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interview «Je manque d’estime de moi. C’est le moteur de ma réussite» Finance, immobilier, musique, médias, l’entrepreneur Patrick Delarive touche à tout, porté par un besoin jamais rassasié de reconnaissance. Il en parle avec une franchise étonnante. Photo Janette gloor - Texte Laurent favre Pour le grand public, il est «le découvreur de Bastian Baker». Mais avant de repérer le jeune songwriter vaudois à l’anniversaire de sa fille, Patrick Delarive (52 ans) avait déjà fait deux fois fortune dans la finance et dans l’immobilier. Aujourd’hui, il produit le duo de jazz Sheera’z, est entré au conseil de l’une des fondations du Montreux Jazz Festival, donne des cours à HEC. Aurait-il voulu être un artiste? Il l’est, d’une certaine façon. Pourquoi écrire un livre lorsque l’on est un homme d’affaires? En fait, il y a deux livres sur lesquels je suis en train de travailler. Le premier est le récit d’un parcours atypique, le mien. Je donne en moyenne deux conférences par mois, devant 100 à 400 personnes. Au début, je préparais des sujets mais je me suis aperçu que ce qui intéressait le plus les gens, c’était mon parcours d’entrepreneur. J’ai beaucoup de peine à l’écrire, parce que je manque d’estime de moi. C’est un problème récurrent mais je travaille dessus (rires). D’un côté, c’est mon moteur car ce besoin de reconnaissance me pousse à faire des choses; d’un autre côté, c’est un saboteur parce que ce besoin n’est jamais satisfait. Je «A 6 ans, je ne parlais que le suédois» 28 L’ILLUSTRÉ 27/14 ne vois pas mon succès. Je n’arrive pas à me voir. Que voyez-vous? Je vois parfois un petit diablotin sur mon épaule qui me dit: «Ouais, c’est pas mal…» Quand je suis en train de donner une conférence ou un cours à HEC ou en coulisses derrière Bastien, là oui, je suis conscient de ma réussite. Mais c’est une sensation fugace. Le petit diablotin apparaît et me dit: «Pas de quoi se vanter, tu peux faire mieux…» Ou: «Bon, c’était facile…» Alors je le connais, je vis avec, je sais le gérer. Et puis, fondamentalement, même si je dois gérer ce problème pour ma qualité de vie, je ne sais pas si j’ai vraiment envie de le régler parce que si le petit diablotin disparaît, je risque de perdre ce moteur qui, malgré tout, me fait découvrir plein de choses. Et l’autre livre? C’est un roman qui, bien sûr, n’est jamais une pure fiction. Celui-là, je n’ai aucune peine à l’écrire. Tout est dans ma tête: l’intrigue, les personnages, les odeurs, les décors. Ça se passe dans le milieu de la finance internationale. Une sorte de SAS avec, à chaque rebondissement, l’entrée dans un monde différent extrêmement documenté. Myret Zaki va y être associée pour tous les éléments techniques. J’ai déjà écrit trois chapitres. Je suis intimement convaincu que ça va être un succès. Le titre provisoire de votre autobiographie est «Itinéraire d’un enfant aimé». J’ai envie de vous dire: on n’y croit pas. Croyez-le. Mon plus ancien souvenir, c’est la sensation d’être enveloppé d’un immense sentiment d’amour familial. Après viendront les difficultés liées aux échecs scolaires et au manque de reconnaissance. Je n’ai pas été reconnu entre 10 et 22 ans, un âge crucial, mais j’ai été très aimé. Nous subissons tous des blessures, plus ou moins fortes. On peut tout surmonter quand on a reçu de l’amour. Vous venez d’un milieu privilégié: père parisien issu des quartiers aisés, mère suédoise, aîné de trois garçons. Jusqu’à l’âge de 6 ans, je vis en Suède. Il faut imaginer la différence culturelle entre mon père et ma mère. A Paris, on est en cravate le dimanche à table; en Suède, on est pieds nus et on va manger des baies sauvages. A 6 ans, nous suivons mon père en Suisse, il travaille chez Volvo. Je ne parle que le suédois, ma mère également. Nous arrivons dans la commune de Belmont. Dans ma classe, il n’y a que des enfants du village, beaucoup de familles d’agriculteurs ou d’immigrés. Trop différent, je suis pris en grippe par l’instituteur. A 10 ans, sur une classe de 28, je suis le seul à rater l’entrée au collège. Mes parents m’inscrivent dans un collège privé, à Champittet. J’y suis de 10 ▷ interview Patrick delarive L’échec scolaire, vous l’expliquez comment? J’étais le fils aîné d’une fratrie de trois. A ma naissance, je crois que mon père se serait très bien contenté