Page 1/30 - Raconter la vie

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La nuit est toute noire ; une faible lueur pénètre dans la salle à manger à travers les
volets fermés. Allongée sur mon lit de camp déplié chaque soir, je tête mon index
gauche, de l’autre main je roule l’ourlet d’un mouchoir tout doux. J’entends le
souffle régulier de mon frère Guy. Moi, mes yeux fixent le plafond et comme
d’habitude, je n’arrive pas à dormir. Le silence de ma solitude me terrorise et je vais
bientôt pleurer pour réveiller Guy. Je me caresse le visage avec mon mouchoir.
Même Papeu, ma poupée, dort. Je suis là, abandonnée de tous. Les larmes
commencent à couler avant mes gémissements. Guy appelle :
Maman ! Maman ! Ana pleure !
La porte s’ouvre brusquement et papa surgit, se précipite vers mon lit, tire
violemment la couverture, d’une main il me saisit, de l’autre il m’administre une
volée, et me recolle sur le matelas rabattant drap et couverture puis d’un pas rapide
et sans un mot il regagne sa chambre. Cette fois, je pleure pour quelque chose.
J’étouffe mes sanglots, des fois qu’il reviendrait.
Enfin s’en est terminé de ce rite, les soirs qui suivent, je n’arrive pas plus à
m’endormir, mais je ne dérange plus personne.
Mon lit, il est gris. Gris comme la rue Eugène Gibez où j’habite, gris comme les joues
de papa. Papa, il a les joues grises parce qu’il ne mange pas de fruits, donc pas de
vitamines, c’est maman qui l’a dit. Et même que si on ne mange pas de fruits, on
aura les joues grises comme lui. Aujourd’hui il s’est levé comme si de rien était. Mais
moi je n’ai pas oublié la raclée d’hier soir, et je le déteste. D’abord il est moche, et
puis quand il se lève il sent mauvais. Son visage est pointu de partout et quand il a
pas ses lunettes on dirait une taupe. Ses joues sont creuses, sans doute l’histoire
des vitamines, c’est bien fait !
En tout cas il me fait peur parce qu’il crie tout le temps après nous trois.
C’est Dimanche et on va déjeuner chez Grand-père et Grand-mère. Alors ça, c’est
chouette. D’abord parce que je mets mon beau jupon en tulle sous ma jupe rouge en
velours avec des bretelles et puis il y a toujours des petits cadeaux pour Guy et moi.
Grand-père et Grand-mère ne parlent pas comme nous. Ils roulent les R, disent I au
lieu de U. Enfin c’est rigolo. Des fois aussi, je ne comprends rien du tout parce qu’ils
parlent une autre langue avec Maman. C’est pour pas qu’on comprenne ce qu’ils
disent. Papa, lui, il fait mine de comprendre, mais ça se voit qu’il comprend rien.
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Chez Grand-père et Grand-mère, il y a toujours des amis qui parlent comme eux. Ils
chantent tous ensemble, c’est très beau. Il y a une dame et un monsieur qui ont
quelque chose d’écrit en bleu sur leur bras. Quand je pointe mon index et
demande :
Qu’est-ce-qu’ils ont dessiné sur le bras ?
Chut ! se fâche Maman, on ne montre pas du doigt, je t’expliquerai tout à
l’heure. Face à ce mystère, vexée, je suce goulûment mon index et roule
l’ourlet de mon mouchoir tout doux.
Je rejoins Grand-mère dans la cuisine qui finit de préparer le repas. Je m’assois sur la
chaise escabeau placée au bout de la table, ma poupée serrée dans mes bras. Grandmère malaxe la viande et modèle de jolis clops qu’elle roule dans la farine avant de
les déposer dans la poêle.
Ti vas l"vui " donner à manger à Papeu ?
Oui ! Elle sort une petite assiette et y mélange un peu de farine avec de l’eau
tiède.
Tiens, c’est la bouillie pour ta fille, et voilà une petite "cvillère".
Me voilà réconciliée. J’attache un torchon autour du cou de Papeu et lui donne à
manger. Grand-mère nous parle à toutes deux.
Elle est "geontille" maman demande t’elle à Papeu ?
Puis elle prend une toute petite voix aiguë,
Oh oui ! "Qué c’est bon !
Grand-mère, elle joue avec moi, souvent. Elle accepte même parfois d’être la petite
fille et moi la maman. Et là, elle rit avec moi. Elle me raconte des histoires, elle me
chante des chansons. Il y en a une que j’aime tout particulièrement :
Ma poupée jo lie
Ne veut pas a do-or mir-ir
dors poupée dors dors
Ou je vais ais mou-ou-rir...
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Et comme elle me regarde, je sais bien que sa poupée jolie, c’est moi.
Grand-mère est une petite bonne femme, un peu ronde, les cheveux d’un beau
blanc coiffés en arrière et tenus par des peignes. Des lunettes aux verres épais ne
cachent pas malgré tout ses yeux bleus et je crâne un peu parce que très souvent
on me dit que j’ai ses yeux. Je suis très contente de lui ressembler, enfin ce n’est
pas vraiment que je lui ressemble, mais il parait que j’ai le type slave, cela me donne
au moins une originalité. Grand-mère et Grand-père. Ils vont de paire. L’un ne va
pas sans l’autre.
Grand-père a tout le visage qui sourit. Il a un œil espiègle et coquin. Il est coiffé un
peu comme Grand-mère mais il a moins de cheveux, ils sont bruns et bien sur, il ne
porte pas de peigne. Il n’est pas très grand, juste un peu plus que Grand-mère. Il
porte souvent un gilet marron quand il est dans la maison, mais quand il sort, il a
un costume et il marche avec une canne.
Grand-père est maroquinier, et quand nous franchissons la porte du 157 rue de la
Roquette, il y a une odeur de salpêtre mêlée à celle de la colle ; pour travailler, il
revêt une blouse grise. L’atelier se situe à côté de la salle à manger. Quand Grandpère s’y dirige, je le suis et me perche sur un haut tabouret, accoudée à la grande
table où il taille les patrons dans du carton épais. Les modèles anciens sont
accrochés au mur. La colle mijote dans une vieille casserole émaillée sur un petit
réchaud à gaz. Une lampe de verre blanc opaque bordée de franges pend du plafond.
