La Présence - Page personnelle de René Barbier

Transcription

La Présence - Page personnelle de René Barbier
Pasca le G érard
La Présence
De la présence dans le processus a nalytique avec les
patients bo rder line
2010
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Table des matières
1- INTRODUCTION - p 3
2- UNE QUALITE D’ETRE - p 7
.
- Une certaine posture. p 7
- Qualité humaine et entièreté de l’analyste. p 9
- Le médecin blessé. p 10
- Savoir se dépouiller de toute méthode. p 11
- Etre créatif et pouvoir se dévoiler. p 12
- Confiance et dévouement. p 13
- L’expérience de faire connaissance avec un autre. p 14
- Accueillir le patient avec chaleur et bienveillance. p 15
- Pouvoir contenir. p 16
- Parole et communication non verbale. p 17
3- ETRE PRESENT ICI ET MAINTENANT - p 19
- A propos du transfert. p 20
- L’instant présent et la conscience. p 22
4- LA PRESENCE ABORDEE SELON L’AXE REGRESSION /
EVOLUTION - p 24
- La régression selon C. G. Jung. p 24
- La régression selon M. Balint. p 26
- L’apport de S. Nacht. p 31
5- LA PRESENCE SELON L’AXE AUTONOMIE SEPARATION /
INTIMITE RELATION – p 33
- Les deux tendances archétypales décrites par C. G. Jung. p 33
- Les travaux d’A. Alvarez sur la dialectique présence/absence. p 37
- Les styles ocnophiles et philobates de M. Balint. p 39
6- CONCLUSION – p 44
BIBLIOGRAPHIE – p 48
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Avertissement
Ce document a été écrit à partir d’un mémoire venant conclure un parcours de
formation d’analyste au sein de la Société Française de Psychologie Analytique
Institut Jung en 2010. Ce thème de la présence sera donc abordé ici sous l’angle
analytique. Nous avons conscience que ce sujet est bien plus vaste…
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INTRODUCTION
« Je me demande si ce n’est pas la présence qui est thérapeutique ? »,
m’a soufflé N mi-étonnée mi-émerveillée.
Au moment où elle énonce cette phrase qui questionne, je me sens calme,
disponible, habitée par une chaleur dans le ventre, un peu comme une
mère qui veille tranquillement son bébé. Je me sens justement présente à
ce qui se vit là dans cet instant. Ce moment est plein.
La question de la présence est souvent abordée en analyse comme une
évidence de base concernant la position intérieure de l’analyste. Mais qu’est
ce que l’on entend par le mot présence ? De quoi s’agit-il quand il est
question de présence ? S’agit-il de la présence de l’analyste à lui-même, à
ses mouvements internes ? De la présence de l’analyste à son patient ?
S’agit-il de la présence du patient à lui-même ? De la présence du patient à
son analyste ? Et quel type de présence ? Soutenante, structurante, réelle,
symbolique? Toutes ces questions ont longtemps résonné en moi jusqu’à
devenir la trame de cette réflexion.
Ce sujet me tenait à cœur mais il me paraissait tellement vaste que je ne
savais pas comme l’aborder.
Je me suis donc laissée aller à un moment de rêverie autour du mot
présence : Disponibilité, présence d’esprit, présence verticale, attention,
vigilance, faire acte de présence, ombre d’une présence, manque de
présence, pleine conscience, révélations de la présence, une obscure
présence, présence bénéfique, enracinement, ouverture, etc. Tout cela
tintait en moi, activait ma pensée, ma créativité mais annonçait la nécessité
d’un choix.
Pour cela, je me suis tournée tout d’abord vers les écrits psychanalytiques
existants sur ce sujet. J’ai alors découvert, qu’il n’existe que très peu d’écrits
sur ce thème en psychanalyse (malgré ou à cause de l’évidence de
l’importance de la présence dans l’analyse ?).Il est fait référence à d’autres
concepts qui s’en rapprochent mais qui ne rendent pas compte de
l’ensemble du concept. Ainsi on parlera d’écoute neutre, bienveillante, de
capacité à contenir, à tenir, à entendre l’autre, à le rejoindre plus ou moins
dans son espace psychique, d’attention, etc.
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En fin de compte je n’ai trouvé que deux écrits qui se réfèrent directement
à ce sujet :
L’ouvrage de Sacha Nacht La présence du psychanalyste m’a ouvert à la
question de la qualité de présence de l’analyste et le livre de Anne Alvarez
Une présence bien vivante : le travail de psychothérapie psychanalytique
avec les patients autistes, border line, abusés, en grande carence affective,
au fait que cette présence est d’autant plus nécessaire avec certains
patients et dans le développement de l’enfant.
Par ailleurs, la lecture de Michaël Balint a renforcé mon sentiment sur le
caractère fondamental de la présence à certains moments de l’analyse,
notamment au cours de la régression dans la zone du défaut fondamental, là
où l’ambiance devient plus importante que les mots (nous développerons cet
aspect plus loin).
J’ai fait cette expérience d’une présence inconditionnelle avec quelques
patients. J’ai repéré aussi que dans d’autres circonstances, ou à d’autres
moments de la cure, qu’une autre qualité de présence est requise…comme
par exemple, une attitude stable et cadrante, active même, pour soutenir
une vitalité faible qui pourrait s’enliser dans un état régressif.
Parfois, c’est une présence sensible reliée à la vulnérabilité qui me semble
être thérapeutique. Et pour d’autres patients, c’est une présence en retrait
qui semble juste même si parfois cela peut être vécu comme une absence…
J’ai donc eu le désir d’explorer ces variations au cours du processus
analytique et plus particulièrement dans les moments de régression.
Les premiers travaux trouvés ont donc été de référence freudienne.
J’ai aussi cherché dans les écrits jungiens mais je n’ai pas trouvé de texte en
rapport direct avec ce thème. Je me suis alors rendue compte que l’on
pouvait approcher ce concept à partir d’autres concepts comme ceux
d’individuation, d’archétype du Soi et en s’appuyant sur les deux forces
fondamentales que sont la tendance à l’autonomie et la tendance à l’union
qui sont à l’œuvre notamment dans le transfert.
Je suis sensible à ces deux tendances archétypales étudiées par Jung :
« celle qui pousse à la séparation, à l’autonomie et à la défense par chacun
de son intégrité propre, et celle qui pousse à être intimement lié à l’autre, à la
fois au sein du couple et au sein du groupe » (In dictionnaire international de
psychanalyse : transfert, psychologie analytique p1747 sous la direction de
Alain de Mijolla). Elles
m’apparaissent extrêmement pertinentes et
importantes. Aussi pourquoi ne pas essayer de les mettre en perspective avec
cette question de la présence d’autant qu’il me semblait voir quelque chose
de cet ordre à l’œuvre chez plusieurs patients ?
Y aurait il différentes sortes de présence, différentes qualités de présence
selon la dynamique et la dialectique de ces deux tendances ?
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Cela m’a alors amenée à me demander comment cette question de la
présence se joue et se vit dans le transfert : La présence de l’analyste et celle
de l’analysant, ces deux dimensions indissociables à explorer dans leurs
interactions.
A la suite de ces premières recherches, j’ai donc choisi de travailler à partir
de trois thèmes :
- La présence de l’analyste au cours de la séance.
- L’axe régression/évolution.
- L’axe autonomie séparation/lien intimité.
Mon hypothèse de départ est donc qu’une certaine qualité de présence
est particulièrement requise dans le travail analytique, à certaines phases de
l’analyse avec les patients border line, les patients carencés, abusés,
traumatisés.
J’ai choisis de mettre l’accent sur l’impact positif de la présence de l’analyste
avec ces patients, sur comment et pourquoi cette qualité de présence est
mobilisée.
Il est évident que d’autres aspects tout aussi importants pourraient être
explorés comme, par exemple, les aspects ambivalents de la présence pour
certains patients, les difficultés ou impossibilités d’être présent à certains
moments et ce qu’ils mettent en évidence de la problématique en jeu, les
phases d’ennuis, etc.
Le fait de me centrer sur la clinique des patients border line vient autant du
fait de la fréquence de ces patients dans nos cabinets, que du fait de
l’importance du thème de la présence dans ces problématiques.
Ces axes de recherche m’ont donc amenée à laisser de côté certaines
questions… Néanmoins, j’ai choisi, tout au long de ce travail, de nommer
certains points qui pourraient être développés et faire l’objet de recherches
futures.
Ce qui m’a également amené à ce sujet, est l’exercice de la gestaltthérapie pratiquée pendant presque dix ans avant d’être analyste.
Cette approche psychothérapeutique met l’accent sur ce qui se passe dans
l’instant présent dans le contexte de la relation et de la situation
thérapeutique et cherche à identifier ce qui empêche l’ajustement créateur
à chaque instant et dans la vie du patient. C’est une approche
phénoménologique qui met en avant les possibilités de croissance de
l’individu en rapport avec cette capacité d’ajustement créateur. Ici c’est la
conscience de l’instant présent, le « ici et maintenant » qui est recherché. J’ai
ainsi développé une attention aux sensations corporelles et émotionnelles qui
émergent au cours de la séance. Cette attention existe toujours aujourd’hui
au sein de ma pratique de l’analyse.
Présence…Instant présent…Il m’a semblé que cette thématique de la
présence pouvait aussi me permettre de tisser des liens internes, d’intégrer
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mon parcours personnel et professionnel et de mieux identifier mon style
d’être analyste…
Par ailleurs, mon intérêt pour la peinture et pour la spiritualité me relie
encore un peu plus fort à ce thème transversal. Ainsi certains poètes,
mystiques et philosophes nourrissent ma vie, mon cheminement, et …ma
réflexion sur ce thème.
Il en est ainsi de François Cheng (Cinq méditations sur la beauté, p 27) quand
il écrit au sujet de la beauté et de la présence : « L’unicité transforme chaque
être en présence, laquelle, à l’image d’une fleur ou d’un arbre, n’a de cesse
de tendre, dans le temps, vers la plénitude de son éclat, qui est la définition
même de la beauté. En tant que présence, chaque être est virtuellement
habité par la capacité à la beauté, et surtout par le désir de beauté. A
première vue, l’univers n’est peuplé que d’un ensemble de figures ; en réalité,
il est peuplé d’un ensemble de présences. Je suis près de penser que chaque
présence, qui ne peut être réduite à rien d’autre, se révèle une
transcendance».
Cette phrase nous révèle les liens entre la qualité de présence d’un être, son
degré d’unicité et son individuation. Plus nous incarnons notre singularité et
notre unicité, plus notre présence au monde sera signifiante, fécondante,
créatrice.
Certains patients sont très sensibles à une certaine qualité de présence chez
l’analyste qui je crois est à mettre en rapport avec son degré d’individuation.
Plus ou moins inconsciemment cette sensibilité peut être une façon
d’exprimer un désir de développer en eux certains potentiels qu’ils perçoivent
et/ou projettent sur leur analyste. Nous rejoignons ici Jung sur le fait que le
médecin représente un être plus mature qu’ils aspirent à devenir.
«A l’intérieur de la présence de chaque être, et de la présence à présence,
s’établit un complexe réseau d’entrecroisement et de circulation. Au sein de
ce réseau se situe, justement, le désir que ressent chaque être de tendre vers
la plénitude de sa présence au monde. Plus l’être est conscient, plus ce désir
chez lui se complexifie : désir de soi, désir de l’autre, désir de transformation
dans le sens d’une transfiguration… ».
Le texte de François Cheng nous aide à entrevoir des lignes de jonction
possible entre présence et individuation, entre processus d’individuation et
capacité à vivre en conscience sa présence au monde.
Mais pour l’instant revenons à une réflexion plus générale et essayons de
définir ce que recouvre cette notion de présence.
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2
UNE QUALITE D’ETRE.
Le dictionnaire culturel en langue française (sous la direction d’Alain Rey)
définit la présence comme le fait d’être là, présent dans le lieu où l’on parle.
Le mot possède un caractère d’être vivant, actif, participant. Il peut
s’entendre aussi comme le fait d’être un objet de conscience. La présence
d’esprit signifie « avoir l’attention dirigée sur la situation (l’esprit présent), de
répondre, de réagir avec à propos ».
Comment explorer cette notion de présence à partir de ces définitions ?
Qu’est ce qui fait que l’on est une présence plutôt que l’on fait de la
présence ?
Dans un premier temps, je vais essayer de cerner ce qui participe de la
présence chez l’analyste et tenter d’identifier certains facteurs et
éléments qui rendent compte du concept : une certaine posture, la qualité
humaine du thérapeute, son entièreté, la capacité à être dans la séance
avec sa vulnérabilité, sa discrétion, sa part d’enfance et sa capacité à jouer,
une certaine forme de dépouillement par rapport aux méthodes et aux
techniques, la confiance, la possibilité de pouvoir être créatif et de se
montrer, la chaleur et la bienveillance dans l’accueil du patient, la capacité
à contenir, la sensibilité à la communication verbale et non verbale …
Nous allons les aborder maintenant.
Une certaine posture.
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La présence semble se définir d’une façon générale comme une façon
d’être qui découle de certaines qualités et d’une certaine posture.
Nous pensons à : écoute, attitude, détente, attention, centration, ouverture,
intuition, unité, lâcher prise, méditation, contemplation, attention flottante et
awareness. Awareness est ici à entendre en tant que conscience qui
implique tous les niveaux de l’être : perceptions, sensations, émotions, pensée
ou dans un autre registre : corps, âme, esprit.
