Texte de Marie Auger

Transcription

Texte de Marie Auger
Notes sur Les passeurs de Julie Fischer
Les Passeurs – la vie raréfiée, sa préservation, le corps mort, les restes
Les passeurs, c'est d'abord la vie raréfiée par un climat hostile dans Suite blanche, puis la nécessité de sa préservation
avec Les chevaux du Lac de Ladoga et Panser. Vient ensuite la réalité de la mort nécessaire de l'animal et de l'homme, mais ce
sont bien les deux premières sections qui constituent le noyau dur de l'ensemble. Noyau autour duquel gravitent les sections
au nombre plus réduit d'images, Panser, Transis, et L'homme au Talus, qui en ouvre et en complète le sens.
I. Suite blanche - ou comment fixer la couleur du noir et blanc
Suite blanche annonce déjà la couleur et la forme. Cette succession d'images est caractérisée par des éléments
thématiques communs (l'animal et l'empreinte), des structures formelles similaires (composition centrée, ligne de force
diagonale ou horizontale, frontalité et netteté) et une tonalité unificatrice (le même blanc neigeux). Suite blanche ou comment
fixer la couleur du noir et blanc ; car hormis un volatile dont les plumes chatoyantes révèlent les qualités du film argentique
couleur, les autres images insaturées établissent un certain ''silence rétinien''.
L'objectif souvent rivé sur le sol empreint offre un traitement de surface et rejoue la métaphore photographique : un
all-over d'empreintes répond à un semis d'oiseaux; des perforations dans la glace se font l'écho d'un trou de fonte. Le système
d'analogies thématiques et formelles annoncées par le titre se confirme. De même, la silhouette en réserve d'un herbivore dont
on a fraîchement ramassé le cadavre rappelle celle d'un carnassier se détachant sur le manteau neigeux. Ces deux silhouettes
ne sont pas des taches sombres sur la poudreuse mais des trouées, dans la neige ou dans l'image-même.
Quand les animaux ou les traces de leur passage ne sont pas là pour donner l'échelle, le fragment oscille entre plan
général, moyen ou rapproché. L'abstraction et le minimalisme n'aidant pas à trancher sur la question, il faudra les explications
de la photographe pour identifier certaines images et y percevoir la présence discrète de l'homme. Par exemple, ces trous qui
ne manifestent pas le récent passage d'animaux mais sont le fait de pêcheurs. Sans savoir latéral, juste des trous étrangement
réguliers et circulaires qui suggèrent l'épaisseur neigeuse. Ou bien encore cette curieuse structure renflée de concrétions qui
se trouve être une cheminée sur l'arrête d'un toit. Ainsi, voir de plus près ne donne pas une vision plus précise des choses et
quand ce n'est pas le cadrage qui nous empêche d'en voir le fond, c'est la matière photographiée elle-même : l'opacité de la
neige blanche qui recouvre tout, neutralise et l'eau qui a ici la densité et la couleur du plomb. Mise en échec volontaire de la
pulsion scopique ou aveu d'une « intention endeuillée » ? Cette séquence procède sans doute des deux.
Point d'orgue de la suite : une tête de cheval en plâtre par endroit fracturé - figure idéale pour introduire Les
chevaux du lac Ladoga. Le rapport frontal au profil de l'animal qui occupe presque tout le champ de l'image nous confronte
directement à ses aspérités. Magnifiés par le lustre du socle métallisé et l'obscurité de l'arrière plan, les accidents de la matière
grise et blanche donnent l'impression qu'il s'agit d'une sculpture de givre plutôt que d'une tête moulée. A la fois convoquée
et contenue par elle, c'est toute la Suite fait d'espaces enneigés qui fait office de hors champs, et ce dans l'espace clos de l'école
vétérinaire (le seul intérieur de la séquence).
II. Les chevaux du lac Ladoga - regard sur des archives photographiques où l'expression diffuse du care se
déploie
Le papier des archives vire à toute les couleurs selon sa nature. Une fois re-photographié en noir et blanc, il reste la
saveur du grain plus ou moins épais, plus ou moins dense. Les noirs fleurtent avec le rendu poudreux et grave du graphite, et
leur valeur haptique se mêle à celle tactile du poil de l'animal que l'on aperçoit ici et là. Il ne s'agit d'ailleurs pas nécessairement
de chevaux.
Un fragment de chair velue où s'applique une main. La découpe a évacué toute donnée contextuelle comme pour
insister sur le geste dont il ne nous est plus permis de connaître la finalité. Reste le contact physique ténu qui unit l'homme
à la bête, l'animal à l'homme, quand ce n'est pas de l'homme à l'homme.
Dans deux photographies, le recadrage moins serré offre enfin la possibilité d'identifier l'animal. Sur l'une on distingue
un agneau de profil, frêle, malhabile, inexpérimenté. Qualités qu'il possédait sans doute en propre mais qui ressortent surtout
d'une image bien repensée. Deux pattes (et non quatre) sont visibles mais tronquées (pas d'ancrage au sol). Et comme si cela
ne suffisait pas à exprimer l'instabilité, il y a les genoux flous de l'animal qui paraissent fléchir sous son propre poids. Une
patte devant l'autre, c'est un élan malheureux vers l'avant qui rencontre une main secourable. Tendue depuis le hors-champ
droit, cette main nette et stable semble cueillir au coup non pas tant la tête de l'agneau que la matière désagrégée de son
agitation.
