Irvine WELSH

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Irvine WELSH
Irvine WELSH
Glu
Roman traduit de l’anglais par LAURA DERAJINSKI
Partie 1
Années 70 :
l’homme de la maison
Fenêtres sur les seventies
Le soleil se levait derrière les barres d’immeubles bétonnées
d’en face, éblouissant brutalement leurs visages. Surpris par
cet éclat sournois, Davie Galloway laissa presque tomber la
table qu’il portait avec peine. Il faisait déjà très chaud dans le
nouvel appartement et Davie se sentait comme une plante
exotique inconnue qui se fane sous une serre surchauffée. Ces
fenêtres, elles sont immenses, elles aspirent le soleil, pensat-il en posant la table pour observer la cité en contrebas.
Davie se sentait pareil à un souverain nouvellement couronné qui contemple son empire. Pour sûr, les nouveaux
bâtiments étaient impressionnants : ils étincelaient de mille
feux quand les rayons se reflétaient sur les petits éclats
brillants incrustés dans le revêtement. Lumière, propreté, air
et chaleur, c’était de ça qu’on avait besoin. Il se remémora
les taudis froids et sombres de Gorgie, couverts de suie et de
crasse au fil des générations, à l’époque où la ville méritait
pleinement son surnom de « Vieille Chlingante ». Dehors,
les rues maussades et étroites regorgeaient de gens fatigués
qui traînaient le pas dans le froid mordant de l’hiver. Et une
odeur fétide de houblon s’échappait des brasseries, s’insinuait dès qu’on ouvrait les fenêtres et donnait la gerbe si on
avait trop picolé au pub la veille. Tout cela avait disparu, et
ce n’était pas trop tôt. Bienvenue dans la vraie vie !
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Années 1970
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Pour Davie Galloway, les grandes fenêtres symbolisaient
le succès total de ces nouveaux bâtiments posttaudis.
Il pivota vers sa femme qui cirait les plinthes. Pourquoi fallaitil qu’elle cire les plinthes d’un appartement neuf ? Mais
Susan était agenouillée, vêtue d’une salopette, et son épais
chignon noir tressautait, témoin de son activité frénétique.
— C’est ça le top, dans ces apparts, Susan, lança Davie.
Les grandes fenêtres. Qui laissent entrer le soleil, ajoutat-il avant de jeter un œil émerveillé à la petite boîte fixée au
mur au-dessus de sa tête. Chauffage central pour l’hiver et
tout. Ça, y a pas mieux : un bouton et c’est bon.
Susan se leva lentement, attentive à la crampe qui s’était
installée dans sa jambe. En sueur, elle frappa le sol de son
pied engourdi et paralysé pour rétablir la circulation. Des
perles humides apparaissaient sur son front.
— Il fait trop chaud, se plaignit-elle.
Davie secoua vivement la tête.
— Nan, faut en profiter tant qu’on peut. On est en
Écosse, je te rappelle, ça va pas durer.
Il inspira et souleva la table pour reprendre sa lutte féroce
en direction de la cuisine. Cette saloperie était difficile à
manier : une belle pièce en formica toute neuve dont le
poids semblait se déplacer constamment et qui se cassait
immanquablement la gueule. Autant se bastonner avec un
putain de crocodile, pensa-t-il. Et effectivement, la bête
referma les mâchoires sur ses doigts, l’obligeant à les porter à
sa bouche tandis que la table tombait sur le sol avec fracas.
— Pu… Purée !
Il ne jurait jamais devant une femme. Au pub, on pouvait
se permettre certains trucs, mais pas devant une femme. Sur
la pointe des pieds, il s’approcha du berceau installé dans
un coin de la pièce. Le bébé dormait encore à poings
fermés.
— Je t’avais dit que je te filerais un coup de main avec ce
machin, Davie. Si ça continue comme ça, t’auras plus de
doigts et on n’aura plus de table.
Elle secoua la tête et porta son attention sur le lit du bébé.
— Ça m’étonne que tu l’aies pas réveillée.
Conscient de sa gêne, Davie lui dit :
— Tu l’aimes pas vraiment, la table, hein ?
Susan Galloway secoua à nouveau la tête. Son regard survola la table de la cuisine et se posa sur le canapé neuf, la
table basse neuve, les tapis neufs, tous arrivés comme par
magie la veille, alors qu’elle était au travail à la brasserie.
— C’est quoi, le problème ? demanda Davie en agitant sa
main endolorie. Il sentait son regard pesant, manifestement
soupçonneux. De si grands yeux.
— Où t’as pêché ces trucs, Davie ?
Il ne supportait pas qu’elle lui pose ces questions. Ça
gâchait tout, ça les montait l’un contre l’autre. C’était pour
eux qu’il faisait tout cela ; pour Susan, pour le bébé, pour
le petit gars.
— Pose pas de questions, j’te raconterai pas de conneries.
Il sourit sans pour autant réussir à la regarder droit dans
les yeux, aussi frustré de cette répartie qu’elle devait l’être.
Au lieu de ça, il se pencha au-dessus du berceau et embrassa
sa fille sur la joue.
En se relevant, il se demanda à voix haute :
— Il est où, Andrew ?
Il jeta un bref coup d’œil vers Susan.
Elle se détourna amèrement. Il se cachait à nouveau, il se
cachait derrière les gamins.
Avec la prudence furtive d’un soldat qui évite les snipers,
Davie se dirigea vers le couloir.
— Andrew !
Son fils descendit les escaliers en trombe, figure maigre et
pleine de vie, ses cheveux bruns pareils à ceux de Susan mais
coupés en brosse ; il suivit Davie jusqu’au salon.
— Le voilà ! lança-t-il gaiement à l’attention de Susan.
Remarquant qu’elle l’ignorait délibérément, il se tourna
vers le garçon :
— Tu te plais toujours dans ta nouvelle chambre ?
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Andrew leva les yeux vers lui, puis vers Susan.
— J’ai trouvé un livre que j’avais jamais vu avant, leur
annonça-t-il.
— C’est bien, fit Susan en s’approchant pour enlever un
fil sur le t-shirt à rayures de l’enfant.
Observant son père, Andrew demanda :
— Quand c’est que je pourrai avoir un vélo, Papa ?
— Bientôt, mon gars, fit Davie dans un sourire.
— T’avais dit que j’en aurais un quand j’irais à l’école.
Son ton était sincère et ses grands yeux noirs fixaient ceux
de son père avec un reproche plus modéré que dans le regard
de Susan.
— C’est vrai, mon pote, concéda Davie. Et ça va plus
tarder.
Un vélo? Où est-ce qu’on allait trouver l’argent pour acheter un satané vélo ? pensait Susan Galloway en frissonnant
tandis que le soleil d’été, flamboyant et étouffant, brillait
sans relâche à travers les fenêtres immenses.
