Ouvrir ce document PDF

Transcription

Ouvrir ce document PDF
Éléments de spiritualité écologique
I.
Introduction
Chrétiennes et chrétiens, disciples du Christ, nous croyons qu’en Jésus de Nazareth Dieu se fait homme.
Notre façon de comprendre Dieu comme Trinité et notre souci d’incarner la morale et la spiritualité
découlent de cet acte de foi fondamental. C’est ce qui distingue le christianisme et c’est aussi ce qui
caractérise son approche de la crise écologique actuelle.
À mesure que se confirme l’imminence d’une catastrophe environnementale, l’inaction de l’humanité et
ce qui ressemble à un défaut de volonté pour s’attaquer concrètement au problème sont de plus en plus
déconcertants. Dans ce contexte, l’écologiste Thomas Berry insiste sur l’importance d’élaborer une
nouvelle cosmologie susceptible d’offrir à nos contemporains une conception du sens de l’univers et de
leur place en son sein. À l’heure qu’il est, suggère-t-il, nous sommes en difficulté parce que le récit
fondateur, depuis longtemps au cœur de la civilisation et de la culture occidentale, s’est éventé. En un
mot, il nous faut une cosmologie qui nous pousse à agir.
La crise environnementale, déclare Sallie McFague, est un problème théologique, « un problème qui
vient de perceptions de Dieu et de nous-mêmes qui favorisent ou autorisent nos gestes injustes et
destructeurs1 ». Dans une culture donnée, on tient généralement pour acquises les thèses qui définissent
ce que nous sommes et ce qu’est Dieu, grandes idées qui paraissent souvent trop personnelles, trop
abstraites ou trop intimidantes pour qu’on en parle au salon. Or toutes les décisions prises et tous les
gestes posés jour après jour s’enracinent dans ces hypothèses très profondes et rarement réexaminées.
Mais commençons à revoir et à modifier ces hypothèses fondamentales et il est probable que notre
comportement changera, lui aussi. Pour Walter Brueggemann, l’imagination prophétique rompt avec ce
qu’on tient pour acquis et nous appelle à entrevoir un autre monde, monde alternatif où le Dieu de la
Bible est vraiment à l’œuvre. D’ailleurs, l’interpellation lancée par le prophète à l’adresse de ceux et
celles « qui ont des yeux mais ne voient pas » nous appelle non seulement à voir les choses d’un autre
œil mais aussi à poser les gestes qu’il faut pour édifier la réalité alternative que nous avons entrevue.
II. Dieu et la Création
Les progrès accomplis par la science et la technologie au cours du dernier siècle ont produit une
explosion d’informations au sujet de l’univers. Pendant que les astronomes scrutent en long et en large
l’espace sidéral, les physiciens explorent les particules subatomiques et la mécanique ondulatoire. Au
double niveau macroscopique et microscopique, leurs recherches confirment l’immensité de l’espacetemps, l’unité sous-jacente de l’univers, l’interaction dynamique du chaos et de la créativité. Le
consensus semble se faire autour de l’idée d’un univers en expansion, né d’une explosion d’énergie il y a
quelque quinze milliards d’années, et de l’évolution d’une communauté terrienne qui a accédé à la
conscience avec l’émergence de l’humain.
Une menace ou une chance à saisir ?
Le fait que cette nouvelle cosmologie scientifique s’appuie sur des bases empiriques la rend d’autant plus
susceptible de devenir un récit fondateur transculturel et appelle une réaction religieuse. Ici, les
théologiennes et théologiens chrétiens ne chercheront pas seulement à explorer le sens de la nouvelle
cosmologie en lien avec la doctrine de la création mais aussi à réinterpréter, à travers le prisme de
1. Sallie McFague, A New Climate for Theology: God, the World, and Global Warming, Minneapolis, Fortress Press, 2008, p. 31.
1
l’expérience contemporaine, les croyances centrales sur Dieu et le Christ de même que les
enseignements de la morale et de la spiritualité. On peut voir dans ce projet aussi bien une menace
qu’une chance à saisir. Tandis que certains tiennent la nouvelle cosmologie pour un facteur de
contamination religieuse et une source de décadence morale, d’autres s’enthousiasment à l’idée de
redynamiser les idées et les pratiques traditionnelles dans un langage et des images qui parlent au 21e
siècle.
