Irvine WELSH
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Irvine WELSH
Irvine WELSH Glu Roman traduit de l’anglais par LAURA DERAJINSKI Partie 1 Années 70 : l’homme de la maison Fenêtres sur les seventies Le soleil se levait derrière les barres d’immeubles bétonnées d’en face, éblouissant brutalement leurs visages. Surpris par cet éclat sournois, Davie Galloway laissa presque tomber la table qu’il portait avec peine. Il faisait déjà très chaud dans le nouvel appartement et Davie se sentait comme une plante exotique inconnue qui se fane sous une serre surchauffée. Ces fenêtres, elles sont immenses, elles aspirent le soleil, pensat-il en posant la table pour observer la cité en contrebas. Davie se sentait pareil à un souverain nouvellement couronné qui contemple son empire. Pour sûr, les nouveaux bâtiments étaient impressionnants : ils étincelaient de mille feux quand les rayons se reflétaient sur les petits éclats brillants incrustés dans le revêtement. Lumière, propreté, air et chaleur, c’était de ça qu’on avait besoin. Il se remémora les taudis froids et sombres de Gorgie, couverts de suie et de crasse au fil des générations, à l’époque où la ville méritait pleinement son surnom de « Vieille Chlingante ». Dehors, les rues maussades et étroites regorgeaient de gens fatigués qui traînaient le pas dans le froid mordant de l’hiver. Et une odeur fétide de houblon s’échappait des brasseries, s’insinuait dès qu’on ouvrait les fenêtres et donnait la gerbe si on avait trop picolé au pub la veille. Tout cela avait disparu, et ce n’était pas trop tôt. Bienvenue dans la vraie vie ! 11 Glu Années 1970 12 Pour Davie Galloway, les grandes fenêtres symbolisaient le succès total de ces nouveaux bâtiments posttaudis. Il pivota vers sa femme qui cirait les plinthes. Pourquoi fallaitil qu’elle cire les plinthes d’un appartement neuf ? Mais Susan était agenouillée, vêtue d’une salopette, et son épais chignon noir tressautait, témoin de son activité frénétique. — C’est ça le top, dans ces apparts, Susan, lança Davie. Les grandes fenêtres. Qui laissent entrer le soleil, ajoutat-il avant de jeter un œil émerveillé à la petite boîte fixée au mur au-dessus de sa tête. Chauffage central pour l’hiver et tout. Ça, y a pas mieux : un bouton et c’est bon. Susan se leva lentement, attentive à la crampe qui s’était installée dans sa jambe. En sueur, elle frappa le sol de son pied engourdi et paralysé pour rétablir la circulation. Des perles humides apparaissaient sur son front. — Il fait trop chaud, se plaignit-elle. Davie secoua vivement la tête. — Nan, faut en profiter tant qu’on peut. On est en Écosse, je te rappelle, ça va pas durer. Il inspira et souleva la table pour reprendre sa lutte féroce en direction de la cuisine. Cette saloperie était difficile à manier : une belle pièce en formica toute neuve dont le poids semblait se déplacer constamment et qui se cassait immanquablement la gueule. Autant se bastonner avec un putain de crocodile, pensa-t-il. Et effectivement, la bête referma les mâchoires sur ses doigts, l’obligeant à les porter à sa bouche tandis que la table tombait sur le sol avec fracas. — Pu… Purée ! Il ne jurait jamais devant une femme. Au pub, on pouvait se permettre certains trucs, mais pas devant une femme. Sur la pointe des pieds, il s’approcha du berceau installé dans un coin de la pièce. Le bébé dormait encore à poings fermés. — Je t’avais dit que je te filerais un coup de main avec ce machin, Davie. Si ça continue comme ça, t’auras plus de doigts et on n’aura plus de table. Elle secoua la tête et porta son attention sur le lit du bébé. — Ça m’étonne que tu l’aies pas réveillée. Conscient de sa gêne, Davie lui dit : — Tu l’aimes pas vraiment, la table, hein ? Susan Galloway secoua à nouveau la tête. Son regard survola la table de la cuisine et se posa sur le canapé neuf, la table basse neuve, les tapis neufs, tous arrivés comme par magie la veille, alors qu’elle était au travail à la brasserie. — C’est quoi, le problème ? demanda Davie en agitant sa main endolorie. Il sentait son regard pesant, manifestement soupçonneux. De si grands yeux. — Où t’as pêché ces trucs, Davie ? Il ne supportait pas qu’elle lui pose ces questions. Ça gâchait tout, ça les montait l’un contre l’autre. C’était pour eux qu’il faisait tout cela ; pour Susan, pour le bébé, pour le petit gars. — Pose pas de questions, j’te raconterai pas de conneries. Il sourit sans pour autant réussir à la regarder droit dans les yeux, aussi frustré de cette répartie qu’elle devait l’être. Au lieu de ça, il se pencha au-dessus du berceau et embrassa sa fille sur la joue. En se relevant, il se demanda à voix haute : — Il est où, Andrew ? Il jeta un bref coup d’œil vers Susan. Elle se détourna amèrement. Il se cachait à nouveau, il se cachait derrière les gamins. Avec la prudence furtive d’un soldat qui évite les snipers, Davie se dirigea vers le couloir. — Andrew ! Son fils descendit les escaliers en trombe, figure maigre et pleine de vie, ses cheveux bruns pareils à ceux de Susan mais coupés en brosse ; il suivit Davie jusqu’au salon. — Le voilà ! lança-t-il gaiement à l’attention de Susan. Remarquant qu’elle l’ignorait délibérément, il se tourna vers le garçon : — Tu te plais toujours dans ta nouvelle chambre ? 