Terry Lawson
Premier jour d’école
Les petits Lawson, Terry et Yvonne, étaient installés devant
un jus de fruits et un paquet de chips à une table en bois du
Dell Inn, sur la terrasse clôturée et bétonnée qu’on appelait
le beer garden. Le regard plongé de l’autre côté de la barrière,
vers le bas de la pente raide et herbue, ils contemplaient les
canards sur la rivière Water of Leith. En quelques secondes,
l’émerveillement se transforma en ennui ; regarder les canards,
ça allait un moment, mais Terry avait d’autres choses à
l’esprit. Il était allé à l’école pour la première fois et ça ne lui
avait pas plu. Yvonne irait l’an prochain. Il lui dit que c’était
pas génial et qu’il avait eu peur, mais maintenant, il était avec
Maman, et Papa était là aussi, alors tout allait bien.
Leurs parents discutaient et il savait sa mère en colère.
— Alors, l’entendit-il lui demander, qu’est-ce que tu as à
me dire ?
Terry leva les yeux vers son père qui lui répondit par un
clin d’œil et un sourire avant de se tourner vers leur mère
pour répliquer froidement :
— Pas devant les gosses.
— Fais pas comme si tu te préoccupais d’eux tout à coup,
railla Alice Lawson, sa voix s’élevant régulière, implacable
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Terry Lawson
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comme le moteur d’un avion en plein décollage. T’es plutôt
rapide pour leur tourner le dos ! Essaie pas de me faire croire
le contraire !
Henry Lawson pivota pour repérer un potentiel témoin
auditif. Croisa un regard curieux, lui renvoya une expression glaciale jusqu’à ce qu’il se détourne. Deux débris, un
couple. Vieux connards envahissants. Il siffla entre ses dents,
un chuchotement crispé :
— Je te l’ai déjà dit, je m’en occuperai. Je te l’ai déjà dit,
putain. Mes putains de mômes, ajouta-t-il d’un ton sec, les
muscles de son cou saillant.
Il savait qu’Alice cherchait toujours à voir le bien chez
autrui. Il s’imaginait pouvoir afficher un air volontairement
outré, instiller dans sa voix une innocence blessée pour lui
prouver qu’elle dépassait les limites en insinuant qu’il (et
malgré tous ses défauts, il était le premier à les reconnaître)
aurait pu laisser ses propres enfants sans assistance ; cela
mettait même en branle certaines émotions qui avaient joué
une part cruciale dans le déclin de leur relation. En effet, c’était
ce genre d’allégations qui l’avaient pratiquement jeté dans les
bras de Paula McKay, une célibataire de la paroisse de Leith.
La belle Paula, une jeune femme de grande vertu, avait
souvent été le sujet des attaques amères d’Alice. Paula
n’avait-elle pas l’entière et unique responsabilité de son père
George, propriétaire de la taverne du Port Sunshine à Leith,
atteint d’un terrible cancer ? Il n’en avait plus pour longtemps et Paula aurait besoin de toute l’aide nécessaire pour
surmonter cette épreuve. Henry serait solide comme un roc.
Et son nom avait aussi été continuellement souillé, mais
Henry était prêt à accepter le fait que les gens puissent dire
des choses qu’ils ne pensaient pas, dans ces instants chargés
d’émotions. Ne ressentait-il pas lui aussi la douleur du
déclin de leur couple ? N’était-ce pas plus dur pour lui,
d’être obligé de quitter ses enfants ? Il laissa son regard
glisser vers eux, la gorge serrée et les yeux embués. Il espérait
qu’Alice avait capté ce geste et que ce serait suffisant.
Ce fut apparemment le cas. Il entendit quelques gargouillis, comme ceux de la rivière en contrebas lui semblat-il, et il fut ému au point de passer son bras autour de ses
épaules tremblantes.
— Reste, je t’en prie, Henry fit-elle dans un frisson,
appuyant sa tête contre sa poitrine, ses narines emplies de
l’odeur d’Old Spice encore présent sur son menton aussi
rêche qu’une râpe à fromage.
La barbe d’Henry ne repoussait pas vers 17 heures mais
plutôt vers midi, ce qui l’obligeait à se raser deux fois par
jour.
— Là, là. T’en fais pas. On a les enfants. Tes enfants. Mes
enfants.
Il sourit et tendit la main pour ébouriffer la tignasse frisée
de Terry non sans penser qu’Alice pourrait l’emmener chez le
coiffeur un peu plus souvent. On aurait dit Shirley Temple.
Ça risquait de pousser le gamin à grandir de traviole.
— T’as même pas demandé comment ça s’était passé
pour lui à l’école.
Alice se redressa, mue par l’amertume tandis qu’elle se
concentrait sur l’instant présent.
— Tu m’en as pas laissé le temps, répliqua Henry avec une
impatience hargneuse.
Paula l’attendait. Attendait ses baisers, son bras réconfortant qui gisait à présent sur l’épaule d’Alice. Alice, larmoyante, boursouflée, épuisée. Quel contraste avec le jeune
corps de Paula : musclé, mince, vierge des marques de grossesse. Il n’y avait vraiment pas photo.
Forçant ses pensées au-delà de son odeur, de ses propos,
de son bras puissant, pour se concentrer sur ce qui se
passait, laissant la douleur pulser sans relâche dans sa
poitrine, Alice parvint à lâcher :
— Il a pleuré et pleuré et pleuré encore. À s’en faire
tomber les yeux.
Henry enragea. Terry était le plus âgé de sa classe après
avoir raté une année des suites d’une méningite. Il aurait dû
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être le dernier à pleurer. C’était de la faute d’Alice, elle le
gâtait trop, elle le traitait comme un bébé à cause de sa
maladie. Mais plus rien ne clochait chez ce gamin. Henry
s’apprêta à mentionner la coiffure de Terry qui lui donnait
l’air d’une fille ; à quelle autre réaction pouvait-elle
s’attendre ? Mais Alice ne le quittait pas des yeux, son regard
bouillant d’accusation. Henry se détourna. Elle fixa la
courbe de sa mâchoire, ses poils drus, puis se surprit à
contempler Terry.
Le gamin avait été si malade, à peine dix-huit mois plus
tôt. Il avait survécu de justesse. Et Henry leur tournait le
dos, à tous, pour aller la retrouver, cette sale petite pute
volage.
Une prise de conscience sauvage lui martela la poitrine,
et elle ne fit rien pour s’en protéger, n’essaya pas de se recroqueviller, de se pelotonner.
BANG
L’allure droite et fière, Alice sentait ce bras flasque peser
sur son épaule. La prochaine pulsation déchirante de nausée
ne serait pas aussi atroce que celle-ci
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Terry Lawson
BANG
Quand est-ce que tout irait mieux, quand est-ce que cette
terreur s’évanouirait, quand est-ce qu’elle, qu’ils, pourraient
être ailleurs
BANG
Il les quittait pour elle.
