Le vieil homme et le coupeur
Transcription
Le vieil homme et le coupeur
1 Dans un champ de cannes à sucre près de Babin, la récolte a commencé depuis une semaine. L’immobilité des cannes coupées, amplifie la lumière, rendant l’air désespérément immobile, encore plus brûlant. L’herbe jaunie par le soleil, laisse échapper les vapeurs desséchées de la terre fendillée, faisant haleter les animaux assoiffés. En dépit de la chaleur étouffante, la campagne est animée comme toutes les journées en cette période. Aujourd’hui, un vieil homme repu de tout cela, vient s’installer sous l’ombrage d’un manguier. Il est là, immobile depuis une demi-heure, son regard explore le temps, gonflant sa mémoire de souvenirs miséreux. La fraîcheur de l’alizé berce son repos, et fait frissonner les feuilles de cannes. Les senteurs sucrées qu’exhale la récolte, rendent ses inspirations plus profondes, comme s’il voulait garder dans son corps, ces odeurs particulières. Calmement, il imagine le sucre continuer à monter dans le tronc des cannes, comme son sang dans ses veines. -9- Dans le champ, un jeune coupeur résigné, va de son « Hon » à chaque coupe, faisant virevolter un dérisoire chapeau de paille qui ne protège que sa nuque. Soudain, les coups de machette qui secouent la canne comme une liane de bambou sous le vent, lézardent cette journée qui a commencé comme toutes les autres. Le vieil homme tend l’oreille, d’un bond se redresse, décoche un regard au coupeur, tandis que la sueur qui perle sur sa propre peau excite l’ardeur de ses sens. Incapable de se contenir, comme s’il se confondait à la canne et à la terre, son cri éclate comme un coup de fouet, résonnant dans le royaume du sacrilège, rendant l’atmosphère encore plus tendue. - Eh ! Toi là-bas ? En se dirigeant à grandes enjambées vers le coupeur. Celui-ci un instant paralysé de surprise, se retourne et lui lance : - Qu’y a-t-il, je le fais mal ? - Pire que ça ! Réplique le vieil homme avec un orgueil bafoué. Qui t’a appris à couper la canne ? - Personne, répond le coupeur, à mi-voix, presque honteux. Les yeux du vieil homme sont noyés par l’outrance, on dirait qu’il est retourné de l’intérieur. Il regarde attentivement les mains du coupeur et lui demande : - 10 - - Que faisais-tu avant ? - J’étudie l’agronomie. Sans chercher à comprendre, et à la façon des vieux paysans, il s’insurge, en exagérant fortement l’erreur du coupeur. - Je ne comprends pas, mais on vous apprend quoi là-dedans ? La canne se coupe au ras de la souche, on ne laisse pas un demi-mètre dans le sol. D’un ton autoritaire, le visage imperturbable, la main tendue vers le coupeur : - Donne-moi ça ! dit-il. Subjugué par l’intonation, le coupeur lui tend son coutelas. D’un geste précis et rapide, le vieil homme coupe les cannes et taille les flèches sous le regard admiratif du jeune homme. - on dirait de la magie, pense-t-il. - Voilà, c’est comme ça que l’on coupe la canne. Le coupeur confus, murmure : - Merci. Je suis désolé. - Allons, personne ne sait tout faire à sa naissance… tiens ! lui rendant son outil. Je vais t’apprendre. Les paysans sont comme ça, et leurs convictions n’admettent aucune réplique. Alors, le vieil homme explique au coupeur la technique de coupe, valorisant le savoir-faire des gens de la - 11 - terre, tout en s’enfonçant dans l’histoire ancienne : souvenirs d’esclavage, souvenirs du temps Sorin. - Vous avez connu le temps Sorin ? lui demande le coupeur d’un air curieux. - Et comment je l’ai connu ! - Racontez-moi ! Le vieil homme se souvient de cette époque, et ferme ses paupières comme s’il voulait fuir ce souvenir. Visiblement, il est troublé par la question. Lentement le crépuscule distille sa mélancolie, et le champ de cannes se repose de la récolte. Soudain, on entend les cloches de Vieux-Bourg emportées par le vent du sud. Le vieil homme lève la tête, regarde l’horizon teinté de rouge comme s’il lisait l’heure sur le soleil, et bougonne : - Il est six heures, une autre fois… Il prend congé du coupeur qui lui tend la main. La saisissant, il est maintenant dérangé par un étrange sentiment. La tendresse de cette