13 Andrew leva les yeux vers lui, puis vers Susan. — J’ai trouvé un livre que j’avais jamais vu avant, leur annonça-t-il. — C’est bien, fit Susan en s’approchant pour enlever un fil sur le t-shirt à rayures de l’enfant. Observant son père, Andrew demanda : — Quand c’est que je pourrai avoir un vélo, Papa ? — Bientôt, mon gars, fit Davie dans un sourire. — T’avais dit que j’en aurais un quand j’irais à l’école. Son ton était sincère et ses grands yeux noirs fixaient ceux de son père avec un reproche plus modéré que dans le regard de Susan. — C’est vrai, mon pote, concéda Davie. Et ça va plus tarder. Un vélo? Où est-ce qu’on allait trouver l’argent pour acheter un satané vélo ? pensait Susan Galloway en frissonnant tandis que le soleil d’été, flamboyant et étouffant, brillait sans relâche à travers les fenêtres immenses. Terry Lawson Premier jour d’école Les petits Lawson, Terry et Yvonne, étaient installés devant un jus de fruits et un paquet de chips à une table en bois du Dell Inn, sur la terrasse clôturée et bétonnée qu’on appelait le beer garden. Le regard plongé de l’autre côté de la barrière, vers le bas de la pente raide et herbue, ils contemplaient les canards sur la rivière Water of Leith. En quelques secondes, l’émerveillement se transforma en ennui ; regarder les canards, ça allait un moment, mais Terry avait d’autres choses à l’esprit. Il était allé à l’école pour la première fois et ça ne lui avait pas plu. Yvonne irait l’an prochain. Il lui dit que c’était pas génial et qu’il avait eu peur, mais maintenant, il était avec Maman, et Papa était là aussi, alors tout allait bien. Leurs parents discutaient et il savait sa mère en colère. — Alors, l’entendit-il lui demander, qu’est-ce que tu as à me dire ? Terry leva les yeux vers son père qui lui répondit par un clin d’œil et un sourire avant de se tourner vers leur mère pour répliquer froidement : — Pas devant les gosses. — Fais pas comme si tu te préoccupais d’eux tout à coup, railla Alice Lawson, sa voix s’élevant régulière, implacable 15 Glu Terry Lawson 16 comme le moteur d’un avion en plein décollage. T’es plutôt rapide pour leur tourner le dos ! Essaie pas de me faire croire le contraire ! Henry Lawson pivota pour repérer un potentiel témoin auditif. Croisa un regard curieux, lui renvoya une expression glaciale jusqu’à ce qu’il se détourne. Deux débris, un couple. Vieux connards envahissants. Il siffla entre ses dents, un chuchotement crispé : — Je te l’ai déjà dit, je m’en occuperai. Je te l’ai déjà dit, putain. Mes putains de mômes, ajouta-t-il d’un ton sec, les muscles de son cou saillant. Il savait qu’Alice cherchait toujours à voir le bien chez autrui. Il s’imaginait pouvoir afficher un air volontairement outré, instiller dans sa voix une innocence blessée pour lui prouver qu’elle dépassait les limites en insinuant qu’il (et malgré tous ses défauts, il était le premier à les reconnaître) aurait pu laisser ses propres enfants sans assistance ; cela mettait même en branle certaines émotions qui avaient joué une part cruciale dans le déclin de leur relation. En effet, c’était ce genre d’allégations qui l’avaient pratiquement jeté dans les bras de Paula McKay, une célibataire de la paroisse de Leith. La belle Paula, une jeune femme de grande vertu, avait souvent été le sujet des attaques amères d’Alice. Paula n’avait-elle pas l’entière et unique responsabilité de son père George, propriétaire de la taverne du Port Sunshine à Leith, atteint d’un terrible cancer ? Il n’en avait plus pour longtemps et Paula aurait besoin de toute l’aide nécessaire pour surmonter cette épreuve. Henry serait solide comme un roc. Et son nom avait aussi été continuellement souillé, mais Henry était prêt à accepter le fait que les gens puissent dire des choses qu’ils ne pensaient pas, dans ces instants chargés d’émotions. Ne ressentait-il pas lui aussi la douleur du déclin de leur couple ? N’était-ce pas plus dur pour lui, d’être obligé de quitter ses enfants ? Il laissa son regard glisser vers eux, la gorge serrée et les yeux embués. Il espérait qu’Alice avait capté ce geste et que ce serait suffisant. Ce fut apparemment le cas. Il entendit quelques gargouillis, comme ceux de la rivière en contrebas lui semblat-il, et il fut ému au point de passer son bras autour de ses épaules tremblantes. — Reste, je t’en prie, Henry fit-elle dans un frisson, appuyant sa tête contre sa poitrine, ses narines emplies de l’odeur d’Old Spice encore présent sur son menton aussi rêche qu’une râpe à fromage. La barbe d’Henry ne repoussait pas vers 17 heures mais plutôt vers midi, ce qui l’obligeait à se raser deux fois par jour. — Là, là. T’en fais pas. On a les enfants. Tes enfants. Mes enfants. Il sourit et tendit la main pour ébouriffer la tignasse frisée de Terry non sans penser qu’Alice pourrait l’emmener chez le coiffeur un peu plus souvent. On aurait dit Shirley Temple. Ça risquait de pousser le gamin à grandir de traviole. — T’as même pas demandé comment ça s’était passé pour lui à l’école. Alice se redressa, mue par l’amertume tandis qu’elle se concentrait sur l’instant présent. — Tu m’en as pas laissé le temps, répliqua Henry avec une impatience hargneuse. Paula l’attendait. Attendait ses baisers, son bras réconfortant qui gisait à présent sur l’épaule d’Alice. Alice, larmoyante, boursouflée, épuisée. Quel contraste avec le jeune corps de Paula : musclé, mince, vierge des marques de grossesse. Il n’y avait vraiment pas photo. Forçant ses pensées au-delà de son odeur, de ses propos, de son bras puissant, pour se concentrer sur ce qui se passait, laissant la douleur pulser sans relâche dans sa poitrine, Alice parvint à lâcher : — Il a pleuré et pleuré et pleuré encore. À s’en faire tomber les yeux. Henry enragea. Terry était le plus âgé de sa classe après avoir raté une année des suites d’une méningite. Il aurait dû 17 être le dernier à pleurer. C’était de la faute d’Alice, elle le gâtait trop, elle le traitait comme un bébé à cause de sa maladie. Mais plus rien ne clochait chez ce gamin. Henry s’apprêta à mentionner la coiffure de Terry qui lui donnait l’air d’une fille ; à quelle autre réaction pouvait-elle s’attendre ? Mais Alice ne le quittait pas des yeux, son regard bouillant d’accusation. Henry se détourna. Elle fixa la courbe de sa mâchoire, ses poils drus, puis se surprit à contempler Terry. Le gamin avait été si malade, à peine dix-huit mois plus tôt. Il avait survécu de justesse. Et Henry leur tournait le dos, à tous, pour aller la retrouver, cette sale petite pute volage. Une prise de conscience sauvage lui martela la poitrine, et elle ne fit rien pour s’en protéger, n’essaya pas de se recroqueviller, de se pelotonner. BANG L’allure droite et fière, Alice sentait ce bras flasque peser sur son épaule. La prochaine pulsation déchirante de nausée ne serait pas aussi atroce que celle-ci Glu Terry Lawson BANG Quand est-ce