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Une expérience in vivo au sein de la grande distribution.
On ne travaille pas dans la grande distribution par vocation, on y arrive par hasard
ou par malchance, souvent par résignation, jamais par envie. Aucune âme que j’ai
pu croiser dans ce purgatoire commercial n’y errait de son plein gré, à part peutêtre certains cadres. Personne ne comptait y demeurer autrement que sous le coup
d’une fatalité rêvée provisoire, et toujours avec l’espoir de pouvoir un jour le
quitter pour un emploi meilleur.
Je me suis retrouvé entre les rayonnages d’une grande surface spécialisée à
l’automne 1997. Ce dont je parle semble parfois appartenir à un lointain passé : le
Minitel, les francs, les lecteurs de cassettes ou de disquettes sont désormais des
antiquités, des curiosités d’une autre ère.
Mes deux derniers postes en tant que saisonnier, montagne l’hiver et mer l’été, je
les ai subis pour éponger les dettes d’un projet d’entreprise qui n’a jamais vu le jour.
J’ai tout perdu, compagne et logement compris. Lorsqu’un ancien collègue de
restauration rapide me propose un poste dans une grande enseigne, je ne réfléchis
pas trop avant d’accepter.
Les magasins de cette enseigne vendent du « gris » et du « brun » : télévision,
photo, hi-fi et micro-informatique. Ils cherchent un technicien micro-informatique
pour faire de la vente et du service après-vente. Je n’ai ni le niveau technique en
informatique ni les compétences en vente ; je prétends le contraire, j’ai faim.
La « ménagerie » commerciale disparate qui hante les rayons de mon nouveau chezmoi professionnel ressemble à un casting de série télé comique sur l’univers du
travail :
le boss version pitbull sympa mais super agressif
le sous-boss, jeunot à dents longues, zélé et franchement lèche-bottes,
le vendeur aux cheveux aussi gras que ses blagues, toujours prêt à te piquer
un client ou à te refiler une embrouille,
les vendeuses commères, qui ouvrent les pochettes photo des clients dans
l’espoir de tomber sur quelques images croustillantes – et qui en trouvent si
souvent,
et moi...
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J’ai 27 ans, les cheveux longs, j’écoute du métal, je passe ma vie à jouer sur mon PC.
Je viens de me faire plaquer, je n’ai pas un sou en poche (euphémisme) et j’ai
récupéré un appartement grand comme un placard.
Ma passion c’est le dessin, et mon nouvel employeur, ma passion, il s’en contrefout.
Je n’ai aucune affinité personnelle, culturelle ou autre avec mes collègues de travail
ou avec mon entreprise. Je vais devoir faire avec.
Ce boulot, je l’ai pris comme on attrape une branche quand on est sur le point de se
noyer : on ne regarde pas si elle est belle, propre ou si elle nous convient, on n’a
pas le choix, alors on s’y agrippe comme on peut.
Je n’ai pas les compétences pour le poste qu’on m’a assigné, mais je m’aperçois assez
rapidement que ça ne pose aucun problème, puisque dans cette entreprise personne
ou presque n’a le cursus correspondant à son job. Alors je fais comme tout le
monde, j’apprends sur le tas ou je fais semblant de savoir. Là où cela se complique,
c’est que je suis supposé m’occuper non seulement de la maintenance microinformatique, mais aussi du service après-vente.
Si la grande distribution est le purgatoire, alors le SAV est le purgatoire du
purgatoire, un pas de plus vers l’enfer. Dans une enseigne normalement organisée
et au sommet de sa forme, le SAV est déjà un service pénible pour ceux qui y
travaillent ; mais dans celle, en pleine décrépitude, où je viens d’être engagé ; c’est
un chemin de croix, en bien pire.
L’entreprise qui vient de m’embaucher est sur le déclin, les moyens manquent, les
meilleurs éléments ont quitté le navire.
Pour reprendre la métaphore, la branche à laquelle je tente de m’accrocher est
pourrie.
Le manque de moyens est particulièrement flagrant au niveau du service aprèsvente : non seulement je me fais engueuler de l’ouverture à la fermeture du magasin
par des clients forcément mécontents, mais je n’ai rien pour traiter les PC qu’on me
ramène, ni le reste du matériel d’ailleurs. De temps en temps, le directeur prend un
billet dans la caisse pour aller acheter les pièces détachées les plus indispensables. Je
dois jongler à longueur de journée avec du matériel défaillant, armé de ma seule
débrouillardise et d’un tournevis que j’ai payé de ma poche. J’ai remplacé une pièce
dans un lecteur de CD par un trombone en espérant que le client n’ouvrira jamais
sa machine. J’ai tenu deux ans, je me demande encore comment j’ai fait.
Mon enseigne se place sur ce que j’appellerai pudiquement de l’entrée de gamme : le
matériel présent sur nos étagères est ce qui se fait de moins viable, de moins fiable,
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de moins « pointu » ; mis à part deux ou trois produits « luxe » servant d’alibi
qualité au reste de la marchandise.
