une cartographie des mauvais genres

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une cartographie des mauvais genres
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une cartographie des mauvais genres
par Catherine Mao
[Février 2014]
L’œuvre de Jason se présente sous un jour paradoxal, à la fois cocasse et grinçant, limpide et
exigeant, familier et étrange. Se déployant sur plus d’une quinzaine de livres en France, elle
constitue une cartographie profondément cohérente et réjouissante des mauvais genres. C’est là
l’un des paradoxes dont le lecteur peut s’étonner : singulière et inclassable, si ce n’est comme «
bande dessinée d’auteur », cette œuvre s’édifie pourtant par rapport à une poétique des genres
largement revendiquée. C’est la perspective que je me propose d’aborder pour appréhender le
travail de Jason, qui semble se soumette d’un album à un autre à un processus d’hybridation très
homogène et riche de sens. Cette dynamique singulière et surtout très explicite donne au lecteur de
précieux outils pour mieux comprendre à la fois son propre plaisir de lecture et la manière dont
l’auteur prend place dans la bande dessinée.
une tectonique des genres
Les créatures qui peuplent l’œuvre de Jason paraissent échappées des mondes parallèles de la
paralittérature, du cinéma de genre et de la littérature feuilletonesque. Tueurs à gages,
mousquetaires et cow-boys, monstres et savants fous, zombies, extraterrestres et loups-garous
évoquent certaines œuvres (La Fiancée de Frankenstein, Les Trois mousquetaires), certains acteurs
mythiques (Charlie Chaplin, Boris Karloff), renvoyant à l’imaginaire puissant de ce qu’on appelle les «
mauvais genres » (le polar, le western, la science fiction, l’horreur).
Jason baigne d’abord le lecteur dans un territoire déjà connu. Il l’invite au plaisir de la
reconnaissance, plus d’ailleurs qu’à celui de la citation ou de la connivence. Car il joue davantage
avec le « générique » qu’avec les genres. Ces derniers ne l’intéressent pas tant dans leurs contours
que comme étiquettes ou réservoirs susceptibles de manipulations. Il a ainsi volontiers recours à
l’outrance d’un genre, de manière à accentuer les limites et ce faisant l’absurdité de la
catégorisation. Par exemple, l’album Dis moi quelque chose (Editions Atrabile, 2003) se caractérise
par son excès de rebondissements, au point de devenir une sorte de précipité générique du récit
d’aventures : rencontre amoureuse, vol, agression, double meurtre, menace, fuite, poursuite, exil,
coup monté se succèdent à un rythme confinant à l’absurde. Pour raconter le lieu commun de
l’amour contrarié, Jason emploie une hyperbole de ce plaisir générique. De manière burlesque, à la
fois comique et troublante, l’amour en question, fleurissant envers et contre tout, se raconte sur le
mode de l’action : demande en mariage, grossesse, naissance sont promptement expédiés entre
menaces et tentatives de meurtre. Jason donne le ton dès le début de l’album : alors que le
pickpocket entre par effraction dans la maison de sa dulcinée, celle-ci, surprise dans son sommeil, lui
assène un coup de poing.
Jason use du générique comme d’une normativité énonciative, et largement énoncée. Il se propose
d’abord de fournir à ses lecteurs des cadres de connaissance, de manière à ce que chacun d’entre
eux fasse appel à son propre réservoir de projections. Le filtre générique, puissamment normatif, rend
alors possible le jeu entre la norme et l’écart dont Jason est particulièrement friand. Ses livres
regorgent d’exemples : citons le mousquetaire qui voyage dans l’espace et rencontre des
extraterrestres (Le Dernier mousquetaire, Editions Carabas, 2007), ou la créature de Frankenstein qui
vole un magazine pornographique chez le marchand de journaux (Mauvais Chemin, Editions
Atrabile, 2004). Ce faisant, Jason déplace sans cesse l’horizon générique, du drame à la comédie,
de la farce à l’absurde. L’imprécision de l’évolution d’un genre (par exemple du western au western
spaghetti), ou le flottement moderne de la frontière entre héros et anti-héros lui procurent de riches
outils de création. En effet, il n’emploie jamais le genre comme un concept défini une fois pour
toutes : il revendique au contraire son instabilité, pratiquant ce qu’on appelle l’hybridation ou la
translation générique. La chose est connue, pour ne pas dire éculée, et l’introduction d’une réplique
insolite suffit parfois à faire entrer le lecteur dans le trouble, à réorienter son interprétation. Par
conséquent, le lecteur doit perpétuellement s’ajuster, négocier entre ce qui lui est déjà connu et ce
qui est nouveau.