ça sent bon ! Grand-père !
C’est "lé cvir i la colle"
Ah que j’aime cette atmosphère feutrée ! Grand-père coupe le cuir d’un geste précis,
puis s’empare d’un rouleau de tissus,
Et là tu fais quoi ?
Jé vais couper la "doublire "
L’étape que je préfère, c’est quand il coud à la machine. il balance doucement son
pied droit d’avant en arrière, et j’entends comme une petite musique, tac-tac-tactac...
Grand père dort en chemise de nuit de coton blanc dont le col est bordé de bleu
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marine. Quand il se lève le matin, après avoir bu son bol de thé, il se poste devant
l’évier, il suspend un petit miroir au-dessus du robinet, il remplit une cuvette
émaillée bleue d’eau tiède, s’attache une serviette de toilette autour du cou, puis il
se barbouille de mousse blanche avec son blaireau. On dirait le père Noël ! Dans la
glace, il voit mon visage, les yeux comme des soucoupes et la bouche bée. Et il rit
de l’effet qu’il me produit. De la main gauche il tend la lanière de cuir fixée à coté de
l’évier, de l’autre il aiguise la lame de son rasoir, puis il la fait glisser le long de sa
joue emportant l’écume neigeuse. Il me sourit complice du bon tour qu’il vient de
me jouer. C’est un spectacle de magie qui me fascine.
Grand-père aime la "grande musique", comme Papa et Maman. il s’assoit à côté du
poste, le diapason à la main. Il semble très loin de nous mais quand je grimpe sur ses
genoux, il me serre bien fort et m’emmène avec lui dans son voyage musical.
L’index dans la bouche, je me blottis dans ses bras. J’apprécie ses câlins .
Quand il part en maison de repos, il nous rapporte des petits cadeaux. Un jour il m’a
offert un centimètre de couturière dans un tonneau, c’est écrit "souvenir de
Gréoux les Bains". Je crois que Grand-père, il est un peu malade parce que des fois il
va à l’hôpital. Je vais le voir, mais personne me dit ce qu’il a. En plus, il a pas l’air
malade parce qu’il me sourit et qu’il est pas couché.
Avec Grand-père je me promène ; soit nous descendons la rue de la Roquette
jusqu’à la prison des femmes, soit nous remontons jusqu’au cimetière du Père
Lachaise. Il marche à petits pas, silencieusement tenant ma main dans la sienne.
Guy est souvent à l’hôpital parce qu’il a les pieds bots. Quand il revient à la maison
avec ses plâtres, il a toujours plein de cadeaux. Tout le monde vient le voir ; Grandpère et Grand-mère, Mamie et Jean, les amis... et tous me disent d’être gentille avec
lui. Je dois être gentille quand il va à l’hôpital, quand il y séjourne et quand il en
revient. C’est à se demander à quels moments je peux me relâcher. Alors pour être
sûre de ne déranger personne, je vais jouer dans mon coin avec Papeu. Un jour, moi
aussi je trouverai quelque chose pour avoir des cadeaux et pour qu’on s’occupe de
moi, na !
Mon autre Grand-mère, c’est Mamie. Elle est mariée avec Jean et ça fait plein
d’embrouilles avec mes parents. Ma mère, elle est juive et communiste et ça n’a pas
plu du tout à Mamie et Jean quand mon père leur a annoncé son mariage. Il faut
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dire que Mamie est catholique pratiquante, que Jean est de droite et même pire.
Pendant la guerre il était administrateur des biens juifs. En plus il est patron d’une
usine et c’est comme ça que Mamie l’a connu. A l’époque elle était avec Grand-père
Henri, elle travaillait comme secrétaire à l’usine de Jean et finalement elle a divorcé
pour se marier avec son patron. C’était plus rentable parce que Grand-père Henri,
lui, il était ouvrier. Donc , Mamie et Jean, ils ne sont même pas allés au mariage de
mes parents. Tout cela je le sais car, à la maison ça revient toujours sur le tapis. Je
sais que Maman elle ne les aime pas, et d’ailleurs c’est réciproque.
Mamie, ça se voit qu’elle est riche, elle a plein de bijoux en or ; des gros bracelets,
des colliers,... Elle est toujours très élégante et bien coiffée. Elle veut que Guy et
moi nous connaissions les bonnes manières. Se tenir bien à table, ne pas saucer son
assiette en tenant le pain avec ses doigts, ne parler pendant le repas que si on nous
y invite, rester assis même si cela s’éternise, etc...etc...Comme je ne fais pas de
différence entre tous les couverts, elle me dit qu’elle ne m’emmènera jamais au
restaurant. Mais moi, le restaurant je m’en fiche, ce qui m’énerve, c’est que Guy,
lui, il fait tout bien et une fois de plus c’est vers lui que se portent toutes les
gentillesses de Mamie et Jean. Quand je me dispute avec lui, ils disent comme Papa,
que je suis une garce. Garce, pour moi, c’est un mot très laid. Bref, Guy, c’est le
préféré.
Mamie et Jean se moquent de moi parce que mon appareil dentaire accentue mon
défaut de prononciation. Ils me font répéter des phrases avec des "ch" et des "sss"
et je fais rire tout le monde. Au fond de moi je suis triste et je vais sous la table
pour sucer mon doigt et rouler l’ourlet de mon mouchoir tout doux.
Mamie et Jean habitent à Saint Mandé, en bordure du bois de Vincennes ; le couloir
est très long, des dalles de marbre recouvrent le sol. alors j’y joue à la marelle. Ils
ont une magnifique salle de bain avec un grand miroir éclairé de lampes dorées, et
une grande baignoire. Je les envie rien que pour ça. Dans un bocal, il y a des cotons
de toutes les couleurs et en plus ils se lavent avec des vraies savonnettes qui
sentent bon. Chez nous, on se lave dans la cuisine avec du savon de Marseille.