Nos marques internes sont des assemblages de pièces de fin de série, rachetées en
gros aux grandes marques et assemblées dans des pays à bas coût, puis revendues
avec une marge phénoménale à des clients abusés croyant faire de bonnes affaires.
Je n’invente rien : sur les étiquettes des produits figure un code facile à déchiffrer
indiquant la commission que le vendeur touchera s’il réussit à les faire acheter :
plus le produit est mauvais, plus la commission est élevée. Certains bons ou très
bons produits n’ont aucune commission.
Ce qui m’amène à ouvrir une parenthèse sur la façon dont notre employeur nous
rémunère. Nous touchons un fixe équivalent à 80 % du SMIC, complété par le biais
de commissions pour arriver au salaire minimal, voire éventuellement un peu plus.
Si par mégarde nous n’atteignons pas le salaire minimal, l’enseigne compense le
différentiel une fois, deux fois, la troisième conduit automatiquement au
licenciement.
Pression du chiffre : un tableau dans la réserve, visible par tous, indique les chiffres
de chacun, ventes, commissions, crédits, extensions de garantie, téléphonie, salaire
– intolérable promiscuité compétitive.
Les jours fériés, nous travaillons souvent « bénévolement » et « volontairement » :
nous sommes supposés nous payer « nous-mêmes » grâce à nos commissions, car
nous sommes tous « d’excellents vendeurs ».
Nous arrivons 30 minutes avant l’ouverture et partons souvent 30 minutes à une
heure après la fermeture du magasin pour le nettoyer et le mettre en ordre, mais
nous ne sommes pointés qu’aux heures d’ouverture. Ceux qui refusent sont parfois
licenciés, souvent stigmatisés, toujours harcelés. C’est aussi simple que cela.
Pourtant, nous sommes en France, le droit du travail est supposé protéger le salarié,
non ? Dans cette entreprise, le code du travail est considéré comme un livre de
blagues. Notre si cher employeur multiplie les protocoles à respecter, les objectifs à
tenir, tout cela étant bien sûr incompatible avec la réalité du terrain et
volontairement impossible à tenir.
La « faute professionnelle grave » devient l’arme de licenciement massive. Ceux qui
se font virer sont ceux qui respectent les règles, ceux qui ont une éthique
professionnelle, ou ceux qui n’arrivent pas à faire profil bas, sans trop participer au
système, comme je tente de le faire.
On nous demande donc de vendre des produits de mauvaise qualité en grande
quantité, mais cela ne suffit pas : nous devons tout faire pour les vendre à crédit.
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Notre enseigne travaille avec un marchand de crédit à la consommation qui nous
pousse, par le biais de primes sur objectif, à produire un maximum de contrats
chaque mois, quitte à tricher.
Les saisies informatiques des contrats se font par Minitel, les réponses sont
instantanées ; lorsqu’un crédit est refusé, il nous est demandé de trafiquer les
chiffres pour refaire passer le dossier, jusqu’à le faire accepter.
J’ai le souvenir vivace d’une réunion de formation avec une représentante du
marchand de crédit. Elle passe une heure à nous expliquer quels crédits sont les
plus profitables pour son entreprise ou pour la nôtre ; à la fin de l’exposé, l’une des
vendeuses pose une question : « Vous nous avez expliqué votre intérêt et le nôtre,
mais quel est celui du client ? »
La formatrice est une dame très classique, foulard chic et tailleur assorti, ton
guindé légèrement hautain. Elle considère deux secondes son interlocutrice, puis
répond, toujours aussi classe (oreilles chastes s’abstenir) : « Le client, on l’encule. »
Rires gras de l’assistance. Il y a un VTT et de jolies montres à gagner au challengecrédit, alors l’intérêt du client...
« On n’est pas là pour faire du social » : autre poncif révélateur de notre culture
d’entreprise, souvent suivi de : « Faites votre métier de vendeur ! » Sauf que
« vendeur » n’est pas mon métier, c’est juste la forme de prostitution soft à laquelle
je m’adonne pour payer le loyer de ma cage à lapins.
Le client est le dindon permanent d’une farce commerciale dont nous sommes les
lampistes plus ou moins volontaires, plus ou moins coopératifs. Quand d’aventure
nous mangeons entre vendeurs – quand je ne peux pas y échapper –, j’assiste à une
succession de rodomontades sur la façon dont tel ou tel a réussi à charger la note
d’un client, tous les moyens étant bons. Synergie de l’obscène.
L’un se vante d’avoir vendu un PC hors de prix à un couple de retraités désirant
simplement jouer au Scrabble. L’autre explique comment il a multiplié par deux les
achats d’un client doté d’une volonté un peu faible en lui faisant signer un crédit
trafiqué. Tout cela saupoudré ad nauseam de blagues grasses et d’anecdotes
lubriques. Je n’ai jamais réussi à m’intégrer à cette meute de charognards cravatés.