Par exemple, dans Les Loups garous de Montpellier (Editions Carabas, 2009), les scènes de genre
sont émaillées de scènes du quotidien : le personnage se regarde en train de se brosser les dents ;
au milieu d’une conversation sur le risque que le cambrioleur encourt de se faire tuer, la femme dont
il est amoureux lui fait remarquer qu’il devrait passer l’aspirateur. L’auteur ne fait pas seulement subir
au genre une torsion proche de la caricature ou de la parodie, il laisse résonner les échos et les
discordances, autrement dit des effets de dissonance démultipliés par la force du cadrage
générique [1].
Les genres servent donc de noyaux ou de matrices. Dans Low
Moon et autres histoires (Editions Carabas, 2008), Jason renvoie à l’imaginaire puissant du western.
Mais la partie d’échecs remplace le traditionnel duel armé, le cappuccino le whisky, les vélos les
chevaux. Jason transpose dans l’imaginaire viril et violent des cow-boys un autre imaginaire,
complètement discordant : celui, abstrait et subtil, des échecs. Le bon, la brute et le truand
deviennent des personnages qui n’ont pas le genre qu’on leur présuppose, ce qui pose subtilement
la question de la virilité. Et le drame des personnages devient justement de croire qu’ils évoluent
dans un genre : c’est le cas d’Athos qui, dans Le Dernier mousquetaire, agit comme s’il était le héros
d’un récit de cape et d’épée, alors qu’il se trouve en réalité sur la planète Mars et qu’il doit
combattre des bonhommes verts. Les personnages, les premiers, sont la proie d’une méprise
générique.
le carnaval de jason
« Quelle parodie ? Parodie de quoi ? Je pourrais dire parodie de tout, mais ce qui m’a surtout
frappé, c’est moins l’absence de consistance des rapports humains, des situations, des
sentiments, que le fait que personne ne la ressent et ne semble en souffrir. »
Arthur Adamov, La Parodie, Editions Gallimard, 2002, p. 7.
L’imaginaire que l’on vient d’évoquer permet à Jason d’installer des personnages qui sont autant de
clichés et de stéréotypes. Ils endossent des costumes héroïques trop amples pour eux, ce qui les
réduit inexorablement à des figures de pantins. D’un album à l’autre, le personnage ne colle jamais
tout à fait à son rôle, il ne se fond pas, loin s’en faut, dans le costume de l’amoureux transi ou dans
celui de John Wayne, mais s’inscrit constamment dans le décalage. Ainsi, au début du Dernier
Mousquetaire, Athos, privé de ses fonctions, n’est plus qu’un clochard désœuvré. Cette distance
entre le rôle et l’interprète permet de saboter la figure héroïque et de court-circuiter la portée
épique du western ou du récit d’aventures. En faisant de ses personnages des types dont ils n’ont
pas le charisme [2], Jason leur enlève toute consistance et laisse ainsi l’ambiance prendre le pas sur
les caractères.
Les personnages errent le plus souvent dans des décors vides et aseptisés. Les couleurs vives de
Hubert mettent en valeur la géométrie d’un espace urbain sans texture : les rayures horizontales et
verticales des immeubles et des meubles viennent renforcer le découpage impeccable et
implacable des planches, le plus souvent en gaufrier classique (tracé à la main cependant). Dans
certains albums, la bichromie installe d’emblée une ambiance oppressante, par exemple le vert fluo
dans Des Morts et des vivants (Editions Atrabile, 2006) ou le bordeaux dans Le Char de fer (Editions
Atrabile, 2003).