Mon plaisir quand nous allons chez eux, c’est de passer du temps avec Louisette.
Louisette, c’est leur bonne. Quand ils sont à table, Jean l’appelle en appuyant sur la
sonnette qu’il maintient à sa chaise pendant tout le repas. Louisette, c’est ma
copine. C’est une dame qui pourrait être ma grand-mère ; nous nous aimons
beaucoup toutes les deux. Je la rejoins dans la cuisine et je lui raconte mes malheurs
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et mes secrets. Elle a un joli tablier blanc, et un serre-tête assorti. Mamie vient me
chercher car elle trouve que je passe trop de temps avec elle et que je l’empêche de
travailler. Dommage ! Je la quitte à regret, et retourne jouer à la marelle comme ça
nous pouvons nous voir.
Mamie coud beaucoup, refait du neuf avec du vieux. D’un côté c’est chouette car
elle confectionne des vêtements pour ma poupée. Le problème c’est qu’elle se sente
obligée d’en faire aussi pour moi. C’est pas pour faire plaisir, c’est que rien ne doit
se perdre. C’est vrai que Papa et Maman ne sont pas riches, et peut-être qu’eux ils
sont contents de me voir porter des sacs en guise de tablier pour l’école. Mais, déjà
que je me trouve moche avec mon appareil dentaire, mes lunettes et mes cheveux
courts, ça n’arrange rien !
Mamie et Jean me demandent tout le temps d’amuser la galerie. La galerie, c’est
Claude et Micheline, les filles de Jean, et Simone, sa sœur et bien entendu mes
parents et Guy. J’y arrive bien , mais il y a toujours un moment où ils vont se
moquer de moi et où je deviens triste. Alors je prends mon mouchoir tout doux et
je rejoins Louisette dans la cuisine, et l’index dans la bouche, je me blottis contre
elle.
Mamie et Jean ont une maison à la campagne, à Morsang, en bordure de la Seine. Le
bateau de Jean est amarré au ponton. C’est un bateau à voile. Mais il y a aussi un
moteur. Il arrive que Jean nous emmène y faire un tour. Moi, c’est pas de ma faute,
mais quand il gîte, j’ai la trouille. Je sais que je ne devrais rien dire, parce que pour
Guy, tout va bien et qu’une fois de plus on va se moquer de moi. Mais je dis malgré
tout, timidement,
Je voudrais retourner à la maison !
Et l’avalanche de "gentillesses" tombe, et en plus, Jean en rajoute pour que le
voilier gîte davantage, histoire que mes hurlements fassent rire Guy. Il me ramène à
quai, je descends honteusement et court jouer avec ma poupée dans le jardin.
Maintenant que je suis grande, j’ai quand même 5 ans, Maman me parle de la
guerre. Quand elle était petite, il y a eu une guerre qui a duré très longtemps. Les
allemands ont envahi la France, et ils ont déporté les juifs. Ils organisaient des
convois, ils les entassaient dans les trains jusque dans les camps de concentrations
qui étaient très loin... je sais pas où. Pendant le voyage, il y en avait plein qui
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mouraient, ceux qui arrivaient, ils étaient très malades. Les allemands séparaient les
familles. C’est à ce moment qu’ils leur tatouaient un numéro bleu sur le bras.
Maman m’a montré des dessins qu’un déporté a fait, et un livre de photos. Ils sont
en pyjama rayé, comme celui de Papa. Et puis, Maman m’a expliqué qu’on les
emmenait dans un salle de bain, on leur faisait croire qu’ils allaient prendre une
douche et pour de vrai, c’était du gaz qui sortait et ils mouraient tous ! Après on les
brûlait dans des fours crématoires. Il y avait même des allemands qui prenaient leur
peau pour faire des abat-jour. Les juifs, ils portaient tous une étoile jaune sur leurs
vêtements pour qu’on les reconnaisse.
Mais pourquoi ils la portaient ? ai-je demandé à Maman
Parce qu’ils y étaient obligés.
Et toi, t’avais une étoile jaune ?
Oui, et Grand-père et Grand-mère aussi.
Grand-père et Grand-mère, ils sont juifs polonais. Ils sont venus en France pour pas
être déportés. Ils ont même changé de nom. Mais Grand-père il ne parlait que le
Yiddish, c’est la langue des juifs, celle qu’ils parlent avec Maman.
Pour que je comprenne bien, Maman me raconte le soir, le journal d’Anne Franck.
C’est un peu son histoire, sauf qu’elle a pas été déportée. Tous les frères et sœurs de
Grand-père et Grand-mère l’ont été. 26 personnes. Maman, elle, était cachée dans
un couvent et elle était pas sûre de retrouver ses parents.
Quand elle a fini de me raconter et qu’elle éteint la lumière, j’ai peur que les
allemands reviennent et qu’ils me déportent. En plus quand je me dispute avec Guy,
il me traite de sale juive. Mais lui alors ? En tout cas, moi, s’ils reviennent, je ne
porterai pas d’étoile jaune, comme ça ils ne sauront pas que je suis juive.
Il fait tout noir, encore plus noir que d’habitude. Guy avait promis de ne pas
s’endormir avant moi, mais je sais qu’il dort. Alors, je prends mon mouchoir tout
doux et je cherche le sommeil en suçant mon index.
Maintenant que je suis “grande”, encore, je pars en colonie de vacances, avec Guy.
c’est la première fois que je vais quitter mes parents. J’ai une grosse boule dans la
gorge. Nous arrivons à la gare, Papa porte une valise, Maman l’autre. Très vite, les
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enfants sont séparés des parents, première épreuve douloureuse, puis les valises
sont parquées ailleurs, je ne sais où, et là j’éclate en sanglots. Dans le train, on nous
entasse à dix par compartiment : deux sur chaque banquette, allongés tête-bêche,
deux dans chaque porte bagage, et deux par terre. Une monitrice nous distribue
une couverture grise SNCF. Et le train s’ébranle vers une destination inconnue. Je
pleure à chaudes larmes au rythme des ta-ta-ta-tsong en me répétant pour m’en
convaincre "moi quand je reviendrai, je suis sûre de retrouver ma Maman, alors
qu’elle, elle était cachée et elle ne savait pas si elle reverrait ses parents." Les cris
des monitrices retentissent dans les couloirs sur les gosses qui chahutent, portes
des compartiments qui claquent et m’emprisonnent. Longue, longue nuit de pleurs
et de déchirement malgré mon mouchoir tout doux, dont je roule tristement
l’ourlet.
