A quoi sert la Banque Mondiale ?

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A quoi sert la Banque Mondiale ?
AquoisertlaBanqueMondiale?
RaviKANBUR–www.kanbur.dyson.cornell.edu
LaBanqueInternationalepourlaReconstructionetleDéveloppement(BIRD)estnéedesaccords
deBrettonWoodsen1944.Entantqu’institution,elleaétéconçueparJohnMaynardKeynesetHarry
Dexter White pour servir d’intermédiaire entre les Etats-Unis, qui disposaient d’une abondance de
capitaux,etl’EuropeetleJapondévastésparlesbombes,quienavaientungrandbesoin.L’instrument
de dette souveraine a été conçu afin de pallier la réticence du marché à investir dans les
infrastructures de ces pays sur une base commerciale normale. Le spectaculaire redressement de
l’aprèssecondeguerremondialeenEuropeetauJapontémoignedelaréussitedecegranddessein.
La croissance remarquable de l’Europe et du Japon durant les vingt-cinq années suivantes ayant
réduit ce besoin de capitaux, l’institution s’est tournée vers les pays en voie de développement, en
renforçant encore ses moyens financiers grâce à son guichet de prêts concessionnels, à savoir
l’AssociationInternationaledeDéveloppement(AID).Durantlequartdesièclesuivant,laBIRDetl’AID
furent les ressources les plus importantes pour la plupart de pays en voie de développement, voire
même,danscertainscas,laseuleressourcedisponible.Alorsquel’institutionfêtaitsescinquanteans,
le mouvement contestataire « Fifty years is enough » (« 50 ans : ça suffit ! ») marqua une certaine
désillusionàl’égarddelaBanqueMondiale(et,biensûr,àl’égarddesonjumeaudeBrettonWoods,le
FMI),maissoulignaaussil’importanceetlapertinencedecetteinstitutionpourledéveloppement.Or
c’estcettepertinencequiposeproblèmeaujourd’huidemanièrequelquepeuinattendue,alorsque
nous approchons des 75 ans de la Banque Mondiale en 2019 et que nous entrevoyons le prochain
quartdesiècled’existencedecetteInstitution.
Le paysage de l’assistance au développement international est bien différent de ce qu’il était à
l’époque de Bretton Woods ou même de ce qu’il est devenu cinquante ans après 1944. En effet, la
Banque Mondiale n’est désormais plus l’unique institution qui met à disposition des ressources
financières en faveur du développement. Dans la sphère officielle, des banques multilatérales de
développement(MDB)sontnéesafindecontrebalancerlaBanqueMondialeetpermettreunmeilleur
équilibre régional. Des banques de développement régionales ont été fondées à partir de la fin des
années cinquante, complétées par des entités sous-régionales. Ces dix dernières années, la Banque
Mondiale n’a bénéficié que d’augmentations de capital relativement faibles comparées à ces entités
régionalesetsous-régionales.D’autresMDBtellequelaBanqueIslamiquedeDéveloppementsesont
aussi constituées et développées. Plus récemment, la Banque Asiatique d'Investissement pour les
Infrastructures (AIIB) a été créée à l’initiative de la Chine en 2014, et la Nouvelle Banque de
Développement (NDB) a été lancée au Brésil, en Russie, en Inde, en Chine et en Afrique du Sud (les
paysditsduBRICS)en2015.
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L’explication qui est souvent donnée concernant l’émergence de ces sources alternatives de
financement du développement est qu’elle résulte de l’hégémonie perçue des Etats-Unis et de
l’EuropedanslagouvernancedelaBanqueMondiale.Mais,quellequesoitlaraison,lamajeurepartie
des ressources financières en faveur du développement sont mises à disposition en dehors de la
BanqueMondiale.C’estencoreplusflagrantsioninclutlamultiplicationdesprogrammesbilatérauxet
lefinancementprivénongouvernemental,commeceluidelaFondationGates.Et,biensûr,lesfluxen
provenancedusecteurprivéontatteintdessommetssansprécédentscesvingt-cinqdernièresannées.
