PRIX JAN MICHALSKI DE LITTÉRATURE Enrique Vila

Transcription

PRIX JAN MICHALSKI DE LITTÉRATURE Enrique Vila
PRIX JAN MICHALSKI DE LITTÉRATURE
Edition 2013
Enrique Vila-Matas
Chet Baker pense à son art
Un critique littéraire quitte son Espagne natale et se rend à Turin, rue du Pô, làmême où Xavier de Maistre aurait écrit son célèbre Voyage autour de ma chambre.
Le critique va en faire autant : un vrai périple sans jamais quitter sa chambre
derrière laquelle le paysage d’hiver étale sa neige, cette neige qui dans la toute
dernière page pénètre à travers les vitres avec la musique d’antan, tombe la neige,
tu ne viendras pas ce soir… Salvatore Adamo (qui s’en souvient encore ?), mais aussi
Jorge Luis Borges, Witold Gombrowicz, Samuel Beckett, Roland Barthes, Marcel
Duchamps, Humphrey Bogart (et tant d’autres), voilà les personnages qui viennent
peupler la chambre turinoise et défilent devant le critique comme les tentations
incarnées en animaux devant les yeux de Saint-Antoine. Et parmi eux les deux vrais
héros du livre, James Joyce, auteur de Finnegans Wakes, et Georges Simenon,
auteur des Fiançailles de M. Hire, deux écrivains on ne peut plus différents, éloignés
l’un de l’autre, représentant deux modalités de l’écriture totalement opposées,
chacun avec sa vision de la réalité, avec son monde à lui, ses transparences et ses
obscurités. Comment concilier ces deux mondes apparemment contradictoires,
comment trouver sa voie - dans la vie et sur la page - si l’on se sent attiré aussi
bien par M. Hire que par HCE Earwicker, par la phrase sobre d’un Simenon et par la
phrase sombre et interminable d’un Joyce, par un réalisme franc et apaisant d’un
côté et par une radicalité artistique intransigeante de l’autre ?
Vila-Matas qualifie lui-même son livre de « fiction critique » ; en effet il invente un
genre nouveau, ni roman, ni autobiographie, ni essai ; une sorte, si j’ose dire,
d’essai du roman, agrémenté par dessus le marché de photographies; une certaine
parenté avec l’œuvre de W.G. Sebald s’impose. C’est une nouvelle promenade d’un
rêveur solitaire, promenade capricieuse, folâtre, ludique ; un joli foutoir d’idées,
d’associations, d’analogies, des sauts d’humeurs, bref une rêverie essayistique dont
le principal protagoniste semble appartenir à la même classe des héros fictifs, rats
des bibliothèques et des galeries que le narrateur borgesien ou perecquien, Kien
de Canetti, et, pourquoi pas, Bouvard et Pécuchet.
L’action de ce livre (car il y en a une) n’avance pas, certes, à grand pas et pourtant
nous tient en haleine pour peu que nous considérions l’écriture et l’art du roman
comme un lieu de l’intrigue possible. Ce n’est aucunement un exercice de style, ni
un exercice de théorie, ni une manifestation de plus du discours roboratif de la
littérature sur la littérature, c’est un exercice existentiel qui n’engage pas seulement
notre érudition et notre imaginaire, mais tout notre être car nous tous, amoureux
des livres, sommes voyageurs autour de la chambre.
Marek Bieńczyk
Membre du jury
Enrique Vila-Matas
Chet Baker pense à son art
Mercure de France, 2011

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