Sur l'autre photographie, un chien dont on ne voit à l'inverse que la tête. Il est comme assailli par les multiples mains
qui pénètrent le champ rétréci de l'image. Les doigts s'enfoncent dans le plissé de la peau lâche du coup et des babines, sous le
regard inqualifiable de l'animal. Tout semble accuser le caractère intrusif du recadrage, notamment le noir et blanc grenu qui
dramatise la scène anecdotique comme sur cette autre photographie. Son point de vue nous place une fois de plus au niveau
du corps manipulé et induit une forme d'empathie. Deux mains étrangères, délicates et visiblement précautionneuses, sont
appliquées sur un visage humain, penché en arrière de trois-quart dos. Le geste est presque doux mais recèle une violence
latente : cela tient sans doute au caractère médical induit par un semblant de blouse blanche. Le patient malléable et docile
s'efface derrière le soin, derrière ses mains amples qui anonyment et dominent.
Reste le contact physique ténu dans ce motif de la main qui touche, palpe, maintient, caresse peut-être. Motif qui
laisse entrevoir quelque chose de ce travail d'accompagnement, de préservation de la vie qu'est le care. Travail ambigu quand
il est mis en image, car avant le soulagement il y a la violence visuelle du geste de soin, même lorsque ce dernier procède sans
douleur.
III. Panser - un retour pacifié au présent
C'est cette expression diffuse du care que vient expliciter l'unique photographie de Panser. Après les éléments
anxiogènes des archives re-photographiées, ses couleurs réduites aux tons bleus, noirs et blancs ainsi que sa netteté opèrent
un retour pacifié au présent. Les mains qui s'activent sur un morceau de chair ont disparu, reste le lent travail de cicatrisation
sous le bandage blanc.
VI. Transis – corps morts et non cadavres
Tout au long du livre, la mort était seulement induite, et ce surtout dans Les chevaux du Lac Ladoga. Il n'y a qu'à se
représenter à nouveau la mise au point sur les côtes saillantes d'un cheval visiblement moribond et sur le point de s'effondrer.
Un bel écho d'ailleurs à la photographie de l'agneau : même poids du corps de profil qui bascule vers l'avant, même équilibre
précaire qui nous dit : marcher c'est lutter toujours contre la chute. Avec Transis la mort n'est plus une suggestion, elle nous
est donnée à contempler. Le regard ne fuit pas. Il n'y a rien d'insoutenable dans ces images de corps d'animaux morts transis ;
on retrouve ce rapport pacifié à la réalité qui caractérisait Panser. L'œuvre du froid a offert une mort clinique à ces animaux
dont on nous représente les corps morts plutôt que les cadavres. En cela, la rigidité des poses qui voisine avec l'art statuaire
évoque davantage les gisants idéalisés que les transis cadavériques.
La première des trois images est comme souvent un plan rapproché. Un linge blanc laisse entrevoir entre les plis
étoilés le museau et l’œil d'un jeune veau étendu sur la neige. Les cils givrés et le regard vitreux ne laissent pas longtemps
planer le doute. L'animal est mort et l'on se laisse surprendre par un élan de tendresse. Un décès prématuré préserve souvent
la candeur que l'on associe à la jeunesse. Cela vaut pour l'homme autant que pour l'animal domestique sans défiance.
La seconde photographie verse dans la tragi-comédie. Une vache morte décolle littéralement du sol, les poils du
crâne comme agités par le vent et les oreilles rabattues. Sa silhouette se détache sur le ciel d'un gris uniforme qui fait l'effet
d'une chape de béton – on repense à le neige de Suite blanche. Le point de vue est pour le moins insolite et l'on ne peut
rationaliser la scène qu'à l'aide de la photographie suivante. On y voit un veau dans une figure acrobatique, le corps de profil
photographié de manière frontale. Suspendu à une corde par la patte arrière-droite, sa pesanteur sert de contre-point à la
vache qui semblait défier les lois de la gravité. On comprend maintenant qu'elle est aussi suspendue mais par la patte avantdroite qu'un cadrage en contre-pongé a relégué au hors champ. La bête a peut-être succombé à la blessure sur son flanc gauche
qu'un carré de peau rasée met en évidence. La plaie verdâtre est mal cicatrisée mais l'image n'insiste pas sur l'obsession de
l’œil. Il n'y a rien de bataillien : pas de fascination- répulsion pour les réalités organiques qu'un gros plan viendrait exorbiter ;
juste trois prises de vue rendant compte d'une curiosité respectueuse dénuée de toute obscénité.
V. L'homme du talus – un naturalisme qui n'est jamais morbide
C'est au tour de l'homme. Après les images de corps morts à la chair inentamée, voici de vieux bout d'os lavés par
les ans. Ils sont isolés et photographié un à un sur une surface enneigée. Les quatre images en double page ne reconstituent
pas un squelette et l'expression de la mort n'en est que plus abstraite. Ce pourrait être les restes de n'importe quels être vivant
voire de plusieurs différents, morts on ne sait dans quelles circonstances. La neige a recouvert un fois de plus l'espace-temps
et souligne l'aspect sculptural et minimal de la matière osseuse. Avec L'homme du talus, on finit sur un constat atemporel,
l'attestation d'un passage. Voilà ce qu'il reste, ce qu'il restera. Le même destin scelle l'animal et l'homme.
Regard de légiste, regard d'archéologue, ou bien simple regard curieux ; la mort ne fait jamais l'objet d'un naturalisme
morbide. Si l'ensemble des photographie évoque quelque chose de la précarité de la vie, l'ouvrage échappe à la vanité pure en
la débarrassant de sa posture angoissée. Les passeurs laisse ouverte la possibilité d'une réconciliation avec la mort où l'animal
est une entrée vers l'acceptation du passage terrestre.
Marie Auger, Paris, 2013