que tout irait mieux, quand est-ce que cette terreur s’évanouirait, quand est-ce qu’elle, qu’ils, pourraient être ailleurs BANG Il les quittait pour elle. 18 Puis il lâcha l’ancre de son bras et Alice coula dans le néant. Dans son champ de vision périphérique, elle le voyait qui lançait Yvonne dans les airs, puis attirait ses enfants à lui et les serrait, leur murmurant des instructions importantes mais encourageantes, comme un entraîneur de foot qui motive ses joueurs à la mi-temps. — Votre papa a un nouveau travail, alors il sera souvent en déplacement. Vous voyez comme ça attriste Maman ? Henry ne vit pas Alice se redresser avec raideur, puis s’avachir à ces mots, défaite, comme s’il lui avait collé un coup de pied à l’estomac. — Ça veut dire que vous deux, vous allez devoir l’aider. Terry, je veux plus entendre que tu pleures à l’école. C’est pour les petites filles débiles, ajouta-t-il en serrant son poing et en le pressant contre le menton de son fils. Henry plongea sa main dans la poche de son pantalon et en tira deux pièces de deux shillings. Il en plaqua une dans la paume d’Yvonne en observant la neutralité de son expression tandis que les yeux de Terry s’agrandissaient d’impatience. — Oublie pas ce que je t’ai dit, fit Henry dans un sourire avant de lui offrir le même cadeau. — Tu viendras quand même nous voir de temps en temps, Papa ? demanda Terry, le regard rivé sur la pièce argentée. — Bien sûr, mon garçon ! On ira au foot. On ira voir jouer les Hearts ! L’humeur de Terry s’améliora. Il adressa un sourire à son père puis baissa les yeux vers les deux shillings. Le comportement d’Alice est si étrange, remarqua Henry en s’assurant que sa cravate était droite, avant d’effectuer une sortie planifiée. Elle était assise là, toute ratatinée. Bon, il avait déclamé son truc, l’avait rassurée au mieux. Il reviendrait pour jeter un œil aux gamins, les sortir, un milk-shake au Milk Bar. Ils aimaient ça. Ou des frites au Brattisanni’s. Mais discuter encore avec Alice ne l’avancerait en rien. Ça ne ferait que provoquer davantage son hostilité, et ce serait mauvais pour les gosses. Le mieux était de s’éclipser en silence. Henry se glissa entre les tables. Il adressa un autre regard mauvais aux vieux. Ils lui rendirent son œillade avec mépris. Il s’avança jusqu’à eux. Henry se tapota le nez et, l’air enjoué mais glacial, leur lança : — Gardez ça en dehors des histoires des autres, ou vous finirez par vous le faire péter, c’est clair ? Le couple resta sans voix face à tant d’audace. Il soutint leur regard quelques secondes, leur adressa un sourire 19 Glu Terry Lawson 20 radieux puis se dirigea vers la porte de derrière sans se retourner vers Alice et les enfants. Mieux valait ne pas faire de scène. — Y manque pas d’air çui-là, cria Davie Girvan en se levant, faisant mine de suivre Henry avant d’être retenu par sa femme, Nessie. — Reste assis, Davie. T’occupe pas de ces bêtises. C’est que des horreurs. Davie se réinstalla à contrecœur. Il ne craignait pas cet homme mais ne voulait pas faire un scandale devant Nessie. À l’intérieur du pub et en chemin vers la porte principale, Henry échangea quelques hochements de tête et « comment va ? » Le vieux Doyle est là avec un de ses gamins, Duke, pensa-t-il, et un autre taré. Quel clan de gangsters : le vieux, aussi chauve, gras et dérangé qu’un Bouddha psychotique ; Doyle et sa tignasse clairsemée mais coiffée style Teddy-boy, ses dents noircies et ses doigts parés d’énormes bagues. À son passage, il adressa à Henry un long hochement de tête prédateur. Ouais, considéra-t-il, le meilleur endroit pour ceux-là, c’est bien ici : perdu pour le centre-ville, mais gagné pour la banlieue. Le respect que leur témoignaient les autres buveurs pesait lourd dans l’atmosphère, et l’argent qui passait de main en main lors de leurs parties de dominos représentait bien plus qu’aucun d’entre eux n’aurait gagné en un mois de salaire à l’usine ou sur les chantiers de construction. C’était un pub qu’Henry avait fréquenté quand ils avaient emménagé ici. Pas le plus proche, mais son préféré. On pouvait y boire une bonne pinte de Tartan Special. Mais ce serait sa dernière visite avant un bon bout de temps. En se dirigeant vers la sortie, il se rendit compte qu’il ne s’était jamais vraiment plu dans ce coin. Coincé au milieu de nulle part, non, il ne reviendrait pas. À la terrasse, Nessie Girvan se remémorait les images de la famine au Biafra diffusées à la télé la veille au soir. Ces petites âmes, ça vous brisait le cœur. Et cette ordure, il y en avait tout un tas comme lui. Elle ne comprenait pas pourquoi certaines personnes avaient des enfants. — Quelle sale bête, fit-elle à son Davie. Il regrettait de ne pas avoir été plus réactif, de ne pas avoir suivi ce bâtard dans le pub. L’homme avait une dégaine de filou, il faut l’avouer : le teint olive, un regard dur et sournois. Davie s’était attaqué à bien plus rude, mais c’était il y a longtemps. — Si notre Phil ou notre Alfie avait été là, il aurait pas joué au con comme ça. Quand je vois des ordures comme lui, j’aimerais bien être plus jeune. Juste cinq minutes, c’est le temps qu’il faudrait pour… bon Dieu… Davie Girvan s’arrêta net, n’en croyant pas ses yeux. Les enfants s’étaient faufilés par une brèche du grillage et dévalaient la colline vers les berges de la rivière. Elle était peu profonde à cet endroit, mais la pente se faisait plus raide jusqu’à des trous d’eau dangereux. — MADAME ! hurla-t-il à la femme sur sa chaise, le doigt pointé vers la clôture. FAITES DONC GAFFE À VOS GOSSES, ENFIN ! Ses gosses BANG Dans une panique absolue, Alice observa l’espace vide à ses côtés, aperçut le trou dans le grillage et s’y précipita. Elle les vit debout, à mi-chemin entre elle et l’eau sur la pente raide. — Yvonne ! Viens ici, supplia-t-elle avec tout l’aplomb qu’elle put rassembler. Yvonne leva les yeux vers elle et gloussa. — Nan ! BANG Terry tenait un bâton. Il fouettait l’herbe haute sur la rive et couchait de longues touffes sur le sol. Alice l’implora : — Vous ratez tout un tas de bonbons et de jus de fruits. Et de la glace aussi ! Un éclair de reconnaissance illumina le regard des enfants. Ils escaladèrent la berge pour franchir à nouveau la clôture. 