On peut penser que la présence interpelle autant le conscient que
l’inconscient :
- Au niveau du conscient, c’est cette attitude d’ouverture à ce qui est là,
d’écoute, de détente.
- Au niveau inconscient, c’est l’intuition, certaines sensations, des vécus de
participation mystique, la capacité à entrer en résonance avec le monde
inconscient de l’autre, etc.
L’attitude de détente et d’ouverture favorise l’émergence de certains
mouvements de l’inconscient comme l’intuition, par exemple.
Elisabeth Schnetzler-Dayot (dans son mémoire SFPA La position intérieure de
l’analyste) nous introduit à ce qui permet de rendre compte de cela. Se
référant à de nombreux travaux psychanalytiques, elle décrit la « mise en
disponibilité », posture de l’analyste qui de mon point de vue exprime ce qui
rentre en jeu dans la présence : Mouvement de lâcher prise, de
rassemblement et de retour au centre de soi même, absence
d’intentionnalité, attention ancrée dans le corps qui permet un ralentissement
du film intérieur et qui peut aboutir au silence intérieur, mobilité des frontières
du moi s’accompagnant « paradoxalement d’un sentiment d’intégrité, d’être
complètement soi-même à sa juste place », attention fine à la situation
singulière ici et maintenant.
Vignette clinique :
J’avais eu aussi l’impression dès les premières séances en face à face, que R
tentait de me contrôler par le regard : un regard insistant, un peu fixe… Assez
rapidement et sans avoir une conscience très claire du pourquoi, mais suivant
cette impression et mon intuition, je lui avais proposé de vivre les séances
allongé.
J’étais alors dans une attitude beaucoup plus détendue et sans attente, dans
une présence à la fois plus acceptante et contenante.
La position allongée lui était difficile au début car cela le ramenait
directement à un vécu d’absence et d’abandon. Quand il contactait ce
vécu, il ne pouvait s’y confronter, il sollicitait ma présence, la provoquait si
cela ne lui suffisait pas !! Pourtant malgré la difficulté, cette position m’avait
paru juste et nécessaire. Pas seulement pour éviter le contrôle mais pour être
d’emblée dans quelque chose de signifiant.
Pour R, l’intégrité était une valeur essentielle. Il avait besoin de sentir que
l’autre était là, présent, authentique, impliqué même… L’échange de
regards en début et en fin de séance, parfois pendant la séance quand il
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tournait la tête pour me regarder et être regardé, était un temps fort de
réassurance pendant toute une longue première phase de l’analyse. Il avait
d’abord besoin de sentir ma présence par le regard pour ensuite entrer en
contact avec lui et son monde interne. La position allongée lui permettait de
me voir quand cela lui est nécessaire et de s’intérioriser. Il pouvait rester un
moment en silence en début de séance puis dire : « j’ai besoin de ne rien dire
pour reprendre contact ». Reprendre contact avec lui--même, avec cet
espace particulier de l’analyse dans lequel le sujet peut être un peu plus en
relation avec ce qu’il vit …
« Je sens mon corps vivant. Je suis dans la présence aux objets, à vous…
Sentir votre présence… Je sens que je dois descendre encore plus profond en
moi » et il me semble que ce qui a aidé ce patient est de pouvoir me sentir là
près de lui, avec lui, stable et sensible.
Ici ce qui est nécessaire dans un premier temps est de pouvoir vivre une
certaine qualité de présence de l’autre pour pouvoir développer un
sentiment de sécurité intérieure, pour ensuite développer certaines capacités
comme celle de penser et celle de pouvoir vivre séparation et solitude.
Qualité humaine et entièreté de l’analyste.
Dans La guérison psychologique (p 59), Jung souligne l’importance de la
qualité humaine du thérapeute qui devient décisive par rapport au diplôme
médical.
Cela rejoint son idée, essentielle à mes yeux, que chaque cas est unique et
que chaque analyse requiert l’entièreté de l’analyste. Il écrit : « Tout
psychothérapeute possède sa méthode personnelle, mais en fait, sa
méthode, c’est lui… L’art requiert l’homme tout entier … » (p 22).
Un des facteurs thérapeutiques les plus importants réside en la personnalité
du médecin.
Jung met ainsi l’accent sur la qualité de l’être en tant que totalité et
entièreté et sur la capacité du thérapeute à vivre chaque moment
pleinement dans sa singularité.
C’est plus l’attitude profonde de l’analyste que son habileté technique qui
agit. C’est plus ce qu’il est qui compte que ce qu’il dit ou fait.
Bien sûr, il est indispensable d’apprendre, de réfléchir, et d’être en référence
à une méthode. Mais il est encore plus nécessaire de ne pas comprendre
avec sa seule intelligence, ne pas sentir avec sa seule affectivité, mais de
faire l’un et l’autre, avec «toute sa masse, car tout de lui-même doit y
participer » (S Nacht in La présence du psychanalyste p 80).
La démarche analytique est conçue en tant que processus de guérison de
l’être et non pas comme guérison des symptômes. Ce processus de guérison
est celui de l’individuation, chemin vers la totalité et l’unité. L’objet de la
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psychothérapie n’est pas la névrose ou telle entité nosographique mais
bien « la totalité perturbée d’un être humain ».
Le patient border line est une personne qui est angoissée par son manque
de cohésion interne et, d’une façon générale, l’analyste se présente comme
le dépositaire de son désir d’intégration. Quand l’analyste se vit en tant
qu’unité singulière et intégrée il va pouvoir écouter ses patients avec tout son
être - pensée, sentiments et corps – et s’adresser à la totalité de son patient.
Les aspects clivés, refoulés sont actifs dans l’analyse. Mais les natures
entières du patient et de l’analyste sont aussi à l’œuvre et en interférence. Le
processus analytique est le produit de ces influences réciproques.
Jung nous rappelle que les malades sont en contact intuitif (inconscient)
avec la psyché du thérapeute, et « ils doivent discerner que celui-ci est un
homme, avec toutes ses composantes humaines, trop humaines, mais qui
s’efforce en tous points de satisfaire, dans le sens le plus large, à ses devoirs
humains ». Pour Jung, « il y a là un facteur de guérison de première dignité.
J’ai souvent eu l’occasion de constater que l’analyste mène avec succès un
traitement précisément jusqu’au point où il est lui-même parvenu… » (La
guérison psychologique, p 143).
C’est donc la responsabilité et le sens éthique du thérapeute qui sont
engagés pleinement. L’analyste est convié à être lui-même avec sa
vulnérabilité et la conscience de son propre cheminement et de ses limites.
Ceci nous amène à la notion du point de blessure qui devient point de
guérison, en quelque sorte.
Le médecin blessé.
Jung met en avant le fait que l’analyste ne pourra mettre en ordre chez son
patient que ce qui est stable et valable en lui. Par ailleurs, c’est aussi parce
que le thérapeute peut se laisser toucher au plus profond de lui-même, parce
qu’il porte en lui des blessures et des zones de vulnérabilité, qu’il pourra
participer au processus de guérison de son patient.
L’article de Denise Zémor (Proximité et distance dans la relation analytique,
les cahiers jungiens n°87, p 79) nous rappelle que c’est le « médecin blessé »
qui guérit, c'est-à-dire, que l’analyste se tient dans l’analyse avec sa blessure,
avec la conscience de sa blessure. Cet aspect là est déterminant dans
l’œuvre de guérison. L’analyste se tient là avec sa vulnérabilité et cela crée
une qualité d’écoute et de présence qui relie son humanité à celle de son
patient.
La qualité de présence peut alors se concevoir en rapport avec ces
moments vécus d’entièreté et d’unité reliés à cette part blessée de soi tout
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en étant conscient de l’autre en tant que totalité perturbée, certes, mais
totalité en devenir tout de même.
Savoir se dépouiller de toute méthode.
Jung nous a ouvert à la double dimension de l’inconscient, individuel et
collectif. Pour lui l’individuel représente l’unicité, l’imprévisible et
l’ininterprétable absolu. « Le thérapeute ... doit renoncer à tous ses
présupposés et à toutes ses techniques et se borner à un procédé purement
dialectique, c'est-à-dire à une attitude qui sait se dépouiller de toute
méthode » (La guérison psychologique p 88).
Il nous rappelle que le médecin agit, qu’il le veuille ou non - et peut être au
premier chef – par sa personnalité, c'est-à-dire de façon subjective...
D’autres psychanalystes m’ont sensibilisée à ce mode particulier d’écoute
que requiert l’analyse. Je pense à Théodore Rank dans son livre Ecouter avec
la troisième oreille qui décrit avec précision ses mouvements transférentiels à
l’œuvre dans la séance, à W R Bion qui a évoqué la position de l’analyste
« sans désir, sans mémoire et sans compréhension », invitant le thérapeute à
laisser de coté, autant que possible, ses connaissances pour être plus réceptif
à ce qui survient.
Jacques Press, dans son article Mouvements de mentalisationdémentalisation, présence de l’analyste et processus de somatisation,
évoque l’importance de la présence réelle de l’analyste avec certains
patients dont l’intégrité psychique n’est pas solidement inscrite et dont le
narcissisme est fragile.
Pierre Fédida (L’absence p 169 à 171) nous rappelle que la présence est
une posture opposée à celle de la « technicité » en faisant le lien entre
présence et jeu.
Il écrit : « Les psychothérapies qui technicisent - ou plutôt technologisent - le
jeu et qui en font, ainsi des moyens d’exploration de l’inconscient et des
auxiliaires de communication se vident, du même coup, de la
compréhension interne de leur propre projet et reposent sur un déni et un
désaveu de l’enfance au profit d’une surestimation de l’enfant. Non
seulement jouer n’y est pas possible mais son pouvoir est faussé d’une
méconnaissance radicale de l’enjeu psychothérapeutique où jouer n’est pas
différent de écouter et laisser, dans l’attention dite flottante, se créer et
recréer cette parole qui transporte en retour - donne à disposer en son
entendu- ce qu’elle a accueilli ». Jouer n’est pas du registre de la technique
du jeu mais de celui de la création, de l’acte créateur qui met du jeu et de la
vie. Sinon nous glissons vers la fétichisation et donc vers la mort.
Ainsi il est important, pour l’analyste, de pouvoir être en contact avec sa part
d’enfance, celle qui peut jouer… Sinon c‘est l’enfance en l’analyste qui est
perdue. La capacité de jouer de l’analyste - qui s’alimente et se nourrit de
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toute sa vie - est en mesure de produire cette aire de jeu qui est l’espace de
la surprise du sens dans la rencontre.
La capacité à jouer n’est pas affaire d’apprentissage mais suppose, de la
part du psychanalyste une juste exactitude dans l’appréciation de sa propre
distance au patient et de sa mobilité personnelle intérieure.
Les premières séances sont importantes dans ce qu’elles permettent entre
autres, de sentir et de percevoir, si je peux être dans cette relation avec ma
capacité de jouer …
A contrario, l’ennui devient le symptôme de ce manque de capacité à
jouer et d’être créatif dans la rencontre. Et quand l’ennui envahit de façon
constante l’attention de l’analyste, aucune pratique psychothérapeutique
n’est possible. La routine s’installe quand le praticien est trop économe de sa
propre personne et quand il n’est pas assez présent et vigilant.
Etre créatif et pouvoir se dévoiler.
Jouer, c’est aussi mettre du jeu dans les processus, c’est être créatif dans sa
façon d’être en séance. C’est aussi être présent à ce qui se passe, se déroule
et se vit dans la relation. C’est ne pas se cacher derrière une persona, mais
pouvoir se risquer à être et à se montrer tel que l’on est à certains moments.
Avec certains patients et dans certaines circonstances cela est nécessaire
voir même indispensable.
Vignette clinique :
Dans l’analyse de J, je suis amenée, quelques rares fois, à me dévoiler en
répondant à certaines de ses questions comme par exemple, « vous
connaissez les travaux d’Annick De Souzenelle ? ». Des questions auxquelles
je ne réponds pas d’habitude… J’accepte de lui donner quelques
éléments de réponse car il me semble que c’est par là que peut se mettre
en place un peu plus de confiance et de chaleur humaine. Je me dévoile
un peu et ainsi montre un peu de mon humanité. Elle peut alors s’autoriser
à montrer un peu plus la sienne…
Le dévoilement peut avoir, me semble t-il, deux facettes : le dévoilement
intrusif, dans le registre de la séduction et le dévoilement signe
d’engagement et de présence bien vivante dans le registre de l’expression
du vrai self, de l’être. C’est le discernement de l’analyste qui est convié ici …
Pour d’autres patients, il s’agira au contraire d’être simple et discret. Michaël
Balint m’a fait découvrir la nécessité pour l’analyste, avec des patients
borderline ou dans une phase de régression, de rester le plus ordinaire et
discret possible afin d’éviter de suggérer une position omnisciente qui
pourrait aggraver les risques de régression maligne (Le défaut fondamental p
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271) et peut être aussi renforcer chez certains des fantasmes narcissiques de
toute puissance.
Confiance et dévouement.
La créativité de l’analyste s’appuie aussi, me semble t-il, sur une certaine
confiance dans le processus analytique et sa finalité, confiance qui dépend
elle-même de la confiance de l’analyste en lui-même et en son patient pour
s’avancer dans ce parcours aventureux.