Comme les cosmologies traditionnelles, les nouvelles cosmologies voient en Dieu la source de tout ce
qui existe et affirment qu’il est présent à toutes les créatures. Ce qui les distingue, par contre, c’est la
façon dont Dieu agit, sa façon d’être présent. Ainsi, dans la cosmologie traditionnelle, Dieu intervient
comme un agent extérieur pour faire advenir à l’existence toutes les créatures. Dans la nouvelle
cosmologie, Dieu est une cause interne, une présence immédiate au déploiement de l’ensemble de
l’univers. Selon Cletus Wessels, « cette façon de comprendre la création nous fait prendre plus
profondément conscience de la présence intime de Dieu en nous et de l’unité intérieure entre la personne
humaine et l’ensemble du genre humain2 ».
Pour Sallie McFague, « le modèle écologique marque le passage non pas de Dieu au monde mais d’un
Dieu distant, relié au monde de l’extérieur, à un Dieu incarné qui est la source de la vie et de
l’épanouissement du monde… La gloire de Dieu se manifeste dans le don complet que Dieu fait de luimême au monde3. »
Pour étudier la question de l’action de Dieu dans un monde d’événements fortuits et aléatoires, Elizabeth
Johnson trouve particulièrement féconde l’idée de participation chez Thomas d’Aquin. Il y a là une
conception qui exclut toute concurrence entre Dieu et le monde. Loin de grandir à son détriment, la
proximité de Dieu est directement proportionnelle à l’autonomie authentique de la créature. La gloire de
Dieu n’appelle pas la diminution de l’être créé mais bien l’épanouissement de la créature dans la
plénitude de ses facultés. Dans ce système de pensée, par conséquent, « la toute-puissance se
manifeste infailliblement, non pas comme un pouvoir de contrainte imposé à l’autre, mais comme un
amour souverain et libérateur ». La limite que Dieu choisit d’imposer à sa toute-puissance est, de plus, un
acte d’amour libre et volontaire4.
D’ailleurs, comme le signale Walter Kasper, la croix et la résurrection de Jésus manifestent que la toutepuissance divine est le pouvoir transcendant de se donner par amour. Capacité infinie de don de soi dans
l’amour, la puissance divine stimule l’intégrité et l’autonomie de l’autre; elle est à l’œuvre dans des
processus créés et, par leur intermédiaire, opère pour donner la vie. Ce qui est radicalement différent de
toutes les images du pouvoir comme faculté de dominer autrui5.
Comme les adeptes de plusieurs autres courants religieux, les chrétiens affirment que Dieu est mystère,
qu’il se situe au-delà de tout langage ou de tout savoir humain. Et pourtant, les chrétiens croient aussi
que leur rencontre avec Dieu, en la personne de Jésus et sous l’action de l’Esprit Saint, leur a octroyé
une révélation spéciale sur l’identité de Dieu. Leur expérience s’exprime dans un monothéisme trinitaire,
d’abord défini au concile de Nicée, qui fait l’objet d’une réflexion théologique continue. On relève depuis
quelques années un renouveau d’intérêt pour la théologie trinitaire, qui cherche à intégrer les intuitions
des traditions grecques et latines aux catégories de la pensée moderne.
2. Wessels, p. 59.
3. McFague, p. 138.
4. Elizabeth Johnson, “Does God Play Dice? Divine Providence and Chance,” Theological Studies 56 (1996), 3-18.
5. Walter Kasper affirme, dans Le Dieu des chrétiens (Paris, Éd. du Cerf, 1985, page 287) : « il faut être tout-puissant pour pouvoir
se donner et se prodiguer [s’abandonner] totalement ».
2
Le concept de périchôrèsis (circumincession) s’est avéré particulièrement utile à cet égard. Pour
Catherine LaCugna, la périchôrèsis exprime « l’idée que les trois personnes divines adhèrent l’une à
l’autre, qu’elles se donnent vie l’une à l’autre, qu’elles sont ce qu’elles sont du fait de leurs relations
mutuelles… La périchôrèsis fournit un modèle dynamique de personnes vivant une communion fondée
sur la réciprocité et l’interdépendance6. » Selon cette façon de concevoir la vie trinitaire, l’être même des
personnes divines est relationnel – chacune n’existe qu’en relation à l’autre. Ainsi Dieu est-il
essentiellement relationnel et « la personnalité authentique, qu’elle soit divine ou humaine, se caractérise
par le fait d’être en relation à l’autre7. »
L’interrelation de toute la création
Pour les chrétiennes et chrétiens, cette façon de comprendre la nature radicalement relationnelle de Dieu
peut servir d’assise à une conception relationnelle de la réalité fondamentale de l’univers. Les personnes
humaines, sans doute, mais aussi toutes les autres créatures, chacune à sa manière hautement
différenciée, sont perçues comme radicalement reliées les unes aux autres et interdépendantes les unes
des autres.