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Puis il lâcha l’ancre de son bras et Alice coula dans le
néant. Dans son champ de vision périphérique, elle le voyait
qui lançait Yvonne dans les airs, puis attirait ses enfants
à lui et les serrait, leur murmurant des instructions importantes mais encourageantes, comme un entraîneur de foot
qui motive ses joueurs à la mi-temps.
— Votre papa a un nouveau travail, alors il sera souvent
en déplacement. Vous voyez comme ça attriste Maman ?
Henry ne vit pas Alice se redresser avec raideur, puis
s’avachir à ces mots, défaite, comme s’il lui avait collé un
coup de pied à l’estomac.
— Ça veut dire que vous deux, vous allez devoir l’aider.
Terry, je veux plus entendre que tu pleures à l’école. C’est
pour les petites filles débiles, ajouta-t-il en serrant son poing
et en le pressant contre le menton de son fils.
Henry plongea sa main dans la poche de son pantalon
et en tira deux pièces de deux shillings. Il en plaqua une
dans la paume d’Yvonne en observant la neutralité de son
expression tandis que les yeux de Terry s’agrandissaient
d’impatience.
— Oublie pas ce que je t’ai dit, fit Henry dans un sourire
avant de lui offrir le même cadeau.
— Tu viendras quand même nous voir de temps en temps,
Papa ? demanda Terry, le regard rivé sur la pièce argentée.
— Bien sûr, mon garçon ! On ira au foot. On ira voir
jouer les Hearts !
L’humeur de Terry s’améliora. Il adressa un sourire à son
père puis baissa les yeux vers les deux shillings.
Le comportement d’Alice est si étrange, remarqua Henry
en s’assurant que sa cravate était droite, avant d’effectuer une
sortie planifiée. Elle était assise là, toute ratatinée. Bon, il avait
déclamé son truc, l’avait rassurée au mieux. Il reviendrait pour
jeter un œil aux gamins, les sortir, un milk-shake au Milk Bar.
Ils aimaient ça. Ou des frites au Brattisanni’s. Mais discuter
encore avec Alice ne l’avancerait en rien. Ça ne ferait que provoquer davantage son hostilité, et ce serait mauvais pour les
gosses. Le mieux était de s’éclipser en silence.
Henry se glissa entre les tables. Il adressa un autre regard
mauvais aux vieux. Ils lui rendirent son œillade avec mépris.
Il s’avança jusqu’à eux. Henry se tapota le nez et, l’air enjoué
mais glacial, leur lança :
— Gardez ça en dehors des histoires des autres, ou vous
finirez par vous le faire péter, c’est clair ?
Le couple resta sans voix face à tant d’audace. Il soutint
leur regard quelques secondes, leur adressa un sourire
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Terry Lawson
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radieux puis se dirigea vers la porte de derrière sans se
retourner vers Alice et les enfants.
Mieux valait ne pas faire de scène.
— Y manque pas d’air çui-là, cria Davie Girvan en se
levant, faisant mine de suivre Henry avant d’être retenu par
sa femme, Nessie.
— Reste assis, Davie. T’occupe pas de ces bêtises. C’est
que des horreurs.
Davie se réinstalla à contrecœur. Il ne craignait pas cet
homme mais ne voulait pas faire un scandale devant
Nessie.
À l’intérieur du pub et en chemin vers la porte principale,
Henry échangea quelques hochements de tête et « comment
va ? » Le vieux Doyle est là avec un de ses gamins, Duke,
pensa-t-il, et un autre taré. Quel clan de gangsters : le vieux,
aussi chauve, gras et dérangé qu’un Bouddha psychotique ;
Doyle et sa tignasse clairsemée mais coiffée style Teddy-boy,
ses dents noircies et ses doigts parés d’énormes bagues.
À son passage, il adressa à Henry un long hochement de tête
prédateur. Ouais, considéra-t-il, le meilleur endroit pour
ceux-là, c’est bien ici : perdu pour le centre-ville, mais gagné
pour la banlieue. Le respect que leur témoignaient les autres
buveurs pesait lourd dans l’atmosphère, et l’argent qui passait
de main en main lors de leurs parties de dominos représentait bien plus qu’aucun d’entre eux n’aurait gagné en un
mois de salaire à l’usine ou sur les chantiers de construction.
C’était un pub qu’Henry avait fréquenté quand ils avaient
emménagé ici. Pas le plus proche, mais son préféré. On
pouvait y boire une bonne pinte de Tartan Special. Mais ce
serait sa dernière visite avant un bon bout de temps. En se
dirigeant vers la sortie, il se rendit compte qu’il ne s’était
jamais vraiment plu dans ce coin. Coincé au milieu de nulle
part, non, il ne reviendrait pas.
À la terrasse, Nessie Girvan se remémorait les images de
la famine au Biafra diffusées à la télé la veille au soir. Ces
petites âmes, ça vous brisait le cœur. Et cette ordure, il y
en avait tout un tas comme lui. Elle ne comprenait pas
pourquoi certaines personnes avaient des enfants.
— Quelle sale bête, fit-elle à son Davie.
Il regrettait de ne pas avoir été plus réactif, de ne pas avoir
suivi ce bâtard dans le pub. L’homme avait une dégaine
de filou, il faut l’avouer : le teint olive, un regard dur et
sournois. Davie s’était attaqué à bien plus rude, mais c’était
il y a longtemps.
— Si notre Phil ou notre Alfie avait été là, il aurait pas
joué au con comme ça. Quand je vois des ordures comme
lui, j’aimerais bien être plus jeune. Juste cinq minutes, c’est
le temps qu’il faudrait pour… bon Dieu…
Davie Girvan s’arrêta net, n’en croyant pas ses yeux. Les
enfants s’étaient faufilés par une brèche du grillage et dévalaient la colline vers les berges de la rivière. Elle était peu
profonde à cet endroit, mais la pente se faisait plus raide
jusqu’à des trous d’eau dangereux.
— MADAME ! hurla-t-il à la femme sur sa chaise, le doigt
pointé vers la clôture. FAITES DONC GAFFE À VOS GOSSES,
ENFIN !
Ses gosses
BANG
Dans une panique absolue, Alice observa l’espace vide à ses
côtés, aperçut le trou dans le grillage et s’y précipita. Elle les
vit debout, à mi-chemin entre elle et l’eau sur la pente raide.
— Yvonne ! Viens ici, supplia-t-elle avec tout l’aplomb
qu’elle put rassembler.
Yvonne leva les yeux vers elle et gloussa.
— Nan !
BANG
Terry tenait un bâton. Il fouettait l’herbe haute sur la rive
et couchait de longues touffes sur le sol. Alice l’implora :
— Vous ratez tout un tas de bonbons et de jus de fruits.