Jung le souligne très bien en écrivant : « La confiance du praticien en luimême, sa foi thérapeutique, peut être aussi le dévouement dont il fait preuve
dans l’exercice de son art, sont pour le malade des facteurs bien plus
importants… que les répétitions de vieux traumatismes » (in La guérison
psychologique p142).
N’est-ce pas cette attitude de dépouillement et d’humilité associée à une
certaine confiance et ouverture qui permet une position intérieure
particulière que l’on nomme présence ?
Cette attitude d’ouverture est peut être celle qui permet au mieux de
découvrir avec le patient la visée de sa névrose, sa signification et son but.
Rappelons que pour Jung, ce n’est pas la névrose qu’il s’agit de guérir car
c’est elle qui cherche à nous guérir, les symptômes représentant une
tentative inconsciente pour trouver une solution à la souffrance et aux conflits
internes.
La confiance du psychanalyste s’appuie aussi sur sa capacité à être en
contact d’une façon plus ou moins précise avec les parties saines du patient
et pas uniquement avec sa pathologie ou ses symptômes. C’est peut être ce
qui permet de vivre la patience et le calme nécessaire au processus
analytique dont parle Jung dans Psychologie du transfert (p 168-169).
Winnicott souligne l’importance de la qualité de la présence réelle de
l’analyste avec des patients en situation de régression à la dépendance de
l’environnement et de la nécessité de prendre en compte et de répondre
parfois aux besoins du patient (et non pas à ses désirs). Pour Winnicott, le
terme de désir ne convient pas pour le patient régressé et il préfère celui de
besoin. Ne pas répondre au besoin du patient dans cette situation ne ferait
que reproduire la situation de carence et de traumatisme vécue par celui-ci.
(De la pédiatrie à la psychanalyse p 142). Il s’agit ici de bien arriver à identifier
ce qui est de l’ordre du désir et qui n’a pas à être satisfait dans l’analyse, et
ce qui est du registre du besoin qui doit à certains moments être donné.
Il est donc nécessaire que le psychanalyste soit le plus conscient possible de
ses réactions transférentielles et contre transférentielles afin d’évaluer au
mieux les moments où les changements d’attitude deviennent nécessaires
dans l’analyse.
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L’expérience de faire connaissance avec un autre.
L’être humain est un être de relation et le psychisme a besoin de l’apport
nutritif acquis par l’expérience de la relation à un autre.
Nous pouvons ici faire référence à Bion pour qui dès le début de la vie de
l’être humain, il y a un désir de connaissance indépendant, dans une
certaine mesure, des besoins affectifs et corporels. Le psychisme a besoin de
l’apport nutritif acquis par l’expérience de faire connaissance avec un autre,
tout comme le corps a besoin de nourriture.
Vignette clinique :
N est une femme qui semble avoir manqué à la fois de soins corporels
suffisamment bons et d’expériences de rencontre qui donnent du sens à
son existence. Elle essaie de combler, dans les séances, ce besoin de
rencontrer un autre. Mais ces essais sont, dans un premier temps,
indifférenciés de tout un magma de vécus relationnels toxiques qui
s’expriment par des passages à l’acte : vouloir soudainement arrêter
l’analyse, m’agresser verbalement, agir de façon intrusive en entrant dans
mon bureau avant l’heure de la séance….
Autant elle est présente à ses sensations, autant je veille au sens de
l’expérience qu’elle vit. Cette attitude de ma part, cette attention, lui
signifie une présence de l’autre qui cherche à rencontrer son monde
interne…qui donc existe et a de l’importance.
C’est aussi dans ses expériences relationnelles que l’enfant va vivre ses
premiers vécus de présence et d’absence, dans une dialectique créée avec
les moments d’union et de séparation.
Mélanie Klein a mis en évidence les rapports entre le sentiment interne de
solitude et le processus d’intégration des pulsions, du moi et de l’objet. Les
interactions entre le monde interne et externe, la force du moi, la qualité de
présence de la mère abordée en terme de capacité de l’inconscient de la
mère à communiquer avec celui de son bébé, les expériences de
séparations, de pertes et de retrouvailles vont intervenir dans la capacité à
supporter la solitude (Article Se sentir seul in Envie et gratitude).
Il s’agit d’intérioriser de bonnes relations, de bons objets, du «bon» de la
présence de l’autre pour supporter l’absence et la séparation. Le bon de la
présence, c’est ce qui fait vivre au sujet un sentiment d’existence, de
sécurité, de confiance dans le présent et l’avenir.
C’est ce que l’on peut ressentir dans le travail thérapeutique avec des
patients psychotiques et avec certains patients border line qui ont du mal à
garder en eux ce vécu d’une bonne présence et du lien à l’autre.
15
L’expérience nécessaire de l’absence pour sortir de la « présence
symbiose » ne peut se faire que si le bébé a pu intégrer en lui suffisamment de
cette présence maternelle.
Accueillir le patient avec chaleur et bienveillance.
La présence se vit dans le présent et cela peut être aussi un présent ! C'està-dire un don de présence fait à l’autre par l’accueil et la possibilité offerte
par l’espace analytique de faire l’expérience de soi-même en présence d’un
autre…
Louise De Urtubey évoque l’importance d’accueillir le patient avec chaleur
et bienveillance après avoir rappelé l’importance du cadre et du respect de
la règle de non passage à l’acte : « … Accueillir le patient froidement dénote
une recherche craintive d’indifférence par crainte de séduire…Recevoir le
patient avec bienveillance marque au contraire l’acceptation d’une
certaine séduction ( au sens de la séduction généralisée décrite par
Laplanche, consistant en les premiers soins maternels transmetteurs des
signifiants, permettant la structuration du fonctionnement psychique du petit
enfant), la recherche d’une relation où les affects positifs ne sont ni bannis ni
considérés comme dangereux, suite à un traitement où l’on pouvait montrer
cela à son analyste et savoir que la pulsion de vie et ses dérivés l’animaient.
La neutralité à outrance évoque l’asexué et le stérile, la crainte d’une
sexualité débridée et immaîtrisable » (Si l’analyste passe à l’acte p 28).
Autrement dit, il est nécessaire que l’Eros soit là, canalisé par le cadre
intérieur (ce que l’analyste a intégré en lui de la Loi par sa propre analyse) et
extérieur (les règles et le cadre posé dans la relation analyste analysant). Il est
porteur de l’énergie de vie et porteur du Logos, du sens.
Les règles du cadre sont nécessaires en tant qu’appui extérieur, pare
excitation, pour que le processus analytique s’épanouisse. Si elles deviennent
rigides, elles perdent leur fonction principale au profit de Thanatos.
Vignette clinique :
B D a fait plusieurs phases d’analyse et elle démarre ce travail avec moi
avec une difficulté qui sera mise à jour par un incident : Un jour, à l’heure
de sa séance, j’ai 15 minutes de retard… Je ne sais pour quelle raison je me
suis trompée d’un quart d’heure. Quand je vais la chercher dans le couloir,
elle s’excuse d’emblée en pensant que c’est peut-être elle qui s’est
trompée. Je lui réponds que non, que c’est moi qui ai fait une erreur et je la
prie de m’en excuser. Dans ce moment, je suis simplement là en train de
reconnaître mon erreur d’une façon calme et sans détour. Cela la touche
énormément et elle est bouleversée. Elle m’explique que ses parents la
rendaient responsable de tout et ne lui pardonnaient pas grand-chose…
Plus tard, elle a revécu la même culpabilité après certaines interventions
de ses analystes précédents qui la renvoyaient toujours et encore à elle-
16
même avec des phrases comme : « Et qu’est ce que ça vous fait que la
séance commence avec du retard ? ». Ce jour là, cet incident et mon
attitude introduisent quelque chose de différent, qui n’est plus dans la
répétition. Pour une fois, quelqu’un reconnaît sa responsabilité en toute
simplicité et cela la dégage un peu de sa culpabilité tyrannique.
Pouvoir contenir.
Le cadre vivant, que j’appelle ainsi pour rendre compte des deux
dimensions intérieure et extérieure, est aussi ce qui permet de contenir les
mouvements conscients et inconscients dans la visée du processus
analytique.
La capacité à contenir de l’analyste est une donnée importante dans bien
des moments de l’analyse qui permet l’instauration d’une confiance entre les
deux partenaires.
La contenance commence par celle de l’analyste pour lui-même, selon
l’idée de Winnicott de la nécessité de se materner soi-même en « acceptant
ses flottements , ses fantasmes, ses affects, même déplacés, pourvu qu’ils ne
débouchent pas sur des passages à l’acte » ( Louise De Urtubey Si l’analyste
passe à l’acte p 31). Contenir ainsi ses mouvements internes, contenir les
mouvements internes du patient, crée dans l’espace analytique une fluidité
des mouvements psychiques propice à l’analyse.
Chez certains patients gravement atteints, une tendance à vouloir détruire
la contenance se met à l’oeuvre, par différents mécanismes : Invasion
séductrice ou agressive, production d’angoisse, passage à l’acte, attaque
des liens dans le psychisme de l’analyste… La capacité de contenance est
donc une force importante pour dominer l’effet, dans le transfert et le contre
transfert, de la haine et de l’auto-agression.
La capacité à contenir augmente, me semble t-il, avec une attitude
d’ouverture et de vigilance. Cultiver la vigilance facilite la capacité d’écoute
et la présence à ce qui se vit là dans le creuset de la séance.
Avoir un moment d’absence, ne pas écouter, penser à autre chose, oublier
trop peuvent être des signes, des révélateurs de phénomènes transférentiels.
Ils sont parfois des passages à l’acte auxquels il faut être attentif et qu’il faut
savoir interpréter.
Parole et communication non verbale
La présence est en rapport avec la parole : Il y a des mots qui rendent la
chose vivante, des mots qui touchent. Les travaux de Danièle Quinodoz (Des
mots qui touchent) m’ont confirmé l’importance d’avoir un langage incarné,
c'est-à-dire, un langage qui transmet verbalement des pensées, mais aussi
17
des sentiments et les sensations qui accompagnent ces sentiments. On songe
bien sûr au ton de la voix et aux mimiques. La façon de parler de l’analyste
exprime sa singularité, son attitude intérieure et sa présence au patient. (p
44).
D. Quinodoz écrit : « Le plus important pour moi réside dans cette prise de
conscience : c’est une personne qui parle. Est-elle présente toute entière
dans son discours, avec son caractère, ses particularités et ses priorités du
moment ? Le langage dépend de la personne qui le crée, et l’attitude
intérieure de celui qui parle a une répercussion sur son langage et sur
l’écoute de l’interlocuteur. Lorsque celui qui s’exprime opère en lui-même des
cloisonnements plus ou moins étanches entre sa pensée, son affectivité et
son corps, cela aura des répercussions sur son discours, il va par exemple,
privilégier dans son discours le lien à la raison. Par contre si une personne est
sensible à l’unité de son être, cela aura certainement des répercussions sur sa
façon de parler. Elle pourra donner l’impression à l’interlocuteur le sentiment
de s’adresser à sa personne toute entière, réclamant implicitement une
écoute qui mobilise les affects et les sensations ».
On peut faire l’hypothèse que cela favorisera le processus d’intégration
chez le patient et notamment le patient border line. En effet, les patients
border line ou hétérogènes, selon la terminologie de Danièle Quinodoz, sont
des personnes qui ne sont pas des psychotiques, ni de « purs névrosés », ils ne
sont pas à la limite des deux, ni entre les deux. Ils utilisent à la fois des
mécanismes et des défenses appartenant à la psychose et à la névrose. Ce
sont des personnes qui s’angoissent fortement quand elles perçoivent leur
conflit interne et qui souffrent de ne pas parvenir à intégrer les différents
aspects ou parties d’elles-mêmes. La perception de leur propre
hétérogénéité leur fait craindre de devenir folles.
Dans Les racines de la conscience, au sujet de la question de la
transsubstantiation dans la messe, Jung rappelle que nommer c’est invoquer.
Il ajoute : « Le nom possède le pouvoir de rendre présent ». Nous le savons
bien, dans ces moments où le mot est prononcé, relié avec l’émotion et le
souvenir qui vient avec une telle force qu’alors on a l’impression que cela se
vit ici et maintenant. Il s’agit là de l’aboutissement du travail de mise en
conscience dans la verbalisation qui est l’expression du mouvement
psychique conscient et inconscient ayant retrouvé une certaine fluidité.
La présence est aussi en rapport avec la communication non verbale :
l’attitude corporelle, le regard ou son absence, les micro gestes, etc.
On peut « faire de la présence » sans être là. On peut ne rien dire et être dans
une présence pleine.
Ces communications verbales et non verbales s’inscrivent bien sûr dans les
mouvements transférentiels dont nous reparlerons plus loin.
Pour les patients border line, l’impulsivité et les passages à l’acte sont
fréquents. Ceux-ci sont parfois des moyens pour interpeller l’autre sur la
dialectique présence/absence. M. Balint parle de l’acting out en tant que
18
communication non verbale d’où la nécessité de l’accepter comme tel sans
rien tenter pour l’organiser rapidement par des interprétations.
Vignette clinique :
J M me téléphone juste avant la séance pour annuler son rendez vous et me
dit d’une voix très faible qu’il souffre d’une blessure dans la bouche. La
séance suivante il dira : « Ca n’aurait servi à rien de venir puisque je ne
pouvais pas parler ». Je lui réponds : « L’analyse ce n’est pas que la parole ;
Vous ne pouviez imaginer que je pouvais être là pour vous dans ce
moment douloureux ? » Il sursaute sur le divan… Comme si cette parole lui
faisait contacter un affect puissant dont il ne peut rien dire. Mais il pleure.
