le mérite de traduire l'esprit qui animait le projet initial, le déficit
justifiant l'action est traduit en terme d'apprentissage. Sa stigmatisation révèle en soi une tension
culturelle sur la notion d'apprentissage ; à la conception gitane de l'apprentissage qui va voir
progressivement l'enfant par imitation, et grâce aux dons naturels des Gitans pour la musique,
copier ses aînés jusqu'à une forme toujours très subjective de perfection, il oppose une
conception «moderne» valorisant l'apprentissage intellectuel d'une technicité.
Cette opposition quant au sens culturel du concept "d'apprentissage" traverse, des premières
actions conduites par Guy Bertrand au conservatoire de Perpignan jusqu'à la Casa Musicale,
toute l'idée d'insertion des Gitans par la musique. Lorsque aujourd'hui, les animateurs de la Casa
Musicale comparent l'attitude des jeunes musiciens gitans à celles des jeunes maghrébins, et
stigmatisent leur côté désinvolte, leur manque de professionnalisme, et leur refus de jouer pour
des "paios" autrement que dans le cadre d'un rapport tarifé, ils révèlent une profonde opposition
sur le sens culturel de la musique qui dépasse le simple cadre de l'apprentissage , Si la musique
constitue pour les gitans un acte communautaire, festive et/ou spirituel avant une profession,
elle est pensée par animateurs du projet comme un moyen d'insertion. L'idée d'insertion par la
musique qui sous-tend l'existence de la Casa Musicale fait ainsi peser une tension permanente
entre ces deux conceptions culturelles de la musique que doivent gérer quotidiennement dans
des interactions permanentes les animateurs de la Casa Musicale. Il faut alors toute l'habileté de
Garth, véritable gestionnaire au quotidien des rapports de l'institution avec une jeunesse souvent
dès plus turbulente pour dépasser cette tension structurelle. Irlandais, il possède en effet un
rapport à la musique autre qui sait associer ses dimensions festives et spirituelles avec la
nécessité d'arriver à vivre comme le font dans un contexte social difficile un nombre
considérable de petits groupes irlandais. Il constitue ainsi un passeur de frontières entre les
conceptions occidentales et gitane de la musique, d'autant plus efficace qu'il représente pour ces
derniers un type de "paio" jusqu'alors non identifié dans le contexte local.
La volonté de tendre vers une insertion professionnelle des jeunes musiciens à partir d'un
véritable travail de recherche et de création musicale constitue un choix délibéré de la Casa
Musicale. L'insertion constitue en effet ce que Louis Assier-Andrieu nomme un "concept normatif
vide"151. Non définie législativement, l'idée d'insertion est formalisée en pratique par les
travailleurs sociaux selon les termes d'un contrat explicite ou implicite, établi à partir d'une
évaluation des potentialités de l'intéressé, et négocié plus ou moins autoritairement avec ces
derniers. De ce fait, elle se concrétise en une déclinaison de possibilités entre deux pôles révélant
une conception minimale et une conception maximale de ce qu'insérer signifie. Pour les contrats
RMI, et selon les organismes instructeurs, ils vont ainsi de l'injonction faite à un individu de venir
commenter l'actualité avec le personnel d'une association à la négociation d'un protocole d'accord
incluant une formation professionnelles, la recherche d'un stage, et une sortie vers la vie
professionnelle. Le contenu dépend nous l'avons vu d'une évaluation des potentialités de l'individu
par le travailleur social. Traditionnellement, plus l'individu est jugé désocialisé plus la contre
partie au RMI l'éloigne de l'insertion professionnelle pour le situer dans de l'occupationnel. A
Perpignan, les Gitans sont généralement situés dans ce pôle faible de l'insertion. Pour les mères de
familles, la contre partie du RMI constitue souvent un engagement de leur part à faire respecter
par leurs enfants l'obligation de scolarité. Une assistante sociale, travaillant en polyvalente de
secteur nous confiait la difficulté à faire rentrer les Gitans dans un contrat d'insertion :
151
Cf L Assier-Andrieu, "La cité doit-elle produire la société ? Cohérences institutionnelles et politiques
de cohésions sociales à Perpignan" in Eléments d'analyse de recherche de la politique de la ville à
Perpignan, op. Cit,.
56
Ils sont tellement dans un fonctionnement de non effort que déjà tout petit, que bon
quand on leur demande un effort on arrive parachuté là. Je crois qu'on est pris comme des
gens qui venons faire de la morale, qui bon, venons les déranger dans leurs
fonctionnement. C'est pas toujours bien accepté (...) Là je viens d'inclure dans un contrat
d'insertion, la semaine dernière, un jeune qui vient de sortir de prison. Un jeune qui est
mineur, il a dix sept ans. Je l'ai inclus volontairement dans le contrat d'insertion, en lui
disant attention tu signes le contrat d'insertion avec ta mère, tu vas aller t'inscrire à l'A.N
P.E, enfin j'ai essayé de faire avec lui projet.. Mais bon. On essaye de faire des projets
comme ça, qu'il aille à l'A. N. P.E, je l'ai orienté vers un traitement de soin, on essaye de
voir. mais bon on a l'impression vraiment que c'est des gouttes d'eaux. Bon quand j'ai été
le voir à onze heures il était couché, il dormait. Alors je lui ai parlé d'un stage qu'on
pourrait lui proposer éventuellement d'alphabétisation. Il a commencé à ouvrir des grands
yeux . Puis il me dit ce sera l'après midi. Je lui ai dis et bien si c'est le matin tu te lèveras.
En fait son inquiétude, c'était de savoir si son stage ce serait le matin parce qu'il faudrait
se lever. Voilà c'est le travail au quotidien avec des familles qui vous renvoie ce genre de
perception disons de leur fonctionnement de tic qui est comme ça depuis tout petit.152
Relevons ici que le projet d'insertion des Gitans par la musique s'inscrivait au début
dans une conception haute de l'insertion. Il était pensé non comme de l'occupationnel dont le but
aurait été d'éviter que de jeunes marginaux ne viennent troubler un ordre social inégalitaire en
utilisant leur trop plein de temps libre par quelques incivilités, mais comme un apprentissage
musical devant permettre aux plus talentueux d'accéder à une autonomie financière. Cette
conception que nous avons qualifié de maximale de l'insertion se heurte cependant en pratique à
deux contraintes majeures qui dans l'action sont toujours susceptibles de ramener le projet vers
de l'occupationnel: les possibilités d'accès au marché musical et la capacité d'adaptation de ces
jeunes musiciens talentueux aux contraintes du marché.
Le traitement de la question gitane à Perpignan oscille à travers l'histoire entre leur
constitution en symbole de l'altérité et la négation de toute différence. L'identification actuelle
de ces deux pôles contradictoires des théories de l'altérité forgées au cours des siècles dans
l'Occident chrétien dans l'ensemble des sollicitations publiques destinées aux Gitans, et parfois
même au sein d'une même initiative, illustre l'éclatement et la confusion de sens qui prévaut
actuellement. L'affirmation d'une logique de discrimination positive à l'origine de la mise en
place de la Casa Musicale peut agir comme un facteur déterminant dans la mise en pratique d'un
mode traitement de la question gitane sachant trouver une juste mesure entre d'une part la
reconnaissance et le respect de l'altérité, et d'autre part l'affirmation d'une « gitanité » insérée à
la société englobante parce qu'ouverte au changement social.
152
Entretien avec une assistante sociale
57
CHAPITRE II
L'EXPÉRIENCE "TEKAMELI" OU LES PARADOXES DE LA RÉUSSITE
GUILLAUME FONBONNE
L'histoire des Tekameli est celle d'une success story, : de jeunes musiciens gitans faisant
l'objet d'un programme d'aide a la réinsertion qui deviennent un groupes de professionnels et
accèdent a la reconnaissance internationale. C' est à la trajectoire de ces musiciens que nous allons
nous intéresser ici.
Le groupe Tekameli: histoire et trajectoire
Le groupe Tekameli153 est le fruit de l'action musicale menée dans les quartiers de
Saint-Jacques et du Bas-Vernet de Perpignan depuis une dizaine d'années. En 1989, Daniel Tosi,
directeur du conservatoire de Perpignan décide de mettre en place un nouveau département
"
musique traditionnelle/musique nouvelle" dont il confie la direction à Guy Bertrand, venu pour
l'occasion de Toulouse. En quelques mois, celui-ci va s'immerger totalement dans le milieu gitan,
multipliant les rencontres avec des musiciens gitan des quartiers de Saint-Jacques et du BasVernet. Une association voit le jour, " Perpignan Roussillon Action Musique " . Son objectif :
153
Tekameli signifie "je t'aime / je te veux"
58
" remobiliser, redonner confiance, susciter ou inventer des scènes pour les musiciens, car
l'immense potentiel musical semble en léthargie '154.
Son idée est de développer et de faire connaître la culture musicale de cette communauté. A la
fois musicien, animateur et militant de la "musique du monde", il incarne ce que Le Play
désigne sous le nom d"autorité sociale", une personnalité exemplaire qui se reconnaît au respect
de ceux qui acceptent son influence 155
C'est en tant que musicien, qu'il a été fasciné par le rapport des Gitans a la musique et en tant
qu'animateur qu'il va mener une action concrète. La mise en place du revenu minimum
d'insertion et des mesures d'accompagnement qu'il prévoit sont l'occasion d'entreprendre un
travail de terrain qui va prendre pour objet la mémoire musicale et la pratique musicale, sous la
forme d'ateliers destinés à mettre des musiciens en situation professionnelle et à diffuser leur
musique. Ces ateliers aboutiront à un premier concert pour une trentaine de ces musiciens, qui
se produiront au festival d'été de Nantes en 1990. Parmi ces groupes se distinguent Tekameli,
Chabo et Els Rumberos Catalans.