d’un seul. Il avait placé beaucoup d’attentes en moi. Un enfant en échec, c’est un enfant qui dit: «Laissez-moi être qui je suis.» L’autre explication est un peu à la mode mais j’ai été diagnostiqué HP, haut potentiel. Ça ne veut pas dire surdoué mais doté d’une intelligence différente. Je m’ennuyais, ceux de mon âge ne m’intéressaient pas. A 16 ans, je quitte l’école. Je travaille dans une usine de pneus à Vevey. Je déchape des pneus toute la journée. A la pause, je mange mon casse-croûte et je fume ma clope avec les ouvriers. Après ça, je fais un stage de trois mois à Paris chez un ami de mon père, Robert Lévitan, un marchand de meubles célèbre à l’époque. J’habite chez ma grand-mère dans les beaux quartiers et, chaque matin, je prends le métro, le train et le bus en sens inverse des banlieusards pour aller travailler à Gonesse. Je bosse quatre mois; chaque mois, je suis augmenté. J’ai appris vingt ans plus tard que mon stage était non rémunéré et que c’était mon père qui envoyait de l’argent à Robert Lévitan… 1 3 2 Son enfance 1. A 10 ans sur le Léman, Patrick (à droite) avec ses jeunes frères Joakim et famille aimante. 2. Adolescent, avec sa maman suédoise. Patrick Delarive est né à Göteborg et à l’âge de 6 ans. 3. Apprenti, vers l’âge de 17 ans. Une période difficile où le fils de bonne famill 1 2 Sa famille 1. A Cannes au printemps dernier avec sa seconde épouse, Leila, d’origine ira couple est l’un des plus glamours des soirées VIP romandes. 2. Début avril, il fête au Salon d (à gauche), lauréat du Grand Prix 2014. A droite, son neveu Julien et son père, Philippe. 1 Sébastien, une enfance choyée au sein d’une ne parlait que le suédois à son arrivée en Suisse e trouve sa voie dans le monde ouvrier. 2 nienne, avocate et animatrice sur La Télé. Le es inventions la réussite de son fils David 3 Comment entrez-vous dans la banque? En faisant un apprentissage à la Banque populaire suisse à Lausanne. Il y a douze places, je suis pris en treizième parce que mon profil leur plaît. Et là, c’est trois ans de bonheur. J’enlève ma boucle d’oreille, je fais effacer mon tatouage. Tous les quatre mois, je change de département, non sans remettre de ma propre initiative à chaque fois un rapport critique au responsable du service, au chef du personnel et au directeur. Il faut dire que j’étais complètement inconscient… A la fin de mon apprentissage, on me propose un poste de chef de la communication pour la Suisse romande. A «Etre dans les 300 plus riches, c’était un rêve» 30 L’ILLUSTRÉ 27/14 Ses passions 1. Plutôt que de donner de l’argent, il donne de son temps une fois par an, comme ici lors d’un voyage humanitaire au Togo avec sa fille Femke. 2. Passionné d’aviation, il pilote son propre petit jet et partage sa passion Baker lors de la cérémonie des Swiss Music Awards. Patrick Delarive est le producteur du cha avec des «business friends». 3 Avec Bastian nteur vaudois, qu’il a découvert par hasard. 21 ans! Je refuse, préférant aller apprendre l’allemand et l’anglais. A mon retour, je trouve un poste au Credit Suisse. Je gagne 2700 francs; un an après, je suis chef du département. Je gagne 3200 francs, je dirige sept femmes, j’ai confiance, je n’ai peur de rien. Je demande à devenir gérant de fortune, on m’envoie à New York. A mon retour, une chercheuse de tête vient me proposer une offre de la Citibank. C’est payé 6000 francs par mois; à 25 ans, en 1987, c’est énorme. J’accepte, mais une semaine avant la fin de ma période d’essai, je me rends compte que je m’ennuie, que j’ai fait un choix pour l’argent. Au même moment, je reçois à nouveau une proposition du Credit Suisse pour rejoindre un programme de formation à New York. Je négocie un peu, j’obtiens un bureau à trois modules et une place de parking au – 1, deux signes extérieurs qui déterminaient votre importance. Pour la première fois, je négocie un salaire annuel à six chiffres. Je suis cadre à 25 ans, engagé sur la voie royale. Je pars gonflé à bloc mais, là-bas, c’est un choc. Ce sont tous des Alémaniques qui ont dix ans de plus que moi, plus d’expérience, plus de diplômes. Je rame, je rame, je réussis. Mais à mon retour, j’en demande plus. Je suis incapable de patienter parce que je ne vois pas la reconnaissance. Que faites-vous? Je démissionne et je me mets à mon compte le 30 juillet 1989, quatre jours après la naissance