La séance d’après, il se sent mieux d’avoir pu déposer un peu de toute
cette angoisse, d’avoir entendu que la présence ce n’est pas rien, lui qui
doute tant de l’intérêt des ses visites régulières à sa mère qui vit dans un
état végétatif suite à un accident survenu il y a 20 ans…
A certains moments de l’analyse ce sont les mots qui seront le plus
importants et à d’autres, ce sera la communication non verbale et cela en
fonction notamment de la phase de régression dans laquelle peut être le
patient.
19
3
ETRE PRESENT ICI ET MAINTENANT
L’altitude aiguise le sentiment de la présence.
Le regard devient l’onde de la lumière.
A l’image des pics partout dressés
Le temps semble se condenser sur la pointe d’un
seul instant
Une fine aiguille, une sorte de sommet
indépassable.
Philippe Mac Leod
Après avoir cerné davantage ce qui entre en jeu dans la présence nous
allons maintenant nous centrer plus sur la dimension du présent. En effet
l’analyse se vit au présent (les résurgences du passé se font dans le présent)
et les phénomènes de transfert aussi. Nous aborderons également, dans ce
chapitre, le rapport entre la conscience et l’instant présent.
La présence est une notion qui fait référence très directement à l’être
vivant dans le temps présent. Etre présent, c’est être ici et maintenant en
conscience, vigilance, attention, ouverture…
Le mot présent a la même étymologie que présence, praesentia
(présence), praesens (présent), qui vient de praesse qui signifie être en avant
… Le dictionnaire (Dictionnaire culturel en langue française sous la direction
d’Alain Rey) précise le caractère de disponibilité et d’attention du temps
présent.
Le présent est ce qui se produit au moment où l’on parle ici et maintenant,
c'est-à-dire dans un espace et un temps défini qui n’est ni passé ni futur.
Cependant, le présent s’inscrit par rapport à un passé et il est tourné vers un
futur (comme l’indique l’étymologie). C’est un processus qui semble avoir
une direction et un sens.
Jung écrit (La guérison psychologique p 208) : « Le motif vrai de la névrose,
c’est dans l’actuel qu’il faut le chercher, la névrose existant et s’épanouissant
dans le présent. Elle n’est certes pas un capul mortuum survivant du passé ;
journellement elle est entretenue, et même en quelque sorte, recréée à
nouveau. Ce n’est que dans le présent et non dans le passé qu’une névrose
peut être guérie. Puisque c’est aujourd’hui que nous nous heurtons au
contraste névrotique, la digression historique constitue un détour, sinon une
impasse ».
20
A propos du transfert
Les mouvements transférentiels se vivent bien entendu dans le présent de la
séance et sont parfois, dés la première séance, au premier plan dans
l’analyse des patients border line.
Vignette clinique :
N, dès les premières séances, m’interpelle sur ce qui se passe dans la
relation. Elle me fait le reproche de me réfugier dans une « neutralité de
psychanalyste », de ne pas assez parler, c'est-à-dire de ne pas lui traduire
ce qu’elle est en train de vivre, de ne pas assez me « mouiller », etc. Ces
critiques arrivent quand l’angoisse surgit en elle sans en avoir vraiment
conscience. L’absence qu’elle ressent dans ces moments là n’est guère
supportable : elle a besoin de me sentir engagée auprès d’elle pour être
rassurée quitte à me provoquer par ces remarques.
Freud, dès 1905, avait vu que la prise de conscience purement intellectuelle
était insuffisante et que pour qu’un changement authentique puisse avoir lieu
il fallait une compréhension acquise à travers la relation transférentielle et son
accompagnement affectif avec l’analyste. Les développements actuels de
la psychanalyse mettent de plus en plus l’accent sur ce qui se passe dans la
relation transférentielle et donc dans l’ici et maintenant de la séance ce qui
me semble tout à fait juste dans l’analyse des patients border line.
Le dictionnaire Jung nous indique que, d’une façon générale, le transfert
est « une projection, de nature généralement émotionnelle et compulsive, qui
a lieu entre deux individus. Dans la relation psychanalytique, c’est la
focalisation sur l’analyste de sentiments et de phénomènes inconscients, qui
va nourrir le processus analytique, en dévoilant la problématique de la
personne mais aussi ses potentialités.
Le transfert est lié aux complexes parentaux et ceux du moi du patient qui
s’activent dans la relation. C’est un champ où interagissent également,
« monde intérieur et monde extérieur, personnel et collectif, masculin et
féminin, psychique et biologique, pulsionnel et spirituel, réel et symbolique ».
La relation analytique est un rapport dialectique entre deux personnes.
L’analyste est co-participant à un processus de développement individuel et
il est lui-même pris dans ses propres mouvements transférentiels.
La relation entre le patient et son analyste est faite à la fois de la relation
réelle et consciente entre les deux mais surtout de leur relation inconsciente.
Interviennent également la relation que l’un et l’autre entretiennent avec leur
propre inconscient et les canaux que vont prendre les projections de l’un et
de l’autre.
Il s’agit peu à peu d’identifier les projections et de différencier les énergies
en présence dans ce champ interactif complexe.
21
La question de la présence pourrait être explorée en fonction des
différentes étapes du processus alchimique décrit par Jung (un travail à part
entière qui n’a pu trouver de place dans ce mémoire).
Les phénomènes transférentiels vont se vivre dans un double mouvement de
mise à distance et de proximité. Nous en reparlerons dans la partie qui
abordera la présence selon l’axe autonomie/ intimité.
Dans Les énergies de l’âme - Séminaire sur la kundalini, Jung fait des liens
entre les différents centres énergétiques décrits dans le yoga de la kundalini
et les qualités énergétiques psychiques de la psychologie analytique.
Au cours du déroulement de l’analyse et au sein de la séance, nous
percevons des variations énergétiques chez le patient, à travers son discours
et aussi à partir des sensations corporelles présentes chez le patient et chez
l’analyste, et des variations émotionnelles présentes chez l’un et de l’autre.
Mon vécu corporel (sensations) à certains moments, émotionnel à d’autres
et des intuitions sont donc des indices pour m’aider à percevoir les variations
de qualités de présence au cours de l’analyse. Ainsi ma présence peut
s’adapter de façon plus juste au processus.
En sentant où l’énergie est placée dans son corps et avec quelle intensité,
l’analyste peut avoir une indication sur les phénomènes transférentiels en jeu
et sur la dynamique présente de son patient.
La fonction sentiment reliée à la fonction intuition va aussi être un des
moyens, dans ma pratique clinique, pour être à l’écoute de ces variations.
Il serait intéressant d’aller plus loin dans cette exploration pour préciser les
rapports entre les centres énergétiques activés et les vécus de présence.
Nous pourrions aussi nous interroger sur les variations de qualité de présence
en fonction des degrés définis par Jung : confession, mise en lumière,
éducation, métamorphose.
Pour résumer, nous pourrions dire que la présence varie en fonction du
déroulement du processus analytique et de l’évolution des mouvements
transférentiels. La présence est dépendante et mêlée aux phénomènes de
transfert.
Vignette clinique :
Au début de l’analyse de N, je suis dans une présence intense et impliquée
que je ressens dans mon corps, les émotions qui me traversent et les
pensées qui émergent. Mes sensations me donnent plusieurs indices. Par
exemple, les sensations de chaleur dans le ventre avec l’éprouvé d’être
comme une mère qui veille paisiblement sur son bébé m’indiquent que
nous sommes là dans un travail sur les fondement, sur la sécurité de base et
dans quelque chose d’archaïque. A d’autres moments, c’est l’émotion de
colère qui m’indique que quelque chose n’est pas à sa place dans la
relation. Plus tard, c’est une sensation d’ouverture du cœur qui me fait
22
penser que nous sommes sortis de la phase de régression. Puis je serais plus
calme avec une possibilité plus grande de laisser les pensées s’élaborer.
Les mouvements intrapsychiques et inter psychiques se vivent dans l’instant
présent, ce qui ne les empêche pas de s’inscrire dans une dynamique de vie
portée vers un but. Ne pourrait on pas dire que chaque analyse est à la fois
une suite ininterrompue d’instants présents et une suite s’inscrivant dans le
temps, dans une certaine direction ?
L’instant présent et la conscience.
Jon Kabat-Zinn, psychiatre américain présente une méthode d’aide
thérapeutique basée sur la méditation d’inspiration bouddhiste. Il montre
l’influence de la méditation sur la détente et l’ouverture d’esprit ce qui facilite
une meilleure présence au monde et à soi même dans le présent et peut
aider un processus de thérapie.
Nina Coltart, psychanalyste (Bouddhisme et psychanalyse p 30 et 80), quant
à elle, nous fait part de l’apport de la méditation dans sa pratique de la
psychanalyse. L’assise en silence peut conduire à l’approfondissement de
qualités essentielles pour une pratique suffisamment bonne de la
psychanalyse : Patience, détente et attention …. « Plus on se contente d’être
là et moins on pense pendant une séance, plus on est ouvert et prêt à faire
confiance à l’intuition qui surgit des zones les moins rationnelles et les moins
cognitives du moi, plus on est ouvert aussi à une appréhension complète et
directe du patient et de ce qui se joue ».
Nous pouvons faire l’hypothèse que, d’une part, l’analyse du psychanalyste,
favorisant l’intégration de son passé, lui permet de vivre plus dans le moment
présent et que, d’autre part, cette possibilité d’ouverture au moment présent
peut se cultiver dans une certaine pratique de l’assise, de l’attention au
présent.
La présence est là dans ce moment et cet espace où se joignent, se
rencontrent, conscient et inconscient : Un instant hors du temps linéaire ?
Et l’on songe au temps qui peut se vivre de deux façon, Kairos ou Chronos :
Kairos, temps d’éternité, moment juste lié à cette qualité d’ouverture à
l’instant présent, à la verticalité, Chronos, temps historique et linéaire, lié à
l’horizontalité. (N° 18 des cahiers jungiens Le temps).
Danièle Quinodoz (Vieillir, une découverte, chapitre l’intensité du présent p
141) relate un instant plein vécu par une de ses patientes : « Marcelle a 72
ans, elle me raconte : « J’avais 6 ans et j’écossais les petits pois avec ma
grand- mère qui, à cette époque, me paraissait très âgée. De quoi était fait
notre bavardage, je ne sais plus. Pourtant je m’entends encore lui
demander : « Si on t’annonce que tu vas mourir dans un quart d’heure,
qu’est-ce que tu fais ? Ma grand-mère m’a regardé avec attention et m’a
23
répondu : « Je continuerais à écosser les petits pois avec toi »… Marcelle avait
eu le sentiment que toutes les deux, sa grand-mère et elle-même, avaient
accompli à ce moment là exactement ce qu’elles avaient à accomplir :
écosser ensemble des petits pois ». Cette histoire exprime avec simplicité et
bonheur ( !) la notion de moment pleinement vécu dans l’instant, ces
moments où la qualité de présence est là.
Il s’agit également de développer une attitude non jugeante qui facilite
l’émergence des contenus de l’ombre qui pourront être intégrés dans la
psyché après avoir été projetés sur l’environnement. Il s’agit d’être dans une
écoute et un accueil de la singularité unique du patient. Je pense que cette
attitude favorise ce que Jung a appelé le laisser advenir.
Vignette clinique :
Au début d’une séance, O me regarde un petit coup en s’allongeant sur le
divan. Je lui dit en souriant : « un dernier coup d’œil avant de démarrer ?
Elle rit et acquiesce. Elle se demande ce qu’elle ressent par rapport à moi :
« Je sens une présence bienveillante que je capte davantage par le
regard … Elle continue en associant : « Je me suis défendue avec ma mère
qui était envahissante ».
Ces échanges de regards lui permettent de vivre un instant de relation
réassurant, un moment au cours duquel elle rencontre un professionnel
certes mais aussi quelqu’un qui est là pour elle, avec elle sans être ni abusif
ni intrusif. C’est pour elle un moment sain et donc unificateur et vivifiant. Ils
lui permettent aussi de jouer dans le registre du fantasme de séduction
dans lequel nous serions à égalité.
Quelques séances plus tard, après m’avoir regardée longuement, elle reste
25 minutes en silence. Ses jambes sont allongées, elle respire calmement,
les yeux ouverts. Je suis calme et je me sens comme une mère qui veille sur
son enfant, une mère auprès du berceau de son bébé. Elle dit : « Je sens
juste mon corps des pieds à la tête, c’est agréable ». Je dis : « Vous vous
sentez exister, vivante ? ». Elle : « Oui, quelque chose comme ça, je n’ai pas
besoin de parler ».Moi : «Juste de vous sentir être ? »
Pour l’heure et dans un premier temps, je crois qu’il est juste de laisser toute
la place au ressenti dans une ambiance sécure et de proximité affective
qui lui redonne quelque chose de l’ordre de la vie et de la détente.
Cet exemple illustre le besoin de présence de certains patients, lié à leur
histoire colorée par le manque de présence et des vécus ou fantasmes de
violence, d’abandon et d’intrusion.
Après avoir exploré les définitions de la présence et son importance dans le
cours de l’analyse, nous allons maintenant aborder comment la présence
entre en jeu au cours des phases de régression et de sortie de régression.
24
4
LA PRESENCE ABORDEE SELON L’AXE REGRESSION/
EVOLUTION
La régression selon Jung.