D'autres concerts suivront, puis un album, "Musiciens gitans de Perpignan", enregistré au
département "musiques traditionnelles" du conservatoire de Perpignan, réunissant ces musiciens
sera édité.156 Une dynamique est en place : dés lors la démarche va tendre à devenir davantage
professionnelle : stages entre professionnels, investissement dans le matériel.. Les médias
nationaux et internationaux vont s'intéresser a ces jeunes musiciens157. Une association en marge
du conservatoire voit le jour, l'Association musicale interculturelle catalane (AMIC)158.En
Catalan « amic » signifie « ami ». Destinée a gérer et dynamiser l'action musicale, sa naissance
témoigne du positionnement de Guy Bertrand, qui est un positionnement a la fois spécifique et
ouvert. Elle fera l'objet d'un financement dans le cadre du projet PAQUE159 .Son action va
concerner une quinzaine de jeunes Gitans et Gitanes âgés de 16 a 25 ans. L' AMIC poursuit un
double objectif : une formation musicale et une formation d'enseignement général, qui
encourage un travail sur la mémoire et le recueil de témoignage des aînés. Pascal Valles, Moïse
et Salomon Espinas, musiciens du groupe Tekameli participeront à ce programme. Le
programme PAQUE prendra fin en 1994. Aujourd’hui les membres du groupe Tekameli ont le
statut d'intermittents du spectacle et ont signé en juin 1998 un contrat de production avec la
maison de disque Sony.
A l'origine les futurs membres du groupes ne se connaissaient pas. Ils sont issus de
différents quartiers de Perpignan. A Perpignan, bien que Saint-Jacques concentre l'imagerie, le
pittoresque, l'identification gitanes, la plus grande partie de cette population est répartie sur trois
endroits : Saint-Jacques, qui se trouve dans le centre historique de la ville.; la cité du nouveau
logis et les HLM de 1' avenue de l'aérodrome. Ces deux derniers lieux sont situés dans le
quartier du Vernet, dans la périphérie nord de la ville. Ces lieux constituent ce que J-P Escudero
désigne comme "espaces gitans". Longtemps confinés dans ces quartiers spécifiques,
154
G. Bertrand, in G. Bertrand, J-P Escudero, "Musiciens gitans de Perpignan", Etudes Tsiganes, 1994, p. 47.
Cf. Louis Assier Andrieu, Entre grâce et disgrâce : la musique, la culture et le social.
156
Musiciens Gitans de Perpignan/ De Sant Jaume Son, 1991, distribué par Média 7.
157
Ainsi la chaîne Franco-Allemande Arte a diffusé un reportage consacré aux musiciens gitans de Perpignan
dans le carde de l'émission "Mégamix" en 1994.
158
Après quelques balbutiements à l'automne 1992, l'AMIC, association loi de 1901 est officiellement déclarée
en 1993.
159
Préparation Active à la Qualification et à l'Emploi. C'est une convention passée entre la délégation régionale
à la formation professionnelle, représentant le Ministère du Travail, et différents organismes de formation, ici le
Greta.
155
59
ces espaces montreraient aujourd'hui des signes d'émiettement hors de leurs limites habituelles,
dans l'ensemble de l'espace urbain.
Les frères Jeremy, Moïse et Salomon Espinas, ainsi que leur oncle Jérôme Espinas sont
issus du quartier Saint-Jacques, qui se trouve au centre de Perpignan. Ils sont les petit fils
d'Emmanuel Cargol, un prédicateur évangéliste gitan, qui était également un musicien et qui fût,
lorsque la salsa est apparue à Perpignan, l'un des premiers "salseros" Gitan de Perpignan. Les
"
salseros" nous renvoient à la riche histoire musicale de la "rumba" gitane de Perpignan160 . Cette
musique puiserait ses origines européennes dans les quartiers Gracia et Hostafrancs de Barcelone,
a la fin des années 1950 et serait un mélange de flamenco et d'influence cubaine. Cette musique
sera introduite a Perpignan par l'entremise d'une famille, les Gimenez-Saadna . A la fin des années
1970 une nouvelle musique cubaine fait son apparition, la salsa. Dans la communauté gitane
Perpignanaise, les musiciens influencé par cette musique seront appelés « salséros ». A Perpignan
Manuel Cargol fit de ceux là. Plus tard ce virtuose des "congas" préférera se consacrer à la
direction de l'orchestre de l'assemblée. Son fils "Joanet", père de Jérémy, Moïse et Salomon, va
s'impliquer très fortement a la fois dans la musique et dans la religion en écrivant de nombreux
chants religieux .
Les autres membres du groupe, Pascal Vallés, Antoine "Tato" Garcia et Jean Soler, dit
Jeannot" sont du quartier du Vernet, a la périphérie de Perpignan. Jeannot et Tato résidaient
dans la cité HLM "Peyrestortes", surnommée par ses habitants et ses riverains "Chicago " ou "le
Bronx". L'image négative de cette cité est attribuée à une partie de ses habitants, les arrivants les
plus récents, gitans hispanophones, couramment qualifiés d'espagnols, bien qu'ils viennent pour
la plupart de différentes régions de l'hexagone. La réponse pratique a cette rumeur publique est
d'écarter ses habitants de la sollicitude englobante envers les Gitans. Pascal Vallés, résidait dans
la cité du "nouveau logis" qui tire son nom de son origine : elle fut construite à quelques mètres
en face d'un anciens ensemble d' habitation, " la cité Bellus", qui fut détruite a cette occasion.
Cette ancienne cité "Bellus " avait elle même était érigée dans les années 60 en lieu et place d'un
Bidonville occupé par des gitans chassés d'un autre endroit de la ville.161
Pascal Vallés a été initié a la musique par un oncle, le demi-frère de sa mère, "Chabo", qui s'était
produit professionnellement, mais qui est surtout lié à la famille Saadna, dont nous avons
évoqué le rôle important dans l'introduction de la rumba chez les gitans Perpignanais.
"
Les Gitans du quartier Saint-Jacques et ceux du Vernet entretiennent entre eux une
certaine distance qui s'exprime dans le discours des uns et des autres. Cette distance se traduit
aussi par une certaine rivalité autour du patrimoine musical que chaque famille garde
jalousement. "Etre gitan, c'est l'art de cultiver sa différence" nous confiera J.-P. Escudero. Cela se
décline de la différentiation par rapport au non gitan, à la différentiation entre quartier, entre
famille, entre individu. Par son travail, Guy Bertrand va créer de nouveaux ponts entre les
musiciens de ces différents quartiers, en les engageant à travailler sur la mémoire musicale, sur
leur patrimoine musical, ils vont reconstituer ensemble un patrimoine commun. Les Tekameli
vont construire leur succès autour d'une musique qui trouve sa source dans le répertoire
160
Cf. J-P Escudero, "à propos de la Rumba...", in J-P Bertrand, J-P Escudero, Musiciens gitans de
Perpignan, op. Cit., p. 48
161
L'histoire de cette Cité est développé par Christophe Charras dans la première partie de son article
« les enjeux historique de la question Gitane : exclure ou sédentariser ».
60
traditionnel de fête, mais aussi par l'interprétation par les frères Espinas de chant religieux
issus du répertoire familial ou entendu dans les églises évangéliques de Perpignan
L'acquisition d'un statut exemplaire
En même temps qu'ils accèdent à la reconnaissance médiatique et à celle du marché, les
Tekameli se constituent en modèle de réussite. Nous l'avons dit, ce groupe est le fruit de l'action
musicale engagé par le conservatoire, on peut en attribuer la paternité a Guy Bertrand qui a
provoqué la rencontre entre ces musiciens, qui au départ ne se connaissaient pas., et les a
accompagné jusqu'aux studios Sony à Paris. Leur succès, c'est celui de leur talent de musiciens,
bien sur, mais c'est aussi celui des politiques publiques qui les ont financés, et celui de ce mode
original d'intervention qui se situe entre l'action sociale et la politique culturelle et dont D. Tosi
nous livre ici l'esprit:
" on c'est rendu compte, en fait, que la musique était un moyen important, un moyen premier
pour nous et pour les personnalités de Perpignan, ceux qui s'intéressent a la musique, de
montrer que finalement ces Gitans qui souvent sont des bannis, sont des gens qui sont hors
circuit, , avaient une véritable richesse, et, partant de cette richesse, ce qu'on a voulu faire c'est
leur donner confiance en eux, leur montrer que sur le plan du marché, ils pouvaient, sur un
marché entre guillemets « national, » « international » ils pouvaient en tant qu'individu, se
réaliser, dans une société mondiale large. De montrer ça à leurs enfants, à leurs neveux, à tous
ceux qui cohabitent avec eux, et de leur montrer que finalement ils peuvent arriver à quelque
chose avec un sentiment d'étude, de mise en valeur peut-être de leur propre culture, et pour cela
peut-être faire des efforts sur des niveaux auxquels ils n'auraient jamais fait d'effort 162
Dans ce discours la musique est conçu comme une médiation en soi. C'est un discours de pair,
de musicien à musicien, dans lequel la notion d'effort est directement intelligible et productif.
D'autre part il situe l'exclusivité de la source musicale gitane dans le répertoire, en sus de la
prédisposition génétique radicalisante.
Le succès des Tekameli offre donc l'occasion de faire passer un certain nombre de messages :
− ils permettent de visibiliser l'action entreprise.
− de légitimer une méthode.
− ils sont érigés en exemple à destination de la population gitane.
− à destination des non gitans, en leur donnant une autre image de cette communauté.
Le succès des Tekameli en a fait un modèle de réussite. Ils sont devenus les
ambassadeurs de la culture musicale de la communauté gitane de Perpignan dans le monde entier
: participation aux festivals de Winnipeg et Vancouver, Canada en 1993, concerts en Australie, et
à l'automne1998 une tournée de quarante concerts est prévue aux Etats-Unis. Cette situation place
ses membres dans une sorte d'entre deux culturel : en sortant du "quartier" en devenant intermittent
du spectacle ils sont intégrés dans la société englobante la plus globale qui soit. Or, en même
temps, ils sont aussi d'une certaine manière les représentants d'une identité spécifique, (ainsi leurs
albums sont classés sous l'étiquette "musique du monde"). Ils sont de ce fait régulièrement
sommés de tenir un discours sur leur communauté et son intégration :
162
D. Tosi in Le cœur gitan, de Sant-Jaume son film réalisé par 1’association Perpignan d’action musicale en
1992.
61
" avant, les gitans c'est vrai ils étaient mal vu. Bon, c'est vrai, parfois, surtout les jeunes, ils
font des bêtises, tout ça... mais maintenant grâce a la musique c'est pas pareil… il y a moins de
racisme aussi"163. "C'est vrai qu'il y a beaucoup de gitan , des jeunes qui se droguent. Il faut
les intégrer un peu plus dans la société. Il y a beaucoup de Gitans, on sait, c'est la musique.