main, fait renaître chez lui la sensation d’une mémoire oubliée, libérant une profusion de souvenirs. Etonné, il regarde ses mains, les découvre différentes, dures, rugueuses, accrochées à ses poignets avec des doigts tordus comme des ceps de vigne. Son étonnement se transforme rapidement en angoisse, en même temps que se forme au coin de ses lèvres un pli amer. Alors, il cherche en lui un réconfort, en se demandant : - 12 - - Est-ce la terre qui m’a tant abîmé les mains ? Tout en poursuivant le chemin pensif de cette angoisse, silencieusement, il hâte le pas, arpentant le petit sentier sinueux qui mène à sa maison. Arrivé devant la source gorgée de cresson, il s’arrête un moment, quand soudain dans le reflet de l’eau, son image le fascine. Il prend alors conscience de lui, se ressaisit, et lentement, très lentement, il se réaffirme. Progressivement son trouble cesse, et de nouveau, son monde se remet en ordre. Il secoue énergiquement la tête, examine ses mains, et un soupir étouffé lui échappe. Son honneur viril retrouvé, il caresse dans sa poche un petit sachet accroché à une épingle, c’est une amulette contre les mauvais sorts. Imperceptiblement la pénombre devient nuit. Assis devant son refuge sans autre lumière que celle de la lune glissant sur la mer, il reproduit sans s’en rendre compte cette expression de lassitude : - Ah, je sens passer la vie ! La clarté blanchâtre de la lune, accentue la tension des traits de son visage laissés par l’angoisse. Revenu à son silence, il est maintenant ébranlé par une sensation de solitude, et fouille en vain dans le vieux monde de sa jeunesse. Mais c’est à un jour de 1928 qu’appartiennent ses souvenirs. Dans la tiédeur de la nuit, l’ombre d’un soupir - 13 - tourmenté s’échappe de lui, et fait surgir en pleine lumière le terrible souvenir d’il y a cinquante ans. Cette histoire-là est dans sa chair. Le visage immobile, il reste un long moment silencieux dans l’obscurité, pensant à ce jeune homme qu’il a sévèrement réprimé. Sa voix est chargée de sanglots, lorsqu’il confesse son impuissance à aimer les autres. - J’ai l’âme faussée, j’ai l’âme faussée, répètet-il, tout en constatant avec amertume qu’il est devenu insensible, avec une barrière entre lui et les autres. - Je sais que je ne suis pas né comme ça. Mais voilà comme je suis maintenant, s’exclame-t-il enfin. Cette attitude ne fait pourtant pas partie de ce vieil homme rude, fait de terre et de bois. Il n’est jamais sur la défensive, a du courage, de l’humilité et de la patience. Il essaie toujours de comprendre les autres. Mais ce soir, cet homme de volonté, de tolérance et de discernement semble totalement se diluer dans l’irréalité, en portant son regard sur un passé que personne ne soupçonne. Il a pour la première fois, l’impression d’être fané, inutilisé, et se sent comme une terre sans eau. Cependant, il est possible que chaque homme taise un secret. C’est sa condition, il est seul, sans famille, sans rien d’autre, et n’appartient qu’à lui. - 14 - N’essayant même plus de lutter, le visage consterné, il concède : - on est comme on est. Tandis qu’il prononce ces derniers mots, une onde fugace ride l’eau calme de la mer, comme une douce lumière dans le silence. Il se lève péniblement, se dirige vers sa chambre, se dévêt et s’étend sur son lit. Sa solitude remplit l’univers, une immense lassitude s’empare de lui. La vie ne signifie plus rien, tout devient grisaille, un seul nom le harcèle, et accompagne chacun des battements de son cœur. Alors que l’aurore, commence à sillonner le ciel de mille nuances, le vieil homme entend les cloches de Vieux-Bourg sonner les heures malgré les portes fermées. Sont-ce elles qui viennent de le réveiller ? ou alors, les souvenirs tenaces qui ne cessent de frapper aux portes de sa mémoire. Il ne peut plus dormir, s’assoie dans son lit, le corps meurtri de fatigue. - C’est sans doute un rêve, pense-t-il. L’angoisse qu’il a eu à voir ses mains usées par le labeur, est aussi un coup dur pour sa vieille mémoire qui lentement se fige, commence à se voiler, tandis que tout doucement son corps s’enfonce dans le lit. - 15 -