LamultiplicationdesinstitutionsetdessourcesofficiellesdefinancementendehorsdelaBanque
Mondiale signifie sûrement que les ressources que la Banque Mondiale peut allouer à ses activités
typiques en faveur du développement de ses pays partenaires vont inévitablement diminuer de
manièredrastiqueparrapportauxbesoinsdudéveloppementsurlesvingt-cinqprochainesannées.En
effet,cebesoinnonsatisfaitd’investissementdanslesinfrastructures,qued’aucunssoutiennentque
lessourcestraditionnellesdefinancementnepouvaientplussatisfaire,aétélajustificationprincipale
de l’intervention de la NDB et de l’AIIB. Certes, le capital déjà investi dans ces nouvelles institutions
aurait pu l’être dans la Banque Mondiale, mais cela n’a pas été le cas. Comme déjà indiqué, cela
s’explique par une raison politique, mais aussi par une raison opérationnelle, liée à l’efficacité
d’institutions proches des opérations qu’elles financent. Même pour des opérations menées
simultanément dans plusieurs pays afin de traiter des externalités transfrontalières, si les pays en
questionsontprocheslesunsdesautres,leprincipedesubsidiaritéplaidepourlapriseenchargepar
uneinstitutionrégionaleplutôtqueparuneinstitutionmondiale.
A quoi peut donc servir la Banque Mondiale durant les vingt-cinq prochaines années? Quel rôle
aurait assigné John Maynard Keynes et Dexter Whyte à une institution de développement
internationaldansunmondeoùilexisteunepléthored’institutionsallouantdesfluxdefondsàdes
paysdonnéspourl’investissement,dontunbonnombrepourraientaussis’attaquerauniveaurégional
auxproblématiquestransnationales?Laréponsenepeutêtrequecelle-ci:ils’agitdurôledetraiter
lesproblématiquesvéritablementdeportéemondialequitouchentnonseulementlespaysmaisaussi
les régions du monde. Ce sont ces problématiques auxquelles ni la prolifération d’organismes
régionaux, ni les organismes non gouvernementaux ou les flots de capitaux privés ne peuvent
répondre.
Ilyadenombreuxetévidentsexemplesdeproblématiquesvéritablementmondialesdecetype.
Leréchauffementclimatiqueestl’uned’elles.Lacontagionfinancièreenestuneautre.Ladiffusiondes
maladiesinfectieusesenestunetroisième.Lamigrationinternationale,ycomprislesfluxderéfugiés,
en est encore une quatrième. Quand un migrant quitte l’Afrique de l’ouest, transite par l’Afrique du
nord puis par l’Europe centrale et de l’est pour tenter de rejoindre l’Europe de l’ouest, il est clair
qu’aucunorganismerégionaln’aunmandatpourtraitercecas,ouuneincitationàsuivreceparcours
de bout en bout. Une approche et des interventions mondiales et inter-régionales sont nécessaires.
Mêmesicesinterventionssontcentréessurdespaysoudesrégionsenparticulier,leurcoordination
entrepaysetrégionsdifférentsdoitêtreassuréeparuneagencemondiale.
Les multiples enjeux véritablement transfrontaliers auxquels notre planète mondialisée est
confrontée appellent une réponse globale. Cependant, étant donné que la structure de l’ordre
mondial reste encore westphalien et risque de le demeurer dans un avenir prévisible, la mise en
oeuvre des réponses aux questions du changement climatique, de la contagion financière, des
maladiesinfectieusesetdesmigrationsdevrasefaireauniveaudechaquepays.Ilnousfautdoncdes
réponsesquiimpliquentdescoûtsspécifiquesconcentréssurlecourttermepourcertainspays,contre
lapromessedegainsàlongtermeplusdiffusauprofitdetouslespays.Ils’agitdoncd’unproblème
classiquedecoordinationauquell’instrumentordinaired’interventiondelaBanqueMondiale,àsavoir
le prêt souverain, est le plus souvent inadapté. En effet, ces prêts et leurs remboursements exigent
l’identification claire du bénéficiaire et de l’entité qui doit le rembourser. Or, s’il est vrai que les
avantagesd’untraitementdesquestionstransfrontalièrespeuventêtreglobalementimportants,ilsne
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peuvent guère être aussi facilement attribués à chaque partie prise individuellement. Telle est la
véritablenatureduproblème.Certes,diversesméthodes,tellesqueleprêtpyramidalouencascade
accordéàuneentitécommune,peuventêtreessayéesetl’ontbeletbienété.Maisellesnerésolvent
pasentièrementleproblèmefondamentaldeconception.Pourtoutescesraisons,lasubventionestun
instrumentd’interventionplusadaptéqueleprêtsouverainclassiquedelaBanqueMondiale,quiavait
réussisibienàrésoudrelesproblèmesquiseposaienten1944.