de mon fils. Sans filet, mais je n’ai pas peur. J’ai quelques clients. L’un d’eux me demande de lui ouvrir un bureau, c’est-à-dire de trouver le local, engager le personnel, mettre en place les systèmes de reporting. Ce n’est pas mon métier mais je me lance. Entre 1989 et 1994, j’ouvre des bureaux à Sarajevo, Belgrade, Gdansk, Sofia, Szczecin, Moscou, Vladivostok. J’ouvre deux supermarchés à Moscou. En janvier 1994, j’arrête et j’ouvre ma petite boutique de gestion de fortune, avec 5-6 clients, moins de 10 millions sous gestion. Ça me rapportait environ 70 000 francs par an. Un jour, dans la rue, je croise un ancien prestataire de service, qui dirigeait la banque Raymond James. Trois semaines après, je les rejoins. Grâce à mes formations aux Etats-Unis, j’ai une dizaine de licences qui me donnent toutes sortes de «permis de conduire» pour les différentes bourses américaines. Au lieu de démarcher des clients à Lausanne et Genève comme tout le monde, je démarche le Jura, Bienne, le Tessin. Rapidement, les choses se développent. Sur les 4500 brokers que compte la société dans le monde, je suis dans les dix plus productifs. Je gagne mon premier million, ce qui m’incite à démissionner de Raymond James. C’est alors que l’on m’offre une franchise non exclusive pour la Suisse. A partir de là, je me suis diversifié dans l’immobilier et j’ai gagné beaucoup d’argent. Jusqu’à apparaître dans le classement des 300 plus riches de Suisse de «Bilan». Vous étiez plutôt content d’en être? C’était très flatteur d’y entrer. C’était même un rêve. J’avais dit à mes enfants, le jour de mes 45 ans, qu’avant mes 50 ans j’y serais. J’y figurais l’année de mes 50 ans. Mais je n’ai pas ça en cash, tout est dans mes boîtes. C’est une reconnaissance parce que c’est une manière de dire que j’ai accompli quelque chose. Vous rentrez dans un club. D’où je viens, oui, c’est une reconnaissance. Maintenant que c’est fait, je me dis chaque année que ce serait plus prudent de ne pas y être. Pourquoi tenez-vous dans «Bilan» une chronique sur l’échec? Je suis tout le temps angoissé. J’ai peur de l’échec, de l’erreur. Quand on n’a pas les diplômes, on paie pour apprendre. Donc, chaque fois que je fais un nouveau métier, j’ai commencé par faire des erreurs et parfois je me suis fait voler, mais c’est le prix. Les success stories durent en moyenne quatorze ans. On n’est jamais à l’abri. Mes antennes sont en alerte en permanence. Le talent est un don mais la réussite est un métier. Quel lien y a-t-il entre les affaires et Bastian Baker? Il y a à chaque fois une rencontre et une intuition. Bastian qui chante un soir dans mon salon lors de l’anniversaire de ma fille, je ressens qu’un projet est possible. Je crée des relations très intimes avec les artistes en général, même si j’ai peu de culture dans ce domaine. Je me considère comme un artiste du monde des affaires. Je crée, à ma manière. Vous qui, ado, recherchiez la compagnie des grands êtes aujourd’hui entouré de gens plus jeunes que vous, comme Bastian Baker ou Stan Wawrinka. J’ai toujours été proche de mes enfants et de leurs amis. Certains d’entre eux se lancent aujourd’hui dans les affaires et viennent me voir. Autant il était plus enrichissant pour moi d’être avec des gens plus âgés quand j’étais jeune, autant l’énergie et la vision de la jeune génération me stimulent aujourd’hui. Stan et Bastien, je leur dis ce que je pense, parce que je vois où vont être leurs difficultés dans la gestion de leurs affaires. Je ne leur donne pas de leçons parce qu’ils sont dans un âge et une situation où ils sont moins réceptifs aux conseils. Mais ils savent qu’ils peuvent venir me voir s’ils en ont besoin… L’ILLUSTRÉ 27/14 31 PhotoS: FAcebook et DR à 15 ans, je redouble toutes les classes, je ne bosse pas, je passe mon temps avec des plus grands. Dès l’âge de 13-14 ans, je travaille, durant tout mon temps libre, dans une cuisine à faire des gâteaux, dans une usine de conditionnement, dans une crêperie, etc. A 14 ans, j’ai un vélomoteur, je suis libre, je livre des fleurs et tout ce qui est possible. Partout où je passe, je suis apprécié. Je suis rapide, à l’aise, polyvalent, démerde. J’en retire une énorme reconnaissance! Je ne le fais pas pour l’argent mais je m’achète quand même tous les trucs à la mode. Je deviens très matérialiste, je sors le soir, je drague.