Le matin, le train s’arrête enfin. Mes yeux sont rougis par mes pleurs et le sommeil.
Sept cents gosses descendent et, répartis par classes d’âges, avancent sur le quai, en
rangs. Un amoncellement de valises est chargé sur des chariots. Où est la mienne ?
Rien qui me lie à mon chez-moi si ce n’est mon mouchoir tout doux. Je pense à
Maman et les larmes coulent sur mon visage. " Mais elle, elle était pas sûre de
retrouver ses parents..." Le convoi avance vers les cars qui nous emmènent à la
colo. Envie de vomir, et mon intérieur semble cadenassé. Impossible de me soulager.
La route défile et continue de m’éloigner du connu vers une destination
mystérieuse et angoissante.
Arrivée à Mimizan Plage. Colonie du Pylône. Descente des gosses. les petits se
serrent les uns contre les autres, apeurés comme des oisillons, les grands se
bousculent, rient. Je donnerais tout pour être grande. Nous, les petits, on nous
dirige vers un bâtiment qui s’appelle "Pierre". Quatre chambres de dix lits,. Un,
deux, trois, quatre... une monitrice nous pousse la tête pour nous faire avancer.
Cinq, six, sept, huit, neuf, et dix ! le reste du troupeau est dirigé vers le dortoir
suivant, un, deux,...jusqu’à épuisement du lot. Assise sur le bord du lit, j’ai peur de
ne pas retrouver ma valise. Enfin la voilà, au milieu des autres ; j’ai envie de me
précipiter pour la récupérer et la serrer bien fort contre moi pour plus qu’on nous
sépare. Mais c’est la monitrice qui s’en empare et qui en vide le contenu dans un
casier dont l’accès nous est interdit.
C’est moi, et uniquement moi qui vous donnerai des rechanges, nous dit-elle
sur un ton cassant. Maintenant , prenez vos sacs de toilette, un gant et une
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serviette.
Oh Maman, comme j’ai peur ! Le troupeau s’ébranle serré. Nous descendons cinq
marches du bâtiment "Pierre", prenons l’allée qui le longe et un peu plus loin à
gauche, la monitrice ouvre une porte aux vitres opaques, c’est la terreur ! des
rangées de lavabos, et au fond une ligne de pommes de douches fixée au plafond.
Déshabillez-vous !
Je prends tout mon temps, je vis un cauchemar.
Dépêche-toi ! me dit la monitrice en passant à côté de moi.
Quarante petites gamines nues tentent de se cacher les unes derrière les autres.
Puis la mono nous pousse sous les douches. Pleurs, cris, brouhaha, elle appuie sur la
commande et l’eau nous transperce ; cinq minutes de répit pour nous savonner, et
à nouveau cette impression d’étouffer. Le cauchemar prend fin, on s’essuie, on se
frictionne et on nous donne à chacune un slip de bain et un maillot de corps. On
démêle les cheveux de celles qui ont la chance de les avoir longs, les miens, ils sont
tout courts, la coupe pratique. Un coup de peigne et hop ! terminé. Nous enfilons
nos chaussures, devant la porte ; les miennes, ce sont des chaussures montantes à
lacets.
Nous sortons de ce lieu de torture, et c’est le début de l’apprentissage de la marche
au pas jusqu’au réfectoire. Ce sont des grandes tablées où les bols en verre
transparents sont empilés aux extrémités. Nous nous asseyons sur les bancs, un peu
ahuries de l’épreuve que nous venons de vivre. Une dame passe avec un chariot.
Une grande marmite de chocolat déborde. Elle y plonge une louche qu’elle verse
dans les bols. Je regarde avec répugnance le contenu où flottent des peaux de lait.
J’ai la nausée. Je colle ma langue au palais et d’un coup je m’envoie la purge. Je
mange ensuite la tartine de compote. Quand nous avons terminé, nous devons
chanter :
Déjà le coq a chanté
Ami il faut se lever
Allons debout vivement
C’est l’heure du rassemblement
Allons debout vivement
C’est l’heure du rassemblement
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Et on reprend jusqu’à épuisement. Puis départ, équipe par équipe au dortoir.
Marche au pas.
Pied gauche en arrière ? prêt ? Gauche ! Gauche ! ... Cafouillis, on
recommence jusqu’à l’à peu près, pour cette fois, c’est le premier jour.
Je m’assois sur mon lit, l’index dans la bouche, avec mon mouchoir tout doux. Les
filles et les garçons sont séparés et depuis le départ de la gare, hier soir, je n’ai pas
revu Guy.
Dix heures, c’est l’heure du rassemblement de tous les colons. Sirène assourdissante
qui me rappelle un je ne sais quoi. Des centaines de gosses arrivent en courant de
tous les bâtiments. La colonie est très étendue. Peu à peu les rangs se forment. Le
silence est imposé par un coup de sifflet strident. Puis chaque équipe part en
marchant au pas. Les moyens et les grands passent devant les petits dont je suis. Je
peux ainsi apercevoir Guy qui me fait un petit signe de la main. Il se fait reprendre
par sa mono. Mais moi, c’est le premier petit rayon de soleil depuis notre arrivée.
Bien droits comme de valeureux petits soldats, ils coordonnent bras et jambes et
entonnent des chants de marche sans s’embrouiller. Nous, les petits , n’avons pas
le temps de sortir de la colo car nous mettons du temps à l’apprentissage. Déjà la
sirène sonne l’heure du déjeuner. Repas silencieux où seul les rencontres
amoureuses des fourchettes avec les assiettes sont admises. Après le dessert,
chants, puis nous nous dirigeons vers les dortoirs pour la sieste. Tête sous les
couvertures obligatoire, je libère les sanglots qui m’étouffaient. Chagrin immense, je
suce mon index et roule l’ourlet de mon mouchoir tout doux en me répétant " oui,
mais moi quand je rentrerai, je suis sure de retrouver Maman".