Toute cela suggère un modèle de création axé sur la parenté, qui « voit les êtres humains et la terre avec
toutes ses créatures intrinsèquement reliés les uns aux autres, compagnons à l’intérieur de la
communauté de la vie8 ». Au sein de cette communauté de la vie, chaque créature a en outre sa propre
intégrité et chacune est image ou reflet de Dieu selon sa spécificité et son autonomie propre. Ainsi,
affirmer que les êtres humains sont créés à l’image de Dieu pose moins une différence ou une séparation
qu’une invitation à identifier le caractère spécifique de cette ressemblance. Sur cette lancée, plusieurs
théologiens contemporains parlent des êtres humains comme de la création qui accède à la personnalité
et à la capacité d’amour interpersonnel. Pour Denis Edwards, « cette dimension personnelle de l’humain
engage l’humain dans une relation non seulement avec le radicalement autre qu’est Dieu et avec d’autres
êtres humains mais aussi avec les autres êtres qui sont des créatures comme nous9 ».
III. Une christologie cosmique
Dans une perspective chrétienne, l’émergence d’un univers où tout est génétiquement relié et
interconnecté, invite à réfléchir sur la présence cosmique du Christ incarné. On trouve ce genre
d’approche chez le paléontologue jésuite Pierre Teilhard de Chardin. Pour lui, l’incarnation signifie
« l’emprise définitive » du Christ sur l’univers. Après s’être matérialisé dans un continuum Espace-Temps,
6. Catherine Mowry LaCugna, God for Us: The Trinity and Christian Life (San Francisco: Harper, 1973), p. 270-271. L’idée que les
personnes de la Trinité se distinguent l’une de l’autre par leurs relations interpersonnelles est bien exprimée par le concile de
Tolède dès 675 : « Dans les noms des Personnes qui expriment les relations, le Père est référé au Fils, le Fils au Père, le Saint
Esprit aux deux… La relation elle-même, dans sa dénomination personnelle, empêche de séparer les Personnes et, quand elle ne
les nomme pas ensemble, elle les indique ensemble » (DS 528, trad. Gervais Dumeige). Comme le déclare le concile de Florence,
en Dieu tout fait un « là où l’opposition constituée par les relations le permet » (DS 1330).
7. Dennis Edwards, Ecology at the Heart of Faith, (Maryknoll, New York: Orbis Books, 2006) p. 73. D’après le paléontologue jésuite
Pierre Teilhard de Chardin, les êtres humains naissent individus mais deviennent personnes dans la communauté. Les personnes
découvrent qui elles sont quand d’autres personnes leur renvoient leur propre reflet. Dans une relation amoureuse, l’identité de
l’autre n’est ni abolie ni absorbée mais plutôt confirmée et accomplie. Pour Teilhard, « l’union différencie » au niveau où l’union se
produit – plus un couple s’aime profondément, plus chacun des partenaires arrive à être lui-même.
8. Elizabeth Johnston, Women, Earth and Creator Spirit, New York, Paulist Press, 1993, p. 30, cf., pp. 29-40.
9. Edwards, p. 16, cf., pp. 7-26, pour une réflexion sur la nécessité de resituer l’humain au sein de la communauté de la vie.
3
le Christ est « tellement incrusté dans le monde visible qu’on ne saurait plus l’en arracher désormais
qu’en ébranlant les fondements de l’univers10 ». L’humanité devient capable de faire l’expérience de
Dieu, de le découvrir et de l’aimer dans toute la hauteur, la largeur et la profondeur du monde en
mouvement. « Voilà, dit Teilhard, une prière qui ne peut se faire que dans l’Espace-Temps11 ».
