Le vieil homme et le coupeur

Transcription

Le vieil homme et le coupeur
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Dans un champ de cannes à sucre près de
Babin, la récolte a commencé depuis une semaine.
L’immobilité des cannes coupées, amplifie la
lumière, rendant l’air désespérément immobile,
encore plus brûlant. L’herbe jaunie par le soleil,
laisse échapper les vapeurs desséchées de la terre
fendillée, faisant haleter les animaux assoiffés.
En dépit de la chaleur étouffante, la campagne
est animée comme toutes les journées en cette
période. Aujourd’hui, un vieil homme repu de tout
cela, vient s’installer sous l’ombrage d’un manguier.
Il est là, immobile depuis une demi-heure, son
regard explore le temps, gonflant sa mémoire de
souvenirs miséreux. La fraîcheur de l’alizé berce
son repos, et fait frissonner les feuilles de cannes.
Les senteurs sucrées qu’exhale la récolte, rendent
ses inspirations plus profondes, comme s’il voulait
garder dans son corps, ces odeurs particulières.
Calmement, il imagine le sucre continuer à monter
dans le tronc des cannes, comme son sang dans ses
veines.
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Dans le champ, un jeune coupeur résigné, va de
son « Hon » à chaque coupe, faisant virevolter un
dérisoire chapeau de paille qui ne protège que sa
nuque. Soudain, les coups de machette qui
secouent la canne comme une liane de bambou
sous le vent, lézardent cette journée qui a commencé comme toutes les autres.
Le vieil homme tend l’oreille, d’un bond se
redresse, décoche un regard au coupeur, tandis que
la sueur qui perle sur sa propre peau excite l’ardeur
de ses sens. Incapable de se contenir, comme s’il
se confondait à la canne et à la terre, son cri éclate
comme un coup de fouet, résonnant dans le
royaume du sacrilège, rendant l’atmosphère
encore plus tendue.
- Eh ! Toi là-bas ? En se dirigeant à grandes
enjambées vers le coupeur.
Celui-ci un instant paralysé de surprise, se
retourne et lui lance :
- Qu’y a-t-il, je le fais mal ?
- Pire que ça ! Réplique le vieil homme avec un
orgueil bafoué. Qui t’a appris à couper la canne ?
- Personne, répond le coupeur, à mi-voix,
presque honteux.
Les yeux du vieil homme sont noyés par l’outrance, on dirait qu’il est retourné de l’intérieur. Il
regarde attentivement les mains du coupeur et lui
demande :
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- Que faisais-tu avant ?
- J’étudie l’agronomie.
Sans chercher à comprendre, et à la façon des
vieux paysans, il s’insurge, en exagérant fortement
l’erreur du coupeur.
- Je ne comprends pas, mais on vous apprend
quoi là-dedans ? La canne se coupe au ras de la
souche, on ne laisse pas un demi-mètre dans le sol.
D’un ton autoritaire, le visage imperturbable, la
main tendue vers le coupeur :
- Donne-moi ça ! dit-il.
Subjugué par l’intonation, le coupeur lui tend
son coutelas. D’un geste précis et rapide, le vieil
homme coupe les cannes et taille les flèches sous
le regard admiratif du jeune homme.
- on dirait de la magie, pense-t-il.
- Voilà, c’est comme ça que l’on coupe la
canne.
Le coupeur confus, murmure :
- Merci. Je suis désolé.
- Allons, personne ne sait tout faire à sa naissance… tiens ! lui rendant son outil. Je vais
t’apprendre.
Les paysans sont comme ça, et leurs convictions n’admettent aucune réplique. Alors, le vieil
homme explique au coupeur la technique de
coupe, valorisant le savoir-faire des gens de la
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terre, tout en s’enfonçant dans l’histoire ancienne :
souvenirs d’esclavage, souvenirs du temps Sorin.
- Vous avez connu le temps Sorin ? lui
demande le coupeur d’un air curieux.
- Et comment je l’ai connu !
- Racontez-moi !
Le vieil homme se souvient de cette époque, et
ferme ses paupières comme s’il voulait fuir ce souvenir. Visiblement, il est troublé par la question.
Lentement le crépuscule distille sa mélancolie,
et le champ de cannes se repose de la récolte.
Soudain, on entend les cloches de Vieux-Bourg
emportées par le vent du sud. Le vieil homme lève
la tête, regarde l’horizon teinté de rouge comme
s’il lisait l’heure sur le soleil, et bougonne :
- Il est six heures, une autre fois…
Il prend congé du coupeur qui lui tend la main.