"164
"
Les gens, maintenant, ils nous regardent différemment. Maintenant, quand on nous
regardent, on pense pas du mal de nous et ça nous fait plaisir.... C'est normal, le gitan avant
c'était un voleur de poules comme on disait.... c'était pas des choses méchantes qu'ils faisaient
mais ils. se faisaient mal voir : ils renversaient les poubelles dehors, les enfants allaient pas a
l'école...les gens se disaient " mais qu'est ce que c'est que ces gens là, ce sont des sauvages ou
quoi ? " c'est normal... mais maintenant le gitan c'est un regard différent des gens, avant les
gens ils avaient pas le même regard."165
Ce qui se joue dans ce type de discours, c'est la négociation même de la nature de
l identité gitane. Les Tekameli nous livrent une analyse, opérée du point de vue particulier de
Gitans que leur statut d'exemple autorise a être entendu, des rapport de la société gitane avec le
reste de la société. Les catégories utilisées par les membres de la société englobante pour les
appréhender sont mise a plat, les problèmes internes de cette population sont exprimés. Il est
singulier de constater que ce type de phénomènes fait l'objet de réflexion de la part de
spécialistes du social qui tendent a le formaliser : ainsi, Bertrand Schwartz a initié depuis 1992
à travers une association, "moderniser sans exclure" une démarche "d'automédiatisation"166.
L'idée de son initiateur est de faire participer les personnes des quartiers sensibles, les
personnes a faible niveau de qualifiquation, au débat sur l'insertion. En faisant d'eux des
interlocuteurs dynamiques, cette automédiatisation permet, selon ses promoteurs, de modifier
les représentations a priori que chacun se fait des autres, et grâce à cette compréhension
mutuelle d'accroître l'efficacité des dispositifs imaginés. En pratique, cela consiste a réunir une
fois par semaine un petit groupe de volontaires partageant une même situation avec un
intervenant pour débattre de leur situation sous l'oeil d'une caméra. Le film est ensuite présenté
aux décideurs impliqués afin de susciter un débat lui même filmé. Cette seconde mouture est à
son tour présenté a un cercle plus large d'interlocuteurs. Le but est de toucher ainsi
progressivement tous les partenaires concernés à un titre ou à un autre. Ainsi par le truchement
d'une caméra on introduit cet effet de distanciation par rapport à sa situation, à ses
appartenances. Manifestement le nouveau rapport ainsi construit s'inscrit dans la démarche
récurrente des politiques publiques, de demande de participation de ceux qui en font l'objet .
'
Cette appartenance multiple est illustré de façon frappante par la trajectoire résidentielle
de Moïse Espinas : à mesure des succès des Tekameli, il déménage successivement de la rue
des farines, au cœur du quartier Saint-Jacques, à la rue Emile-Zola qui se situe a la lisière de ce
quartier, puis il s'installera boulevard Aristide Briand, frontière entre le quartier Saint-Jacques
et le quartier Saint-Gauderique qui est un quartier résidentiel majoritairement habité par des
classes moyennes, dans un immeuble qui fait face au quartier Saint-Jacques, mais de l'autre
coté du boulevard: "là ou il y a les docteurs." Déclare Moïse pour désigner sa nouvelle adresse.
La fête d'anniversaire de son fils, événement emblématique, donne de façon plus significative
encore, la mesure de cette tension entre son identité gitane et son intégration a la société
englobante. Nous avons la chance d'y être convié depuis six ans. Nous avons fait la
163
France Culture a consacré en décembre 1994 une émission, les nuits magnétiques, a Tekameli intitulée
"Nuit gitane à Perpignan"
164
ibid
165
Moïse Espinas, Extrait du film Le cœur gitan, op. cit.,
166
Cf, rapport de synthèse du forum débat jeunesse et délinquance urbaine, 15 mai 1998, Aix en Provence.
62
connaissance de Moïse lorsqu'il habitait rue Emile-Zola, par l'intermédiaire d'amis qui
habitaient le même immeuble. Il s'agit d'une fête de famille à laquelle sont conviés des
non gitans, ce qui en soi n'est pas très répandu dans le milieu gitan : à tel point que lors
d'une de ces fêtes l'arrivée d'un petit groupe de non gitans déclencha une réaction
d'affolement de la part d'enfants gitans jouant dans l'escalier qui conduisait a l'appartement
et qui ne les connaissaient pas. Ils s'en furent sur le champs prévenir les autres convives de
cette intrusion en hurlant... Ce qui n'était au départ qu'une fête familiale s'agrandit au fil
des années et s'institutionnalisa pour devenir une sorte de mise en scène de sa double
appartenance
L'impact sur les jeunes.
Nous avons souligné la dimension exemplaire du succès du groupe Tekameli, et sa
fonction de modèle pour la jeunesse qui lui est attribué. .En 1993 l'adjoint au maire de
Perpignan déclarait :
" A l'heure où on se penche sur certains quartiers des villes, certains quartiers où pouvait
régner une certaine insécurité, où on a pris conscience des problèmes qui se posait,
notamment des problèmes de la jeunesse, il est certain que des opérations de réhabilitation
sociale peuvent passer par la musique. Notamment dans des quartiers où la tradition
ancestrale était aussi profonde qu'elle le sont ici .il est certain que les amener à mettre en
valeur leur culture c'est les valoriser eux même. Donc en effet, pour ces jeunes enfants, voir
des aînés qui son peut-être en train de devenir des professionnels ( ..) qui sont en train de
prendre un métier au lieu de rester inactif ( ..) c'est un meilleur exemple que celui de
traîner dans les rues à ne rien faire."
En 1994, la réussite des Tekaméli n'est pas encore ce qu'elle va devenir, mais elle n'est
déjà pas négligeable. Dans le discours qui précède, la politique musicale est pensée comme
s'inscrivant dans le cadre des politiques sociales urbaines, dont l'objectif principal serait la lutte
contre l'insécurité, qui nécessite de se pencher sur les problèmes de la jeunesse de "certains
quartiers". Il est entendu, sans qu'ils soient nommés, que Saint-Jacques et le Vernet font partie
63
de ces quartiers, en fait il ne s'agit que d'eux, et que les jeunes dont il est question sont
essentiellement les jeunes Gitans. Leur relation à la musique est qualifiée de "tradition ancestrale",
qui nous renvoie a l'idée d'une qualité intemporelle du « peuple » assimilé dans la plupart des
discours a un caractère inné, héréditaire de l'aptitude musicale chez les Gitans. Ce marquage
ethnique, associé à l'imputation implicite de leur responsabilité dans les problèmes évoqués
structure un raisonnement dans lequel la musique est envisagée comme un moyen de canaliser
une jeunesse déviante par nature. Cette conception aboutit à considérer qu'il y aurait une double
nature gitane, avec deux propentions intrinsèquement « ethniques », pour la musique et pour la
délinquance. Les Gitans ont totalement intégré cette image de leur culture qui leur est renvoyée :
" Si tu veux attraper un poisson, tu mets un ver au bout d'un hameçon, si tu veux attraper un
Gitan c'est la musique..."167
" Le Gitan en lui même est musicien. C'est en lui même. Parce que le père, par exemple, jouera et
chantera et un bambin de deux ans il commencera a danser et chanter aussi, parce qu'il voit le
père qui joue de la guitare et qui chante et il apprend les accords à son fils. Et son fils peut-être
plus tard sera plus fort que le père, ça s'est vu. "168
La musique est associé a un type d'apprentissage, l'apprentissage par imitation, qui est
différent de la conception classique de l'enseignement mais il qui exige aussi une certaine
discipline : "si tu joues il faut écouter les autres". Toutefois la pratique de la musique comme
moyen d'insertion professionnelle reste aléatoire, comme en témoigne cette assistante sociale de
Saint-Jacques qui explique ne pas avoir signer un seul contrat d'insertion relatif à la musique. On
peut chercher une explication a cela dans le rapport particulier qu'entretiennent les Gitans à la
musique : "la musique est un plaisir et non pas un travail" répondra une figure de Saint-Jacques à
qui il était demandé ce qu'il pensait de la musique devenue espoir d'insertion professionnelle.
Mais on peut également entrevoir un autre type de réponse en s'interrogeant sur les tensions qui
traversent ce mode d'intervention. Guy Bertrand a une vision inter-génerationnelle et
universalisante de la musique. Sa démarche participe tout a la fois de sa sensibilité de musicien et
de sa pratique anthropologique. On pourrait se demander jusqu'où cette conception de
l'universalité de la musique considérée d'un point de vue artistique est compatible avec une vision
de la culture comme élément d'intégration émanant d'une administration d'Etat. N'y aurait-il pas là
à l'œuvre deux logiques contradictoires?
167
Entretien avec un musicien
Pitou" Cargol in Le cœur gitan, op. cit.,
168 "
64
CHAPITRE III
"LE NOUVEAU PEUPLE" : LA MUSIQUE ET LE SACRÉ
KAREN ASNAR
La croyance mystique, pour les groupes tsiganes en général et les Gitans de Perpignan
en particulier, est une partie essentielle de leur cadre culturel, traditionnel et social. De quelque
manière que ce soit, elle est présente dans de nombreux moments du quotidien, sous forme de
mythes ou de rituels d'origine domestiques et collectifs. Ainsi sont inclues dans la religion un
grand nombre d'activités qui sont classées comme culturelles dans la communauté englobante.