Teilhard affirme que ce Christ universel n’est nul autre que le Christ des évangiles, considéré dans ses
dimensions cosmiques. Ce n’est pas un nouveau Christ qui est ainsi proclamé car la réalité historique de
l’incarnation est au centre de la foi chrétienne. D’ailleurs, dans une perspective évolutionniste, rien ne
peut être absorbé dans les choses si ce n’est par la voie de la matière. Ainsi le Christ « n’a pu pénétrer
l’étoffe du Cosmos, s’infuser dans le sang de l’Univers, qu’en se fondant d’abord dans la Matière pour en
renaître ensuite12 ».
Et parce que tous les éléments de l’univers sont reliés entre eux, « en chaque créature… il existe
physiquement une certaine relation de tout l’être à Jésus – une adaptation particulière de l’essence créée
à Jésus – quelque chose de Jésus, en somme, qui prend naissance, se développe et donne à l’individu
entier (même ‘naturel’) sa personnalité ultime et sa valeur ontologique dernière13 ». Cette christologie
cosmique, insiste Teilhard, est simplement un développement contemporain de la tradition chrétienne,
notamment de son expression dans les épîtres de Paul, dans l’évangile de Jean et dans divers textes
patristiques.
Avant l’approche juridique de la christologie qu’on trouve par exemple dans le Cur Deus Homo
d’Anselme, les pères grecs avaient développé une compréhension plus physique, cosmique, de
l’incarnation. Pour répondre aux spéculations cosmiques des gnostiques, qui dénigraient la matière et
voyaient dans le salut un événement purement spirituel, Irénée de Lyon et ses homologues ont insisté
sur le fait que le salut rejoint tout l’être humain, pour tous ceux qui sont unis en corps et en âme à l’Esprit
de Dieu14.
Quand Dieu se fait chair…
Dans l’incarnation, affirme la tradition patristique, Dieu se fait humain de manière que toute l’humanité
puisse être guérie, assumée en Dieu. Et, pour les théologiens contemporains qui tentent d’articuler une
position écologique chrétienne, l’affirmation que Jésus de Nazareth est le Verbe fait chair (Jean 1,14)
dépasse l’humanité de Jésus et celle de la communauté humaine embrassée par Dieu dans l’incarnation
pour rejoindre le monde biologique des créatures vivantes. La chair évoque tout le monde des
organismes qui sont reliés les uns aux autres et elle suggère qu’en se faisant homme, Dieu a embrassé
toutes les créatures inscrites dans le réseau interconnecté de la vie. Dans le Christ, Dieu entre dans la
vie biologique et se trouve maintenant avec la création en évolution, avec toutes les formes de vie. C’est
là une incarnation « profonde », une incarnation qui rejoint le tissu même de l’existence biologique et du
système de la nature.
Dans le monde d’aujourd’hui où d’innombrables formes de vie ont été détruites ou sont menacées
d’extinction, la croix du Christ révèle l’identification de Dieu avec la création dans toute sa complexité,
10. Pierre Teilhard de Chardin, «Mon univers » dans Science et Christ, Paris, Éd. du Seuil, 1965, p. 89.
11. Pierre Teilhard de Chardin, Le phénomène humain, Paris, Éd. du Seuil, 1995, p. 299.
12. Pierre Teilhard de Chardin, « Mon univers », Science and Christ, p. 89.
13. Pierre Teilhard de Chardin, « L’élément universel » dans Écrits du temps de la guerre (1916-1919), Paris, Bernard Grasset
Éditeur, 1965, p. 408.
14. Elizabeth Johnson, She Who Is: The Mystery of God in Feminist Theological Discourse, New York, Crossroad, 1992, pp. 164165. L’auteure fait remarquer que la majeure partie des premiers débats christologiques portent sur l’authenticité de l’humanité du
Christ et aboutissent à définition de Chalcédoine : le Christ « fait un avec » l’humanité (homoousious).
4
son combat et sa douleur. Quand le Verbe se fait chair, Dieu embrasse la longue interconnexion de
l’histoire de la vie dans toute sa complexité et sa diversité15.
Pour la foi chrétienne, la présence et l’action de Dieu dans la personne humaine, dans notre humanité,
sont en soi une présence et une action qui sauvent l’humanité. Paul parle du « oui » de Dieu à l’humanité
et de l’« amen » que nous répondons à Dieu, double mouvement qui s’accomplit en Jésus Christ (2
Corinthiens 1, 19-20). En Jésus Christ, Fils de Dieu et né d’une femme, le « oui » de Dieu à l’humanité et
l’« amen » de l’humanité à Dieu deviennent une réalité humaine concrète.