Réveil brutal de la sirène. Vite, vite refaire le lit, mettre mes chaussures à lacets ;
zut, un nœud. Je vais être la dernière. Le lacet casse, il l’a fait exprès. Tout le
monde m’attend. De toute sa hauteur la monitrice laisse peser sur moi un regard de
plomb. Accroupie, paralysée de honte, je me débrouille tant bien que mal. Enfin ça
y est. Départ en promenade au pas, nous avons progressé et allons jusqu’aux dunes.
Jeux obligatoires. 16 heures, après le goûter, nous avons quartier libre jusqu’à 18
heures. Assise sur mes talons je m’isole et laisse couler le sable fin entre mes doigts.
Puis j’ébauche une maison, la mienne, y dépose, comme sur une tombe, des fleurs
de genet.
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Un coup de sifflet interrompt mes rêveries, nous voici de nouveau en rang par deux
et nous retournons à la colo au pas. Après un rapide passage aux lavabos, puis le
dîner au réfectoire, les chansons de retour au calme, nous nous dirigeons vers les
dortoirs et allongée sur mon lit, seule, sans Maman ni Papeu, je me répète, "mais
moi, quand je reviendrai, je suis sûre de retrouver ma Maman".
Les jours et les semaines passent au ralenti. Je m’invente des maux de ventre pour
me rendre à l’infirmerie où je suis un peu cajolée. Mais comme j’y prends goût,
l’infirmière me donne un jour un médicament infecte et je suis guérie pour le
restant du séjour.
Ce mois d’Août est long, très long malgré les lettres quotidiennes de Papa et
Maman, malgré toutes les activités manuelles que je réalise pour Maman, malgré les
chansons que j’apprends, malgré, malgré... Enfin le dernier jour arrive et nous
devons passer en revue devant la directrice de la colonie de vacances en baissant
légèrement notre slip pour qu’elle voit si nous avons bien bronzé . L’après midi tous
les colons défilent en bloomer et maillot de corps blanc en colonne par deux, puis
par quatre, puis par huit en chantant :
Oui c’est nous
C’est bien nous
Les gars du Pylône
R’gardez bien
Nous sommes bien
De vrais pylôniens
Après cette démonstration en règle devant la direction nous allons préparer nos
bagages. Quelle joie de retrouver ma valise, mes vêtements qui pour la plupart n’ont
pas été portés.
La soirée jusqu’à l’arrivée des cars me semble une éternité. Enfin ça y est, le car
jusqu’à la gare, puis, comme à l’allée, répartition à dix par compartiment, mais je
n’ai plus qu’une peur, et si Maman m’avait oubliée ?
A notre arrivée, le matin, le troupeau de mômes endormis avance sur le quai, et
moi, sur la pointe des pieds et la tête la plus haute possible je guette Maman. Et
tout d’un coup je les ai aperçois tous les deux. Alors mon cœur bat très très fort et
ma gorge se sert. C’est bête, j’étais contente comme jamais et les larmes coulaient
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sur mes joues., mais je souriais. Guy les avait déjà rejoints. Je ne l’avais
pratiquement pas vu du mois. Nous nous sommes serrés très fort tous les quatre et
à ce moment j’ai vraiment cru que je ne repartirai jamais en colonie.
Après avoir récupérer nos valises, nous avons pris la 4CV et c’est alors que les
parents nous ont annoncés :
Nous avons déménagé !
Dans la maison toute neuve ?
Oui, dans la maison toute neuve.
Ouais ! nous sommes nous écriés .Et j’ai ajouté
Il y a une salle de bain ?
Oui !
Comme celle de Mamie ?
Non, plus petite.
Il y a une grande baignoire ?
Non, c’est une petite baignoire carrée, une baignoire sabot.
Et Guy a alors demandé :
Les WC sont chez-nous ?
Oui !
Ouais ! nous sommes nous à nouveau écriés .
Le trajet du retour n’en finit pas de la gare d’Austerlitz à la rue de la Croix Nivert.
Enfin, nous y voilà. Papa se gare, nous descendons, il saisit nos deux valises dans le
coffre, ferme les portes et nous traversons la rue vers un immeuble tout neuf, tout
beau. Nous pénétrons dans un hall, immense (me semble t’il). Il y a même un
ascenseur.
C’est moi qui appuie ! dit Guy.
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Non c’est moi ! dis-je en le poussant.
Papa tranche et appelle l’ascenseur ; nous nous y engouffrons en nous serrant à
cause des valises. Nous arrivons au 4ème, porte droite , c’est là. Cliquetis de la clé
dans la serrure, Maman ouvre la porte sur un couloir. Nous sommes intimidés par ce
lieu si clair qui sent bon la peinture et le plancher vitrifié.
Avancez un peu que je dépose les valises ! dit Papa en souriant. Nous
avançons de quelques pas. A droite, la cuisine, peinte en jaune,
Il y a même un frigo ! comme chez Mamie !
Pour moi, c’est un signe qu’on est riche ! La porte à côté, c’est la salle de bain, c’est
vrai qu’elle est petite mais c’est tout de même drôlement chouette ! Puis les W-C,
fini d’utiliser le seau ! Juste à côté, notre chambre. Tout y est symétrique ; le bureau
à double battants sous la fenêtre, les lits de chaque côté, et contre le mur opposé, la
commode à quatre tiroirs, deux pour les vêtements de Guy, deux pour les miens.
Nous sommes émerveillés. Nous continuons la visite, en revenant sur nos pas, à
droite la salle à manger, et au fond à gauche, la chambre des parents. Ravis, nous
nous serrons tous les quatre et nous embrassons très fort. Pour une bonne surprise,
c’est une bonne surprise et la colo me semble bien loin. Nous prenons chacun notre
valise et nous rendons dans notre chambre. Je prends le lit de droite, Guy, celui de
gauche. Mon buffet de dînette est à la tête du lit face au bureau. Ca fait comme une
petite maison. J’y installe Papeu dans la caisse qui lui sert de berceau.