Freud a mis en évidence quatre fonctions de la régression : Mécanisme de
défense, facteur pathogène, forme spécifique de résistance, alliée
thérapeutique importante.
Jung développe l’aspect thérapeutique de la régression et sa nécessité
dans le processus d’évolution de la psyché.
« La régression est un phénomène énergétique qui ne dépend pas du moi. Le
mouvement et les dynamiques qui l’organisent sont autonomes et
inconscients… La régression est un retour en arrière de la libido, de l’énergie
psychique » écrit Martine Sandor-Buthaud dans son article Quand on ne la
trouble pas : essai sur la régression (Cahiers jungiens de psychanalyse n°107).
Ainsi la libido va animer ou réanimer des matériaux psychiques antérieurs qui
reposent dans l’inconscient. Ceux-ci étant énergétisés, ils « deviennent
vivants, perceptibles et donc accessibles à la conscience ».
La pratique de la régression relève à la fois du laisser faire, laisser advenir et
de l’attention portée à poser une limite, une butée et nécessite aussi
d’apporter l’éventuel soutien au moi dans les phases sensibles.
La régression s’inscrit bien sûr dans les vécus transférentiels. Les matériaux
inconscients activés par la régression sont mis en scène et actualisés dans le
transfert, et vécus par les deux partenaires, analyste et analysant comme une
réalité vivante et présente. La rencontre avec soi se fait par la rencontre
avec l’autre au niveau conscient et inconscient.
Jung va mettre en évidence la visée de la régression et ainsi l’inscrire dans le
mouvement global d’évolution de la psyché : L’évolution passe par la
régression.
La régression s’effectue par le retour aux espaces archaïques, à la mère,
mais peut, « quand on ne la trouble pas, dépasser ces zones pour atteindre
…Un éternel féminin prénatal, le monde originel des possibilités
archétypiques dans lequel…L’enfant divin attend en sommeillant de devenir
conscient. Ce fils est le germe de la totalité». (Jung in Métamorphoses de
l’âme et ses symboles p 546).
La régression vise donc un renouvellement, une naissance ou une
renaissance…Une rencontre avec soi qui peut alors être véritable création.
C’est une phase d’intégration dite aussi de progression.
25
Cette évolution de l’âme qu’est le processus d’individuation passe donc par
des phases d’intégration et des phases de désintégration…et de
réintégration.
Martine Sandor-Buthaud nous rappelle que la régression est une voie de
contact, de transformation et de création dans l’analyse mais aussi dans l’art
et la vie spirituelle.
Le mythe de Jonas décrit ce voyage dangereux mais nécessaire pour
l’intégration de notre âme. (Annick De Souzenelle Nous sommes coupés en
deux, Jonas, le prophète qui intègre son ombre).
Jung va aussi nous prévenir des dangers de cette régression : danger de
mort en quelque sorte si les forces de déliaisons l’emportent sur les forces de
sens, danger de création de clivage, de maladies psychiques ou somatiques,
etc. D’où l’importance à un moment donné d’arriver à rencontrer une butée,
une limite à la régression : c’est le tournant clef qui se vit par des
renoncements et des acceptations. C’est aussi l’étape de la différenciation.
Dans L’énergétique psychique, Jung précise le lien entre libido et
dissociation de la psyché : c’est quand la progression de la libido devient
impossible et que la libido stagne que s’installe la dissociation de la psyché.
« Plus la stagnation dure, plus grandit l’importance des positions opposées
qui, par la suite, s’enrichissent en associations et s’adjoignent toujours de
nouveaux districts du matériel psychique. La tension mène au conflit ; le
conflit à des tentatives de refoulements réciproques et, si le refoulement parti
adverse réussit, c’est la dissociation, la scission de la personnalité, le
désaccord avec soi et ainsi la possibilité de névrose » (p 55).
Nous voyons le mouvement de régression comme un processus qui va
permettre de relier l’expérience interne qui était clivée. Cette reliance peut
se faire d’autant que l’analyste peut tenir en lui les deux aspects clivés. La
sortie de la régression est aidée par un mode de présence de l’analyste qui
soutient et encourage la structuration et la pensée. En essayant de percevoir
les variations de la présence j’ai pu mettre en évidence un mouvement qui
va d’une présence en rapport avec les fondements de l’être : sensation de
densité dans le ventre, accueil et contenance des aspects dissociés, peu
d’interprétation, primat de l’ambiance et de la communication non verbale ;
à une présence qui s’appuie sur la pensée et l’interprétation. Ce mouvement,
me semble t-il, correspond à celui de la régression/ évolution.
Nous allons aborder maintenant la régression avec les travaux de M. Balint
qui définit différents espaces psychiques en fonction des mouvements
régressifs et décrit deux sortes de régressions : bénignes et malignes.
26
La régression selon Balint.
Les travaux de M Balint m’ont profondément marquée par la pertinence
clinique que j’ai trouvé et par la résonance que cette lecture a eu en moi au
moment où je vivais une situation analytique difficile (le cas A dont il sera
question plus loin).
M. Balint situe avec force la régression dans le transfert, c'est-à-dire, en tant
que phénomène inter psychique, interaction entre le patient et son analyste
et non pas seulement en tant que phénomène intrapsychique (Le défaut
fondamental p 234-235-236).
Il décrit deux formes de régression, bénigne et maligne, régression en vue
de la reconnaissance par un objet et régression qui vise à la gratification
d’une pulsion, régression au service du moi et régression dans laquelle le moi
est submergé.
M. Balint élabore la notion de défaut fondamental et met en évidence trois
niveaux, trois espace psychiques internes qui peuvent être actifs chez le sujet
et particulièrement chez les personne border line à certains moments de
régression :
- Le niveau oedipien, névrotique dans lequel le sujet est accessible au
niveau symbolique et peut entendre les interprétations de l’analyste comme
étant des interprétations. Nous sommes dans un espace de relations
triangulaires, de conflits, où le langage adulte représente un moyen de
communication adéquat et sûr.
- Le niveau du défaut fondamental plus archaïque, où les interprétations
de l’analyste ne sont plus entendues comme des interprétations et où les
relations se jouent exclusivement à deux.
L’analyse peut suivre un cours régulier pendant un certain temps, puis
brusquement ou insidieusement, l’atmosphère de la situation se modifie
profondément. Avec certains patients cela peut se produire au bout de très
peu de temps ou même dès le début de l’analyse. Le patient est dans un
mode de relation primaire à l’objet selon deux modalités que nous
aborderons plus loin.
Les interprétations de l’analyste ne sont plus ressenties comme des
interprétations mais comme des agressions, une exigence, une attaque, une
insinuation, une injustice, un manque de considération ou à l’inverse comme
une séduction, quelque chose d’agréable et d’excitant, un signe d’amour.
Les
mots
qui
étaient
entendus
à
un
niveau
« adulte »
conventionnel acquièrent un pouvoir intense. Dans ce temps régressif
chaque petit geste, remarque fortuite ou mouvement acquiert une très
grande importance.
27
A ce niveau là, certains patients entrent en résonance avec l’inconscient de
l’analyste : « ce talent inquiétant » précise M. Balint, « peut parfois donner
l’impression, ou éventuellement même, être de l’ordre de la télépathie ou de
la voyance »… Ce qui met mal à l’aise l’analyste.
L’analyste est amené à adapter ses interventions sinon le patient risque de
sombrer dans sa blessure en deçà du niveau symbolique. Il va réagir non pas
par de la colère et des sentiments de désespoir ou d’accablement qui sont
du registre du niveau oedipien mais par des sentiments de vide et d’apathie
parfois très intenses. Le patient peut aussi s’enfermer dans le silence. Le
patient à ce niveau là ressent une forte angoisse et une grande avidité à ce
que l’analyste réponde parfaitement à ses besoins. L’analyste ne doit pas lui
faire défaut et doit en quelque sorte réparer ce qui a fait défaut. Ces patients
arrivent à nommer qu’ils ont le sentiment d’avoir en eux un défaut, défaut qui
doit être réparé. Ils ont aussi le sentiment que ce défaut provient de ce que
quelqu’un leur a fait défaut ou a été en défaut envers eux.
A propos du défaut, M. Balint écrit : « C’est quelque chose qui ne va pas
dans le psychisme, une sorte de déficience qu’il faut réparer. Il ne s’agit pas
de quelque chose qui serait bloqué et pour lequel il faudrait trouver une
meilleure issue, mais de quelque chose qui manque au patient, soit
actuellement, soit pratiquement depuis sa naissance » (p 41).
L’origine du défaut fondamental est « liée à l’existence d’une disproportion
considérable entre les besoins psychophysiologiques d’un sujet au cours des
phases précoces de son développement et les soins, l’attention et l’affection
dont il a disposé à cette même époque, tant sur le plan matériel qu’affectif. Il
en résulte un état de carence dont les conséquences et les effets semblent
n’être que partiellement réversibles » (p 42).
- Le troisième niveau est celui de la création caractérisée par l’absence de
tout objet externe. Le sujet est seul et son principal souci est de créer quelque
chose à partir de lui-même. C’est le niveau de la création artistique, de
l’insight et aussi des phases précoces de l’entrée dans la maladie - physique
ou psychique – et de la guérison spontanée d’une maladie.
Il n’y a pas d’objet dans cette zone mais le sujet n’y est pas entièrement seul.
M. Balint propose le terme « pré objets » pour évoquer ce « quelques chose ».
Le patient silencieux peut se trouver dans cette zone là. Il se réfugie dans un
état où il se sent relativement en sécurité et où il croit pouvoir faire quelque
chose concernant le problème qui le tourmente. Ce quelque chose qu’il va
produire et présenter à l’analyste est une sorte de création. Il semble que
l’analyste ne puisse se trouver avec le patient dans cette zone. Il peut l’être
juste avant ou juste après.
Le niveau du défaut fondamental évoque les zones archaïques de la
psyché, un espace psychique dans lequel les archétypes sont d’autant plus
actifs… Ainsi nous pouvons voir un rapprochement entre l’objet d’amour
primaire, la substance primaire dont parle M Balint et l’archétype de la
Mère…
28
Dans la zone du défaut fondamental, la communication non verbale, le
climat, l’ambiance et la présence de l’analyste vont avoir une importance
très nette car les mots ne constituent plus un moyen tout à fait sûr.
Ce qui peut être thérapeutique est de « neutraliser » le défaut fondamental
en créant des conditions qui lui permettent de se cicatriser.
Pour que cela soit possible, il est nécessaire que le patient puisse régresser à
la situation - c'est-à-dire à la forme particulière de relation d’objet - qui a
provoqué à l’origine l’état de déficience, voire à un stade antérieur. Cette
condition préalable doit être remplie pour que le patient soit en mesure
d’abandonner son modèle compulsif.
L’analyste doit être prêt à osciller avec son patient entre les univers primitifs
et les univers oedipiens, il doit accepter de se comporter comme un objet
primaire, une substance primaire. « Cela signifie qu’il doit consentir à porter le
patient non de façon active mais comme l’eau porte le nageur ou la terre
l’homme qui marche, c'est-à-dire, à être là pour son patient, à être utilisé par
lui sans opposer trop de résistance…Et surtout il doit être présent, toujours
présent, et indestructible : comme l’eau et la terre » (p 263).
La qualité de présence de l’analyste dans la zone oedipienne sera
caractérisée par la qualité de ses interprétations, avec « des mots qui
touchent » pour reprendre l’expression de D Quinodoz, exprimant un langage
incarné, singulier. La qualité d’être, définie dans la première partie, y joue un
rôle important mais c’est surtout quand le patient entre dans l’espace du
défaut fondamental que celle-ci va acquérir toute sa valeur.
Cet aspect de la présence dans la zone du défaut fondamental s’est
vraiment ressenti dans le travail analytique avec la patiente border line dont
il va être question maintenant.
Vignette clinique :
A vient me voir car elle est très déprimée et angoissée depuis la naissance
de sa deuxième fille. Il y a une mésentente conjugale. Elle parle de la
violence verbale de son mari qui va parfois jusqu'à des gifles, de rapports
de domination de la part de son mari. Elle refuse souvent les rapports
sexuels et parfois les subit. Elle évoque assez rapidement un viol à l’âge
de14 ans commis sur elle par un beau frère de 10 ans plus âgé qu’elle. Ce
viol est resté secret.
L’analyse va s’engager autour de plusieurs thèmes : Son sentiment de
n’être « bonne à rien » ; une blessure narcissique important mêlée à de forts
sentiments de culpabilité ; sa place par rapport à sa mère et dans le
couple parental ( Elle a dormi dans la chambre de ses parents jusqu’à
l’age de 8 ans et était témoin des ébats et des disputes de ses parents ce
qui la laissait désemparée avec un sentiment d’abandon et de solitude) ;
la parole, les non dits, les secrets, les silences et paradoxalement l’intrusion
de sa mère qui la pousse à parler. ; Son homosexualité, quelle n’ose avouer
29
et qu’elle vit dans la honte, s’inscrit en défense et rejet de l’homme violent
et abusif et en rapport avec l’amour symbiotique de sa mère.
De nombreux silences ponctuent les séances. Chaque parole risquée, une
critique de sa mère par exemple, fait surgir une violente culpabilité, parfois
de la honte dont l’intensité, insupportable, l’amène à des actes
autodestructeurs (alcool, pensées suicidaires). De la même façon, une
parole de ma part qui vient toucher ces domaines sensibles provoquent la
même réaction : silence, très forte angoisse. Elle ne bouge plus, se fige
dans une posture prostrée, le regard fixe avec une expression très
angoissée sur le visage.