Et de la glace aussi !
Un éclair de reconnaissance illumina le regard des enfants.
Ils escaladèrent la berge pour franchir à nouveau la clôture.
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Alice aurait voulu les battre, elle aurait voulu leur mettre
une trempe
elle aurait voulu lui mettre une trempe
Alice Lawson explosa en un lourd sanglot et serra ses enfants
en une étreinte ferme, s’accrochant à leurs vêtements et à
leurs cheveux.
— L’est où la glace, Maman ? demanda Terry.
— On va l’acheter, mon fils, on va l’acheter.
Davie et Nessie Girvan regardèrent la femme abattue
s’éloigner en chancelant, agrippant la main de ses enfants,
aussi vifs et pleins de vie qu’elle semblait brisée.
Carl Ewart
À l’usine
Les particules de métal limé dansaient dans l’air, épaisses
comme des moutons de poussière. Duncan Ewart les sentait
dans ses poumons et dans ses narines. Mais on s’y habituait,
à cette odeur ; vous ne la remarquiez qu’une fois en compétition avec une autre. À présent, elle luttait avec le parfum
bien plus agréable de génoise et de crème anglaise qui
s’échappait de la cantine pour envahir l’atelier. Chaque
battement de porte rappelait à Duncan que l’heure du
déjeuner et le week-end approchaient.
Il maniait sa machine avec dextérité, trichait un peu en
inclinant la pièce pour avoir un meilleur angle d’attaque sur
le métal qu’il manipulait. C’est pervers, pensa-t-il, et en tant
que représentant syndical, il aurait hurlé sur le premier
ouvrier qui aurait tenté de faire des économies et se serait
permis de balancer les règles de sécurité aux orties. Risquer
de perdre ses doigts pour un bonus, tout ça pour le compte
de riches actionnaires du Surrey ou d’on ne sait où ? Merde,
il était taré. Mais c’était ce boulot, le simple fait de trimer.
C’était ton univers, tu y vivais presque non-stop de 9 heures
à 17 h 30. Alors tu t’efforçais de le rendre meilleur, de
n’importe quelle façon.
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Carl Ewart
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Une silhouette floue se dessina à la périphérie de son
champ de vision et Tony Radden passa près de lui, sans
gants ni lunettes de sécurité. Duncan jeta un œil à sa nouvelle montre space-age. 12 h 47. Putain, mais comment ça ?
Presque une heure moins dix. Presque l’heure du déjeuner.
Duncan pensa de nouveau au dilemme qui le préoccupait,
dilemme qu’il rencontrait souvent les vendredis matin.
Le nouveau single d’Elvis, The Wonder of You, sortait aujourd’hui. Ils l’avaient passé en boucle sur Radio One cette
semaine. Ouais, le King était bel et bien de retour. In the
Ghetto et Suspicious Minds étaient meilleures mais elles
n’avaient atteint que la deuxième place du hit-parade. Ce
nouveau titre était commercial, une ballade entraînante, et
Duncan le voyait déjà en haut du classement. Il imaginait
les gens entonnant le refrain d’une voix ivre, dansant un
slow dessus. Si on pouvait pousser les gens à chanter et à
danser, c’était gagné. La pause-déjeuner durait pile soixante
minutes, et le bus n°1 pour Leith et le disquaire Ards
mettait un quart d’heure aller, même chose pour le retour.
Ce qui laissait assez de temps pour acheter le disque, et
prendre un sandwich et une tasse de thé au Canasta. C’était
un choix simple : acheter le vinyle ou prendre son temps
pour déguster une tourte et une pinte au Speirs’s Bar, le pub
le plus proche de l’usine. Les parfums de la cantine annonçaient la fin de semaine, un délicieux repas se préparait. Ils
faisaient toujours un effort le vendredi parce qu’on était plus
tenté d’aller au pub à l’heure du déjeuner et que, du coup,
productivité et digestion en ce dernier après-midi de la
semaine ne faisaient pas forcément bon ménage.
Duncan éteignit sa machine. Elvis Aaron Presley. Le King.
Pas de doute. Ça serait donc le disque. Il regarda à nouveau
sa montre et décida de sortir en bleu de travail, pointant à la
hâte et sprintant pour attraper le bus devant le portail de
l’usine. Il avait négocié avec la direction pour qu’on installe
des casiers, afin que les ouvriers puissent circuler en « civil »
et ne mettre leurs bleus qu’une fois arrivés au travail. En
pratique peu d’entre eux s’embêtaient avec ça, lui non plus,
sauf s’ils allaient directement en ville le vendredi après le
boulot. Il s’installa à l’étage, au fond du bus et, retrouvant sa
respiration, alluma une Regal en se disant que s’il trouvait
un exemplaire de The Wonder of You, il le ferait passer au
Tartan Club pour Maria. Le ronronnement du moteur
semblait faire écho à son propre contentement tandis qu’il
se détendait, dans la chaude odeur de renfermé que dégageait la cabine.
Ouais, le week-end s’annonçait bien. Killie jouait à
Dunfermline le lendemain, et Tommy McLean était à
nouveau sur pied. Le Petit Homme allait placer de beaux
centres, ceux qu’adoraient Eddie Morrison et le nouveau,
Mathie. Mathie et l’autre jeune, McSherry qu’ils l’appelaient,
avaient l’air de joueurs prometteurs ; Duncan avait toujours
aimé voir les matchs de Dunfermline et les considérait
comme une sorte de version orientale de Kilmarnock : les
deux équipes de petites villes minières avaient atteint la gloire
au cours des dix années passées et avaient affronté les
meilleures formations européennes.
— Ces satanés bus, ils valent vraiment que dalle, lui cria
un vieux, une Capstan aux lèvres, le crâne surmonté d’un
bonnet, interrompant le cours de ses pensées. Vingt-cinq
minutes, que j’ai attendu. Z’auraient jamais dû supprimer
le tram.
— Ouais, c’est sûr, sourit Duncan, se laissant gagner par
l’impatience à l’idée du week-end à venir.
— Z’auraient jamais dû supprimer le tram, répéta le
vieux, comme pour lui-même.
Depuis son exil à Édimbourg, Duncan partageait ses
samedis après-midi entre les stades d’Easter Road et de
Tynecastle. Il avait toujours préféré le second, pas pour des
questions pratiques mais parce qu’il faisait ressurgir en lui
les souvenirs de ce grand jour de 1964 quand, lors du dernier
match de la saison, les Hearts n’avaient qu’à faire match nul
contre Killie à domicile pour remporter le championnat. Ils
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Carl Ewart
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pouvaient même se permettre de perdre 1-0. Kilmarnock
devait gagner par deux buts avant de hisser pour la première
fois de leur histoire le drapeau de la victoire. Hors de
l’Ayrshire, personne ne leur donnait une chance, mais
lorsque Bobby Ferguson avait fait ce magnifique arrêt face à
Alan Gordon, Duncan avait su que leur jour de chance était
arrivé. Et quand, après leur triomphe, il avait passé trois
jours entiers à boire, Maria ne s’était pas plainte.