Aujourd’hui, c’est vraiment la fête ! Et en plus comme on revient de colon, Maman
a préparé un déjeuner avec que des choses qu’on aime : du poulet et de la purée ! Et
c’est d’autant plus la fête que Grand-père et Grand-mère viennent à la maison. En
les attendant nous nous installons dans notre chambre. Guy sort son train
électrique, et comme il prend toute la chambre les disputes commencent. Papa
intervient. Il y a une ligne de bouchons dans le plancher qui marque le milieu, donc
Guy doit déplacer son circuit à moitié sous son lit. Pour de vrai je m’en fichais parce
que j’aime déjà le petit coin sous le bureau pour jouer, mais c’était pour le principe.
Na ! Soudain , on sonne à la porte,
C’est Grand-père et Grand-Mère !
Ce sont eux en effet, mais ils ne sont pas seuls. Il y a aussi un Monsieur et une
Dame, qui nous embrassent en s’exclamant mais je ne comprend rien car ils ne
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parlent pas le français. Grand-mère nous prend chacun par un bras et nous dit,
C’est "Oncle Yamchon" et "Tante Sili". Ils viennent du Venezuela.
Je ne sais pas où c’est, mais ça doit être très loin. Tout le monde entre dans la salle
à manger, se déshabille avant de s’asseoir. Puis Grand-mère ouvre son sac et en sort
des cadeaux pour Guy et moi. Je m’empresse de le développer, c’est un adorable
petit ours blanc avec un nœud papillon rouge comme le bord de ses oreilles. Je me
précipite pour l’embrasser,
Je l’appellerai Michka !
Tante Sili, à son tour nous offre un minuscule paquet à chacun. Dans la petite
boite, il y a une chaîne en or et une étoile. Elle dit quelques mots en Yiddish à
Maman qui nous traduit,
C’est l’étoile de David, l’étoile Juive.
La même que tu portais sur tes vêtements pendant la guerre ? je lui demande.
Elle traduit ma question, Tante Sili m’applique un gros bisou sur la joue et Maman
me répond,
Oui, mais elle était en tissu !
Grand-mère nous met, à Guy et moi notre chaîne. C’est mon premier bijou. Tout le
monde parle en même temps, Papa s’active en mettant le couvert, moi, un peu
fatiguée de la nuit dans le train et de tant d’émotions, je grimpe sur les genoux de
Grand-père avec Michka que je caresse d’une main alors que l’index de l’autre est
déjà dans ma bouche. Grand-père me caresse la tête et m’embrasse, puis me
chuchote des mots en Yiddish. Ca doit être des mots gentils car ils sonnent tout
doux dans mon oreille.
Enfin tout le monde se met à table et je descends à regrets de ses genoux, mais je
me place à côté de lui. Papa qui ne comprend pas plus que nous la discussion
animée, apporte les plats, débarrasse, échange des sourires avec les uns et les
autres. Après le dessert, je reprends ma place, Grand-père recule sa chaise pour que
je puisse me glisser tout contre lui. Café pour les uns, thé pour les autres, puis
Maman suggère que nous allions faire un tour au square Saint Lambert, à côté de
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chez nous. Il est déjà près de 16 heures,
C’est l’heure du goûter ! dis-je.
Maman traduit mes paroles à l’assemblée et tout le monde éclate de rire.
Pourquoi ils rient ?
On sort de table, et tu as déjà faim ?
Trop fatiguée je suce mon doigt et promène Michka sur mon visage. Maman perçoit
ma fatigue et me propose de m’allonger. Non, je préfère aller me promener avec
Grand-père et Michka. Guy prend ses patins à roulettes, moi mon landau avec
Papeu, et nous descendons en deux fois. Sur le chemin du retour, nous
accompagnons Grand-père, Grand-mère, Oncle Yamchon et Tante Sili au métro
Boucicaut. En arrivant à la maison, Papa se met à la vaisselle, Maman fait couler un
bain ,
Qui prend le premier bain ?
Moi ! nous écrions-nous tous les deux.
Dès ce premier soir dans notre nouvelle maison, un tour de rôle est instauré pour le
bain. Nous dînons rapidement avant d’aller nous coucher. Papa et Maman viennent
nous border,
Vous fermez pas la porte ! dis-je
Non, dors bien maintenant
A peine ont-ils le dos tourné que je chuchote à Guy :
Tu ne t’endors pas avant moi !
Non !
C’est promis ?
C’est promis !
Je suce mon index, Michka me caresse le visage, et je sombre dans un sommeil
profond.
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Depuis que je suis "grande" Maman ne veut plus me porter dans ses bras. L’autre
jour j’ai tendu mes bras vers elle et lui ai demandé :
Un câlin !
Ah, non ! tu es trop grande maintenant, tu es lourde tu sais ?
Alors j’étais triste, pourtant quand Guy a ses plâtres, elle le porte bien, alors
pourquoi pas moi ?
Aujourd’hui, en plus, je vais être encore plus grande parce que c’est mon
anniversaire. J’ai six ans. Hier, on l’a fêté avec Grand-père et Grand-mère, ils m’ont
offert une belle poupée avec la tête en porcelaine. Elle a les yeux bleus et quand je
la penche ils vont soit à droite, soit à gauche. Et en plus je peux lui donner un
biberon d’eau, après elle fait pipi. Je l’ai appelée Isabelle. Elle est belle, Papeu, elle
est un peu vieille et puis elle mange pas pour de vrai.
Demain je vais rentrer à la grande école. Papa et Maman m’ont offert une jolie
trousse rouge. A l’intérieur, il y a d’un côté des crayons de couleur bien taillés, de
l’autre sont rangés un porte-plume, une petite boite de plumes, une règle, un taille
crayon, un crayon noir et puis des instruments que je ne connais pas. Maman a fait
un gâteau et j’ai soufflé mes bougies.