21 Alice aurait voulu les battre, elle aurait voulu leur mettre une trempe elle aurait voulu lui mettre une trempe Alice Lawson explosa en un lourd sanglot et serra ses enfants en une étreinte ferme, s’accrochant à leurs vêtements et à leurs cheveux. — L’est où la glace, Maman ? demanda Terry. — On va l’acheter, mon fils, on va l’acheter. Davie et Nessie Girvan regardèrent la femme abattue s’éloigner en chancelant, agrippant la main de ses enfants, aussi vifs et pleins de vie qu’elle semblait brisée. Carl Ewart À l’usine Les particules de métal limé dansaient dans l’air, épaisses comme des moutons de poussière. Duncan Ewart les sentait dans ses poumons et dans ses narines. Mais on s’y habituait, à cette odeur ; vous ne la remarquiez qu’une fois en compétition avec une autre. À présent, elle luttait avec le parfum bien plus agréable de génoise et de crème anglaise qui s’échappait de la cantine pour envahir l’atelier. Chaque battement de porte rappelait à Duncan que l’heure du déjeuner et le week-end approchaient. Il maniait sa machine avec dextérité, trichait un peu en inclinant la pièce pour avoir un meilleur angle d’attaque sur le métal qu’il manipulait. C’est pervers, pensa-t-il, et en tant que représentant syndical, il aurait hurlé sur le premier ouvrier qui aurait tenté de faire des économies et se serait permis de balancer les règles de sécurité aux orties. Risquer de perdre ses doigts pour un bonus, tout ça pour le compte de riches actionnaires du Surrey ou d’on ne sait où ? Merde, il était taré. Mais c’était ce boulot, le simple fait de trimer. C’était ton univers, tu y vivais presque non-stop de 9 heures à 17 h 30. Alors tu t’efforçais de le rendre meilleur, de n’importe quelle façon. 23 Glu Carl Ewart 24 Une silhouette floue se dessina à la périphérie de son champ de vision et Tony Radden passa près de lui, sans gants ni lunettes de sécurité. Duncan jeta un œil à sa nouvelle montre space-age. 12 h 47. Putain, mais comment ça ? Presque une heure moins dix. Presque l’heure du déjeuner. Duncan pensa de nouveau au dilemme qui le préoccupait, dilemme qu’il rencontrait souvent les vendredis matin. Le nouveau single d’Elvis, The Wonder of You, sortait aujourd’hui. Ils l’avaient passé en boucle sur Radio One cette semaine. Ouais, le King était bel et bien de retour. In the Ghetto et Suspicious Minds étaient meilleures mais elles n’avaient atteint que la deuxième place du hit-parade. Ce nouveau titre était commercial, une ballade entraînante, et Duncan le voyait déjà en haut du classement. Il imaginait les gens entonnant le refrain d’une voix ivre, dansant un slow dessus. Si on pouvait pousser les gens à chanter et à danser, c’était gagné. La pause-déjeuner durait pile soixante minutes, et le bus n°1 pour Leith et le disquaire Ards mettait un quart d’heure aller, même chose pour le retour. Ce qui laissait assez de temps pour acheter le disque, et prendre un sandwich et une tasse de thé au Canasta. C’était un choix simple : acheter le vinyle ou prendre son temps pour déguster une tourte et une pinte au Speirs’s Bar, le pub le plus proche de l’usine. Les parfums de la cantine annonçaient la fin de semaine, un délicieux repas se préparait. Ils faisaient toujours un effort le vendredi parce qu’on était plus tenté d’aller au pub à l’heure du déjeuner et que, du coup, productivité et digestion en ce dernier après-midi de la semaine ne faisaient pas forcément bon ménage. Duncan éteignit sa machine. Elvis Aaron Presley. Le King. Pas de doute. Ça serait donc le disque. Il regarda à nouveau sa montre et décida de sortir en bleu de travail, pointant à la hâte et sprintant pour attraper le bus devant le portail de l’usine. Il avait négocié avec la direction pour qu’on installe des casiers, afin que les ouvriers puissent circuler en « civil » et ne mettre leurs bleus qu’une fois arrivés au travail. En pratique peu d’entre eux s’embêtaient avec ça, lui non plus, sauf s’ils allaient directement en ville le vendredi après le boulot. Il s’installa à l’étage, au fond du bus et, retrouvant sa respiration, alluma une Regal en se disant que s’il trouvait un exemplaire de The Wonder of You, il le ferait passer au Tartan Club pour Maria. Le ronronnement du moteur semblait faire écho à son propre contentement tandis qu’il se détendait, dans la chaude odeur de renfermé que dégageait la cabine. Ouais, le week-end s’annonçait bien. Killie jouait à Dunfermline le lendemain, et Tommy McLean était à nouveau sur pied. Le Petit Homme allait placer de beaux centres, ceux qu’adoraient Eddie Morrison et le nouveau, Mathie. Mathie et l’autre jeune, McSherry qu’ils l’appelaient, avaient l’air de joueurs prometteurs ; Duncan avait toujours aimé voir les matchs de Dunfermline et les considérait comme une sorte de version orientale de Kilmarnock : les deux équipes de petites villes minières avaient atteint la gloire au cours des dix années passées et avaient affronté les meilleures formations européennes. — Ces satanés bus, ils valent vraiment que dalle, lui cria un vieux, une Capstan aux lèvres, le crâne surmonté d’un bonnet, interrompant le cours de ses pensées. Vingt-cinq minutes, que j’ai attendu. Z’auraient jamais dû supprimer le tram. — Ouais, c’est sûr, sourit Duncan, se laissant gagner par l’impatience à l’idée du week-end à venir. — Z’auraient jamais dû supprimer le tram, répéta le vieux, comme pour lui-même. Depuis son exil à Édimbourg, Duncan partageait ses samedis après-midi entre les stades d’Easter Road et de Tynecastle. Il avait toujours préféré le second, pas pour des questions pratiques mais parce qu’il faisait ressurgir en lui les souvenirs de ce grand jour de 1964 quand, lors du dernier match de la saison, les Hearts n’avaient qu’à faire match nul contre Killie à domicile pour remporter le championnat. Ils 25 Glu Carl Ewart 26 pouvaient même se permettre de perdre 1-0. Kilmarnock devait gagner par deux buts avant de hisser pour