Ainsi le chant possède cette double classification selon les groupes sociaux qui l'envisagent. Les
actions culturelles menées par les municipalités envers les populations gitanes tendent à
constater le chant et la musique comme éléments de culture indépendants et "typiques", comme
le flamenco par exemple. Mais cela serait oublier que pour les communautés évangélistes
gitanes surtout, la musique et le chant sont une composante de la religion et non seulement un
élément culturel, digne de faire l'objet d'une politique de même adjectif. Selon cette vision, la
musique sans volonté religieuse n'a pas vraiment de raison d'être, car "c'est pour Dieu que nous
chantons, pour sa gloire".169 Nous sommes ainsi confrontés à un certain décalage entre la
nécessité du chant dans la célébration évangéliste et le désir et la mise en place de politiques
culturelles faites par les institutions publiques des villes autour de la musique comme élément
proprement culturel. C'est dans cette optique que le groupe Tékaméli, sur sa célébrité, suscite
maintes réserves de la part des évangélistes, car ce groupe devenu commercial utilise les chants
religieux qui ne devraient être réservés qu'à un usage de célébration du Seigneur. "C'est pas bien
ce qu'ils font. Ils utilisent les chants religieux pour avoir de l'argent'.170 Bien sûr, il y aurait
moindre mal si ils voulaient évangéliser grâce à la musique. "Ils ne le font pas pour des bonnes
raisons".171 Le chant religieux comme activité culturelle est presque un "sacrilège", une
dénégation du sens profond de cette musique. Nous avons en général une idée caricaturale des
pratiques religieuses gitanes, comme l'image de ces femmes pleurant et criant, lors des
cérémonies catholiques, au pied des statues de vierges. Surtout, émerge le stéréotype d'une
communauté gitane catholique, symbolisé par le pèlerinage de Saintes-Maries-de-la-Mer Depuis
peu, une proportion importante ne l'est plus, elle reste chrétienne mais se tourne vers une
nouvelle façon de croire, plus en accord, dit-elle, avec la vérité de leur foi. Je voudrais présenter
ici les grandes lignes de cette nouvelle "religiosité" gitane de la communauté de Perpignan, afin
de comprendre ce qu'elle a bouleversé dans les structures et les rapports sociaux au sein du
groupe. Et surtout quelle en est son ampleur. Nous assistons ici à une véritable émergence d'une
nouvelle tendance, une mutation profonde de la société gitane en général.
169
David, pasteur, mars 1998.
Daniel, pasteur, répondant à la question : « Que pensez-vous des Tékaméli ?» mars 1998.
171
Vincent, pasteur, mars 1998.
170
65
Pour expliquer brièvement ma démarche de terrain, je me suis attachée à suivre les groupes
évangélistes gitans dans leur pratique religieuse, les réunions de prière et les missions. Pour un
meilleur rapport d'entente avec le groupe et permettre des relations plus personnelles, j'ai limité
mon observation à trois salles de Perpignan, dans les quartiers à forte représentation gitane. Les
descriptions détaillées de ces trois salles ainsi que le résultat ethnographique du terrain seront
retranscrits dans une seconde partie. Je voudrais revenir sur quelques définitions précises des
termes qui seront employés tout au long de ce texte, m'appuyant également sur les écrits de A.
Kovacs-Bosch et J. Baubérot.
Commençons par l'évangélisme: que signifie-t-il et qu'induit-il comme environnement
théologique? Selon la définition générale et générique, l'évangélisme est une volonté de revenir
aux préceptes de la Bible, de suivre les règles et discours du Livre. L'Eglise évangélique fait
partie du mouvement réformé pentecôtiste. D'origine américaine, comme les "assemblées de Dieu"
dont nous reparlerons plus tard, elle s'inspire du récit des Actes de Apôtres relatif à la venue de
l'Esprit Saint sur eux et les charismes qui en ont résulté, comme le don de guérison, la
glossolalie172. Les réunions sont structurées autour des chants, des récits de conversion et de
guérison173. Avec J. Baubérot ( 1993, p. 427), on peut dire que l'Église évangélique peut aussi être
appelée Eglise pentecôtiste, appellation selon le pays où elle est implantée. Les principes sont
précis et clairs: l'expérience de la conversion, les dons spirituels apportés par l'Esprit Saint
(glossolalie, prophétie, guérison), l'attente du retour du Christ, parfois avec une tendance
apocalyptique très marquée. Schématiquement, l'évangélisme est un mouvement religieux inclus
dans le pentecôtisme protestant qui "affirme sans réserve l'autorité de l'Écriture Sainte " (KovacsBosch A.,1995, p.14), c'est-à-dire des actes des Apôtres et qui a pour fondements l'expérience
personnelle et individuelle de la conversion par l'Esprit Saint, le baptême à l'âge adulte par
immersion totale, les dons spirituels reçus lors de cette descente de l'Esprit (dons "visibles et
efficaces"), et les "miracles " qui en découlent, la volonté de suivre les principes "bibliques" de vie
(ne pas fumer, ni boire, pas de drogue, pas de violence, les femmes s'occupent du foyer...). Les
groupes de Perpignan se retrouvent dans cette peinture, et nous verrons plus tard qu'ils ne sont pas
isolés mais font partie d'une ensemble suivant les mêmes règles. Pour retranscrire au plus juste les
observations issues du travail de terrain, il m'a paru évident de devoir utiliser les termes courants
entendus lors des réunions. Ainsi, les mots " Seigneur, Dieu, Esprit Saint... " sont employés
régulièrement. Derrière ces mots, il y a bien sûr une croyance religieuse particulière. Il n'est pas
question ici de discuter des modalités de cette croyance, sa vérité ou non-vérité. Il ne sera pas non
plus dans le sujet d'expliquer en détail l'environnement théologique de cette religion. Nous
prendrons les termes tels qu'ils ont été dits dans leur contexte religieux et situationnel. Que
pouvait révéler ce changement de confession pour le groupe entier des Gitans de Perpignan et des
environs, quelles évolutions mettait-il à jour? Comme nous le verrons, la conversion des Gitans
s'est faite de manière très rapide et il convient de s'interroger sur la façon dont le mouvement
évangéliste a pu répondre aux attentes gitanes, avec quel impact En quoi, en d'autres termes,
l'adhésion massive des gitans à l'évangélisme, avec tout ce que cela implique de changements des
principes de vie a bouleversé le fonctionnement global de la communauté, les membres étant
étroitement liés les uns aux autres.
172
La glossolalie ou le parler en langue est un don reçu par un fidèle lors d'une réunion et dans une sorte de
transe il: prononce des paroles incompréhensibles par la plupart des personnes présentes. Il arrive souvent
qu'une autre personne de la salle, recevant le don d'interprétation, puisse traduire ses propos.
173
Chevalier J.(sous la dir. De), Les religions, Paris, CEPL, 1972.
Samuel, Les religions aujourd'hui, Lyon, Chroniques sociales, 1987.
66
Nous tenterons dans une troisième partie de donner sens à cette interrogation en nous appuyant
sur les observations et les entretiens faits auprès de la communauté. Ce chapitre sera construit
autour de trois points distincts, regroupant les différentes formes du changement social et
individuel: tout d'abord les modalités nouvelles de structuration du groupe gitan en fonction de
la place grandissante de l'évangélisme et de ses responsables religieux, dans un deuxième temps,
le phénomène d'intégration dans le groupe et par le groupe des individus plus ou moins
marginalisés, et enfin la nouvelle vision que les groupes évangélistes ont d'eux-mêmes à
l'intérieur de la communauté et surtout pour l'extérieur, le "paio", le non-gitan, en d'autres
termes un nouveau mode de présentation- représentation de « l'identité culturelle»
I- La Mission Evangéliste Tsigane (MET) et les évangéliste de Perpignan
Avant de continuer dans une réflexion plus approfondie, il est important de bien
comprendre dans quel cadre évoluent les groupes évangélistes gitans, de Perpignan et d'ailleurs.
Ils ne sont pas isolés mais inclus dans un vaste projet global, mondial. Cette notion de
participation à un tout, de relation avec l'extérieur sera développée plus avant. Découvrons tout
d'abord cette organisation qui est à l'origine de l'accession des Gitans à l'évangélisme, tel que
nous l'avons déjà défini. La communauté évangéliste gitane de Perpignan fait partie pour sa
majorité de la MET, Mission Evangéliste Tsigane. 174 C'est le pasteur Clément le Cossec, breton
et non-tsigane, qui est l'initiateur de la mission. Elle débute en 1952 et s'étend aujourd'hui, avec
la Mission Evangéliste Tsigane Mondiale dans trente-six pays. Un récit, qui prend la forme d'un
mythe fondateur, est régulièrement rappelé à la mémoire des fidèles, notamment dans la revue
"Vie et Lumière", éditée par la Mission sur les actions menées à travers le monde: une femme
tsigane, dont le fils gravement malade, est perdu pour la médecine officielle des " paios", va
suivre une réunion pentecôtiste et grâce à l'imposition des mains par les pasteurs, le fils est
miraculeusement sauvé. Le deuxième fils, après la guérison, voudrait se faire baptiser par
immersion mais cela lui est refusé car il n'est pas civilement marié et vit dans le «péché».
Rencontrant Clément le Gossec, alors pasteur à Rennes, il lui demande conseil. Lors de la
réunion de prière, le tsigane reçoit l'Esprit Saint et se met à « parler en langue ». Le Cossec
décide alors de baptiser par l'eau ceux qui l'ont déjà été par l'esprit, tsigano ou autres. Il va alors
devenir le moteur de l'évangélisation des "gens du voyage". Depuis 1975, La MET fait partie de
la Fédération protestante de France et reste très proche des assemblées de Dieu, autre
mouvement évangéliste. La MET veut rester officiellement reconnue car concernant une
population quelque peu en marge, elle ne voudrait pas rajouter aux craintes des responsables
politiques non-gitans, qui pourraient y voir un groupement de type sectaire. C'est pourquoi, lors
de ces missions sont régulièrement invités des responsables de la fédération protestante.
En ce qui concerne plus particulièrement les gitans de Perpignan, leur histoire dans
l'évangélisme est indissociable de celle de la MET. Ils commencent à se convertir dans les
années 50. Des familles entières viennent se regrouper pour former l'association " Vie et
Lumière" (nom tiré du titre de la revue éditée par la MET). Les hommes qui désirent devenir
pasteurs suivent une formation de quelques mois au Centre évangélique national de Nevoy.
Après plusieurs étapes d'apprentissage, où les "candidats" perfectionnent leur lecture,
174
Baubérot J., Ethnologie des faits religieux en Europe, op. cit.
67
s'exerçant sur la Bible, puis l'explication de passages de l'Ancien et du Nouveau Testament, ils
font l'expérience du prêche, où comment parler et illustrer pour un public moins averti des
concepts abstraits de croyance et de religion. Ils reçoivent enfin, après ces "épreuves", une carte
officialisant leur fonction de pasteur de la MET. Revenus à Perpignan, et en fonction des
besoins de la région ils deviennent d'abord aide-responsable puis responsable d'une salle.