Ils venaient de se fiancer, son attitude était naze, mais elle
l’avait bien pris. Et c’était son côté merveilleux, elle comprenait, savait ce que ça signifiait pour lui sans qu’il ait à ouvrir
la bouche, savait aussi qu’il ne prenait pas de libertés à la
légère.
The Wonder of You. Duncan pensa à Maria, comme il avait
été envoûté par sa magie, comme l’avoir rencontrée avait été
une bénédiction. Comme il lui passerait la chanson ce soir,
à elle et au petit gars. Il descendit à Junction Street et se dit
que la musique avait toujours été le pivot de son existence,
qu’il était toujours envahi d’une excitation enfantine
lorsqu’il s’agissait d’acheter un disque. C’était Noël chaque
semaine. Cette sensation d’impatience : ne pas savoir s’ils
l’auraient en stock, s’il serait déjà épuisé, peu importe. Il lui
faudrait peut-être aller au Bandparts samedi matin pour en
réserver un exemplaire. En chemin vers Ards, sa gorge devenait sèche et son cœur lui martelait la poitrine. Il ouvrit la
porte, entra et s’approcha de la caisse. Derrière le comptoir,
le visage de Big Liz, badigeonné d’une épaisse couche de
maquillage sous un casque rigide de cheveux laqués, s’épanouit en le reconnaissant. Elle brandit un exemplaire de
The Wonder of You.
— Je me suis dit que tu le chercherais, Duncan, fit-elle avant
d’ajouter dans un murmure : Je l’ai mis de côté pour toi.
— Wow, super Liz, t’es un vrai génie, sourit-il en se séparant joyeusement de son billet de dix livres.
— Tu me dois un verre, répliqua-t-elle, les sourcils arqués
pour ponctuer son numéro de séduction.
Duncan afficha un sourire forcé et détaché.
— S’il atteint la première place du classement, réponditil en essayant de ne pas paraître déconcerté.
On se faisait plus souvent draguer une fois marié, paraîtil, et c’est bien vrai, considéra-t-il. Ou peut-être qu’on le
remarquait plus.
Liz émit un rire bien trop enthousiaste qui poussa encore
plus vite Duncan vers la sortie. En passant la porte, il l’entendit ajouter :
— J’oublierai pas !
Duncan se sentit mal à l’aise quelques minutes encore. Il
pensait à Liz, mais même là, dans la rue devant la boutique,
il n’arrivait plus à se remémorer son visage. Il ne voyait que
Maria.
Enfin, il avait eu son disque. C’était un bon présage. Killie
allait sûrement gagner, bien qu’avec les coupures de courant
on ne savait jamais jusqu’à quand les matchs allaient se
jouer, vu que la nuit tombait de plus en plus tôt. C’était le
prix à payer pour s’être débarrassé de ce bâtard de Heath
et des Tories. C’était génial de savoir que ces branleurs ne
pourraient plus se foutre éternellement de la gueule des
travailleurs.
Ses parents avaient fait des sacrifices, déterminés à ce qu’il
ne descende pas au fond du puits comme son père. Ils
avaient insisté pour qu’il devienne apprenti et qu’il se dégotte
un boulot sûr. On l’avait envoyé vivre chez une tante à
Glasgow, où il avait passé son temps dans un atelier d’usinage à Kinning Park.
Glasgow était immense, prétentieuse, vibrante et violente,
pour lui qui avait toujours été habitué à une vie de petite
ville, mais il était facile à vivre et apprécié à l’usine. Son
meilleur ami au boulot s’appelait Matt Muir, originaire de
Govan, un supporter fanatique des Rangers qui avait pris sa
carte au Parti. Tous les ouvriers de l’usine étaient fans des
Rangers et, en bon socialiste, il avait honte d’avoir obtenu
son poste d’apprenti, comme ses collègues, grâce aux contacts
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Carl Ewart
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francs-maçons de sa famille. Son père ne voyait aucune
contradiction entre la franc-maçonnerie et le socialisme, et
nombre des habitués de la tribune ouvrière du stade d’Ibrox
étaient politiquement actifs, et même dans certains cas,
comme pour Matt, avaient pris leur carte au Parti.
— Les premiers bâtards qui dégusteront, ça sera ces
connards du Vatican, expliquait-il avec enthousiasme. On
alignera tous ces enculés contre un mur.
Matt le tenait informé des choses indispensables,
comment s’habiller, dans quelles boîtes aller, il lui montrait
les gars aux rasoirs, et surtout, les filles qui sortaient avec
eux, et qu’il ne fallait donc pas inviter à danser. Et puis il y
avait eu cette virée à Édimbourg, un soir avec des potes ; ils
étaient allés en discothèque à Tollcross, où il avait aperçu la
fille en robe bleue. Lorsqu’il la regardait, il avait l’impression qu’on lui arrachait de force chacune de ses respirations.
Même si Édimbourg était soi-disant plus tranquille que
Glasgow, et même si Matt lui affirmait que les couteaux et
les rasoirs étaient rarement dégainés, il y avait eu une
bagarre. Un gars robuste en avait frappé un autre et ne
comptait pas s’arrêter là. Duncan et Matt étaient intervenus et avaient réussi à calmer le jeu. Par bonheur, l’un des
bénéficiaires de leur intervention faisait partie du groupe de
potes de la fille qui avait hypnotisé Duncan toute la soirée
mais qu’il n’avait pas osé inviter à danser. Il observait Maria,
ses pommettes, sa manie de baisser les yeux qui lui donnait
un air dédaigneux, impression qui s’effaçait dès qu’on lui
parlait.
Encore mieux, le gars avec qui ils avaient sympathisé
s’appelait Lenny et c’était le frère de Maria.
Maria était catholique, bien que son père ait une amertume inexpliquée envers les prêtres et qu’il n’aille plus à
l’église. Sa femme et ses enfants avaient fini par suivre son
exemple. Duncan s’inquiétait néanmoins des réactions de
sa propre famille à l’annonce de son mariage, et il fit le
déplacement jusque dans l’Ayrshire pour en discuter.
Le père de Duncan était un homme calme et réfléchi. On
prenait souvent sa timidité pour de la rudesse, impression
renforcée par sa grande taille (presque un mètre quatrevingt-dix) dont avait hérité Duncan, en plus de sa chevelure blond clair. Son père écouta sa déclaration en silence,
lui adressant de temps à autre un hochement de tête encourageant. Lorsqu’il parla enfin, il avait l’intonation d’un
homme qui se sent grossièrement incompris.