la première fois de leur histoire le drapeau de la victoire. Hors de l’Ayrshire, personne ne leur donnait une chance, mais lorsque Bobby Ferguson avait fait ce magnifique arrêt face à Alan Gordon, Duncan avait su que leur jour de chance était arrivé. Et quand, après leur triomphe, il avait passé trois jours entiers à boire, Maria ne s’était pas plainte. Ils venaient de se fiancer, son attitude était naze, mais elle l’avait bien pris. Et c’était son côté merveilleux, elle comprenait, savait ce que ça signifiait pour lui sans qu’il ait à ouvrir la bouche, savait aussi qu’il ne prenait pas de libertés à la légère. The Wonder of You. Duncan pensa à Maria, comme il avait été envoûté par sa magie, comme l’avoir rencontrée avait été une bénédiction. Comme il lui passerait la chanson ce soir, à elle et au petit gars. Il descendit à Junction Street et se dit que la musique avait toujours été le pivot de son existence, qu’il était toujours envahi d’une excitation enfantine lorsqu’il s’agissait d’acheter un disque. C’était Noël chaque semaine. Cette sensation d’impatience : ne pas savoir s’ils l’auraient en stock, s’il serait déjà épuisé, peu importe. Il lui faudrait peut-être aller au Bandparts samedi matin pour en réserver un exemplaire. En chemin vers Ards, sa gorge devenait sèche et son cœur lui martelait la poitrine. Il ouvrit la porte, entra et s’approcha de la caisse. Derrière le comptoir, le visage de Big Liz, badigeonné d’une épaisse couche de maquillage sous un casque rigide de cheveux laqués, s’épanouit en le reconnaissant. Elle brandit un exemplaire de The Wonder of You. — Je me suis dit que tu le chercherais, Duncan, fit-elle avant d’ajouter dans un murmure : Je l’ai mis de côté pour toi. — Wow, super Liz, t’es un vrai génie, sourit-il en se séparant joyeusement de son billet de dix livres. — Tu me dois un verre, répliqua-t-elle, les sourcils arqués pour ponctuer son numéro de séduction. Duncan afficha un sourire forcé et détaché. — S’il atteint la première place du classement, réponditil en essayant de ne pas paraître déconcerté. On se faisait plus souvent draguer une fois marié, paraîtil, et c’est bien vrai, considéra-t-il. Ou peut-être qu’on le remarquait plus. Liz émit un rire bien trop enthousiaste qui poussa encore plus vite Duncan vers la sortie. En passant la porte, il l’entendit ajouter : — J’oublierai pas ! Duncan se sentit mal à l’aise quelques minutes encore. Il pensait à Liz, mais même là, dans la rue devant la boutique, il n’arrivait plus à se remémorer son visage. Il ne voyait que Maria. Enfin, il avait eu son disque. C’était un bon présage. Killie allait sûrement gagner, bien qu’avec les coupures de courant on ne savait jamais jusqu’à quand les matchs allaient se jouer, vu que la nuit tombait de plus en plus tôt. C’était le prix à payer pour s’être débarrassé de ce bâtard de Heath et des Tories. C’était génial de savoir que ces branleurs ne pourraient plus se foutre éternellement de la gueule des travailleurs. Ses parents avaient fait des sacrifices, déterminés à ce qu’il ne descende pas au fond du puits comme son père. Ils avaient insisté pour qu’il devienne apprenti et qu’il se dégotte un boulot sûr. On l’avait envoyé vivre chez une tante à Glasgow, où il avait passé son temps dans un atelier d’usinage à Kinning Park. Glasgow était immense, prétentieuse, vibrante et violente, pour lui qui avait toujours été habitué à une vie de petite ville, mais il était facile à vivre et apprécié à l’usine. Son meilleur ami au boulot s’appelait Matt Muir, originaire de Govan, un supporter fanatique des Rangers qui avait pris sa carte au Parti. Tous les ouvriers de l’usine étaient fans des Rangers et, en bon socialiste, il avait honte d’avoir obtenu son poste d’apprenti, comme ses collègues, grâce aux contacts 27 Glu Carl Ewart 28 francs-maçons de sa famille. Son père ne voyait aucune contradiction entre la franc-maçonnerie et le socialisme, et nombre des habitués de la tribune ouvrière du stade d’Ibrox étaient politiquement actifs, et même dans certains cas, comme pour Matt, avaient pris leur carte au Parti. — Les premiers bâtards qui dégusteront, ça sera ces connards du Vatican, expliquait-il avec enthousiasme. On alignera tous ces enculés contre un mur. Matt le tenait informé des choses indispensables, comment s’habiller, dans quelles boîtes aller, il lui montrait les gars aux rasoirs, et surtout, les filles qui sortaient avec eux, et qu’il ne fallait donc pas inviter à danser. Et puis il y avait eu cette virée à Édimbourg, un soir avec des potes ; ils étaient allés en discothèque à Tollcross, où il avait aperçu la fille en robe bleue. Lorsqu’il la regardait, il avait l’impression qu’on lui arrachait de force chacune de ses respirations. Même si Édimbourg était soi-disant plus tranquille que Glasgow, et même si Matt lui affirmait que les couteaux et les rasoirs étaient rarement dégainés, il y avait eu une bagarre. Un gars robuste en avait frappé un autre et ne comptait pas s’arrêter là. Duncan et Matt étaient intervenus et avaient réussi à calmer le jeu. Par bonheur, l’un des bénéficiaires de leur intervention faisait partie du groupe de potes de la fille qui avait hypnotisé Duncan toute la soirée mais qu’il n’avait pas osé inviter à danser. Il observait Maria, ses pommettes, sa manie de baisser les yeux qui lui donnait un air dédaigneux, impression qui s’effaçait dès qu’on lui parlait. Encore mieux, le gars avec qui ils avaient sympathisé s’appelait Lenny et c’était le frère de Maria. Maria était catholique, bien que son père ait une amertume inexpliquée envers les prêtres et qu’il n’aille plus à l’église. Sa femme et ses enfants avaient fini par suivre son exemple. Duncan s’inquiétait néanmoins des réactions de sa propre famille à l’annonce de son mariage, et il fit le déplacement jusque dans l’Ayrshire pour en discuter. Le père de Duncan était un homme calme et réfléchi. On prenait souvent sa timidité pour de la rudesse, impression renforcée par sa grande taille (presque un mètre quatrevingt-dix) dont avait hérité Duncan, en plus de sa chevelure blond