Avec A, nous sommes parfois dans un espace dans lequel elle peut
entendre mes paroles et mes interprétations et où elle peut parler plus
facilement et faire des liens.
Parfois, de façon soudaine et même inattendue, nous changeons de
registre. Le silence s’installe, l’angoisse épaisse, difficilement gérable pour
elle, recouvre l’ambiance émotionnelle et empêche tout mouvement de
pensée .Ces deux niveaux que j’identifie aux deux niveaux décrits par M.
Balint, sont vraiment différents et appellent deux attitudes spécifiques de
ma part. Ce sont ces changements d’ambiance et aussi mes sensations et
mes émotions qui m’indiquent le changement d’espace psychique
Dans le « niveau œdipien », A peut parler et entendre, et je peux lui parler
d’adulte à adulte engagés dans un travail d’analyse et elle supporte des
instants de silence.
Dans le « niveau du défaut fondamental », mon silence l’entraîne vers la
blessure, et je dois tenter de penser et parler pour elle mais avec d’infinies
précautions car chaque micro maladresse la plonge dans un gouffre
d’angoisse et/ou de violence voir de haine.
C’est dans un de ces moments d’angoisse qu’elle prendra l’initiative de
me téléphoner un soir vers 22h. Je l’écoute et sens l’importance d’être
vraiment disponible pour elle. Tout mon être est mobilisé. Je suis en
contact avec mes sensations corporelles, mes émotions, mon attention est
centrée sur ce qui se passe là avec elle. Dans cette situation d’urgence,
j’agis guidée par ma fonction sentiment reliée à la fonction intuition. Mes
paroles arrivent alors à contenir son angoisse mais elle me dira plus tard
que le plus important, le plus marquant, pour elle, a été qu’elle ait pu faire
appel à moi et qu’elle a senti que j’étais là.
Ensuite, nous ferons le lien avec l’attitude changeante de sa mère tantôt
froide, tantôt complice, tantôt l’insultant tantôt la mettant dans son lit
(quand le père était en déplacement professionnel), ne voulant rien savoir
d’elle puis la poussant à parler. « Le jour et la nuit » dit elle au sujet de sa
mère.
Une présence stable, capable de l’accueillir en totalité est déterminante
pour elle qui est en prise avec des vécus et des événements non intégrés
et peut être non intégrables. Dans ces espaces là, l’émotionnel est si
30
intense qu’elle ne peut penser. Elle passe à l’acte, fait du chantage au
suicide, etc.
L’espace analytique devient l’espace de la blessure vécue dans la relation
à deux. Ces moments de régression sont parfois tellement forts que j’en
viens à douter de leur caractère « thérapeutique » et crains une régression
« maligne » au sens de Balint.
L’engagement de l’analyste est ici décisif. N’est ce pas, en effet, son
entièreté reliée à sa vulnérabilité, sa créativité activée par la possibilité d’être
dans le « ici et maintenant », sa créativité et sa capacité à contenir qui sont à
l’œuvre dans ces phases de l’analyse ?
Ces situations mobilisent également fortement la capacité de penser de
l’analyste, là justement où le patient ne peut penser.
Après avoir discerné ces changements de niveaux et ce qu’ils impliquent
en terme de changement de qualité de présence, voyons comment
l’approche de S Nacht peut compléter notre réflexion.
L’apport de Sacha Nacht
Dans son ouvrage La présence du psychanalyste, S Nacht démontre le rôle
capital d’une certaine qualité de présence du psychanalyste qu’il va
s’efforcer de définir. Pour lui, l’attitude profonde du psychanalyste est un
facteur primordial de guérison.
Le patient doit percevoir « dans cette présence, une disponibilité constante
et un accueil inconditionnel, une patience illimitée et une capacité de don,
résumant pour lui cet amour dont il se sent sevré depuis l’enfance et dont il a
besoin pour apprendre à vivre. C’est pourquoi cette attitude profonde de
l’analyste – à condition qu’elle soit authentique - me semble devoir se
substituer, durant certaines phases du traitement, à l’attitude de neutralité
classiquement prescrite et souvent trop rigide » (p 3).
Ces phases de l’analyse correspondent, à mon avis, à ces temps de
régression au cours desquels les patients hétérogènes sont particulièrement
sensibles à l’entièreté de l’analyste, dans leur besoin, le plus souvent
inconscient, d’arriver à intégrer en eux plus d’unité .
S. Nacht pense que cette attitude concerne des patients « à structure
particulière mais nullement psychotique ».On pense aux patients souffrant
dans leur narcissisme, de carence, à certains patients ayant étés abusés, aux
patients border line et à ces moments dans l’analyse où le patient régresse
au niveau du défaut fondamental au sens de Balint. Ces patients ne
peuvent, semble t-il, parvenir à la guérison que s’ils éprouvent l’analyste (audelà de la neutralité bienveillante qu’il leur a manifesté jusqu’alors) comme
étant authentiquement le « bon objet » dont ils ont jadis été privés. C’est
l’aspect réparateur de cette attitude. On peut percevoir, en effet, une
31
relance du processus d’individuation grâce à ce type d’expérience vécue
dans le cadre de l’analyse.
L’expérience analytique peut dans certains cas ne plus relever des seuls
phénomènes de transfert mais être une expérience ontologique, c'est-à-dire
qui touche au niveau profond de l’être (p 55). Cette dimension rejoint-elle la
perspective jungienne du soi ?
On peut faire l’hypothèse que pour certains patients, il s’agit de la nécessité
de rencontrer un présence de type maternelle dans un situation de régression
à des stades archaïques, alors que pour d’autres il s’agit de pouvoir vivre un
sentiment d’existence et de valeur dans la relation avec l’analyste qui
requiert de la part de celui-ci une présence réelle qui mobilise son être le plus
profond.
Vivre cette expérience de la présence inconditionnelle, dans ce temps
particulier de la régression, est une chose mais il s’agit, dans un deuxième
temps, d’en sortir comme nous l’avons vu avec l’analyse de N. Et dans
certains cas, quand le risque de régression maligne est là, il sera opportun de
ne pas s’engager dans la voie de la régression.
La sortie de la régression peut se faire par une présence plus active, plus
directive quand, par exemple, je demande à N de me parler de façon
concrète et précise de sa vie alors qu’elle a tendance à ne parler que de son
monde interne.
C’est la présence de l’analyste, en tant qu’être humain avec ses blessures, sa
vulnérabilité et son humilité associées à sa vitalité et son unité intérieure qui va
être capable de faire obstacle au monde clos et irréel où s’enracine la
régression.
« Le psychanalyste n’acceptera plus d’incarner un mythe. Il ne sera plus
cette transparence qui laisse passer tous les fantasmes, mais devra s’évertuer
à redevenir pour le malade ce qu’il est en réalité : un homme comme les
autres, comme le patient lui-même, dans un monde de relations évoluées.
Cette présence nouvelle du thérapeute tend à rompre le charme
fantasmatique de la régression et à introduire dans la situation analytique le
principe de réalité dont le psychanalyste doit être pour son patient, le plus sûr
représentant » écrit S Nacht.
32
5
LA PRESENCE SELON L’AXE AUTONOMIE SEPARATION /
INTIMITE RELATION.
Les herbes ont si bien poussé
Que vous ne pouvez même plus
voir
Le sentier qui mène chez moi :
C’est que j’ai attendu
Trop longtemps
Quelqu’un qui ne voulait pas
Venir.
Sojo Henjo
Le concept de présence fait implicitement référence à la relation. Nous
sommes en présence de quelque chose ou de quelqu’un. Par ailleurs, la
présence nous amène tout naturellement à évoquer son opposé : l’absence.
Nous allons tenter d’approcher ce thème sous ce nouvel angle. Comment les
deux processus fondamentaux, la capacité à l’autonomie et à l’intimité, vont
ils s’articuler avec cette dialectique de la présence et de l’absence ?
Les deux tendances archétypales décrites par Jung.
Jung a étudié deux tendances archétypales opposées qui sont à l’œuvre
dans le transfert (et dans le processus d’individuation) : la tendance qui
pousse à la séparation et à l’autonomie et celle qui pousse au lien intime
avec l’autre.
« Ces deux aspirations contraires sont les forces de motivation primordiales
où s’originent le transfert et les résistances, et forment un paradoxe
fondamental. C’est dans ce paradoxe et la tension qu’il constitue que se
structure la dynamique du transfert.» (Dictionnaire international de
psychanalyse, p 1747).
Ces deux forces concernent les contenus, les énergies psychiques et donc
les modes de relations intra et inter psychiques.
33
Nous allons retrouver ces deux forces dans les phénomènes du bain
transférentiel :
Dans la proximité se vivent notamment des sentiments de partage de la
souffrance, l’analyste est affecté, il se met en danger.
Jung écrit dans Psychologie du transfert (p 23-24) : « Il se noue un lien qui
correspond à tous les égards à la relation infantile initiale et qui tend à
répéter avec le médecin toutes les expériences de l’enfance… Ce lien est
souvent d’une telle intensité qu’on pourrait parler d’une combinaison. Quand
deux corps chimiques se combinent, tous deux subissent une altération. C’est
aussi le cas dans le transfert. Il est inévitable que le médecin en subisse une
certaine influence et qu’il en résulte un trouble, un dommage pour sa santé
nerveuse. Il « prend sur lui », très exactement la souffrance du patient et il la
partage avec lui. Il est donc par principe en danger et il doit l’être. »
Dans la distance, se vivent des sentiments d’autonomie. Le transfert contient
des aspects prospectifs portés par le soi, des éléments inconscients qui
poussent à l’autonomie du sujet.
Jung travaillait en face à face comme pour marquer dans le réel cette
distance et il était attentif à ce que le patient garde son autonomie.
Dans Aïon, Jung évoque la nature liante de l’éros et la nature discriminative
et cognitive du logos. Le conscient de la femme est en général et dans un
premier temps, plutôt caractérisé par la nature liante de l’éros que par la
nature discriminative et cognitive du logos. L’éros, fonction de relation, est en
général moins développé, au début, chez l’homme que le logos.
Nous pouvons donc mettre en rapport la tendance au lien et à l’union avec
l’éros et la tendance à la séparation avec le logos…
Cela nous amène à poser aussi la question en terme de présence
maternelle et paternelle :
- La présence de type maternel représente la sécurité, le bon sein, le sevrage
qui respecte le rythme naturel de l’enfant. Le sentiment de présence
sécurisante de la mère permet et renforce le sentiment d’existence du bébé.
- La présence de type paternel symbolise davantage la sécurité dans la
parole donnée, dans la loi, dans la pensée et concerne la limite, la loi, la
séparation, la différenciation. Cette présence de type paternel va entrer en
jeu dans le sentiment de valeur du petit humain.
Pour S. Nacht, l’être humain aspire profondément à l’union à l’autre. (La
présence du psychanalyste p 53). Si le patient peut reconnaître et vivre cette
aspiration dans certains moments de l’analyse, alors il peut recontacter en lui
une donnée essentielle, ontologique. L’expérience de la présence parfois
être une expérience si intense, qu’elle atteint un caractère numineux. Elle
devient profondément transformatrice.
La tendance à la séparation est tout aussi importante et elle peut être
ressentie avec force comme énergie de libération.
34
Il est important que le patient puisse vivre ces deux besoins fondamentaux
sans être déchiré par leur opposition, ni être fasciné et ceci grâce à la qualité
de la relation analytique.
Vignette clinique :
Nous allons tenter d’identifier comment ces deux tendances vont se vivre
dans l’analyse et dans le bain transférentiel au cours de l’analyse de N.
La tendance à l’intimité :
Au début de l’analyse de N, le lien et l’intimité sont vécus et assimilés à de
l’intrusion, de la fusion et de l’abus. Par exemple, une fois elle rentre dans la
pièce avant la séance…pour consulter les livres de mon bureau. Quand
j’arrive et que je la découvre là, je sens une tension dans mon ventre : Je
vis cela comme une intrusion. Elle ne voit pas où est le problème. Je lui
reprécise cet aspect du cadre : le bureau est un espace symbolique
pendant les séances, c’est aussi mon espace en dehors des séances et je
lui demande de n’y rentrer qu’au moment de la séance. Elle est sensible à
mes paroles qui viennent canaliser quelque chose en elle et la rassurer.
Autre exemple : Elle cherche à ce que je me dévoile, que je lui dise qui je
suis dans la vie mais elle ne fait guère de différence entre lui dire si j’ai des
enfants où si les fleurs présentes dans la pièce viennent de mon jardin. Son
besoin de rencontrer un autre dans sa vérité parle tout autant de sa
souffrance de n’avoir pas eu de vraies rencontres avec sa mère (qui se
défilait ou racontait des « salades » pour évincer la question), que de son
désir de relancer quelque chose de l’ordre de la vie, de l’Eros.
La tendance à l’autonomie séparation :
N, par exemple, veut arrêter ou espacer les séances, elle dit : « Je ne suis
plus un bébé ». « Je vous vis comme une marraine et j’ai envie de vous voir
quand j’en ai besoin, quand j’en ai envie. Puis elle ajoute : « J’ai pas
l’impression de faire des prises de conscience, je fais des mise en mots.