— Je déteste pas les cathos, mon garçon. J’ai rien contre la
religion de personne. C’est ces porcs du Vatican, ceux qui
rabaissent les autres, qui les maintiennent dans l’ignorance
pour s’en mettre plein les poches, c’est ce genre d’ordures
que je déteste.
Rassuré, Duncan décida de dissimuler au père de Maria
ses relations franc-maçonnes, car il semblait détester cet
ordre autant qu’il haïssait les prêtres. Ils s’unirent en un
mariage civil aux Victoria’s Buildings d’Édimbourg, et organisèrent une réception à l’étage d’un pub de Cowgate.
Duncan appréhendait un discours orange, voire rouge, de
Matt Muir, et il avait donc demandé à Ronnie Lambie, son
meilleur ami d’enfance, de s’y coller. Malheureusement,
Ronnie était plutôt ivre et avait prononcé un discours antiÉdimbourg qui avait vexé beaucoup de convives et, l’alcool
coulant à flots, avait provoqué un violent échange de coups
de poing. Duncan et Maria avaient pris cela comme le
signal du départ et s’étaient rendus à la chambre louée pour
l’occasion dans une maison d’hôtes de Portobello.
De retour à l’usine et à sa machine, Duncan fredonnait
The Wonder of You, la mélodie tournant en boucle dans son
esprit tandis que le métal cédait à la lame aiguisée du tour.
Puis la lumière des grandes fenêtres s’assombrit. Quelqu’un
se tenait à ses côtés. Il éteignit la machine et leva la tête.
Duncan ne connaissait pas vraiment cet homme. Il l’avait
aperçu à la cantine, dans le bus aussi, visiblement un nonfumeur puisqu’il s’asseyait toujours à l’étage du bas. Duncan
avait dans l’idée qu’ils habitaient dans la même cité,
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l’homme descendait un arrêt avant le sien. Mesurant environ un mètre cinquante, le gars avait de courts cheveux
bruns et des yeux vifs. Duncan avait pu remarquer son attitude enjouée et pétillante, en décalage avec son apparence
physique : d’une beauté suffisamment conventionnelle pour
s’accompagner de narcissisme. Mais à présent, l’homme se
tenait devant lui dans un état d’agitation extrême. Énervé
et anxieux, il lâcha :
— Ewart, Ewart Duncan ? Z’êtes le représentant ?
Ils remarquèrent tous les deux la rime cocasse et échangèrent un sourire.
— Duncan le représentant syndiquant. Quel vent ?
continua-t-il à blaguer. Il connaissait cette routine par cœur.
Mais l’homme ne riait plus. Il lança, hors d’haleine :
— Chuis Wullie Birrell. Ma femme… Sandra… Elle est
en train d’accoucher… Abercrombie… y veut pas me
laisser aller à l’hosto… le congé maladie… la commande de
Crofton qui doit partir… y dit que si je quitte mon poste
aujourd’hui, je le quitte pour toujours…
En deux battements, l’indignation se logea dans la poitrine de Duncan, comme le chatouillement d’un début de
bronchite. Il grinça des dents puis parla avec une autorité
tranquille.
— Va à l’hôpital immédiatement, Wullie. Y a qu’un seul
gars qui perdra son boulot pour de bon, et c’est Abercrombie.
Je peux t’assurer qu’il va te présenter des excuses bien
plates !
— Faut que je pointe ou pas ? demanda Wullie Birrell, un
tressaillement de ses paupières contractant son visage en un
tic nerveux.
— T’inquiète pas pour ça, Wullie, vas-y. Prends un taxi
et demande une facture, je m’arrangerai pour que le syndicat la rembourse.
Wullie Birrell lui adressa un hochement de tête reconnaissant et se précipita vers la sortie. Il était déjà dehors
quand Duncan posa ses outils et décrocha le téléphone
de la cantine pour appeler le délégué syndical, puis le
secrétaire de la filiale, les bruits de casseroles et de couverts
résonnant à ses oreilles. Il irait ensuite voir le directeur de
l’usine, M. Catter, pour déposer une plainte officielle.
Catter écouta les griefs de Duncan avec calme, non sans
une certaine montée d’inquiétude. Il fallait vraiment faire
partir la commande Crofton, c’était essentiel. Et Ewart,
eh bien, il pouvait pousser tous les ouvriers de l’usine à
quitter leur poste en soutien à ce dénommé Birrell. Mais
à quoi pouvait bien penser ce clown d’Abercrombie ?
Évidemment, Catter lui avait demandé de faire en sorte que
cette loi soit respectée par tous les moyens, et oui, il avait
utilisé ces termes exacts, mais le crétin avait visiblement
perdu la tête, perdu la boule.
Catter détaillait le grand homme au visage avenant qui lui
faisait face. Il en avait vu des gars aux dents longues chez les
syndicalistes. Ils le détestaient, haïssaient l’entreprise et tout
ce qu’elle représentait. Ewart n’était pas comme eux. Ses
yeux brillaient d’un éclat chaleureux, d’une droiture calme
et, si on les observait attentivement, dégageaient plus
d’humour et de malice que de colère.
— Il semble y avoir eu un malentendu, Monsieur Ewart,
fit Catter lentement avant de lui offrir un sourire qu’il
espérait contagieux. J’expliquerai votre point de vue à
M. Abercrombie.
— Bien. Je vous en suis reconnaissant.
Pour sa part, Duncan appréciait Catter qui lui avait
toujours semblé être un homme juste et honnête. Lorsqu’il
imposait les étranges dictats venus d’en haut, on voyait qu’il
ne le faisait pas de gaieté de cœur. Et ça ne devait pas être
marrant d’essayer de garder le contrôle d’imbéciles comme
Abercrombie.
Abercrombie. Quel taré.
En chemin vers sa machine, Duncan Ewart ne put résister et passa la tête dans ce placard éloigné de l’atelier
qu’Abercrombie appelait son bureau.
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— Merci, Tam !
Abercrombie leva les yeux de sa paperasse tachée de graisse
et étalée sur son plan de travail.
— Pourquoi ?
Il s’efforça de feindre la surprise mais ne put s’empêcher
de rougir. Il était harassé, sous pression, et il n’avait pas été
net face à Birrell. Et voilà qu’il venait de mettre la balle dans
le camp d’Ewart, ce connard de bolchevique.
Duncan lui adressa un sourire grave.
— Pour avoir essayé de maintenir Wullie Birrell à son
poste un vendredi après-midi, quand tous les gars n’ont
qu’une envie, c’est de lâcher leurs outils. Quel numéro de
management. J’ai rectifié le tir, je viens de lui dire de
partir, ajouta-t-il d’un ton suffisant.