clair. Son père écouta sa déclaration en silence, lui adressant de temps à autre un hochement de tête encourageant. Lorsqu’il parla enfin, il avait l’intonation d’un homme qui se sent grossièrement incompris. — Je déteste pas les cathos, mon garçon. J’ai rien contre la religion de personne. C’est ces porcs du Vatican, ceux qui rabaissent les autres, qui les maintiennent dans l’ignorance pour s’en mettre plein les poches, c’est ce genre d’ordures que je déteste. Rassuré, Duncan décida de dissimuler au père de Maria ses relations franc-maçonnes, car il semblait détester cet ordre autant qu’il haïssait les prêtres. Ils s’unirent en un mariage civil aux Victoria’s Buildings d’Édimbourg, et organisèrent une réception à l’étage d’un pub de Cowgate. Duncan appréhendait un discours orange, voire rouge, de Matt Muir, et il avait donc demandé à Ronnie Lambie, son meilleur ami d’enfance, de s’y coller. Malheureusement, Ronnie était plutôt ivre et avait prononcé un discours antiÉdimbourg qui avait vexé beaucoup de convives et, l’alcool coulant à flots, avait provoqué un violent échange de coups de poing. Duncan et Maria avaient pris cela comme le signal du départ et s’étaient rendus à la chambre louée pour l’occasion dans une maison d’hôtes de Portobello. De retour à l’usine et à sa machine, Duncan fredonnait The Wonder of You, la mélodie tournant en boucle dans son esprit tandis que le métal cédait à la lame aiguisée du tour. Puis la lumière des grandes fenêtres s’assombrit. Quelqu’un se tenait à ses côtés. Il éteignit la machine et leva la tête. Duncan ne connaissait pas vraiment cet homme. Il l’avait aperçu à la cantine, dans le bus aussi, visiblement un nonfumeur puisqu’il s’asseyait toujours à l’étage du bas. Duncan avait dans l’idée qu’ils habitaient dans la même cité, 29 Glu Carl Ewart 30 l’homme descendait un arrêt avant le sien. Mesurant environ un mètre cinquante, le gars avait de courts cheveux bruns et des yeux vifs. Duncan avait pu remarquer son attitude enjouée et pétillante, en décalage avec son apparence physique : d’une beauté suffisamment conventionnelle pour s’accompagner de narcissisme. Mais à présent, l’homme se tenait devant lui dans un état d’agitation extrême. Énervé et anxieux, il lâcha : — Ewart, Ewart Duncan ? Z’êtes le représentant ? Ils remarquèrent tous les deux la rime cocasse et échangèrent un sourire. — Duncan le représentant syndiquant. Quel vent ? continua-t-il à blaguer. Il connaissait cette routine par cœur. Mais l’homme ne riait plus. Il lança, hors d’haleine : — Chuis Wullie Birrell. Ma femme… Sandra… Elle est en train d’accoucher… Abercrombie… y veut pas me laisser aller à l’hosto… le congé maladie… la commande de Crofton qui doit partir… y dit que si je quitte mon poste aujourd’hui, je le quitte pour toujours… En deux battements, l’indignation se logea dans la poitrine de Duncan, comme le chatouillement d’un début de bronchite. Il grinça des dents puis parla avec une autorité tranquille. — Va à l’hôpital immédiatement, Wullie. Y a qu’un seul gars qui perdra son boulot pour de bon, et c’est Abercrombie. Je peux t’assurer qu’il va te présenter des excuses bien plates ! — Faut que je pointe ou pas ? demanda Wullie Birrell, un tressaillement de ses paupières contractant son visage en un tic nerveux. — T’inquiète pas pour ça, Wullie, vas-y. Prends un taxi et demande une facture, je m’arrangerai pour que le syndicat la rembourse. Wullie Birrell lui adressa un hochement de tête reconnaissant et se précipita vers la sortie. Il était déjà dehors quand Duncan posa ses outils et décrocha le téléphone de la cantine pour appeler le délégué syndical, puis le secrétaire de la filiale, les bruits de casseroles et de couverts résonnant à ses oreilles. Il irait ensuite voir le directeur de l’usine, M. Catter, pour déposer une plainte officielle. Catter écouta les griefs de Duncan avec calme, non sans une certaine montée d’inquiétude. Il fallait vraiment faire partir la commande Crofton, c’était essentiel. Et Ewart, eh bien, il pouvait pousser tous les ouvriers de l’usine à quitter leur poste en soutien à ce dénommé Birrell. Mais à quoi pouvait bien penser ce clown d’Abercrombie ? Évidemment, Catter lui avait demandé de faire en sorte que cette loi soit respectée par tous les moyens, et oui, il avait utilisé ces termes exacts, mais le crétin avait visiblement perdu la tête, perdu la boule. Catter détaillait le grand homme au visage avenant qui lui faisait face. Il en avait vu des gars aux dents longues chez les syndicalistes. Ils le détestaient, haïssaient l’entreprise et tout ce qu’elle représentait. Ewart n’était pas comme eux. Ses yeux brillaient d’un éclat chaleureux, d’une droiture calme et, si on les observait attentivement, dégageaient plus d’humour et de malice que de colère. — Il semble y avoir eu un malentendu, Monsieur Ewart, fit Catter lentement avant de lui offrir un sourire qu’il espérait contagieux. J’expliquerai votre point de vue à M. Abercrombie. — Bien. Je vous en suis reconnaissant. Pour sa part, Duncan appréciait Catter qui lui avait toujours semblé être un homme juste et honnête. Lorsqu’il imposait les étranges dictats venus d’en haut, on voyait qu’il ne le faisait pas de gaieté de cœur. Et ça ne devait pas être marrant d’essayer de garder le contrôle d’imbéciles comme Abercrombie. Abercrombie. Quel taré. En chemin vers sa machine, Duncan Ewart ne put résister et passa la tête dans ce placard éloigné de l’atelier qu’Abercrombie appelait son bureau. 