Aujourd'hui, on dénombre environ 2000 baptisés gitans, précisément ceux qui sont passés par la
cérémonie du baptême, et ce chiffre est en progression constante par rapport à la population
gitane totale, dont 700 à 800 fidèles, qui assistent très régulièrement aux réunions de prière, le
dimanche et en semaine, cela tendant également à s'étendre, malgré l'assiduité que cela
implique, ce que nous verrons plus avant. Les pasteurs sont une quarantaine à Perpignan, en
formation ou "agréés", de tous âges. Ils ont bien cette fonction officielle mais ne sont pas
rémunérés pour l'exercer. C'est pourquoi la plupart continue de travailler parallèlement, en
général comme itinérant sur les marchés. Le plus ancien doit avoir dans les 65 ans, le plus jeune
25 ans. Ils sont dans le commerce de la fripe, des chaussures et des matelas. Au cours de leur
formation, au sein du même établissement, les pasteurs de tous horizons sont amenés à se
côtoyer, et ainsi, de semaine en semaine se tisse des liens de reconnaissance mutuelle. Un réseau
intense se constitue, reliant les régions, et les communautés, les unes aux autres, par le
déplacement régulier des pasteurs. En effet, ceux-ci s'invitent dans leurs salles respectivement
pour venir passer quelques jours ou quelques semaines et animer les réunions de prières chez
leurs hôtes. A cette occasion, des missions sont organisées par la ville qui reçoit. Nous
reviendrons plus en détail sur ces temps fort de la vie religieuse par la description de l'un d'eux.
Comme je l'évoquais précédemment, la majorité des lieux de prière sont dépendants de la MET,
dont la salle la plus importante de la région est celle du quartier Saint-Jacques. Seule une salle,
celle du Vernet, que nous nommerons Vernet 2, se détache de "Vie et Lumière". Le pasteur qui
la dirige a suivi les mêmes formations que les autres, dans les mêmes lieux, mais il a ensuite
désiré rester indépendant, et tous les fidèles de la salle avec lui. La raison en semble que la salle
Vernet 2 souhaite se détacher car ses pasteurs ont le projet d'organiser le groupe autour de règles
de vie plus strictes (les femmes toujours en jupes, ...). Une autre raison se retrouve dans les
origines des pasteurs: ceux de Vernet 2 font partis d'une famille très ancienne de Perpignan et
très attachée à la ville, au quartier, une sorte de bourgeoisie gitane par rapport aux itinérants qui
se sont installés plus tard dans le quartier Saint-Jacques. S'opposent ici deux intérêts qui créent
cette séparation cultuelle, qui pourrait amener à une lutte de pouvoir dans un proche avenir. Les
femmes ont vu une évolution de leur place au sein de la communauté évangéliste. Par les
principes religieux, "qui viennent de la Bible", elles sont tenues, après la timide émancipation de
ces dernières années, de reprendre le chemin du foyer et de l'éducation des enfants, ainsi que de
retrouver une tenue vestimentaire appropriée et plus ou moins stricte: le port de la jupe, des
robes et des hauts sobres, non transparents. Ce retour à une normativité que l'on a connu il y a
plusieurs générations est justifié par la volonté de suivre les préceptes de la Bible relativement
adaptés au groupe gitan.
II- Une ethnographe en milieu gitan :
Une présentation des salles de prière qui ont servi de point d'observation pour ce travail
s'impose.
68
La première salle, la plus grande de "Vie et Lumière" est celle du quartier Saint-Jacques. Située
dans le centre historique de Perpignan, où est regroupée un grande partie de la communauté
gitane de la ville, elle constitue le point essentiel de l'évangélisme de la région. Elle rassemble
près de 200 fidèles et nécessite six à sept pasteurs et aides pour la conduire, dont trois se
consacrent uniquement aux chants et à la musique lors des prières. Etant la salle la plus
importante, le pasteur qui en a la charge est également celui par qui passe les informations
venant de la MET et toutes les demandes de la part des salles à leur intention. Autant dire que
c'est un peu le pasteur responsable du département. Il est désigné par la MET elle- même. Le
pasteur de Saint-Jacques depuis maintenant plus de quinze ans se nomme Joanet Cargol. La
salle elle même est d'aspect simple. Au dessus de la porte se trouve un grand panneau annonçant
"
Vie et Lumière". L'intérieur est rempli de chaises en plastique avec au milieu un espace de
passage. Au fond se trouve une petite estrade en bois sur laquelle sont installées des chaises et
un pupitre avec un micro servant aux pasteurs. Sur la gauche on trouve du matériel musical,
clavier et guitares, et table de mixage pour le son des micros.
La seconde salle, beaucoup moins importante se situe dans le quartier du Haut-Vernet,
juste à coté d'un stade de rugby. Ce quartier est un autre lieu de résidence choisi par les groupes
gitans, mais la communauté est beaucoup moins importante et surtout mêlée à d'autres groupes,
d'origine arabe notamment. Elle reçoit entre cinquante et cent personnes. Quatre pasteurs en ont
la charge, dont deux s'occupent plus particulièrement de la musique, qui, nous le verrons, tient
une place importante. Le pasteur responsable, David, son frère Daniel, avec Vincent " Beach",
se relaient pour le prêche et le chant. Pour précision, Daniel et David sont les fils de Joanet, le
pasteur de St Jacques. La salle est beaucoup plus petite que la première. Sur un coté extérieur,
une pancarte annonce "Vie et Lumière" et un panneau indique les horaires des réunions. Les
chaises sont, là aussi, disposées en deux rangées, et au fond on retrouve une petite estrade en
bois, un pupitre et les appareils musicaux. Derrière le pupitre, sur le mur, est accrochée une
grande croix en bois.
La troisième salle est également située au Haut-Vernet, dans une rue voisine de la
seconde, face à l'hôpital. C'est pourquoi nous la nommerons Vernet 2. Elle ne fait pas partie de
"
Vie et Lumière", comme je l'ai expliqué plus haut. Elle est plus grande que la salle de SaintJacques et peut accepter jusqu'à 300 personnes. Le pasteur responsable, assisté de trois autres, a
pour patronyme Baptiste, grande et ancienne famille gitane de Perpignan. La disposition est
pratiquement la même que pour les autres salles. Aux murs de droite et de gauche sont collées
des affiches imprimées d'un dessin et d'un passage de la Bible. Devant le pupitre, par terre, une
table est souvent décorée d'un bouquet de fleurs. Et sur le mur, derrière le pupitre, est accrochée
une inscription: "El Bethel". Selon les explications du père du pasteur responsable, cela se traduit
par la Maison de Dieu, et cela vient de l'hébreu. Voilà la seule différence visible entre cette salle
et les deux autres.
Mon premier contact avec l'évangélisme gitan s'est fait lors d'une réunion très importante
dont l invité d'honneur était Clément le Cossec (événement exceptionnel), en quelque sorte le
guide spirituel de la communauté. Pour cette occasion, trois jours d'offices avaient été prévus au
Couvent des Minimes, patrimoine historique et centre culturel municipal, à la limite du quartier
St Jacques. Après les prières du premier soir, je me suis présentée aux pasteurs. Tous étaient très
occupés et le contact ne fut pas immédiat, mais comme des questions sur mon compte allaient
circuler rapidement, étant quelque peu remarquable car non gitane, il m'a paru bienvenu de me
faire connaître dès le début. Le dernier soir fût l'occasion de parler avec quelques jeunes femmes
venues à la réunion, puis à la fin, de discuter avec Clément le Cossec lui-même et surtout avec
'
69
sa femme, qui le suit dans toutes ses missions. Elle me raconta leurs voyages en Inde et ailleurs.
A la fin de la conversation, deux hommes, pasteurs, m'abordèrent pour me demander si j'étais
intéressée par l'évangélisme et me proposèrent de venir à leur réunion au Vernet. Ce que je fis
dès le lendemain. A mon arrivée, avant même de m'asseoir, Daniel, un des responsables, vint
m'installer auprès d'une fidèle et me donna un livre de chants. Lors des phrases de conclusion de
David, il avoua être content d'accueillir une "nouvelle amie" parmi eux. Cette position, nous le
verrons un peu plus loin, malgré mon insistance sur les raisons de ma présence, fût la plus forte.
Pour le groupe, je suis venue pour une raison précise , les observer, mais cela ne m'empêche pas
d'être potentiellement une future convertie. Bien que je ne participe à aucun acte pendant les
réunions, prières, chants ou autres, il n'est pas exclu que "je m’y mette". D'un autre coté, j'ai fait
la rencontre du père du pasteur responsable de Vernet 2, puis de lui-même. Ils m'invitèrent
également à Vernet 2. A la fin de la première réunion, le père vint me présenter quelques
membres de sa famille, sa femme, ses nièces... Bien entendu, dans l'une et l'autre occasion, on
me posa des questions sur les raisons de ma présence, sur mes croyances. J'y répondais le plus
précisément possible, insistant bien sur le fait que je faisais un travail d'observation, tout en ne
fermant pas la porte sur mes convictions et mon intérêt personnel.
Après avoir assisté plusieurs fois aux réunions de la salle du Vernet, je demandais à
m'entretenir avec David, le pasteur responsable de cette salle. Avec son accord, après une
réunion, nous sommes restés. Mais avec nous s'installèrent également les autres pasteurs, les
femmes de deux d'entre eux, dont celle du premier soir. Ce fut un entretien collectif: je posais
une question et tous me répondaient l'un après l'autre. Je me suis rendue également à la salle de
St Jacques, ayant demandé aux pasteurs du Vernet de parler de moi au responsable de la grande
salle. Je me suis présentée à lui après la réunion. En sortant, un groupe de jeunes femmes m'a
abordé et m'a posé des questions sur les raisons de ma venue, mes croyances, mes origines
religieuses, tout en parlant des leurs. Ayant plus de contact avec les fidèles du Vernet,
notamment avec la femme du premier soir, et préférant l'échange à l'interrogation permanente,
j'ai parlé à quelques-uns d'un ennui de santé qui m'empêcherait de venir pendant quelques
semaines. La femme et David ont insisté pour prier pour moi, ce que je n'ai pu refuser. Nous
sommes restés dans la salle tous les trois, elle derrière moi et le pasteur debout devant moi. Il a
posé une main sur ma tête et fait une prière à haute voix pour m'aider dans ce moment, pendant
qu'il nous demandait de nous recueillir. Après mon absence, je suis revenue de temps en temps
aux réunions. Un soir, lors de l'une d'elle, David, en train de prêcher, déclare qu'il a des
difficultés, car "il sent une résistance" et qu'il est sûr qu'il va y avoir des bénédictions, que
l'Esprit Saint va révéler leurs charismes à des personnes de la salle. Il arrête alors son prêche et
demande le recueillement. Au cours de la réunion, plusieurs personnes vont "se sentir bénies".