Une boule de haine explosa dans la poitrine d’Abercrombie
et se propagea jusqu’aux extrémités de ses mains et de
ses pieds. Ses joues s’empourprèrent encore et il se mit à
trembler. Il ne pouvait pas s’en empêcher. Ce bâtard
d’Ewart : mais pour qui est-ce qu’il se prenait, ce con ?
— C’est moi qui dirige l’atelier ! Tâche de pas l’oublier,
putain !
L’éclat de colère d’Abercrombie fit naître un sourire sur le
visage de Duncan.
— Désolé, Tam, mais la cavalerie est déjà en route.
L’expression d’Abercrombie se décomposa à cet instant,
non pas aux paroles de Duncan, mais à la vue de Catter,
regard de pierre, qui venait d’apparaître derrière le représentant, comme si son entrée avait été orchestrée. Pire encore,
il arriva dans le cagibi en compagnie du délégué, Bobby
Affleck. C’était un homme râblé au cou de taureau qui
dégageait une férocité intimidante dans ses moments
d’irritation légère. Sauf que là, Abercrombie en était
conscient, le délégué bouillait d’une rage incandescente.
Duncan adressa un sourire à Abercrombie, un clin d’œil à
Affleck puis quitta la pièce en fermant la porte derrière lui.
La paroi de fin contreplaqué s’avéra n’être qu’une piètre barrière pour contenir la furie d’Affleck.
Comme par miracle, toutes les perceuses, toutes les
machines de l’atelier s’éteignirent l’une après l’autre, remplacées par des rires sonores qui se répandirent comme une
traînée de couleur sur les murs ternes et bétonnés de l’usine.
Billy Birrell
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Billy Birrell
Deux pestes royales
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Perché sur le buffet, le fils de Duncan Ewart, Carl,
dansait sur une chanson de Count Basie. Elvis avait tourné
en boucle ce week-end et Duncan avait un verre dans le nez,
à peine de retour de Fife, où Killie et Dunfermline avaient
fait match nul. Son fils et lui avaient temporairement la
même taille, et le garçon imitait ses mouvements de danse.
Maria entra dans le salon et se joignit à eux. Elle souleva le
joyeux gamin et le fit tournoyer en chantant :
— Le véritable sang royal c’est rare, moi j’ai deux pestes
royales, j’ai Carl, j’ai Duncan…
L’enfant avait la blondeur des Ewart. Duncan se demandait si, une fois inscrit à l’école, Carl se retrouverait affublé
du même surnom qu’on lui donnait à l’usine, le « Gamin
Galak ». Duncan espérait, tandis que Maria reposait le
garçon sur le sol, qu’aucun d’entre eux n’aurait besoin de
porter de lunettes. Il sentit le bras de Maria glisser sur ses
hanches, il fit volte-face, et ils échangèrent un câlin et un
long baiser. Carl ne savait pas trop quoi faire et, se sentant
mis à l’écart, il s’accrocha à leurs jambes.
La sonnette retentit et Maria alla répondre, donnant à
Duncan l’occasion de mettre un disque d’Elvis, In the Ghetto.
Maria se trouva face à un homme à la mâchoire carrée,
visiblement surpris. Elle ne l’avait jamais vu, il serrait dans
sa main une bouteille de whisky et un dessin qui semblait
être l’œuvre d’un enfant. Il était plutôt ivre et joyeux, bien
qu’un peu gêné.
— Euh, j’m’excuse, Madame, euh, Ewart, euh, votre
homme est là ?
— Oui… Attendez une seconde.
Elle appela Duncan qui fit entrer Wullie et le présenta à
Maria comme un ami du travail.
Wullie Birrell se sentit honoré par la familiarité de
Duncan, mais un peu embarrassé tout de même.
— Monsieur Ewart, euh, Johnny Dawson m’a donné
votre adresse… Je passe juste pour vous remercier, pour
l’autre jour, toussota Wullie. J’ai entendu dire qu’on s’était
bien foutu d’Abercrombie.
Duncan sourit, mais en réalité, il avait éprouvé une certaine culpabilité devant l’humiliation d’Abercrombie. Ce
gars avait besoin qu’on le remette à sa place, et oui, Duncan
avait eu envie de se marrer. Et puis, il avait lu la douleur sur
le visage d’Abercrombie alors qu’il traversait le parking à
l’heure de la fermeture. Tam Abercrombie était généralement le dernier à quitter les lieux, mais ce jour-là, il avait
été bien pressé de passer la porte. Un truc qu’il avait appris
de son père, c’était d’essayer de ne pas juger les gens trop
vite, même un ennemi. On ne sait jamais contre quelles
merdes ils sont en train de lutter, chaque jour de leur vie.
Abercrombie dégageait quelque chose, quelque chose de
brisé, et par un poids bien plus lourd que l’incident de la
journée.
Mais qu’il aille se faire foutre, la femme de Wullie Birrell
était en train d’accoucher. Pour qui il se prenait, Abercrombie,
pour lui interdire d’aller retrouver son épouse ?
— Pas plus qu’il le méritait, Wullie, répondit Duncan
avec un sourire mauvais. Et appelle-moi Duncan, nom d’un
chien. Ouais, cette lopette était pas franchement ravie, mais
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ne prononçons plus son nom chez moi. Comment va ta
femme ? Des nouvelles ?
Il détailla Wullie de la tête aux pieds, et connaissait déjà
la réponse.
— Un petit garçon. Trois kilos et demi. C’est notre
deuxième gars. Il est sorti en hurlant et en moulinant des
guiboles, et il s’est pas arrêté depuis. Pas comme notre premier. Lui, il est calme. Il doit avoir le même âge que çui-ci,
ajouta-t-il avant d’adresser un sourire à Carl qui observait
cet inconnu, veillant à rester à distance raisonnable de sa
mère. Vous en avez d’autres ?
Duncan éclata de rire et Maria leva les yeux au ciel.
— Celui-là nous suffit largement, répondit Duncan en
baissant la voix. On avait préparé les valises avant qu’il
arrive, on voulait s’acheter deux billets pour l’Amérique,
louer une voiture et faire une virée. Voir New York, la
Nouvelle-Orléans, Memphis, Nashville, Las Vegas, la totale.
Et puis, on a eu notre petit accident, là, fit-il en caressant
les cheveux blond platine de Carl.
— Arrête de l’appeler comme ça, Duncan, il va grandir
en pensant qu’on voulait pas de lui, chuchota Maria.
Duncan regarda son fils.
— Nan, on échangerait pas notre petit Lièvre de Mars,
pour rien au monde, hein mon pote ?
— Va mettre Elvis, Papa.
Duncan se délecta de cette requête.
— Bonne idée, mon fils, mais je vais d’abord aller chercher
quelques bières et des verres, pour arroser la venue du bébé.