La saisissant, il est maintenant dérangé par un
étrange sentiment. La tendresse de cette main, fait
renaître chez lui la sensation d’une mémoire
oubliée, libérant une profusion de souvenirs.
Etonné, il regarde ses mains, les découvre différentes, dures, rugueuses, accrochées à ses poignets
avec des doigts tordus comme des ceps de vigne.
Son étonnement se transforme rapidement en
angoisse, en même temps que se forme au coin de
ses lèvres un pli amer. Alors, il cherche en lui un
réconfort, en se demandant :
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- Est-ce la terre qui m’a tant abîmé les mains ?
Tout en poursuivant le chemin pensif de cette
angoisse, silencieusement, il hâte le pas, arpentant
le petit sentier sinueux qui mène à sa maison.
Arrivé devant la source gorgée de cresson, il s’arrête un moment, quand soudain dans le reflet de
l’eau, son image le fascine. Il prend alors
conscience de lui, se ressaisit, et lentement, très
lentement, il se réaffirme.
Progressivement son trouble cesse, et de nouveau, son monde se remet en ordre. Il secoue énergiquement la tête, examine ses mains, et un soupir
étouffé lui échappe.
Son honneur viril retrouvé, il caresse dans sa
poche un petit sachet accroché à une épingle, c’est
une amulette contre les mauvais sorts.
Imperceptiblement la pénombre devient nuit.
Assis devant son refuge sans autre lumière que
celle de la lune glissant sur la mer, il reproduit sans
s’en rendre compte cette expression de lassitude :
- Ah, je sens passer la vie !
La clarté blanchâtre de la lune, accentue la tension des traits de son visage laissés par l’angoisse.
Revenu à son silence, il est maintenant ébranlé
par une sensation de solitude, et fouille en vain
dans le vieux monde de sa jeunesse. Mais c’est à
un jour de 1928 qu’appartiennent ses souvenirs.
Dans la tiédeur de la nuit, l’ombre d’un soupir
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tourmenté s’échappe de lui, et fait surgir en pleine
lumière le terrible souvenir d’il y a cinquante ans.
Cette histoire-là est dans sa chair.
Le visage immobile, il reste un long moment
silencieux dans l’obscurité, pensant à ce jeune
homme qu’il a sévèrement réprimé. Sa voix est
chargée de sanglots, lorsqu’il confesse son impuissance à aimer les autres.
- J’ai l’âme faussée, j’ai l’âme faussée, répètet-il, tout en constatant avec amertume qu’il est
devenu insensible, avec une barrière entre lui et les
autres.
- Je sais que je ne suis pas né comme ça. Mais
voilà comme je suis maintenant, s’exclame-t-il
enfin.
Cette attitude ne fait pourtant pas partie de ce
vieil homme rude, fait de terre et de bois. Il n’est
jamais sur la défensive, a du courage, de l’humilité
et de la patience. Il essaie toujours de comprendre
les autres. Mais ce soir, cet homme de volonté, de
tolérance et de discernement semble totalement se
diluer dans l’irréalité, en portant son regard sur un
passé que personne ne soupçonne.
Il a pour la première fois, l’impression d’être
fané, inutilisé, et se sent comme une terre sans eau.
Cependant, il est possible que chaque homme
taise un secret. C’est sa condition, il est seul, sans
famille, sans rien d’autre, et n’appartient qu’à lui.
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N’essayant même plus de lutter, le visage
consterné, il concède :
- on est comme on est.
Tandis qu’il prononce ces derniers mots, une
onde fugace ride l’eau calme de la mer, comme
une douce lumière dans le silence.
Il se lève péniblement, se dirige vers sa
chambre, se dévêt et s’étend sur son lit. Sa solitude
remplit l’univers, une immense lassitude s’empare
de lui. La vie ne signifie plus rien, tout devient grisaille, un seul nom le harcèle, et accompagne chacun des battements de son cœur.
Alors que l’aurore, commence à sillonner le
ciel de mille nuances, le vieil homme entend les
cloches de Vieux-Bourg sonner les heures malgré
les portes fermées.
Sont-ce elles qui viennent de le réveiller ? ou
alors, les souvenirs tenaces qui ne cessent de frapper aux portes de sa mémoire.
Il ne peut plus dormir, s’assoie dans son lit, le
corps meurtri de fatigue.
- C’est sans doute un rêve, pense-t-il.
L’angoisse qu’il a eu à voir ses mains usées par
le labeur, est aussi un coup dur pour sa vieille
mémoire qui lentement se fige, commence à se
voiler, tandis que tout doucement son corps s’enfonce dans le lit.
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