Mais le pasteur ne se résout pas à finir les prières, car "le Seigneur lui parle et lui dit qu'il y a
encore une personne qui résiste". Ayant la tête baissée suffisamment pour ne pas le voir, je sens
tout de même son regard insistant sur moi. Cette réunion fut remplie d'émotion, mélange de
tension et de méfiance, ainsi que de libération pour les personnes se sentant bénies. Avant de
terminer l'office, le pasteur dit qu'il est de son devoir de parler à cette personne qui a résisté. Les
commentaires des femmes vont bon train pour savoir de qui il s'agit, l'une d'elles va même
demander au pasteur si c'est bien celle à qui elle pense. David me demande de rester après
l'office. Quand tous sont partis sauf Daniel, David et Vincent, il me confirme que c'est bien de
moi qu'il s'agissait. Dans cette situation s'offraient à moi deux solutions pour expliquer ma
position non impliquée: je pouvais mettre en avant mon travail et faire comprendre que je ne
suis là que pour observer de l'extérieur. J'ai été poussée à révéler ma propre conviction
70
religieuse, pour mieux l'abstraire du débat et rétorquer sur un même terrain, ayant en face de
moi des personnes plus préoccupées par ma vie spirituelle que par mon travail.175 Ce fut
l'occasion d'une discussion approfondie sur les croyances et postulats des groupes évangélistes,
notamment sur leur conception. Mes doutes sur la croyance en une entité triple, c'est-à-dire que
Dieu, Jésus et le Saint Esprit ne soit une seule et même chose, n'ayant pas été levés, il m'a été
affirmé en conclusion, que les réponses à mes questions seraient apportées par Dieu. Je
craignais d'être un peu mise à l'écart après cet épisode, mais il n'en fut rien, au contraire. Les
relations avec les fidèles se sont améliorés et les pasteurs se préoccupent régulièrement de
savoir si j'ai obtenu ces réponses. Par contre, lorsque j'ai posé quelques questions du même ordre
à plusieurs fidèles de Vernet 2, j'ai senti une certaine méfiance, qui n'a pas disparu encore. Là
aussi, j'ai été placée dans une situation de potentielle conversion, mais le fait d'avoir des doutes a
rappelé à mes interlocuteurs la raison de ma venue.
Commençons par la réunion de prière de la semaine, qui se déroule dans toutes les
salles, à des jours différents (le mercredi, vendredi à Vernet 2, le lundi, jeudi à Vernet et le
mercredi à st Jacques). L'office commence à 20h30 environ. Les fidèles prennent place dans la
salle de façon assez précise: à Vernet 2 et à st Jacques, les hommes s'assoient sur les sièges de la
rangée de droite, les femmes à gauche. Les places restées libres derrière les hommes sont prises
indifféremment par hommes et femmes. Au Vernet, les hommes s'installent devant, sur la droite
et la gauche. Les femmes occupent les places derrière eux. Ces dispositions sont bien sûr
schématiques mais assez bien respectées. Les enfants circulent relativement librement entre les
deux allées, et quand ils sont plus grand, jouent dehors. La réunion débute par des chants
religieux, chantés par un pasteur responsable de la musique, suivi des fidèles, accompagnés à la
guitare ou au clavier. Les chants choisis sont variés, mais ils sont tous tirés d'une liste
répertoriée sur un cahier et commune à toutes les salles. Ainsi, au Vernet, les musiques sont
"
Flamenca", avec guitare ( jouée par Vincent) et solo du chanteur (en général Daniel), les
musiciens étant sur l'estrade, face à la salle, les fidèles tapent dans leurs mains en créant un
rythme soutenu. A Vernet 2, les chants sont faits par deux jeunes femmes assises au premier
rang à gauche. Elles ont un micro mais ne montent pas sur l'estrade, tournent le dos à la salle.
Les musiques sont plus lentes, plutôt des complaintes. Un homme sur l'estrade les accompagne à
la guitare ou au clavier. Les fidèles chantent et participent peu. Dans les trois salles, les deuxtiers des chants sont en français, seuls deux ou trois par réunion en espagnol et au maximum
deux en catalan. Les femmes se mettent un foulard sur la tête pendant toute la durée de la
réunion. Parfois, après quelques chants, le pasteur cède sa place et un autre prend le relais des
musiques. Plusieurs mélodies plus tard, le pasteur responsable se met au pupitre. Pour prendre la
parole, il commence sa phrase par "Gloire à Dieu" ou "Alléluia". Les fidèles répondent "Amen". Il
en sera fait de même à chaque reprise de parole. Il demande à un fidèle de la salle, un homme,
de "placer la réunion devant le Seigneur". Il parle toujours en français et désigne les fidèles, dont
celui-ci, comme les frères et les sœurs. L'homme qui s'exécute se lève de sa place et demande à
Dieu ou au Seigneur de bénir l'office et de "venir parmi eux" pour les aider. Il effectue cette
175
J'ai précédemment effectué une enquête de même sorte sur une communauté de Renouveau
charismatique, pendant laquelle j'ai été confronte à la même interrogation. Dans les deux cas, ma
situation fût la même: mes convictions personnelles m'ont toujours maintenues hors des croyances de
chacun des groupes, ne correspondant ni aux unes ni autres.
71
prière à voix haute, en français, rarement en catalan, et les fidèles ponctuent ses phrases de
"
Amen" et "Alléluia", ainsi que "Gloire à Dieu" ou toute autre expression exprimant des
remerciements. Puis les chants recommencent pour une durée variable. Ensuite vient au pupitre
un fidèle, homme ou femme, ou un pasteur, désigné avant l'office, et qui fait part à l'assistance
de son "témoignage". La personne va raconter une partie ou la totalité de sa vie passée, de façon
résumée bien sûr, en insistant sur les passages difficiles, les épreuves, les deuils, les maladies...
ou en accumulant les actes répréhensibles qu'il ou elle aurait commis, les vols, les abus (alcools,
drogues, cigarettes, sorties... ), tout ce qui peut être vu comme mauvais, à vivre ou à faire,
toujours en rappelant que cela se passait avant. Dans un deuxième temps, le témoin va révéler
qu'il a ressenti "la présence de Dieu dans son cœur" et que depuis sa vie a totalement changé: il
ou elle ne fume plus, ne boit plus, ne sort plus, et a une vie familiale rangée. Les épreuves sont
encore là mais sont plus faciles a supporter depuis. Le témoignage prend fin et les chants
recommencent pour quelques minutes. Un des pasteurs vient dire quelques phrases à propos de
ce qui vient d'être révélé, mais cela surtout dans le but d'appuyer un raisonnement sur les actes
réels et visibles du "Seigneur", les preuves de son existence. Un ou deux chants après, le pasteur
désigné à l'avance vient prendre place au pupitre et commence son discours. Il l'entame par une
lecture d'un court passage de la Bible, en général du Nouveau Testament. Il enchaîne sur une
réflexion à propos de cette lecture, mais toujours en se servant d'exemples concrets. Il se peut
qu'au cours de son prêche il relise un autre passage pour argumenter son discours. Tout au long
de cet enseignement, ses phrases sont ponctuées de "Amen", "Alléluia", et les fidèles font de
même selon leur envie. Il rappellera souvent que ses paroles sont inspirées par le Seigneur, et
aussi que "ce n'est pas lui qui le dit mais la Bible, et que la Bible dit toujours la vérité' . Cette
partie dure environ une demi-heure. A la fin de son prêche, le pasteur tente toujours de tirer une
leçon et invite les fidèles de manifester leur volonté de prendre pour eux ces enseignements.
Pour cela il demande que tous baissent la tête pour se recueillir. Les fidèles marmonnent à voix
basse mais intelligible des prières et des remerciements. Il en sera fait de même à chaque
moment de prière personnelle. Ceux qui s'occupent de la musique mettent un fond mélodique
discret. Le pasteur demande alors à ceux qui le souhaitent de lever la main en signe
d'acceptation. Chaque fois qu'une main se lève, il dira à haute voix: "Merci Seigneur pour cette
main". Il tentera de convaincre les fidèles qui n'ont pas encore levé leur main par des phrases
d'encouragement. Au bout de dix minutes, il cessera. En avant-dernière partie, il demande aux
personnes malades ou ayant des proches malades de se lever et de venir devant le pupitre. Avec
les autres pasteurs, il descend de l'estrade et tous posent une main sur la tête de la première
personne. Ils prient ensemble, à haute voix, le Seigneur de bien vouloir "descendre sur cette
personne et la guérir" . Ils font de même avec tout ceux qui se sont levés, à tour de rôle. A
Vernet 2 et St Jacques, les pasteurs ne descendent pas de l'estrade et font une prière collective.
Le pasteur revient alors à sa place derrière le pupitre, et annonce que la réunion se termine. Il
rappelle les quelques réunions ou missions particulières, puis demande aux fidèles de se lever de
leur place pour se "quitter dans la paix". Il désigne alors un fidèle homme pour remercier le
Seigneur et lui demander de les aider et protéger. Chacun dit "Amen" à la fin de la réunion.
La réunion du dimanche est en de nombreux points identique à celle de la
semaine. C'est pourquoi nous énoncerons simplement le déroulement des étapes. Sur une petite
table installée devant le pupitre sont disposées deux coupes en gré, de part et d'autre de deux
bannières en osier. Une bouteille de vin et un morceau de pain sont aussi prévus. La réunion
débute vers 10h15 et commence par les chants. Après quelques dizaines de minutes, le pasteur
prend la parole et demande à un fidèle de placer la matinée sous la bénédiction du Seigneur.
Après cette prière à haute voix, les chants reprennent.