Au renfort de cette composition, la ligne claire, que Jason
admire chez Hergé ou chez Trondheim, est simplificatrice et fermée, dessinant un univers clos sur luimême. Rien dans le dessin ni dans la mise en page ne vient polluer la lecture. Ainsi, le monde de
Jason se présente comme profondément dépassionné, plus mécanisé que désespéré. Ses récits
prennent d’ailleurs souvent place dans un imaginaire urbain et cinématographique, angoissé et
résolument moderne. Citons Les Loups-garous de Montpellier, album dans lequel le cambrioleur
arpente les toits de la ville, ou encore Attends (Editions Atrabile, 2000), le drame du personnage s’y
jouant à l’acte deux dans un cadre urbain.
Enfant d’abord soucieux d’échapper à l’univers oppressant des adultes (la salle de classe, dominée
par les propos accablants du professeur ; l’univers domestique et les ordres parentaux), le
personnage s’évade le plus possible avec son ami, en jouant dehors ou en rêvant d’un ailleurs, par
l’intermédiaire de la lecture et du dessin. Devenu adulte trop vite, il est propulsé dans l’anonymat
d’une grande ville, contraint de travailler à l’usine et de vivre dans un petit appartement. Attends
suit un mouvement de désenchantement du monde. Le minimalisme de ses décors et de ses
personnages, accompagné d’un rejet de tout naturalisme et de tout psychologisme, pointe du
doigt l’inanité du réel et de la vie humaine.
Les personnages de Jason se meuvent dans des espaces immatériels et impersonnels, les épaules
affaissées et le regard vide, donnant le plus souvent une impression de découragement et d’inertie.
Lorsque les deux personnages de Dis moi quelque chose ont le coup de foudre l’un pour l’autre, ils
conservent cette posture, les bras légèrement tombants, les yeux sans expression. L’emploi du style
animalier renforce cette discordance puisque les personnages se présentent comme profondément
déconnectés de leur animalité : ils peinent à coïncider, tant avec eux-mêmes qu’avec les autres.
Cette problématique est au cœur de quelques albums de Jason. Dans J’ai tué Adolf Hitler (Editions
Carabas, 2006), les deux amoureux ne parviennent à se rejoindre qu’à la fin, et ce par un subterfuge
artificiel : seule la machine à voyager dans le temps leur permet, à force d’allers et de venues, et
surtout de patience (il leur faut attendre chacun 50 ans), de finir enfin leurs vieux jours ensemble.
Dans Les Loups-garous de Montpellier, le personnage semble constamment privé de ses attributs de
sujet, d’une véritable emprise sur son propre corps et sur sa propre vie. Le masque de loup-garou lui
permettra finalement de se transformer en véritable loup-garou, autrement dit de coïncider avec luimême. Le costume endossé, le personnage artificiel, devient la vraie nature de l’individu.
Contrairement aux animaux capables de vivre dans le présent, d’être et de se mouvoir dans un ici et
maintenant, les personnages de Jason méconnaissent le temps pour n’évoluer que dans la durée. Si,
comme on l’a dit, l’auteur s’inspire fortement de genres cinématographiques (comme le western ou
le film de zombies), il vide pourtant soigneusement ses œuvres de tout cinétisme. C’est
particulièrement frappant dans Dis moi quelque chose : pour raconter ce récit outré d’aventures, la
référence au cinéma et notamment aux films de Chaplin, renforcée par le rappel aux cartons, ces
textes filmés qu’on trouve dans le cinéma muet, met paradoxalement en évidence le statisme de
l’image. Autre exemple, dans Les Loups-garous de Montpellier, deux amis discutent, au cours d’une
partie d’échecs, presque immobile, des femmes, de vue en plongée sur leur décolleté ou en contreplongée sur leurs dessous. Les personnages parlent mais n’agissent pas. Le mouvement s’absente,
pour ne laisser place qu’à la durée, et en cela à une certaine lourdeur et pesanteur. En dehors de
l’action, en dehors de la vie et de toute communicabilité, l’homme reste en plan.