31 Glu Carl Ewart 32 — Merci, Tam ! Abercrombie leva les yeux de sa paperasse tachée de graisse et étalée sur son plan de travail. — Pourquoi ? Il s’efforça de feindre la surprise mais ne put s’empêcher de rougir. Il était harassé, sous pression, et il n’avait pas été net face à Birrell. Et voilà qu’il venait de mettre la balle dans le camp d’Ewart, ce connard de bolchevique. Duncan lui adressa un sourire grave. — Pour avoir essayé de maintenir Wullie Birrell à son poste un vendredi après-midi, quand tous les gars n’ont qu’une envie, c’est de lâcher leurs outils. Quel numéro de management. J’ai rectifié le tir, je viens de lui dire de partir, ajouta-t-il d’un ton suffisant. Une boule de haine explosa dans la poitrine d’Abercrombie et se propagea jusqu’aux extrémités de ses mains et de ses pieds. Ses joues s’empourprèrent encore et il se mit à trembler. Il ne pouvait pas s’en empêcher. Ce bâtard d’Ewart : mais pour qui est-ce qu’il se prenait, ce con ? — C’est moi qui dirige l’atelier ! Tâche de pas l’oublier, putain ! L’éclat de colère d’Abercrombie fit naître un sourire sur le visage de Duncan. — Désolé, Tam, mais la cavalerie est déjà en route. L’expression d’Abercrombie se décomposa à cet instant, non pas aux paroles de Duncan, mais à la vue de Catter, regard de pierre, qui venait d’apparaître derrière le représentant, comme si son entrée avait été orchestrée. Pire encore, il arriva dans le cagibi en compagnie du délégué, Bobby Affleck. C’était un homme râblé au cou de taureau qui dégageait une férocité intimidante dans ses moments d’irritation légère. Sauf que là, Abercrombie en était conscient, le délégué bouillait d’une rage incandescente. Duncan adressa un sourire à Abercrombie, un clin d’œil à Affleck puis quitta la pièce en fermant la porte derrière lui. La paroi de fin contreplaqué s’avéra n’être qu’une piètre barrière pour contenir la furie d’Affleck. Comme par miracle, toutes les perceuses, toutes les machines de l’atelier s’éteignirent l’une après l’autre, remplacées par des rires sonores qui se répandirent comme une traînée de couleur sur les murs ternes et bétonnés de l’usine. Billy Birrell Glu Billy Birrell Deux pestes royales 34 Perché sur le buffet, le fils de Duncan Ewart, Carl, dansait sur une chanson de Count Basie. Elvis avait tourné en boucle ce week-end et Duncan avait un verre dans le nez, à peine de retour de Fife, où Killie et Dunfermline avaient fait match nul. Son fils et lui avaient temporairement la même taille, et le garçon imitait ses mouvements de danse. Maria entra dans le salon et se joignit à eux. Elle souleva le joyeux gamin et le fit tournoyer en chantant : — Le véritable sang royal c’est rare, moi j’ai deux pestes royales, j’ai Carl, j’ai Duncan… L’enfant avait la blondeur des Ewart. Duncan se demandait si, une fois inscrit à l’école, Carl se retrouverait affublé du même surnom qu’on lui donnait à l’usine, le « Gamin Galak ». Duncan espérait, tandis que Maria reposait le garçon sur le sol, qu’aucun d’entre eux n’aurait besoin de porter de lunettes. Il sentit le bras de Maria glisser sur ses hanches, il fit volte-face, et ils échangèrent un câlin et un long baiser. Carl ne savait pas trop quoi faire et, se sentant mis à l’écart, il s’accrocha à leurs jambes. La sonnette retentit et Maria alla répondre, donnant à Duncan l’occasion de mettre un disque d’Elvis, In the Ghetto. Maria se trouva face à un homme à la mâchoire carrée, visiblement surpris. Elle ne l’avait jamais vu, il serrait dans sa main une bouteille de whisky et un dessin qui semblait être l’œuvre d’un enfant. Il était plutôt ivre et joyeux, bien qu’un peu gêné. — Euh, j’m’excuse, Madame, euh, Ewart, euh, votre homme est là ? — Oui… Attendez une seconde. Elle appela Duncan qui fit entrer Wullie et le présenta à Maria comme un ami du travail. Wullie Birrell se sentit honoré par la familiarité de Duncan, mais un peu embarrassé tout de même. — Monsieur Ewart, euh, Johnny Dawson m’a donné votre adresse… Je passe juste pour vous remercier, pour l’autre jour, toussota Wullie. J’ai entendu dire qu’on s’était bien foutu d’Abercrombie. Duncan sourit, mais en réalité, il avait éprouvé une certaine culpabilité devant l’humiliation d’Abercrombie. Ce gars avait besoin qu’on le remette à sa place, et oui, Duncan avait eu envie de se marrer. Et puis, il avait lu la douleur sur le visage d’Abercrombie alors qu’il traversait le parking à l’heure de la fermeture. Tam Abercrombie était généralement le dernier à quitter les lieux, mais ce jour-là, il avait été bien pressé de passer la porte. Un truc qu’il avait appris de son père, c’était d’essayer de ne pas juger les gens trop vite, même un ennemi. On ne sait jamais contre quelles merdes ils sont en train de lutter, chaque jour de leur vie. Abercrombie dégageait quelque chose, quelque chose de brisé, et par un poids bien plus lourd que l’incident de la journée. Mais qu’il aille se faire foutre, la femme de Wullie Birrell était en train d’accoucher. Pour qui il se prenait, Abercrombie, pour lui interdire d’aller retrouver son épouse ? — Pas plus qu’il le méritait, Wullie, répondit Duncan avec un sourire mauvais. Et appelle-moi Duncan, nom d’un chien. Ouais, cette lopette était pas franchement ravie, mais 35 Glu Billy Birrell 36 ne prononçons plus son nom chez moi. Comment va ta femme ? Des nouvelles ? Il détailla Wullie de la tête aux pieds, et connaissait déjà la réponse. — Un petit garçon. Trois kilos et demi. C’est notre deuxième gars. Il est sorti en hurlant et en moulinant des guiboles, et il s’est pas arrêté depuis. Pas comme notre premier. Lui, il est calme. Il doit avoir le même âge que çui-ci, ajouta-t-il avant d’adresser un sourire à Carl qui observait cet inconnu, veillant à rester à distance raisonnable de sa mère. Vous en avez d’autres ? Duncan éclata de rire et Maria leva les yeux au ciel. — Celui-là nous suffit largement, répondit Duncan en baissant la voix. On avait préparé les valises avant qu’il arrive, on voulait s’acheter deux billets pour l’Amérique, louer une voiture et faire une virée. Voir New York, la Nouvelle-Orléans, Memphis, Nashville, Las Vegas, la totale. Et puis, on a eu notre petit accident, là, fit-il en caressant les cheveux blond platine de Carl. — Arrête de l’appeler comme ça, Duncan, il va grandir en pensant qu’on voulait pas de lui, chuchota Maria. Duncan regarda son fils. — Nan, on échangerait pas notre petit Lièvre de Mars, pour rien au monde, hein mon pote ? — Va mettre Elvis, Papa. Duncan se délecta de cette requête. — Bonne idée, mon fils, mais je vais d’abord aller chercher quelques bières et des verres, pour arroser la venue du bébé. Ça te va, de la bière d’export, Wullie ? — Ouais, très bien, Duncan, et oublie pas des verres à shot pour le whisky. — Ça me va, répliqua Duncan en lançant un clin d’œil à Maria avant de partir à la cuisine, Carl à ses trousses. D’un air d’excuse, Wullie tendit à Maria le dessin qu’il avait apporté. C’était l’œuvre d’un enfant, une famille tout en ronds et en bâtons. Maria la tint à la lumière et déchiffra le texte qui l’accompagnait. C’était une histoire Un nouveau bébé par William Birrell cinq ans école primaire de saughton raconté à Wendy hines onze ans et écrit par Bobby Sharp huit ans. Je m’apel William mais tout le monde m’apel Billy mon papa ces Billy aussi et on va avoir un nouvo bébé. J’aime le foot et les Hibs d’Edinbour ces la meilleur équipe papa va m’emmener les voir mais pas le nouveau bébé pasqu’il est encore dans son berso maman a fait un feu et elle s’apel Sandra Birrell et elle est grosse a cause du bébé. J’abite dans un grand apartement avec des fenaitres et j’ai une copine elle s’appel Sally et elle a set ans elle est en classe avec les plus grans mon voisin messieu colins est vieu — C’est super. — Ils sont géniaux, à cette école. Ils s’arrangent pour mélanger les catégories d’âges, les plus grands aident les instits à s’occuper des petits, expliqua Wullie. — C’est bien, parce que le nôtre va y rentrer à la fin de l’été. Votre aîné, ça doit être un gamin intelligent. La fierté et l’alcool s’associèrent pour donner à son visage une saine rougeur. — Il l’avait préparé pour mon retour de l’hôpital. Ouais, je pense que Billy va être le cerveau, et notre nouveau, Robert qu’on l’a appelé, ça sera le bagarreur. Ouais, il est sorti en hurlant et en moulinant des pieds, il a bien déchiré 37 Glu Billy Birrell 38 ma femme… fit Wullie, puis il rougit face à Maria. Euh, pardon, je voulais dire… Maria rit de bon cœur et fit un geste de la main tandis que Duncan revenait avec les verres sur un plateau Youngers qu’il avait piqué au Tartan Club, un soir de beuverie. Billy Birrell était entré à l’école l’année précédente. Wullie était fier de son fils, même s’il était obligé de le surveiller en permanence lorsqu’il manipulait des allumettes. L’enfant semblait obsédé par le feu, en allumait dans le jardin, dans les poubelles, partout où il en avait l’occasion, et un soir, il avait failli réduire la maison à un tas de cendres. — C’est bien qu’il aime le feu, Wullie, avança Duncan sous l’effet de l’alcool ingurgité en plus de ses verres précédents. Apollon, le dieu du feu, c’est aussi le dieu de la lumière. — Tant mieux, parce que, de la lumière, on en aurait eu si les rideaux s’étaient embrasés… — C’est une impulsion révolutionnaire, Wullie, parfois on a besoin de tout détruire, de tout brûler jusqu’au sol pour mieux reconstruire, rigola Duncan en se resservant un verre de whisky. — N’importe quoi, fit Maria d’un ton méprisant sans quitter des yeux le liquide versé par Duncan et y ajoutant de la limonade pour diluer l’alcool. Duncan passa un autre verre à Wullie. — Je veux simplement dire… le soleil, c’est du feu, mais c’est aussi la lumière, la guérison. Maria ne comptait pas gober cette histoire. — Wullie aurait eu bien besoin d’une guérison, s’il s’était réveillé avec des brûlures au troisième degré. Wullie culpabilisait d’avoir dénigré son fils malgré lui, devant des inconnus. — C’est un bon garçon, enfin, j’essaie juste de lui apprendre la différence entre le bien et le mal… marmonnat-il, l’alcool et la fatigue s’insinuant en lui peu à peu. — C’est un monde difficile, aujourd’hui, pas comme celui dans lequel on a grandi, fit Duncan. On sait plus vraiment quoi leur apprendre. Enfin je veux dire, y a les trucs élémentaires, genre, soutiens tes amis, ne franchis jamais un piquet de grève… — Ne frappe jamais une fille, acquiesça Wullie. — Absolument, répliqua Duncan d’un ton sec tandis que Maria lui lançait un regard essaie-un-peu-pour-voir-monpote. Ne balance jamais personne aux flics… — … ni ami ni ennemi, compléta Wullie. — Voilà ce que je vais faire, moi, remplacer les dix commandements par les miens. Ils seront plus utiles aux enfants que ces histoires de Spock ou je sais pas quoi. Achète un disque chaque semaine, ça serait un de mes commandements… Impossible de passer une semaine entière sans attendre avec impatience une nouvelle chanson… — Si tu veux donner des règles de vie à tes gosses, pourquoi ne pas essayer « tu ne rempliras pas les poches des brasseurs et des bookmakers », fit Maria dans un rire. — Y a des trucs plus compliqués que d’autres, dit Duncan à Wullie, qui hocha la tête avec sagesse. Ils passèrent presque toute la nuit à boire et à évoquer leur passé, avant le développement urbain de la banlieue et la construction des nouveaux immeubles. Pour eux, ces bâtiments étaient la plus belle chose qui soit arrivée à la classe ouvrière. Maria venait de Tollcross, Wullie et sa femme de Leith, en passant par les préfabriqués de West Granton. On leur avait proposé un logement à Muirhouse mais ils s’étaient installés ici pour être plus proches de la mère de Sandra, qui était souffrante et vivait à Chesser. — On habite dans la partie ancienne de la cité, expliqua Wullie d’un ton d’excuses. C’est pas aussi chic qu’ici. Duncan essaya de refouler son sentiment de supériorité, mais c’était une sorte de consensus dans le coin : les nouveaux appartements étaient les meilleurs. Les Ewart, comme nombre de familles dans le quartier, profitaient de ces habitations lumineuses. Les voisins faisaient tous l’éloge du chauffage au sol, qui permettait de maintenir l’appartement 39 à température grâce à un seul bouton. Le père de Maria était récemment décédé de tuberculose dans son immeuble humide de Tollcross : tout ça n’était plus que de l’histoire ancienne. Duncan adorait le carrelage chaud sous les tapis. On glissait les pieds sous la carpette devant la cheminée, c’était un véritable luxe. Puis l’hiver arriva, et avec lui les premières factures, et tous les systèmes de chauffage central de la cité s’éteignirent ; avec une synchronisation si parfaite qu’on les aurait dit manipulés par une seule et même personne.