72
Il n'y a pas de témoignage de fidèle; le pasteur responsable passe directement au prêche. Avant la
fin de celui- ci, quatre hommes se lèvent et se dirigent vers le fond de la salle où se trouve un
lavabo et se lavent les mains à tour de rôle. Pendant que le prêcheur répète les passages de la
Bible relatant la Cène, avec le partage du pain et du vin, symbole du corps et du sang du
Seigneur, les hommes reviennent à la table devant le pupitre et restent debout, dos tourné à
l'assistance. La musique crée un fond sonore; le pasteur cesse de parler et un fidèle demande à
haute voix la bénédiction de la matinée grâce au partage du pain et du vin. Les quatre hommes
préparent ensuite les coupes en versant du vin, et les bannières en découpant le pain en petits
morceaux. Le pasteur demande aux seules personnes baptisées selon les règles évangélistes de se
lever de leur place; ils se recueillent et prient à haute voix. Les quatre hommes mangent un
morceau de pain et boivent un peu de vin, toujours devant la table. Puis deux d'entre eux prennent
les coupes, avec un morceau de papier essuie-tout et les deux autres les bannières. Ils se séparent
vers la droite et la gauche et des deux coté, l'homme avec une des bannières la tend à chacun des
fidèles debout, puis derrière lui passe l'homme avec une des coupes qui fait de même. Pour avertir
le fidèle, qui se recueille la tête baissée et souvent les yeux fermés, marmonnant comme pour
chaque prière personnelle, l'homme lui touche le bras avec sa main, ou la bannière. Le baptisé
relève alors la tête et prend un morceau de pain ou boit à la coupe. Après chaque personne,
l'homme qui tient la coupe l'essuie avec le morceau de papier. Lorsque tous ont bu, les quatre
hommes reviennent à la table et posent le tout. Ils reprennent leur place et tous se rassoient. Le
pasteur annonce alors un moment de prière à haute voix, pour ceux qui veulent s'exprimer.
Certains prennent la parole, à tour de rôle, les autres ponctuant leurs propos de "Amen" et
"
Alléluia", le prédicateur encourage les prières lorsque l'assemblée fait silence trop longtemps. Il
arrive, lors de ces moments, que une ou plusieurs personnes parlent en langue ou prophétisent.
Les autres se taisent alors et écoutent le message de "l'Esprit Saint". Puis lorsque plus personne ne
parle, les chants recommencent. Le pasteur annonce la fin de la réunion, passe quelques messages
pratiques sur les rendez-vous de la semaine, et quelques commentaires sur la réunion puis
demande à tous de se lever de sa place pour la prière finale faite par un fidèle.
Comme pour les autres réunions, des éléments invariants constituent le corps du
rituel. La réunion débute, comme toujours, par des chants. Puis le pasteur invite les fidèles à
prier à haute voix, après qu'un fidèle ait demandé la bénédiction de la réunion. Quelques
personnes remercient ou demandent, à tour de rôle. Le pasteur responsable prend alors la parole
et fait un petit discours, en utilisant toujours quelques passages de la Bible, mais à la place de
l'enseignement habituel, il fait plutôt des remarques dans le but de donner une sorte de thème de
prière pour la soirée :par exemple par la baisse des manifestations de l'Esprit Saint lors des
offices, par des «parler en langue» ou des prophétisations, dans l'ensemble des salles . Tous
chantent deux ou trois morceaux.
Puis le pasteur invite les fidèles à prier et demander précisément telle ou telle faveur. Les
participants se recueillent en marmonnant et certains prennent la parole à voix haute. Le pasteur
et ses aides viennent près de la personne en train de parler et posent leurs mains sur sa tête. Ils
entament une prière de bénédiction à haute voix en même temps que le fidèle. Cela dure
environ trois-quarts d'heures. Puis tous se séparent après que l'un d'eux ait remercié pour les
bénédictions. La réunion peut durer jusqu'à deux heures ou deux heures et demi.
Les baptêmes ne concernent pas les jeunes enfants mais les adultes ayant choisi de
donner leur vie à Dieu" et qui ont déjà été "baptisés par l'Esprit Saint". Ils sont célébrés pour
plusieurs
"
73
personnes à la fois. L'office commence par des chants, comme tous les autres. A gauche de
l'estrade, on a installé un grand bac, dans lequel peut s'allonger une personne, rempli d'eau au
quart, et fixé pour fermer le coin de la salle, un rideau qui cache le bac. Les pasteurs se relaient
pour les chants, accompagnés à la guitare ou au clavier, un des futurs baptisés chante aussi.
Après trois-quart d'heures, le prédicateur vient au pupitre et demande que plusieurs pasteurs ou
frères prient pour l'aider dans son prêche. Chacun à son tour, ils se lèvent et prient à haute voix.
Puis le pasteur fait son prêche, comme à l'accoutumé, en encourageant les candidats au baptême:
"
vous avez choisi le bon chemin, celui du Seigneur, Satan va essayer de vous reprendre, mais il
faut résister et rester dans la bonne voie." David demande au premier qui va passer par les eaux
de venir témoigner. Le jeune homme vient au pupitre et raconte sa vie passée en insistant sur ses
actes indignes, les sorties... Il dit enfin que sa vie a changé "depuis que Dieu a agit sur son
coeur. Ma famille est fière de moi..." Il parle en espagnol et David traduit en français au fur et à
mesure. Lorsqu'il a fini, il se dirige vers le bac et se prépare, enlève ses chaussures et sa
ceinture. Il est entièrement habillé de blanc. Pendant ce temps, David fait des commentaires sur
son évolution et sa venue à la "vie avec le Seigneur". Il demande aux autres pasteurs de venir
avec lui vers le bac, ainsi que la famille du baptisé. Le jeune homme est assis dans l'eau. David
dit qu'il va faire sa profession de foi: il lui pose trois questions auxquelles le baptisé répond par
"
Amen". A chaque fois, David lui tendra le micro.
- "Crois-tu que le Seigneur est mort pour toi et pour tes péchés? Amen!
- Crois-tu qu'il reviendra pour te chercher? Amen!
- Crois-tu que tu pourras le suivre dans les bons comme dans les mauvais jours? Amen!"
David reprend:" Il va maintenant être baptisé selon les commandements du Seigneur". Les autres
pasteurs prennent le jeune homme par la tête et les épaules et le renversent en arrière pour lui
mettre la tête sous l'eau, et le remonte immédiatement. ce faisant, deux autres pasteurs tirent les
rideaux pour cacher le baquet à la vue de tous. Les chants reprennent pendant que le nouveau
baptisé se change, et sort de derrière les rideaux pour revenir à sa place. La deuxième personne,
une femme, ne veut pas témoigner. C'est David qui le fait à sa place pendant qu'elle se
déchausse. Elle est aussi habillée en blanc. En plus des pasteurs, deux femmes viennent aider la
jeune femme à se mettre dans le baquet. A nouveau, un autre pasteur lui pose les questions de sa
profession de foi, puis elle est plongée dans l'eau par les deux femmes. Pendant qu'elle se
change, les chants recommencent, puis la réunion prend fin quand elle revient à sa place. Il n'y
aura pas de fête après la cérémonie, chacun rentre chez soi.
III- Communauté locale et mise en réseaux
La structuration des groupes locaux de prière est liée à l'insertion de ces groupes dans le
réseau évangéliste qui se manifeste lorsque les pasteurs de l'une ou l'autre salle reçoivent des
prédicateurs importants et prestigieux, comme Clément le Cossec, gitan ou non. L'ensemble des
salles se réunit alors plusieurs soirs de suite au couvent des Minimes, à la limite du quartier
Saint-Jacques. Des chaises sont disposées au milieu du local, et ces occasions rassemblent plus
de cinq cent personnes à la fois. Les femmes s'installent en groupes sur les chaises, les hommes
se disposent autour, sur des chaises ou debout. Les jeunes hommes s'assoient sur des marches au
fond de la salle. Une grande estrade est prévue pour les pasteurs invités et ceux qui reçoivent,
avec un micro sur pied au devant et un équipement musical et électronique sur la droite. C'est le
pasteur responsable, Joanet, qui dirige l'office si ce n'est pas lui qui invite: car l'hôte qui reçoit ne
peut participer qu'en tant que spectateur. Il rappelle que les petits enfants doivent laisser leur
place libre pour les adultes. L'office se déroule comme un réunion de prière classique,
74
le pasteur invité faisant un prêche un peu plus long que d'habitude. Ces rassemblements durent
en général trois jours. Pour des invités moins "prestigieux" mais tout aussi reconnus, les
missions se font dans la salle habituelle. Il arrive que le lieu change selon les disponibilités du
couvent. Ces invitations sont relativement fréquentes, environ tous les deux mois. Les
responsables de Perpignan sont également souvent invités par d'autres villes. Nous verrons que
ces échanges ont une place importante, mettant en lumière le réseau d'échange et de relations
entre les groupes. Dans la semaine classique se déroulent également d'autres réunions, comme
celles réservées aux jeunes hommes le soir, et celle des femmes un après-midi. Ce sont des
moments de prière, simple pour les femmes, pendant lesquels ils ou elles peuvent "dire plus de
chose parce qu'on est entre nous. On se parle, on est plus sincère que dans les réunions
normales, on est moins gêné.
D'une manière générale, il y a très peu d'événements festifs sur l'ensemble de l'année: Pâques
catholique est ignorée. Les dimanches sont régulièrement marqués par des jeûnes d'une
journée, et c'est l'occasion de discutions à propos de la Bible.
Conclusion
La communauté tsigane en général, gitane en particulier et à Perpignan depuis 5-7 ans, a subi
de grands changements et un des signes de ce changement est l'évolution religieuse, en
délaissant le catholicisme pour l'évangélisme. Cette réorientation cultuelle induit une
modification culturelle évidente, car l'évangélisme amène des nouvelles règles de vie, une
nouvelle morale. Comme l'avait jadis noté P. Bourdieu (p. 300): " il existe une correspondance
entre les structures sociales (à proprement parler, les structures du pouvoir) et les structures
mentales, [... ] qui s'établit par l'intermédiaire de la structure des systèmes symboliques,
langue, religion...".176 C'est donc que la religion est à part entière incluse dans le système de
fonctionnement social des groupes gitans. On pouvait déjà appréhender toute l'importance de
la tradition religieuse dans la vie communautaire tsigane. Elle s'en trouve là totalement révélée
car elle est à la fois la cause et la conséquence de la création de nouvelles règles sociales,
influent sur la mise en place d'une fonction de médiateur, essentiel et respecté. P. Williams
affirme que " les formes inédites de sociabilité qu'apporte le pentecôtisme ! ..[, les modes de
communication qu'il inaugure :.. ?, les solidarités nouvelles qu'il propose" sont autant de
signes de la recomposition de groupes nouveaux autour de volontés différentes et axées vers le
partage et l'échange entre fidèles d'un même culte religieux, non plus entre membres d'une
même famille. Les groupes se constituent autour d'un pasteur, par affinité pour son discours
religieux et pour l'accueil de la communauté, les relations familiales ou de quartier ne sont plus
primordiales. On vient d'un autre endroit de la ville parce que l'on fait partie d'une communauté
religieuse particulière.