Ainsi, le personnage est privé de son accès à soi, de ses capacités de communication, de son
rapport au corps. Il n’y a pas de corps chez Jason, encore moins de chair. Dans « Émilie vous passe
son bonjour » (Low Moon), une femme engage, en échange de faveurs sexuelles, un tueur
professionnel pour abattre plusieurs hommes. Elle n’est plus qu’un pantomime vidé de ses
expressions, un prototype déshumanisé de la femme justicière. Elle répète d’ailleurs à plusieurs
reprises la même phrase, réglementaire : « Ce n’était pas précisé dans notre accord ». En
comparaison, le tueur, qui tombe amoureux d’elle, et ses victimes, avant de mourir, paraissent
autrement plus humains : « Il a fait tomber ses clés par terre. Il était en train de les ramasser quand il
m’a vu. » ; « Il est sorti promener son chien. […] Il a acheté le journal et un paquet de cigarettes. »
Émilie, dépossédée de sa vie et de son corps, n’est plus qu’une machine vengeresse qui finira par se
défenestrer.
Cette déconnexion rappelle dans une certaine mesure le théâtre d’avant-garde [3] et la tradition
nordique. Jason se fait le dépositaire dans la bande dessinée de cette mélancolie, d’une certaine
parodie imprimant aux œuvres le sentiment du dérisoire. L’épure, couplée à un sens du
détournement générique, devient un véritable principe de création. Loin d’être une fin en soi, la
parodie constitue d’abord un moyen d’opacifier ses œuvres. De cette manière, ce sont les relations
entre les personnages qui demeurent, et leur solitude qui transparaît.
scène de genre et histoire d’un art
La bande dessinée entretient avec la notion de genre un rapport complexe : tantôt considérée ellemême comme un « mauvais genre », tantôt réduite à ses genres constitutifs (la bande dessinée
d’humour, l’heroic fantasy…), elle semble avoir conquis ses lettres de noblesse en s’affranchissant
des contraintes génériques. Suivant en cela l’exemple de la littérature moderne, certains auteurs se
sont réclamés d’une avant-garde en refusant précisément les carcans du genre. En déversant
l’imaginaire des « mauvais genres » au sein du neuvième art, Jason s’inscrit donc dans une riche
tradition et soulève des questions inscrites dans son histoire.
Comme on l’a vu, le genre, en tant que modèle, fournit à Jason matière à transgression. L’auteur
emploie volontiers des ingrédients censés s’exclure mutuellement. Dans Mauvais chemin, par
exemple, le traitement de l’espace et du temps échappe à la stylisation fantastique et paraît
emprunté à des genres plus moralistes. Jason joue avec les contraintes explicites du film
d’épouvante (le rejet du réalisme, la représentation du monstrueux), ses conventions implicites (par
exemple le contenu fantasmatique, incarné par la folie meurtrière d’une foule lancée dans une
chasse à l’homme), ainsi que son appareil thématique (citons le sadisme du savant fou, qui viole la
fiancée de Frankenstein). Cette déstabilisation ne porte pas simplement sur un ensemble de normes
de présentation (citons l’emploi d’une couleur vert fluo, qui suffit à plonger le lecteur dans un univers
fantastique, mais aussi à tourner en dérision ce type de conventions), mais vient ébranler le partage
traditionnel entre la (science) fiction et le réel, ainsi que les frontières poreuses entre l’art dit sérieux et
celui de divertissement. Le film La Fiancée de Frankenstein, auquel l’album fait explicitement
référence (ne serait-ce que par la coiffure du personnage féminin, tout en hauteur et striée d’une
mèche blanche) et qui déjà s’extrayait du genre par son incursion dans la romance et son
exploration de l’humanité de la créature, sert à l’auteur de principe opérant lui permettant de
réaffirmer dans le même temps des liens de mémoire et de transformation. Jason fait entrer le genre
en mouvement, et suit en cela une logique ouverte de variation bien plus que de subversion ou de
violation.