Maxime le Confesseur, figure dominante de l’évolution de la doctrine au septième siècle, propose une
conception essentiellement dynamique du salut : elle décrit un mouvement divin vers l’humanité, qui
permet à la création de participer à la vie de Dieu, et un mouvement humain vers Dieu, voulu dès l’origine
par le Créateur et restauré dans le Christ. Au 20e siècle, Karl Rahner réfléchit en théologien sur les
questions soulevées par la conception évolutionniste du monde et se demande s’il est possible de trouver
une relation intime entre l’événement du Christ et l’évolution16. Il suggère qu’on peut comprendre Jésus à
la fois comme l’autotranscendance de l’univers en évolution vers Dieu et comme l’autocommunication de
Dieu à l’univers. Ainsi Jésus est-il l’événement du salut parce qu’il est à la fois le don de soi que fait Dieu
à la création et le oui radical que la création répond à Dieu.
Si Jésus n’est pas ressuscité des morts, écrit Paul, la prédication et la foi chrétiennes sont « sans objet »
(1 Corinthiens 15,3-20). Leur expérience de la résurrection a permis aux disciples découragés et effrayés
de voir dans la crucifixion un événement de salut, qui renversait la condamnation prononcée contre Jésus
par les chefs religieux de son peuple et accomplissait les anciennes prophéties au sujet des derniers
jours (Actes 2,16-17).
Transformée par la présence de l’Esprit, la communauté devient le temple de Dieu (1 Corinthiens 3,16),
capable de proclamer l’évangile avec autorité et conviction, et habilitée à vivre le règne de Dieu par
anticipation en ce monde. En puisant à la tradition de l’Orient chrétien, Karl Rahner voit la résurrection
comme un changement au niveau le plus profond de certaines réalités de l’univers. Au moment de la
résurrection, affirme-t-il, Jésus, dans son humanité et en tant qu’élément du monde physique, biologique
et humain, est ontologiquement « le commencement (qui ne peut être repris et qui contient déjà en soi la
fin) de la glorification et de la divinisation de la réalité totale17. »
La foi chrétienne proclame un Dieu qui embrasse la chair dans l’incarnation et qui, dans la résurrection
du Christ, promet un avenir corporel aux êtres humains et, d’une certaine façon, à toutes choses. En
s’appuyant sur la personnalité de Dieu qui se révèle dans l’événement-Christ, Denis Edward fait valoir
que le Dieu de la vie ressuscitée assume les créatures individuelles dans leur idiosyncrasie pour les
entraîner d’une certaine façon dans la dynamique éternelle de la communion divine18.
15. Edwards, p. 58-60, résume différentes approches d’ « incarnation profonde ».
16.Karl Rahner, « Christologie et évolution » dans Science, évolution et pensée chrétienne, Paris Desclée de Brouwer, 1967.
17. Edwards, p. 87, cite ici Rahner, « Questions dogmatiques se rapportant à la dévotion pascale » (trad. par Hélène Bourboulon),
dans Écrits théologiques VIII, Paris, Desclée de Brouwer, 1967, p. 153. Rahner voit la mort et la résurrection du Christ comme deux
aspects d’un seul et même événement. Dans sa mort, Jésus remet librement toute son existence physique entre les mains d’un
Dieu aimant. Dans la résurrection, Dieu adopte la réalité de la créature au sein de sa propre réalité.
18. Edwards, p. 82-98, expose une thèse en cinq étapes, affirme que la sagesse de Dieu respectera la nature propre à chaque
créature et ajoute que ce qui serait pour un être humain un épanouissement adéquat peut ne pas convenir à une autre créature,
crustacé, moustique ou bactérie.
5
IV. Une nouvelle morale/spiritualité
Dans la foi chrétienne, les choix moraux sont liés aux valeurs du règne de Dieu, inauguré dans la vie, la
mort et la résurrection de Jésus; or ces valeurs renversent le monde. Monde de relations équitables où la
compassion, la miséricorde et le pardon sont des réalités structurantes. Le règne de Dieu doit être vécu
et proclamé avec autorité (force de conviction).