L’ouverture se fait par le travail corporel ». Je me sens alors blessée, en
colère. Je la trouve injuste et ingrate vis-à-vis du travail que nous menons
ensemble. En fait, je me sens maltraitée. Je prends le risque de me dévoiler
et de lui dire. Je rajoute que j’ai aussi cette impression que je tiens le lien
entre nous deux. Elle trouve juste que je lui dise que c’est moi qui tiens le
lien de la relation et elle touchée que je lui fasse part de mon ressenti.
Elle associe avec les nounous qui changeaient souvent et
qui la
maltraitaient : « J’avais pas envie de garder du lien. Avec vous j’ai envie de
garder du lien. Je me sens partagée entre « trancher, merde j’arrête ! » et
« j’ai envie de garder du lien ».
La séance suivante, elle dit : « Je vous fais vivre ce que j’ai vécu avec les
nounous. Je laisse entendre que je ne fais rien avec vous ». Elle fait le lien
avec la façon dont sa mère les traitaient, elle et sa sœur : « On était
toujours comparé aux autres et toujours en moins bien. Moi, je n’étais
35
jamais assez bien ». Cela correspond assez bien à ce que je ressens moi
même par rapport aux autres thérapeutes qu’elle évoque …
Tout cela me touche fort et m’interroge. J’ai l’impression que nous sommes
dans un jeu du type : « Tu veux, je veux pas ; tu veux pas, je veux », avec
l’impression aussi qu’elle traite l’analyste comme elle traite son
inconscient…
La séparation se vit sur le mode de la rupture et de l’abandon.
L’autonomie se confond avec un repli sur elle et une solitude égotiste. « Je
n’ai pas besoin de vous, je me débrouille toute seule et je fais ce que je
veux ».
Le processus pour reprendre pied dans la vie, se sentir vivante, incarnée va
se faire d’abord de façon égocentrée, isolée comme quand elle était
enfant…
Ces tentatives de passages à l’acte que sont ces désirs d’arrêter
brusquement l’analyse, sont autant de moyens de tester mon attachement
à elle, des façons de me faire vivre ce qu’elle a pu vivre au cours des ses
multiples ruptures et séparations et des moyens inconscients pour essayer
son autonomie vis-à-vis de moi.
Du point de vue des mouvements transférentiels, N tente de me faire
éprouver son vécu lié au ruptures et séparations multiples (les nounous, le
départ de son père à l’étranger, les séjours chez les grands parents) et
qu’elle tente aussi d’exercer son autonomie. Nous percevons son besoin
d’éprouver mon désir de maintenir le lien et la relation avec elle. Ces
mouvements psychiques qui viennent fortement me mobiliser sont
l’expression du processus et de sa visée : Arriver à se sentir en sécurité dans
une relation, vivre ce sentiment d’être seule, entière et différenciée, en
présence d’un autre.
Les travaux d’A Alvarez vont nous permettre d’aller un peu plus loin dans
cette dialectique.
Les travaux d’Anne Alvarez sur la dialectique présence/absence.
L’auteur, psychothérapeute d’enfants à la clinique Tavistock à Londres,
expose dans son livre Une présence bien vivante. Le travail de
psychothérapie psychanalytique avec les enfants autistes, border line,
abusés, en grande carence affective, une vision nouvelle de la dialectique
présence/absence.
Anne Alvarez réexamine les théories de l’apprentissage basées sur le
principe de réalité plutôt que sur celui de plaisir. S’appuyant sur différents
36
travaux, elle met en évidence l’intérêt d’une mise en perspective qui
dépasse la dialectique plaisir/réalité, présence/absence.
Des théories psychanalytiques ont travaillé sur l’importance de la frustration,
de la séparation et de la désillusion dans le développement de la pensée et
l’acceptation de la réalité. Ces travaux mettent l’accent sur le fait que c’est
l’absence de l’objet qui permet l’accès à la pensée. A Alvarez développe un
point de vue différent qui correspond à ce que j’ai pu sentir intuitivement
avec certains patients, à savoir que ce ne sont pas uniquement les
expériences frustrantes et négatives qui sont sources d’enseignement et de
stimulation pour le développement de la pensée.
En effet, les satisfactions du besoin du nourrisson n’amènent pas uniquement
un apaisement mais aussi des instants de vigilance accrue au cours desquels
le bébé cherche à rencontrer et à connaître le monde qui l’entoure : « Le
plaisir n’a pas moins de capacité que la souffrance à bouleverser, éveiller et
stimuler la vie » (p 81).
Dans cette perspective, le plaisir ne s’oppose pas au principe de réalité, au
contraire, il joue un rôle majeur dans son évolution. La mère, en plus de sa
fonction nourricière et contenante, a un rôle important dans le
développement des « facteurs d’auto-organisation indispensables aux
acquisitions cognitives » (p 82). Les caresses de la mère à son bébé apaisent
et éveillent l’attention. La mère cherche à attirer l’attention de son enfant, à
entrer en contact avec lui tout autant par les activités d’éveil que
d’apaisement.
L’enfant doit faire l’expérience et être en relation avec une personne fiable
qui prend soin de lui, une présence vivante pour favoriser son
développement émotionnel et psychique.
Ce qui stimule la pensée est la perceptibilité de l’objet. Là où l’objet est
habituellement présent, c’est son absence qui sera perçue. A l’inverse si
l’objet est la plupart du temps absent, c’est sa présence qui sera le facteur
décisif. Pour certains patients très carencés, abusés, l’objet a été trop lointain,
trop séparé pour pouvoir permettre l’accès à la pensée. Pour eux ce sont les
situations de proximité, d’expérience partagées, de plaisir qui peuvent être
déterminantes.
Ainsi « si tel patient doit être aidé à apprendre à être séparé et à se
différencier de son objet afin de le reconnaître comme objet vivant, tel autre,
au contraire, aura besoin d’être aidé à apprécier sa disponibilité, sa
familiarité, sa similitude. Les arrivées et les retours peuvent être tout aussi
stimulants et générateurs de réflexion que les départs, surtout si le patient est
plus habitué aux départs qu’aux retours ».
(p 77-78)
Après avoir exploré ces deux tendances et cette dialectique
présence/absence, est venue la question, que je ne peux développer dans
ce mémoire, du rapport avec le concept « C » de Bion (besoin inné de faire
connaissance avec le monde).
37
Nous allons pour l’instant revenir à notre thème des deux tendances et
l’articuler avec les deux styles décrits par M. Balint.
Les styles ocnophiles et philobates de M. Balint.
M. Balint nous a éclairé sur les espaces psychiques oedipien, du défaut
fondamental et de la création et nous avons repéré qu’avec les patients
hétérogènes, un changement brutal de niveau peut arriver qui nécessite un
changement d’attitude de l’analyste. Ce changement de qualité de
présence de l’analyste va t-il être le même pour les patients ocnophiles et
philobates ?
Dans sa théorie de l’amour primaire, c'est-à-dire, d’une relation primaire à
l’environnement, M. Balint développe l’idée que l’individu naît dans une
relation intense à son environnement, tant sur le plan biologique que sur le
plan libidinal.
Cet environnement est tout d’abord indifférencié : « d’une part il ne contient
pas encore d’objets ; et d’autre part il n’a presque pas de structure,
notamment pas de limite tranchée par rapport au sujet ; l’environnement et
l’individu s’interpénètrent, ils coexistent en un mélange harmonieux » (p 108
Le défaut fondamental).
Après la naissance, dans les cas où la relation avec une partie de
l’environnement ou un objet présente un « douloureux contraste avec
l’harmonie paisible qui régnait auparavant », la libido peut se retirer dans le
moi pour tenter de retrouver l’état initial. M. Balint décrit les différents
investissements libidinaux qui s’en suivent et qui pour certains vont aboutir au
développement des structures ocnophiles et philobates, présentant chacune
un type de relation primaire aux objets.
- Dans l’univers ocnophile, l’investissement primaire semble s’attacher aux
objets en voie d’émergence. Ces objets sont ressentis comme dignes de
confiance et rassurants tandis que les espaces qui les séparent sont effrayants
et menaçants. Le sujet ocnophile a tendance à s’agripper aux objets
émergeants et à les introjecter. Sans eux il se sent perdu et exposé. Il choisit
apparemment de surinvestir ses relations d’objet. Toute menace de
séparation déclenche une vive angoisse et le mode de défense le plus
fréquent consiste a agripper l’objet. « Par ailleurs, l’objet hérite de
l’investissement intense des substances primaires ; il acquiert de ce fait une
importance si grande qu’aucune attention ou considération ne peut lui être
accordée ; il ne doit pas avoir d’intérêt indépendant de ceux de l’individu, il
doit tout simplement se trouver là » (p 114).
Une des conséquences de ce fonctionnement est une inhibition à
développer des aptitudes personnelles qui pourrait rendre l’individu
indépendant de ses objets.
38
- Dans l’univers philobate, ce sont les espaces vides d’objet qui retiennent
l’investissement primaire et qui sont vécus comme sûrs et bienveillants. Les
objets sont au contraire vécus comme des « dangers perfides ». Le philobate
surinvestit ses propres fonctions du moi et développe ainsi des aptitudes à
subvenir seul à ses besoins. Il tente de reconquérir sa liberté de mouvement et
l’harmonie au sein des espaces vides d’objets, tels que les montagnes , les
déserts, la mer , l’air, etc. qui appartiennent tous à la catégorie des objets
primaires.
Dans ses deux formes primitives de relation d’objet on retrouve le fait que
l’objet est considéré comme allant de soi. Il n’est pas perçu dans sa
différence, son altérité et son indépendance. Dans ce mode de relation, un
seul des partenaires peut avoir des désirs, des intérêts, des exigences propres.
L’autre partenaire, objet ou espace ami, est perçu comme ayant les mêmes
désirs, les mêmes intérêts, les mêmes espérances.
Quand surviennent différence, discordance, anicroche, la réaction
consistera en symptômes violents et bruyants : agressivité, destructivité,
désagrégation. Par contre quand le sujet vit dans cet état d’harmonie non
perturbée, sa réaction est un sentiment de bien-être calme et paisible,
relativement discret et difficile à observer.
L’analyse des patients border line passe par ces espaces du défaut
fondamental vécu selon le style ocnophile ou philobate. Dans un premier
temps, le patient place l’analyste dans la fonction d’objet primaire et réagit
violemment quand l’harmonie est rompue. Il me semble que l’analyste doit
accepter, dans ce temps, d’être instrumentalisé de cette manière. Il doit
devenir cette substance primaire pour permettre au patient de reprendre le
mouvement d’investissement là où il a été rompu ou bloqué. C’est seulement
après cette phase, qu’il pourra amorcer un autre mode de présence qui lui
permette de découvrir l’autre polarité avec une angoisse supportable.
Ainsi nous pouvons faire l’hypothèse, que pour le patient ocnophile, c’est
bien l’expérience d’une présence indéfectible qui permettra la cicatrisation,
partielle, la plupart du temps, mais suffisante pour relancer le mouvement
d’évolution psychique vers une autonomie plus grande.
Pour le patient philobate, c’est l’expérience d’une présence non
dangereuse, un temps où il peut revivre ce sentiment d’autosuffisance et
l’investissement des moments « vides » qui lui permettra ensuite d’accepter un
peu plus l’autre, sa dépendance à l’autre et de découvrir la proximité et
l’intimité.
Vignette clinique :
A est dans un mode de relation ocnophile. Ce qui l’angoisse est bien
l’autonomie, la séparation. Elle s’agrippe à l’autre même s’il est maltraitant
(son mari, sa mère). Dans la relation avec moi, elle exige quelque chose de
moi que je mets du temps à identifier : Il faut que je sois là. Il en est ainsi, le
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soir, où elle me téléphone vers 22h pour vérifier ma présence pour elle. Et,
en effet, ce n’était pas mes paroles qui comptaient mais cette présence
rassurante, contenante face à l’angoisse qui la submergeait alors.
N est plus dans un style philobate. La relation est dangereuse, abusive ou
intrusive et pleine de carence. Elle s’est développée dans le sentiment de
pouvoir ne compter que sur elle allant jusqu’à un certain mépris pour
l’autre.
Elle vit de façon assez égotiste ayant peu conscience de l’autre en tant
qu’autre, en tant que sujet. Elle ne se rend pas compte qu’elle ne tient pas
assez compte de l’environnement, comme on n’a pas suffisamment tenu
compte d’elle… ?
La régression pour le patient border line se vit donc selon le mode
ocnophile ou philobate avec une réactivation des dynamiques de
séparation et d’union selon des modalités différentes.
Chez les personnes border line, on constate qu’elles ont souvent vécu du
« trop » et du « pas assez » en alternance : des ruptures, des situations avec
des changements soudains, des parents trop présents c'est-à-dire abusifs,
intrusifs et à d’autres moments trop absents. Nous rencontrons chez elles, un
manque de stabilité et de sécurité. Un aspect d’elles est adapté et
fonctionne assez bien et un autre aspect n’a pas intégré la loi de castration
qui permet de sortir de la toute puissance. On rencontre fréquemment des
angoisses de vide et d’abandon, des difficultés à vivre un lien stable. Les
troubles narcissiques sont fréquents.