Je suis contente d’aller à la grande école, mais j’ai tout de même un petit peu peur.
Je sais pourtant que ça ne peut pas être pire que la colonie. Guy, ça fait deux ans
qu’il y va, et il aime bien. Cette année il commencera en retard car on va encore
l’opérer de ses pieds et il aura plein de cadeaux. Il faudra que je sois gentille avec lui.
Même Grand-père me l’a demandé. Il part en maison de repos et j’ai du lui
promettre.
Le soir, je prépare avec Maman mes vêtements tout neuf sur la chaise, je range ma
belle trousse dans mon cartable qui sent bon le cuir.
Demain, c’est le grand jour, Guy rentre à l’hôpital et moi à la grande école.
La maison est maintenant bien aménagée et c’est comme si nous y avions toujours
habité. Nous dînons dans la cuisine. J’ai dès le premier jour choisit ma place à côté
de Maman. Papa est face à nous et Guy en bout de table entre eux deux. Comme ça,
si on se chamaille avec Guy et qu’il y a une baffe à prendre, c’est lui qui se la prend.
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En réalité si on commence à se disputer, Papa crie très fort et Maman en expédie un
dans la salle de bain et l’autre dans la chambre. Même quand on est plus dans la
cuisine, Papa continue à crier. Il crie beaucoup et souvent c’est pour ça qu’il me fait
peur. Et le soir, en cachette, je me mets à genoux dans mon lit et je prie le Bon Dieu
pour qu’il lui arrive quelque chose de très grave.
Avec Guy, on se dispute beaucoup, pour un oui, pour un non. Il me bat très fort, et
me donne des coups de pied. Et quand il ne sait plus quoi me dire, ou me faire, il me
traite de sale juive et sale communiste. Je sais maintenant ce que c’est les juifs, je
sais aussi que Papa et Maman sont communistes mais je ne sais pas ce que ça veut
dire, je crois que c’est quand on aime la grande musique. Des fois on se dispute
tellement fort que Maman vient séparer les combattants. Je préfère quand c’est
elle, parce que quand c’est Papa... oh la la !
Au moins quand Guy est à l’hôpital, je suis bien tranquille, na ! Enfin c’est ce que je
me dis quand il n’y est pas, mais quand il y est, j’ai peur qu’il meurt. Et là, je
promets à Dieu d’être toujours gentille avec lui.
Un soir nous étions à table, et on a sonné à la porte ; je me suis levée, j’ai ouvert et
il y avait un Monsieur.
Maman ! c’est un monsieur
Jacob ! m’a t’il dit
Maman ! il a dit "c’est Jacob" !
Et là, Maman est arrivée et l’a invité à rentrer. Jacob, c’était un cousin qui arrivait
d’Israël. Il avait des cadeaux plein les bras. Pour moi, c’était un grand carton ! Je l’ai
vite ouvert, une superbe poupée avec des vrais cheveux tout frisés. Elle sentait bon
le neuf. Je l’ai prise dans mes bras, jamais je n’avais eu une aussi belle poupée qui
comme Isabelle mangeait pour de vrai et faisait pipi. Je l’ai appelée Christine. Guy, il
a eu une DS téléguidée et il était drôlement content aussi. Du coup, ce soir là, on ne
s’est pas disputé, et on a même joué ensemble au papa qui allait travailler et à la
maman qui s’occupait des enfants. Papa, maman et Jacob ont parlé, enfin Papa il
parlait pas beaucoup parce qu’une fois de plus il ne connaissait pas la langue.
Maman lui traduisait, mais elle devait pas tout traduire parce que c’était beaucoup
plus long quand elle parlait avec Jacob.
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Il a bien fallu aller au lit ; alors j’ai couché Christine dans la caisse à côté d’Isabelle,
je les ai embrassées bien fort toutes les deux, j’ai pris Michka et j’étais la première
au lit.
Maman ! c’est moi la première !
Une dispute aurait pu commencer mais Guy était trop occupé avec sa voiture. Jacob
est venu nous dire bonsoir, je l’ai pas vu beaucoup, mais je veux bien qu’il revienne
bientôt.
Chez nous, il y a souvent des cousins ou des oncles qui débarquent et ils ont
toujours des cadeaux. Je ne sais pas trop qui ils sont, c’est de la famille éloignée m’a
expliqué Maman. Ce qui m’énerve, c’est de ne rien comprendre à ce qu’ils disent. Ils
parlent soit le polonais, soit le Yiddish. Maintenant je fais la différence entre les
deux ; le polonais c’est quand ils disent plein de "ch ch ch", le Yiddish, c’est
différent. Ils se raclent la gorge. Il y a de la famille en Israël et au Venezuela. Moi,
de toute façon je ne sais pas où c’est, et ce que j’aimerais c’est avoir de la famille en
France. Mes copines elles ont des tatas, des tontons, des cousins et moi j’ai rien de
tout ça et ça me manque.
A l’école j’ai une maîtresse très gentille. Elle s’appelle Mademoiselle Hervas. Je
travaille très bien. Elle est contente et moi aussi. Papa et Maman ça leur fait plaisir
parce qu’ils ont plein de soucis avec Guy qui est à l’hôpital. J’essaie d’être la plus
gentille possible.
Tous les matins on commence par de la morale. J’aime beaucoup la morale parce que
comme ça, je sais ce qui est bien et ce qui est mal. L’autre jour dans le métro il y
avait un mendiant. La maîtresse a dit qu’il fallait avoir pitié des pauvres et leur
donner une petite pièce. Maman, elle a pas voulu. Alors j’ai pas compris parce
qu’elle m’a expliqué que c’était encourager à la mendicité.
Comme tous les ans, nous avons passé le réveillon de Noël chez les Radzinski avec
tous les amis ; les Frydman, les Davidowitz, les Ring. Ca faisait tout plein de monde
parce qu’il y avait aussi, les Grand-père et Grand-mère des uns, les Mémé et Pépé
des autres. Les enfants Frydman, ils n’ont qu’une mémé, les parents de leur Maman
et le père de leur Papa ont été déportés.