Sur la constitution de ce groupe vient se greffer la volonté d'instaurer les règles qui font défaut
à l'ensemble gitan. Ainsi la religion devient créatrice de règles sociales et de règles morales.
Comme le dit J.B. « Néné » Vila,177 lors d'un entretien à propos de la place des pasteurs :
"l'évangélisme est la référence de toute chose pour l'identité et les valeurs". Il s'agit d'un
phénomène de prise en compte d'une règle religieuse pour en faire une norme commune à
toute la population, convertis ou non. En effet, la place des anciens, sages et garants d'une
certaine tradition et morale collective est remise en question. Selon P. Williams toujours (p.
437) " [ le pouvoir des pasteurs viendrait relayer l'autorité des anciens et mieux que le code
176
177
Bourdieu P., Structure et genèse du champ religieux, in Revue française de sociologie
Leader associatif, actions contre le SIDA, de la toxicomanie...
75
familial, la morale religieuse saurait garder les jeunes générations des tentations corruptrices
qu'offre la ville. " 178 Les pasteurs deviennent les nouveaux sages, les garants des règles que
même la famille ne donne plus, ils ont le pouvoir reconnu par le groupe, même les nonévangélistes. Le pouvoir des pasteurs remplace le pouvoir des anciens. Même un pasteur jeune
sera appelé pour régler des conflits entre gitans, baptisés ou non." Un ancien lui a déjà
demandé conseil et cela le gène car il n'aime pas cette place. "Un pasteur plus ancien est une
sorte de référence, quelqu'un qui est écouté, c'est un patriarche". On ressent bien cette nouvelle
position des pasteurs qui malgré eux, deviennent garants de l'équité, de la sagesse et de
l'écoute. P. Williams conteste une partie de cette affirmation. Il écrit (p. 442): "[avec le
pentecôtisme apparaissent des structures d'autorité nouvelles et permanentes puisque
n'émanant plus de la compétition pour le prestige mais d'une source immuable et extérieure, la
religion. " 179 Dans cette première phrase intervient la notion de non-intérêt de la part des
pasteurs, qui ne cherchent pas à obtenir le pouvoir mais qui en sont investis presque malgré
eux par la communauté entière, au nom de leur neutralité morale, c'est-à-dire de leur place de
détenteur d'un ordre moral religieux. Il continue: "l'autorité d'une personnalité se trouve
renforcée par la qualité de pasteur, mais une telle qualité ne suffit pas à donner une position
d'autorité " Il ressort du cas perpignanais qu'une personne n'ayant aucune raison de tenir une
telle position, de par sa jeunesse, sa famille, se trouve mis en possession d'un rôle essentiel de
médiateur pour la seule raison que c'est un pasteur. La communauté gitane dans son ensemble
est touchée comme on l'a dit par les conversions massives à l'évangélisme. Autour de cette
nouvelle religiosité se construit un nouvel ordre social, où les places d'autorité sont tenues
pour une grande partie par les prédicateurs, qui sont devenus les nouveaux référents culturels.
Partant du groupe évangéliste et s'étendant aux autres groupes, les convertis tendent à recréer
suivant les principes religieux un véritable système moral et social de partage, de
communication hors de la famille et surtout de conduite de vie excluant abus et excès. Cette
transformation part effectivement du noyau religieux et tente d'investir les autres groupes par
des actions de communication et d'échange. Les évangélistes gitans ont établi de nouvelles
règles pour pallier celles, traditionnelles, qui se sont dégradées depuis quelques décennies, elle
offre aux jeunes une nouvelle orientation morale, un nouveau système de fonctionnement
social.
Ces modifications dans le fonctionnement social du groupe gitan ont amené un nouveau
rapport entre les gitans et les autres groupes sociaux qui les côtoient, ainsi qu'une nouvelle
vision d'eux-mêmes. L'évangélisme a permit aux gitans de ne plus se voir comme un groupe à
part, surtout rejeté et indésirable, mais de se voir comme un peuple toujours à part et surtout
investit d'un rôle particulier. Le culte évangéliste récupéré par les communautés gitanes a cela
d'essentiel qu'il en fait une «population sauvée », qui "est dans la vérité' , puisque, comme le
dit toujours David, le pasteur du Haut-Vernet, "la Bible dit la vérité" et ils veulent suivre la
Bible. Pour Williams, (p. 433) c'est un 'peuple sauve' car "ils ont répondu à l'appel de Dieu"180.
Cette vision d'eux -même, inédite, leur permet de justifier leur place dans la société qui jusqu'à
présent, les laissait en marge. Les Gitans, convertis tout au moins, ne font plus partie du
peuple maudit, et vont dans le même sens P. Williams (p. 443): "Le négatif se change en
positif la communauté maudite devient la communauté élue." et A. Kovacs-Bosch (p. 110): "Le
pentecôtisme fait de ce peuple maudit un peuple élu" 181. C'est un groupe qui s'inclut totalement
178
Ibid.
op. Cit.
180
Op. Cit.
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dans la société, désigné par Dieu lui-même, fort de leur volonté de participer à la vie sociale
globale tout en restant particulier.
Mais cette vision de peuple désigné induit également une mission, un rôle en rapport avec leur
nouvelle importance. P. Williams nous dit (p. 439) :" ils sont les premiers auprès de Dieu,
investis d'une mission à l'égard des autres hommes." Ils sont là pour quelque chose de
particulier, pour servir les "intérêts de Dieu". Ils ne peuvent pas prendre cela à la légère car ils
passent d'une position de dépendance par rapport à la société englobante à un rôle de devoir
envers lui, pour l'aider à se sauver également, à sauver le plus possible. C'est cette volonté
religieuse qui modifie les rapports entre les gitans et les autres groupes sociaux. Ils ont une
nouvelle image d'eux-mêmes, celle du peuple dont dépend l'avenir des autres. Cela leur permet
d'avoir une attitude intégrative non seulement avec les Gitans en marge qui voudraient être
sauvés mais également envers les 'paios" grâce à qui ils pourraient propager le message et
remplir leur mission.
Non seulement les règles sociales à l'intérieur de la communauté se modifient, mais surtout
leur système de valeur évolue. D'une part les évangélistes continuent de vouloir revendiquer
leur particularité de "peuple élu", par une singularité dans le domaine religieux grâce à la MET,
qui leur permet une certaine autonomie, mais également de s'inclure dans le groupe plus vaste,
non exclusivement gitan.
L'évangélisme a permit dans un premier temps de renouer des contacts avec le communauté
tsigane entière grâce aux réseaux constitués par les pasteurs. Les invitations nombreuses
lancées aux autres groupes permet un échange constant et une meilleure valorisation du
groupe par la prise de conscience des fidèles d'être inclus dans une totalité mondiale: P.
Williams (p.439): " [...] l'adhésion au Pentecôtisme a signifié une "retsiganisation" [...] à
travers l'acquisition de traits culturels." C'est cette appartenance au groupe tsigane qui permet
de constituer une identité forte de peuple à part, de "peuple élu". Mais ils ont surtout une
volonté d'accomplir leur mission en propageant cette nouvelle morale, ces règles de vie dans le
groupe gitan et aussi chez les "paios", il y a une forte démarche intégrative: pour intégrer les
"
marginaux" dans l'ensemble du groupe religieux, mais également pour leur permettre de
s'intégrer par lui dans le groupe global des non-gitans.
Nous l'avons vu dans les descriptions, le recours aux témoignages est très important car il
permet de mettre en avant les personnes qui ont été sauvées et ont intégré le groupe religieux.
Nombres exemples de jeunes hommes surtout qui avaient une vie de marginaux, alcooliques,
drogués, voleurs, sont rappelés lors des réunions. Parlant de cela, David me dit : 'I1y a des
jeunes garçons ici qui prêchent et qui étaient tout, alcooliques, drogués, et qui en sont sortis
grâce au Seigneur". Ce sont les porte-parole d'une volonté de "récupérer" les exclus, de les
sauver. Les réunions réservées aux garçons ont été mises en place dans ce but, pour faire venir
ceux qui n'auraient pas osé. De même, la participation des fidèles à la musique lors des offices
peut être un moyen de motivation supplémentaire. Nous avons donc d'une part un mouvement
évident d'ouverture et d'entraide au sein même de la communauté mais également une volonté
de communiquer et d'échanger avec le non-gitan. Pour cela, les évangélistes valorisent
l'apprentissage de la lecture, en s'exerçant sur la Bible, une règle religieuse permettant
d'amener l'accès à une certaine connaissance et instruction, pour s'ouvrir aux autres groupes
sociaux. L'apprentissage de la lecture est ressenti comme l'ouverture d'une porte vers l'échange
avec le monde environnant. De même, bien que la langue catalane soit la langue maternelle
des Gitans, nous avons vu que les prêches et de nombreux chants sont fait en français. Des
non-gitans sont invités lors des missions. Cela prouve bien que le groupe évangéliste veut
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jouer le rôle de passage entre la marginalité totale et l'intégration, non seulement dans le
groupe gitan mais aussi dans la société en général. La langue choisie est bien le signe d'une
ouverture vers le non-gitan, une envie de communiquer et de lui faire comprendre le sens de ce
changement dans la communauté gitane Celle-ci veut se montrer à eux de façon claire pour
valoriser ses nouvelles règles et sa "nouvelle vie", comme avec les témoignages, grâce à
l'évangélisme.
La religion joue ici le rôle de catalyseur pour mettre en place des liens endogènes, pour inclure
les Gitans qui se convertissent, et exogène, pour inclure le groupe religieux lui-même dans la
société globale. Nous avons vu que la conversion à l'évangélisme a bouleversé toutes les
structures sociales du groupe et les relations de ce groupe avec les autres. La religion crée les
nouvelles règles de vie, les nouvelles normes sociales, le fonctionnement à l'intérieur de la
communauté gitane, et même les principes d'instruction et d'éducation de celle-ci. Elle crée les
liens avec l'extérieur et avec les membres exclus. On se trouve dans la situation où le religieux
inclut tous les éléments culturels du groupe gitan, convertis ou non, où la religion est culture.
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