Vignette clinique :
H est un homme de 27 ans qui vit douloureusement deux ruptures, l’une
avec sa petite amie, l’autre avec son meilleur ami qui ne veut plus de
contact avec lui. Il a beaucoup de mal à l’accepter. Il dit : « J’attends
beaucoup, beaucoup, beaucoup des gens et je suis souvent déçu »…Il
ajoute aussi qu’il a tendance à faire ce que les autres attendent de
lui… « Et plus j’en fais, plus on m’en demande ! »…
Il prend conscience qu’il a un problème de limite. Ainsi tant qu’on ne lui a
pas dit expressément que c’est fini, il croit que c’est encore possible et
continue de relancer l’autre…Il va évoquer le fait qu’il est très présent ( en
insistant sur le « très ») à ses amis. « Trop présent ? » s’interroge t-il…Il se
souvient alors que son ami avait dit qu’il était manipulateur en parlant de
situation où il trouvait que H en « faisait trop».
Je lui demande (en faisant attention à ne pas dire « trop présent ») : « est
ce que quelqu’un a été très présent dans votre vie ? ».
Il s’interroge : « Ma mère… ? Elle était assez présente… ».
Il parle des premières années où il a quitté le nid familial.
« Elle me téléphonait tous les soirs et m’envoyait une lettre par jour ! ».
Il commence à me parler de sa mère qui a bien du mal à se tenir par ellemême dans la vie et qui s’appuie sur certaines personnes de son
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entourage : son mari et son plus jeune fils : H. Elle ne supporte pas
l’absence de l’autre, n’arrive pas à envisager la mort prochaine de ses
parents pourtant âgés de plus de 85 ans.
Cette difficulté à vivre la séparation et l’autonomie l’amène à se faire
présente à l’autre, une présence excessive, abusive…Et elle réclame la
présence de l’autre.
H en fait trop avec son ami. Par exemple, Il téléphone à l’université pour
être sûr qu’on n’a pas oublié d’inscrire son ami…Alors même qu’ils ne sont
plus en contact depuis un an.
Très présent, trop présent pour finalement être présent de façon abusive…
Pour être en lien et supporter l’absence, il faut pouvoir garder en soi du
«bon» de la présence de l’autre, sauvegarder le lien vivant à l’intérieur de soi
sans que cela représente un danger pour la psyché comme pour certains
patients border line. Quand cela n’a pu se vivre de façon suffisante, la
présence de l’autre va parfois être tout autant recherchée que crainte,
autant désirée que haïe. L’analyse va être le théâtre où va se rejouer ce
drame dans lequel union et séparation sont devenues insupportables. Ne
pourrions nous pas envisager certaines impasses thérapeutiques en rapport
avec ce conflit ?
Dans la relation analytique avec les patients hétérogènes, il faut en
quelque sorte être avec sa stabilité et sa vulnérabilité. Cela crée une
ambiance sécure et authentique à laquelle ces patients sont sensibles. Mais il
faut « tenir » également car certains vont « tester » la force et la sensibilité de
l’analyste. Certains patients traitent leur analyste comme ils traitent leur
inconscient et leur vie intérieure et l’analyse devient parfois éprouvante…
Parfois ce sont les troubles narcissiques qui vont être au premier plan chez
certains patients border line. Et l’on s’interroge alors sur ce qui a fait défaut
dans la psyché de cette personne ? Quel type de présence a manqué?
S’agit-il de cette présence dans laquelle l’individu se sent reconnu en tant
que sujet entier et non pas uniquement objet du désir de l’autre et de ses
projections ? On retrouve cette idée dans les travaux d’Alice Miller (Le drame
de l’enfant doué) et dans les études des psychanalystes travaillant sur les
troubles narcissiques et la perversion narcissique (La haine de l’amour. La
perversion du lien Maurice Hurni et Giovanna Stoll).
Le sujet n’a pas été suffisamment reconnu an tant que sujet singulier, par une
présence qui lui signifie cela. Il va vivre avec un sentiment plus ou moins
inconscient d’un manque à propos de sa valeur profonde en tant
qu’humain. Dans un mouvement compensatoire pour lui et d’investissement
en tant qu’objet narcissique par l’autre (le parent), il est investi comme étant
spécial et va se vivre ensuite comme cela. De singulier non reconnu, il
devient spécial…Ni son moi, ni son âme, ni le soi ne sont reconnu ou, quand ils
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le sont, ils ne sont pas à leur place : Ainsi on assiste, par exemple, à une
inflation du moi, ou à une mécanisation de la psyché qui perd son âme.
La présence de l’analyste dans le travail analytique avec les personnes
border line sera une présence stable, ferme, sécure qui favorise la
structuration …
Quand la question narcissique est au premier rang dans la problématique,
c’est
une présence rassurante, contenante, du coté du lien, de la
reconnaissance du sujet, une présence indestructible qui sera thérapeutique.
On peut faire l’hypothèse d’une rupture du processus d'individuation en
rapport avec une carence de présence ou un trop de présence. Faire
l’expérience de la présence dont le patient besoin peut être une expérience
fondatrice qui permet la relance du processus d’individuation.
L’expérience de la présence peut parfois renforcer le moi, et d’autres fois être
une façon de relier le moi au soi, un processus pour rencontrer le soi …
La présence relève à la fois du processus et de l’expérience et peut être
véritablement transformatrice
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CONCLUSION
Cet exposé est une tentative pour mieux comprendre ce vaste concept de
la présence.
J’ai tout d’abord pris le parti d’aborder ce thème en essayant de définir ce
qui constitue la présence chez l’analyste en terme de qualité d’être. Ainsi j’ai
repéré un certain nombre de facteurs intervenants plus ou moins
directement.
C’est tout d’abord une certaine posture rassemblant écoute, ouverture,
détente, rassemblement au centre de soi même, absence d’intentionnalité,
attention ancrée dans le corps, silence intérieur …
Nous avons vu ensuite en quoi la présence est une qualité humaine qui met
en jeu l’entièreté de l’analyste, sa capacité à être en séance avec sa part
blessée, à se dépouiller le plus possible de toute méthode pour être le plus
créatif et le moins technicien possible.
Etre présent nécessite parfois que l’analyste accepte de se dévoiler. Nous
savons les risques que comportent certains dévoilements, mais dans ce
mémoire, c’est l’aspect positif de certaines postures qu’il m’a paru bon de
mettre en avant. Ainsi en est il de la confiance de l’analyste dans le
processus analytique, de l’accueil, de la chaleur, de la bienveillance, et de
sa capacité à contenir les aspects souvent dissociés du patient.
Nous avons abordé comment le langage de l’analyste qui reflète son unité
intérieure ou au contraire ses cloisonnements, a une influence sur le processus
d’intégration du patient et souligné l’importance du langage non verbal.
Une deuxième partie a mis l’accent sur l’instant présent, c'est-à-dire sur l’être
présent ici et maintenant et nous a amené vers les phénomènes de transfert.
Les variations de qualité de présence ressenties par l’analyste grâce à ses
sensations et émotions dans les différentes parties de son corps peuvent être
des indices pour comprendre l’expérience et l’espace psychique dans lequel
se trouve le patient.
La capacité à être dans l’instant présent permet une meilleure présence à
soi et à l’autre, une conscience plus large du cours de la séance.
Nous avons ensuite étudié la présence selon l’axe régression/évolution. La
régression en tant que processus nécessaire à la dynamique d’évolution et
au processus d’individuation a été envisagée ici dans le rapport à la
présence. En s’appuyant sur les différents espaces de régression tels que
définis par M. Balint nous avons pu mieux identifier le rôle de la présence de
l’analyste au cours de ces mouvements régressifs et dans la sortie de la
régression.
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Enfin, l’étude de S. Nacht a confirmé l’hypothèse selon laquelle l’attitude
profonde et authentique de l’analyste est requise et nécessaire dans les
moments de régression avec les patients border line.
Dans une quatrième partie, nous avons tenté d’aborder la présence selon
l’axe autonomie/ intimité et plus particulièrement chez les patients
hétérogènes.
Ces deux tendances sont reliées de façon indissociable dans une
dynamique. Il est important que le patient puisse vivre ces deux tendances
sans être déchiré par leur opposition ni fasciné par leur union grâce à la
qualité de la relation analytique.
Le patient border line qui se trouve dans la zone du défaut fondamental, au
cours de la régression, va vivre la tendance à l’intimité et à l’autonomie de
façon différente selon qu’il se rapproche du style philobate ou ocnophile.
L’analyste accompagne le patient dans ce mouvement régressif en
acceptant dans un premier temps et dans une certaine mesure, d’être
instrumentalisé comme objet primaire puis soutient la sortie de la régression
par une présence qui permet l’expérience de l’autre polarité et de l’altérité.
Une approche qui transcende l’opposition plaisir /réalité, présence/
absence nous a fait découvrir que la présence est tout aussi nécessaire que
l’absence dans la construction de la pensée. Alors que certains patients
doivent être aidés pour parvenir à se séparer et à se différencier de l’objet,
d’autres auront besoin d’être aidés pour apprécier la disponibilité, la
familiarité, la proximité de l’objet.
Nous avons identifié des variations de la présence de l’analyste dans
l’analyse des patients hétérogènes en fonction de la place des troubles
narcissiques.
Plusieurs questions ont surgi tout au long de ce travail que je n’ai pas traité
par nécessité de restreindre mon propos. Néanmoins je les ai nommé comme
autant de petits cailloux semés sur le chemin de la recherche :
- l’exploration des variations de la présence en fonction de certains
moments de l’analyse : confession, mise en lumière, éducation, confrontation
et métamorphose.
- dans l’analyse du transfert en reprenant les phases du processus
alchimique.
- la mise en perspective du concept C de Bion avec la tendance à
l’autonomie.
- l’approfondissement de la différence de qualité de présence selon la
problématique principale du patient.
Pour finir, il me semble que ce travail peut ouvrir une réflexion autour du
silence et de son rapport avec la présence et l’absence.
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Ne pourrait on pas identifier deux sortes de silence : celui qui se vit comme
plein de présence, qui rassasie, qui remplit, qui rassure, qui permet de créer
un appui interne. Et un silence qui renvoie au vide, à l’absence, à la mort ?
Ce dernier silence, pour certains patients devient l’indice qu’il se trouve, à ce
moment là, dans ce niveau du défaut fondamental.
Le silence est parfois absence et vide mais parfois il n’est que retrait de
l’autre.
Dans Réponse à Job, Jung fait référence à cette question à partir de
l’absence de Dieu qui laisse Job traverser les épreuves imposées par Satan
(pouvant ici représenter l’inconscient). Cette absence peut être interprétée
non pas comme une dureté de Dieu perdu dans son omnipotence, mais
comme le retrait de celui qui sait que l’homme grandit dans la liberté et dans
l’épreuve (et non dans la souffrance). Job croit qu’il est un fidèle serviteur de
Dieu mais sa foi manque de maturité car elle n’est pas construite sur une
connaissance de lui qui intègre son ombre. Job est trop narcissique. Il va
grandir, non pas dans la souffrance mais dans l’épreuve de cette rencontre
avec ces aspects non encore intégrés, dans cette descente en nigredo…
Le retrait de Dieu qui est vécu comme une absence peut être vu comme
didactique…
Il est certains retraits qui sont absence et d’autres qui sont absence pleine
de présence, une présence en retrait pour laisser l’autre faire son expérience,
son chemin, avec sa liberté et sa responsabilité.
La traversée du désert c'est-à-dire l’expérience radicale de la solitude est
indispensable à bien des étapes de la croissance psychique. L’analyste est là
témoin garant de ce qui se passe pour le patient qui, lui, vit un sentiment
parfois terrible de solitude.
« Mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné ? » crie Jésus Christ exprimant avec
force cette expérience universelle. Certains théologiens pensent d’ailleurs
que Dieu n’est pas absent dans ce moment mais en retrait.
C’est aussi ce que développe Annick de Souzenelle dans son livre Alliance
de Feu au sujet du Shabbat. Le shabbat de Dieu, le septième jour de la
création, n’est pas un jour de repos où il ne fait rien, c’est un temps de retrait
où il laisse l’homme face à sa liberté et sa responsabilité… De même on peut
concevoir que Dieu n’a pas abandonné le Christ, mais qu’il se tient en retrait
pour que cette épreuve ultime puisse se vivre pleinement et ainsi produire ce
qu’elle à a produire : la mort et la résurrection du Messie.
Les mystiques et les philosophes ont souligné l’importance de se retirer du
monde extérieur, d’aller dans le désert, dans son désert, c'est-à-dire dans sa
solitude pour contacter le monde intérieur et au cœur de celui-ci, le
sentiment d’être, le sentiment de la présence au monde. Marie Madeleine
Davy, dans son ouvrage Le désert intérieur, parle du désert du dedans « qui
n’est pas un lieu mais un état d’écoute, de vision, de rencontre avec soi
même ». Cet esprit de solitude peut être fécond et participer au processus
d’individuation.
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Parfois c’est quelque chose de cet ordre qui se vit dans l’espace analytique
et l’analyste se tient au plus près de cette expérience.
Faire l’expérience d’être seul en présence d’un autre…La célèbre formule de
Winnicott est l’expression du chemin de maturité psychique.
La personne issue de cette expérience faite de silence et d’écoute peut se
ressentir comme une émergence, une présence issue de l’absence. Cette
présence intérieure est, pour quelque uns, une Présence. (Yves Prigent,
L’expérience dépressive p 232-234).
Et pour certains, une certaine expérience de pleine présence peut être une
expérience numineuse… profondément transformatrice. Une expérience
numineuse possède un caractère de forte présence … Parfois pour des
patients enlisés dans une vie monotone, coincée et limitée, cette expérience
peut avoir une action positive en faisant sortir la personne de ce plan
réducteur vers une dimension nouvelle de la vie.
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