Maisilyaunautresujetdepréoccupation.Etantdonnéquelesréponsesauxdéfistransfrontaliers
du monde doivent être mises en oeuvre par chaque nation individuellement, voire même par des
entitésinfranationalesdanschaquegrandpays,nousn’avonspasbesoinseulementdefinancement,
maisaussideconsensus–d’unconsensussurlanatureduproblèmeetsurlasolutionetlesactions
que l’on demande aux entités infranationales de mener. Or, le dégagement d’un consensus mondial
estensoiunbienpublicmondial,mêmesientantqueteliln’estpasappréciéàsajustevaleur.Le
développementd’unecompréhensioncommunemondialedesquestionsquiseposentetd’uncadre
commun de recherche des réponses à ces questions ne relèvent pas du mandat des institutions
régionales ou de celui des institutions chargées du développement au niveau national. Il s’agit d’un
mandatquelacommunautémondialedoitconfieràuneinstitutionmondiale.
Il existe de nombreuses façons d’améliorer l’approche spécifique selon les pays des activités
favorisantledéveloppement,dontenparticulierlacoordinationentrelenombresanscessecroissant
d’agences qui fournissent des fonds et des conseils à un pays donné. De fait, un pays en
développementtypiqueenAsiedisposedel’aidedelaBanqueMondiale,delaBanqueAsiatiquede
développement,deplusieursagencesbilatérales,deplusieursagencesdel’ONUetenplus,désormais,
delaNouvelleBanquedeDéveloppement(NDB)etdelaBanqueAsiatiqued’Investissementpourles
Infrastructures(AIIB).Iln’empêchequelagrosselacunepersistantedansl’espaceinstitutionnelleest
la façon la plus efficace de s’attaquer aux enjeux véritablement mondiaux. Par exemple, la Banque
Mondialepourraitsetransformerenl’agenceprivilégiéeparlacommunautémondialepouraborder
cesproblématiques.Mais,pourcefaire,elledevrad’abordsubirdeschangementsassezmarqués.Son
célèbre instrument de dette souveraine devra être progressivement supprimé et remplacé par une
gammed’aidesnon-remboursables.Deplus,elledevrasetransformerenuneinstitutionrecherchant
leconsensus.
Une institution tournée vers la recherche du consensus doit satisfaire aux deux exigences
fondamentales suivantes : l’autorité et l’intégrité. L’autorité procède des capacités techniques et
d’analyserespectéesdanslemondeentier.Pourl’essentiel,dufaitdesesactivitésactuelles,laBanque
Mondialerépondbienàcecritère.Cependant,ilenvatout-à-faitdifféremmentenmatièred’intégrité
et de confiance, des qualités difficilement gagnées et facilement perdues. La communauté mondiale
doitavoirlesentimentquel’institutionenquestionn’estpasinféodéeàunouplusieursblocsdepays
puissantsetquecetteinstitutionnes’obstinepasàpromouvoiruncadrederéférencedonnéendépit
des preuves du caractère nuisible de ce cadre. Malheureusement, la Banque Mondiale n’a pas une
bonne réputation à ce titre, ou du moins est perçue historiquement comme n’ayant pas le meilleur
bilanàcetégard,dansundomaineoùc’estlaperceptionquicomptevraiment.Cetteperceptionest
étroitementliéeàlastructuredegouvernancedelaBanqueMondiale,quireflètelesréalitésde1944
etnonpascellesde2024.
Alors, à quoi sert la Banque Mondiale? Certes, durant les dix ou vingt ans à venir, elle pourrait
continuersursatrajectoireactuelleenseconcentrantsurdesopérationspropresàteloutelpays.Il
reste encore beaucoup à faire avec ce mode de fonctionnement classique. Mais, au fur et à mesure
qued’autresinstitutionssedéveloppentetquedenouvellesnaissent,cettetrajectoireperddeplusen
plus de sa pertinence et de son importance. Ne serait-ce que pour assurer sa propre existence, la
BanqueMondialedoitdoncsetransformerenuneinstitutionquis’attaqueauxenjeuxvéritablement
mondiaux, c’est-à-dire, aux problèmes qui ne peuvent pas être résolus par une approche purement
ciblée par pays voire même par région infranationale. Cela nécessitera des changements draconiens
danslechoixdesesinstrumentsd’interventionetdanssagouvernance.Outrelapropresurviedela
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BanqueMondiale,étantdonnélesréalitésdumondeactueletàvenir,ilyafortàparierquesiune
nouvelleconférencedeBrettonWoodssetenaitmaintenant,c’estbiendetelschangementsqueles
JohnMaynardKeynesetHarryDexterd’aujourd’huiproposeraientpourdonnerunnouveaurôleàune
institutionmondialededéveloppement.
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