En raison de l’importance de la pratique de citation, le passé du genre reste omniprésent au sein de
chaque livre de Jason. Cet imaginaire constitue une mémoire qui sédimente son œuvre. Ce faisant,
l’auteur vient enrichir le genre, dans une dynamique d’accumulation, reprenant ainsi à son compte
la notion d’influence telle qu’elle a été définie par Michael Baxandall dans Formes de l’intention [4] :
par les filiations qu’il se choisit, l’artiste adopte une position résolument active, et agissante sur le
passé. De ce point de vue, chaque album se présente comme la trace d’une rencontre unique
avec un archétype. Jason invite à un rapprochement d’une œuvre à l’autre (les personnages de
Mauvais chemin ou d’Athos en Amérique font explicitement référence aux aventures de J’ai tué
Adolf Hitler et du Dernier Mousquetaire), mais aussi d’un art à l’autre. Dans Hemingway (Editions
Carabas, 2004), Jason rend hommage à une période historique de bouillonnement artistique (le Paris
des années 20), mais Hemingway, Scott Fitzgerald, James Joyce et Ezra Pound y sont des auteurs de
BD, discutant de plumes et de cadres, recevant de Gertrude Stein des conseils de techniques de
dessin, et endurant la condition précaire d’artiste de bande dessinée. Dans le premier cas, l’auteur
tisse un lien entre l’œuvre achevée et celle en train de s’élaborer. Dans le second, l’auteur forme
une communauté. L’œuvre continue à se déployer dans des cadres antérieurs, et des frontières
toujours mouvantes.
question de style
Principe modélisant, le genre se présente comme une grille de lecture restituant son intelligibilité au
monde moderne et opaque dessiné par Jason. En revendiquant l’emploi du genre comme espace
intermédiaire entre ses œuvres et le neuvième art, l’auteur adopte tout un système de positions et
de valeurs et au passage donne des outils au lecteur pour y prendre place. Mais c’est en particulier
en jouant avec quelques unes des spécificités de son médium qu’il se détourne de ce qui est
intellectuellement déjà disponible. Prenons pour exemple le traitement qu’il accorde à l’un de ses
thèmes de prédilection, la fatalité. Celle-ci prend de multiples formes : dans Attends, la société postindustrielle apparaît comme un rouleau compresseur ; dans Mauvais chemin, Jason reprend la figure
pathétique de Frankenstein, dont la nature monstrueuse le soumet inexorablement à un destin
tragique ; dans Des Morts et des vivants, les zombies poursuivent inlassablement les derniers
survivants, donnant à l’ultime métamorphose un caractère inéluctable : poncif du genre, l’un des
survivants finit toujours par se transformer en zombie, de manière à ce que l’horreur s’introduise dans
la sphère intime [5].
Les récits de Jason, divisés en trois actes (par exemple Attends) ou bien commentés de manière
décalée par des personnages constituant une sorte de chœur antique (citons les vieux scientifiques
de Mauvais chemin), font parfois implicitement référence au théâtre grec. Le thème de la fatalité
s’incarne parfaitement au sein de la bande dessinée, médium privilégié pour véhiculer le rythme
lancinant des temps modernes et pour exprimer un ennui qui peut confiner à la folie. L’emploi du
gaufrier, structure rigide, met parfaitement en valeur la loi de la répétition et de la série, ainsi que
l’écoulement inéluctable du temps. Il est notamment propice à la représentation des causeries de
personnages, et surtout des tête-à-tête dramatiques (les propos du détective font perdre au
meurtrier du Char de fer toute raison ; la conversation des vieillards de Mauvais Chemin, aussi
décalée soit-elle, n’empêche pas les événements de les rattraper), ou encore des parties d’échecs
(Low Moon, Les Loups-garous de Montpellier). Au cours de ces face-à-face tendus, le moindre
changement d’une vignette à l’autre, fut-il imperceptible, est particulièrement sensible et peut
conduire le personnage à sa perte.