Ça te va, de la bière d’export, Wullie ?
— Ouais, très bien, Duncan, et oublie pas des verres à
shot pour le whisky.
— Ça me va, répliqua Duncan en lançant un clin d’œil
à Maria avant de partir à la cuisine, Carl à ses trousses.
D’un air d’excuse, Wullie tendit à Maria le dessin qu’il
avait apporté. C’était l’œuvre d’un enfant, une famille tout
en ronds et en bâtons. Maria la tint à la lumière et déchiffra
le texte qui l’accompagnait.
C’était une histoire
Un nouveau bébé par William Birrell cinq
ans école primaire de saughton raconté à
Wendy hines onze ans et écrit par Bobby
Sharp huit ans.
Je m’apel William mais tout le monde m’apel
Billy mon papa ces Billy aussi et on va avoir
un nouvo bébé. J’aime le foot et les Hibs
d’Edinbour ces la meilleur équipe papa va
m’emmener les voir mais pas le nouveau bébé
pasqu’il est encore dans son berso maman a
fait un feu et elle s’apel Sandra Birrell et elle
est grosse a cause du bébé.
J’abite dans un grand apartement avec des
fenaitres et j’ai une copine elle s’appel Sally
et elle a set ans elle est en classe avec les plus
grans mon voisin messieu colins est vieu
— C’est super.
— Ils sont géniaux, à cette école. Ils s’arrangent pour
mélanger les catégories d’âges, les plus grands aident les
instits à s’occuper des petits, expliqua Wullie.
— C’est bien, parce que le nôtre va y rentrer à la fin de
l’été. Votre aîné, ça doit être un gamin intelligent.
La fierté et l’alcool s’associèrent pour donner à son visage
une saine rougeur.
— Il l’avait préparé pour mon retour de l’hôpital. Ouais,
je pense que Billy va être le cerveau, et notre nouveau,
Robert qu’on l’a appelé, ça sera le bagarreur. Ouais, il est
sorti en hurlant et en moulinant des pieds, il a bien déchiré
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ma femme… fit Wullie, puis il rougit face à Maria. Euh,
pardon, je voulais dire…
Maria rit de bon cœur et fit un geste de la main tandis
que Duncan revenait avec les verres sur un plateau Youngers
qu’il avait piqué au Tartan Club, un soir de beuverie.
Billy Birrell était entré à l’école l’année précédente. Wullie
était fier de son fils, même s’il était obligé de le surveiller en
permanence lorsqu’il manipulait des allumettes. L’enfant
semblait obsédé par le feu, en allumait dans le jardin, dans
les poubelles, partout où il en avait l’occasion, et un soir,
il avait failli réduire la maison à un tas de cendres.
— C’est bien qu’il aime le feu, Wullie, avança Duncan sous
l’effet de l’alcool ingurgité en plus de ses verres précédents.
Apollon, le dieu du feu, c’est aussi le dieu de la lumière.
— Tant mieux, parce que, de la lumière, on en aurait eu
si les rideaux s’étaient embrasés…
— C’est une impulsion révolutionnaire, Wullie, parfois
on a besoin de tout détruire, de tout brûler jusqu’au sol
pour mieux reconstruire, rigola Duncan en se resservant un
verre de whisky.
— N’importe quoi, fit Maria d’un ton méprisant sans
quitter des yeux le liquide versé par Duncan et y ajoutant
de la limonade pour diluer l’alcool.
Duncan passa un autre verre à Wullie.
— Je veux simplement dire… le soleil, c’est du feu, mais
c’est aussi la lumière, la guérison.
Maria ne comptait pas gober cette histoire.
— Wullie aurait eu bien besoin d’une guérison, s’il s’était
réveillé avec des brûlures au troisième degré.
Wullie culpabilisait d’avoir dénigré son fils malgré lui,
devant des inconnus.
— C’est un bon garçon, enfin, j’essaie juste de lui
apprendre la différence entre le bien et le mal… marmonnat-il, l’alcool et la fatigue s’insinuant en lui peu à peu.
— C’est un monde difficile, aujourd’hui, pas comme celui
dans lequel on a grandi, fit Duncan. On sait plus vraiment
quoi leur apprendre. Enfin je veux dire, y a les trucs élémentaires, genre, soutiens tes amis, ne franchis jamais un piquet
de grève…
— Ne frappe jamais une fille, acquiesça Wullie.
— Absolument, répliqua Duncan d’un ton sec tandis que
Maria lui lançait un regard essaie-un-peu-pour-voir-monpote. Ne balance jamais personne aux flics…
— … ni ami ni ennemi, compléta Wullie.
— Voilà ce que je vais faire, moi, remplacer les dix commandements par les miens. Ils seront plus utiles aux enfants
que ces histoires de Spock ou je sais pas quoi. Achète un
disque chaque semaine, ça serait un de mes commandements… Impossible de passer une semaine entière sans
attendre avec impatience une nouvelle chanson…
— Si tu veux donner des règles de vie à tes gosses,
pourquoi ne pas essayer « tu ne rempliras pas les poches des
brasseurs et des bookmakers », fit Maria dans un rire.
— Y a des trucs plus compliqués que d’autres, dit Duncan
à Wullie, qui hocha la tête avec sagesse.
Ils passèrent presque toute la nuit à boire et à évoquer leur
passé, avant le développement urbain de la banlieue et la
construction des nouveaux immeubles. Pour eux, ces bâtiments étaient la plus belle chose qui soit arrivée à la classe
ouvrière. Maria venait de Tollcross, Wullie et sa femme de
Leith, en passant par les préfabriqués de West Granton.
On leur avait proposé un logement à Muirhouse mais ils
s’étaient installés ici pour être plus proches de la mère de
Sandra, qui était souffrante et vivait à Chesser.
— On habite dans la partie ancienne de la cité, expliqua
Wullie d’un ton d’excuses. C’est pas aussi chic qu’ici.
Duncan essaya de refouler son sentiment de supériorité,
mais c’était une sorte de consensus dans le coin : les nouveaux
appartements étaient les meilleurs. Les Ewart, comme
nombre de familles dans le quartier, profitaient de ces habitations lumineuses. Les voisins faisaient tous l’éloge du
chauffage au sol, qui permettait de maintenir l’appartement
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à température grâce à un seul bouton. Le père de Maria était
récemment décédé de tuberculose dans son immeuble
humide de Tollcross : tout ça n’était plus que de l’histoire
ancienne. Duncan adorait le carrelage chaud sous les tapis.
On glissait les pieds sous la carpette devant la cheminée,
c’était un véritable luxe.
Puis l’hiver arriva, et avec lui les premières factures, et tous
les systèmes de chauffage central de la cité s’éteignirent ;
avec une synchronisation si parfaite qu’on les aurait dit
manipulés par une seule et même personne.