Mais l’absence de justice dans les relations actuelles entre l’humanité et la terre est de plus en plus
évidente. Dans ce contexte, la réflexion morale commence à affirmer la valeur inhérente du monde
naturel et à étendre l’action pour la justice à ce qui touche toutes les autres espèces19. On voit désormais
un lien intrinsèque entre l’oppression économique, le racisme, le sexisme et la violence contre la terre. À
côté de l’homicide, du suicide et du génocide, on reconnaît aujourd’hui l’écocide, le biocide et le géocide.
Ainsi les évêques des Philippines ont-ils pu parler de la préservation et de la protection de la planète
comme de « l’enjeu pro-vie par excellence20 ».
La dignité humaine et l’intégrité de la création se fondent sur le respect de l’autre, humain ou non humain.
« Contrairement à la croyance occidentale qui voit dans les êtres humains des individus vivant sur la
terre, nous vivons en fait en elle. De plus, il ne nous revient pas de décider à quel moment nouer des
relations avec d’autres personnes et avec la terre car, dès avant notre naissance et jusqu’après notre
mort, nous sommes déjà à l’intérieur d’un réseau de relations des plus intimes et des plus complexes21. »
Servir le bien commun
L’empathie profonde pour toutes les formes de vie n’est pas un caprice romantique; elle se fonde, au
contraire, sur la preuve empirique de notre interdépendance et de notre interconnexion. L’amour des
autres est dans l’ordre des choses parce qu’il se fonde sur la réalité des choses. Il n’est pas possible
d’aimer Dieu sans aimer tout ce que Dieu a fait. Religion incarnée, le christianisme refuse de laisser les
riches endormir les pauvres en leur faisant miroiter les promesses de la vie éternelle quand ils n’ont pas
ce qu’il faut pour mener une existence convenable (Jacques 2,15-16).
Un Dieu incarné est, par définition, mondain. Ce Dieu se soucie des enfants qui n’ont pas d’eau fraîche à
boire, des ours polaires qui meurent à cause de la fonte des glaciers et de ce que les Nord-américains,
qui forment 5 pour cent de la population mondiale, utilisent 25 pour cent des ressources énergétiques de
la planète.
Pamela Smith résume les clés de l’éthique de l’environnement en parlant de « vaste respect pour la vie et
d’engagement au service du bien commun ». Ce qui doit entraîner, dit-elle, « l’accueil de tout ce qui est
digne de respect, le souci proactif pour les générations à venir, la préservation de la faune et des nonhumains à cause de leur valeur inhérente, le développement d’habitudes (de vertus) favorisant les
attitudes et les gestes au service du bien». Pour nous catholiques, fait-elle observer, le meilleur incitatif à
une éthique du respect de la vie qui s’étend à tout ce qui existe sera peut-être, en fin de compte, « le
sens que nous avons de ce qui est sacramentel22 ».
19. Elizabeth Johnson, renvoie à un modèle de parenté qui « voit les êtres humains et la terre avec toutes ses créatures comme
intrinsèquement apparentés, compagnons au sein de la communauté de la vie ». Women, Earth and Creator Spirit, p. 30.
20. Épiscopat catholique des Philippines, “What is Happening to our Beautiful Land?” cité dans un ouvrage publié sous la direction
de Drew Christiansen et de Walter Grazer, “And God Saw That It Was Good”: Catholic Theology and the Environment, Washington,
United States Catholic Conference, 1996, p. 317.
21. McFague, p. 148. L’idée traditionnelle de communion des saints semble ici pertinente.
22. Pamela Smith, “Keystones of Environmental Ethics,” LCWR Occasional Papers (été 2003), 13-21.
6
Le sens de ce qui est sacramentel nous présente deux livres de révélation : la nature et l’Écriture. Dans
cette perspective, qu’on retrouve chez Irénée de Lyon, Augustin d’Hippone, Thomas d’Aquin, Gerard
Manley Hopkins et Teilhard de Chardin, l’univers entier devient l’image de Dieu car rien de moins ne
saurait commencer à refléter la gloire de Dieu.