L’exemple vient d’en haut : le siège n’hésite pas à publier des catalogues remplis
d’arnaques à peine maquillées en promotions.
Pour les fêtes de Noël, nous proposons une console de jeux très en vogue à un tarif
défiant toute concurrence, alors qu’il n’y a que 100 pièces pour l’enseigne sur la
France entière et que nous avons plus de 90 magasins. Rien que pour le nôtre, nous
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avons une liste d’attente de plusieurs dizaines de personnes. De toute façon, nos
cadres se serviront en premier. À quelques jours de Noël, des clients crient et
ragent dans le magasin, parce qu’en attendant que nos hypothétiques consoles
arrivent, les stocks de nos concurrents se sont épuisés : plus aucune n’est
disponible dans notre région. Ils ne l’auront jamais, en tout cas ni chez nous, ni à
temps pour Noël. D’autres, résignés, tombent dans le véritable piège et nous
achètent autre chose. Ceux du siège social se croient très malins, mais le directeur
national des ventes est incapable d’écrire une circulaire sans faire moins de dix
fautes d’orthographe. Tout est du même pitoyable acabit. « Grâce » à eux,
l’entreprise coule comme une pierre.
Le SAV n’échappe pas à cette parodie de professionnalisme. C’est là que j’ai compris
le sens d’un terme que l’on employait encore assez peu à l’époque : l’obsolescence
programmée.
Nous vendons des produits qu’une qualité si calamiteuse qu’ils ne durent souvent
que quelques mois de plus que la durée de leur garantie, s’ils y parviennent. Leur
assemblage si particulier fait qu’il n’existe pas de pièces détachées. Les clients ne
comprennent pas qu’ils n’achètent pas uniquement un objet dans l’espace, mais
aussi dans le temps. Et que ce que l’on paye peu, on le garde peu.
La centrale achète des fins de stocks, parfois de marques qui disparaissent alors que
nous vendons encore leurs produits, entraînant dans leur naufrage leur propre
plate-forme SAV. De facto, ces produits sont irréparables. Alors on joue sur les
durées de garantie, on ment, on restitue des appareils différents mais tout aussi
défectueux pour faire croire à un échange standard, en bref, on triche encore et
toujours.
Les clients sont parfois plus directement victimes du cynisme ambiant, comme tous
ceux qui nous ont laissé des caméscopes ou des magnétoscopes en réparation, une
cassette coincée à l’intérieur. Combien de fois ces boîtes de Pandore vidéo nous
livrent-elles les ébats passionnés de la ménagère de moins de 50 ans sous la
direction de son mari pornographe du dimanche. Un monsieur vient chercher son
caméscope récemment réparé, le personnel du magasin cache mal son hilarité : son
intimité s’étalait, il y a encore 5 minutes, sur le plus grand écran du rayon des
télévisions. Et je ne parle pas de ce que je vois sur les disques durs des PC que je
tente de réparer...
Je suis en CDD, la hiérarchie fait pression sur moi pour que je raccourcisse mes
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cheveux, elle en fait la condition sine qua non de mon passage en CDI. Tous les
matins, j’enlève mes boucles d’oreille avant d’entrer sur la surface de vente. Je ne
corresponds pas à l’image (fausse) que l’enseigne veut faire passer par l’apparence
de son personnel. La hiérarchie me fait lourdement comprendre que c’est aussi
pour cela qu’il n’y a quasiment pas de membres des « minorités visibles » dans le
personnel et que donc j’ai intérêt à me plier à la norme.
Un vendeur, un homme, un vrai, n’a pas les cheveux longs, pas de boucles d’oreille.
Je ne cède pas, mes chiffres sont corrects, je passe quand même en CDI pour un peu
moins de deux années d’enfer consumériste.
J’assiste pendant ce laps de temps à l’irrésistible naufrage de la société, mal gérée,
mal fournie, mal barrée. Plus le temps avance plus les méthodes contestables
deviennent carrément illégales, vis-à-vis des clients, des fournisseurs, du personnel.
Le paroxysme est atteint quand, à bout de souffle, la société s’apprête à se faire
racheter par un groupe étranger. Dès lors, le siège cherche par tous les moyens à
« alléger la masse salariale », quitte à prendre beaucoup de libertés avec la
législation du travail : une vieille habitude entre nos murs.
J’arrive à m’exfiltrer sans trop de casse, j’évite la faute professionnelle grave
systématique qui a mis sur le carreau une bonne partie du staff. Certains se sont
vengés en vidant les réserves des magasins, parfois par camionnettes entières, ou
en embarquant les quelques produits de valeur encore présents en rayon.
Une amie, conseillère en management, m’a dit un jour : « Quand tu payes mal ton
personnel, il se paye tout seul. » Vrai. Moi, je voulais juste partir sans me retourner.
L’argent de mon licenciement me permet de reprendre les Beaux-Arts. Vendre de la
merde pour pouvoir apprendre à créer de l’« art », du « beau », du « rêve ». Ironie
du sort.
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