Le regard des personnages, qui pourrait suggérer un minimum de profondeur, ne reflète pas l’âme
mais le vide de l’espace et la platitude des couleurs. Le caractère synoptique du neuvième art
désamorce tout effet de surprise, appliqué à des genres pourtant supposés haletants (les récits
policier, de cape et d’épée, d’aventure ou encore d’épouvante…). La mise en intrigue propre au
polar ou à la science fiction est ici contrariée par la visibilité des situations narratives, qui fait obstacle
à la mise en place d’une véritable tension narrative.
Ainsi, jamais Jason ne cherche à suppléer les caractéristiques de son médium, par exemple en
créant un faux relief ou bien en instaurant un suspense. Il puise dans un imaginaire commun
puissamment investi de tous, qu’il vide cependant soigneusement : il vide les yeux de ses
personnages, chassant des visages toute trace d’intériorité, il assèche les dialogues, réduit ses décors
à quelques lignes, court-circuite le suspense. Par ce processus de dématérialisation, il met à distance
la tradition populaire dans laquelle il s’inscrit, et fait style et sens du même coup : dans l’univers de
Jason, la recherche d’une utopie (Attends), la rencontre avec l’autre (J’ai tué Adolf Hitler, Des Morts
et des vivants), ou avec soi-même (Les Loups-garous de Montpellier) n’est plus possible parce que le
personnage est déconnecté de ses actes. Dès lors que le sujet est déchu, ses actions sont
condamnées à rester à la surface des choses. Comme Aki Kaurismaki, auquel on le compare parfois,
Jason crée des personnages assaillis et hébétés par les épreuves qui les frappent. L’influence du
réalisme poétique, aussi évidente soit-elle, a pourtant ses limites, tant ces derniers échappent (le plus
souvent) à leur stricte condition de victimes d’un déterminisme social ou d’un fatalisme inconscient,
tant Jason fait riposter le burlesque.
*
Je me suis proposée dans ce texte de mettre en évidence la dynamique d’appropriation (à travers
la puissance de construction du genre) et celle de relance (par la force de ressaisissement du style)
qui caractérisent l’œuvre de Jason et qui l’imprègnent du même coup d’une réflexivité latente, et
grinçante. Le genre se présente comme un outil manifeste de création qui nous aide à prendre la
mesure de son style, qui nous permet à son tour d’aller au devant de ses œuvres. L’auteur
revendique un réservoir plus qu’une intertextualité, la puissance d’un imaginaire commun plus que
d’une érudition (tant il est vrai que la présence de l’œuvre de référence n’est jamais signalée). De
cette manière, son travail devient le fruit d’un processus au sein duquel le lecteur peut s’impliquer et
s’amuser, aussi jaune le rire soit-il.
Catherine Mao
Notes
[1] L’« inquiétante étrangeté » qui imprègne la série Twin Peaks découle aussi en partie du
surgissement inopiné d’éléments à la fois familiers et fantastiques au sein de scènes attendues de
genres télévisuels très codés.
[2] Ce ressort confine dans Le Secret de la momie (Editions Atrabile, 2007) à l’exercice de style :
une momie essaie de se suicider, en vain ; alors qu’un homme se transforme en loup-garou, son
voisin lui demande de faire moins de bruit ; sur le point de boire le sang d’une victime, un vampire
lassé décide de partir en vacances. Au même titre que Les Poches pleines de pluie (Editions
Carabas, 2009), ce livre montre bien que se côtoient chez Jason deux univers : celui des mauvais
genres et celui des cartoonists.
[3] C’est là un autre paradoxe propre au travail de Jason, qui se caractérise à la fois par son
ancrage populaire, comme on l’a vu, et par sa référence à l’avant-garde. Or l’avant-garde se
proposait notamment de s’opposer aux genres.
[4] Michael Baxandall, Formes de l’intention : sur l’explication historique des tableaux, Nîmes,
Jacqueline Chambon, 1991, 238 p.
[5] À la fin du récit, les deux amoureux comblent l’attente du lecteur puisqu’ils forment enfin un
couple, mais de zombies, qui se nourrit d’une des dernières survivantes, incarnation d’une figure
maternelle.

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