Appelés à bâtir un monde alternatif
Respectueuse de la transparence du monde à l’égard de sa source, cette sensibilité sacramentelle met
l’accent sur le terrestre et le terrien, l’historique et le concret. Elle nous invite à louer Dieu à travers les
splendeurs de la création, à être attentifs aux petites choses, à proclamer l’immense et complexe beauté
du monde dans lequel nous vivons. C’est ainsi que la prise au sérieux du caractère sacramentel de notre
foi nous imposera de vivre autrement. « Nous avons les deux pieds solidement plantés sur terre et nous
nous écrions : ‘Dieu, je te remercie pour cette journée fabuleuse’ puis nous nous mettons au travail, avec
notre tête et nos mains, notre imagination et notre argent, notre courage et notre entêtement, pour
assainir et restaurer notre précieuse planète23 ». Autrement dit, l’amour de Dieu, c’est quelque chose à
faire : à savoir louer Dieu et avoir compassion du monde.
Par leurs vœux, les religieuses et les religieux construisent un monde alternatif; celui-ci leur permet de
participer à la mission de l’Église qui est de témoigner et de mettre en œuvre le règne de Dieu. Engagés
à vivre les conseils évangéliques, religieuses et religieux n’ont pas le même intérêt que les laïques au
bon ordre de la vie profane. Cette marginalité sociale et la solitude du célibat leur donnent un point de
vue herméneutique privilégié, qui leur fait voir les multiples contradictions et injustices de la société
contemporaine. Religieuses et religieux sont marginaux par choix et cette marginalité doit être mise au
service de la prophétie, pas de la fuite. En somme, dit John Fuellenbach, la vie religieuse offre un
ministère prophétique institutionnel à l’intérieur de l’église et du monde d’aujourd’hui24.
L’engagement à respecter la dignité humaine et à défendre l’intégrité de la création en temps de crise
aura un impact sur la façon dont sera interprété ce ministère prophétique. Une spiritualité écologique
appelle religieuses et religieux à collaborer avec la grande communauté planétaire pour concevoir une
démarche planétaire intégrale. À la fois pratique et mystique, cette démarche s’efforcera avant tout de
retrouver l’intimité de l’humanité avec tous les êtres qui font partie de l’univers. Une telle spiritualité
écologique favorisera la transition d’une façon de vivre non viable à un mode d’existence viable pour la
communauté planétaire.
Dans le livre que vient de publier Sarah Taylor, Green Sisters: A Spiritual Ecology, elle réfléchit au
nombre croissant de religieuses catholiques qui se sont engagées à travailler sur les enjeux
environnementaux auxquels doivent faire face aujourd’hui les communautés de vie humaine et non
humaine.
Dans le passé, écrit-elle, les congrégations religieuses féminines ont fondé des œuvres pour répondre à
différents besoins : elles ont construit des orphelinats, des hôpitaux et des écoles, elles ont créé des
commissions de justice sociale ou fait du lobbying auprès des gouvernements s’il le fallait. Parce qu’elles
ont entendu le cri de la terre, les religieuses concentrent maintenant leurs efforts pour répondre à ces
nouveaux besoins.
23. McFague, p. 119, qui cite le poète E.E. Cummings.
24. John Fuellenbach, Church: Community for the Kingdom, Manille, Logos Publications, 2000; pp. 126-146. L’auteur réfléchit sur la
liste que dresse Paul des ministères dans l’Église primitive (apôtres, prophètes, enseignants) et identifie leurs successeurs dans
l’Église d’aujourd’hui. Pour les prophètes, il voit à la fois des individus et des groupes institutionnels en poursuivre le ministère.
Dans Selling All: Commitment, Consecrated Celibacy, and Community in Catholic Religious Life (New York, Paulist Press, 2001, p.
109-111), Sandra Schneiders discute longuement cette question.
7
Elles ne forment pas un groupe monolithique : certaines de ces « sœurs vertes » se disent féministes
alors que d’autres refusent cette étiquette; certaines sont végétariennes et d’autres pas; certaines sont
plutôt à gauche et d’autres plutôt conservatrices. Certaines se reconnaissent dans les idées de Thomas
Berry, d’autres cherchent leur inspiration ailleurs. Mais le travail de ces « sœurs vertes » naît d’une foi
fondamentale au pouvoir de l’imagination prophétique pour faire vivre à la planète une transformation
positive. Pendant des siècles, les religieuses ont régulièrement lancé des mouvements pour réinventer et
revigorer la vie religieuse. La culture des « sœurs vertes », suggère Taylor, est l’un de ces
mouvements25. »
Donna Geernaert, SC
25. Sarah McFarland Taylor, Green Sisters: A Spiritual Ecology, Cambridge, MA, Harvard University Press, 2007.
8

Documents pareils