Dans le séjour, il y avait une grande table qui étaient couverte de tas de bonnes
choses : du foie haché, des clops, de la carpe farcie, des ferfels, des kniddlers et du
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bouillon, du gâteau au fromage, des shtruddels sans oublier le pain noir et des
matzès. Toute la maison avait un air de fête. On a pas été obligé de s’asseoir pour
dîner ; on a picoré comme des oiseaux toute la soirée !
En attendant l’heure de développer les cadeaux, nous, les enfants, on est allé jouer
dans les chambres. Nous étions douze entre 6 et 9 ans. On a décidé de préparer une
surprise pour les parents. On a inventé une pièce de théâtre et on s’est déguisé.
Plus tard, quand nous savions tous ce qu’il fallait dire, nous sommes allés voir les
adultes et David leur a annoncé que nous avions un spectacle à leur montrer. Alors
tout le monde s’est tu, Madeleine a éteint toutes les lumières sauf une. Nous
sommes tous repartis en courant pour nous cacher. Puis on a joué la pièce et ils
nous ont applaudis. Eux aussi ils nous avaient préparé une surprise ! Ils se sont mis
tous ensemble, Grand-père a tapé son diapason sur la table (il ne s’en sépare
jamais !) et il a levé les bras et ils se sont tous mis à chanter en Yiddish. C’était beau
comme une symphonie ! Papa, lui, il n’a pas chanté mais c’était pas de sa faute, il ne
connaît pas le Yiddish. Après les parents ont chanté en français et là c’était
Jeannot qui était le chef d’orchestre. Jeannot, je l’aime beaucoup ! Il fait très bien
les câlins, aussi bien que Grand-père. Il a de grosses lèvres et comme ça, il fait des
gros bisous. Je trouve que David, Serges et Alain ont beaucoup de chance d’avoir un
papa comme lui. Moi, j’aimerais bien échanger. Mon père, je l’aime pas ; sauf quand
il m’appelle "Poupette".
Les parents se connaissent depuis longtemps. Quand ils étaient jeunes, ils
campaient ensemble. Et nous, les enfants, on se voit souvent chez les uns ou chez
les autres. Pour moi, c’est toujours la fête quand nous nous rendons dans leur
maison. On peut faire les fous sans que les adultes s’en mêlent ; chez les Frydman il
y a même des Lego ! Par contre quand ils sont invités chez-nous, c’est pas pareil.
Papa nous fait ranger nos jouets pour qu’ils ne soient pas abîmés, et puis on ne doit
pas courir ni faire de bruit... enfin c’est pas rigolo. David m’a dit que quand ils
venaient à la maison, leurs parents leur recommandaient pendant tout le trajet de
ne pas bouger, de lire tranquillement, etc......J’aimerais bien pourtant que cheznous ce soit comme chez les amis.
Les Radzinski ont trois filles, les Frydman trois garçons, les Davidowitz un garçon,
une fille comme nous. Quand on sera grand, on se mariera tous ensemble ! Maman,
elle connaît Jeannot depuis longtemps, alors pourquoi ils ne se sont pas mariés
ensemble ?
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L’année du cours préparatoire s’est bien passée, j’ai même eu le prix d’excellence. A
la cérémonie, nous avons chanté la Marseillaise, et ensuite Monsieur le Maire a
remis les prix. Quand il m’a embrassée, Maman s’est effondrée en larmes. Je me suis
demandée pourquoi elle était triste, elle m’a expliquée que c’était parce qu’elle était
très contente ; un peu comme moi quand je suis rentrée de la colo. De toute façon,
depuis, je n’ai plus le prix d’excellence.
Papa et Maman m’ont renvoyée à la colonie malgré mes pleurs. Je n’arrive vraiment
pas à être grande ; mais c’est vrai que moi je suis sûre de retrouver Maman quand je
reviendrai...
A l’école, rien ne va plus. Quand je suis en classe, je suis fatiguée, comment font les
autres pour écouter alors que j’ai tellement envie de dormir. De ma place à côté de
la fenêtre je vois la grosse pendule et les aiguilles ne tournent vraiment pas vite ! Je
suis tirée brusquement de mes pensées, par la maîtresse qui, de l’estrade, me lance
méchamment,
Legros ! ton appareil dentaire dans ta bouche, tes lunettes sur ton nez !
Vexée, les larmes aux yeux, je remets mon appareil que j’avais planqué dans ma case
et mes lunettes. Je me trouvais déjà très moche avec mes cheveux courts, mais avec
mes accessoires, c’est encore pire. A la maison, je peux m’asseoir sous mon bureau
et sucer mon index mais en classe je n’ai nulle part pour disparaître.
Le soir, quand la lumière est éteinte, je réfléchis à un gros mensonge pour que la
maîtresse s’occupe de moi.
Ce matin, j’ai un sacré plan dans la tête. Je pars à l’école. Comme d’habitude je
m’arrête pour acheter le petit pain ordinaire à la boulangerie pour la cantine. Avant
de franchir la porte vert foncé où la directrice est stationnée, j’invente bien mon
histoire ruminée depuis la veille, et très vite les larmes arrivent sans que je me force
beaucoup. Il faut dire que mon film est tellement dramatique que je n’ai pas de mal
à éprouver une grande douleur et des frissons d’horreur m’agitent de partout.
Ana ! eh bien que se passe t’il ? me demande la directrice en me prenant par
le bras.
Là, je suis réellement triste et je sanglote pour de vrai. Entre deux hoquets j’arrive à
dire :
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Grand-père et Grand-mère sont morts dans l’incendie de leur maison ! Et mes
larmes redoublent.
Elle m’emmène dans son bureau, me prend sur ses genoux pour me consoler et fait
appeler ma maîtresse. Elle lui explique en quelques mots le "drame" que je vis. La
maîtresse m’embrasse à son tour, me passe la main dans les cheveux et
m’accompagne en classe. Elle explique aux autres élèves la raison de ma peine, et je
me calme. Une journée de rêve où tout le monde est aux petits soins avec moi. C’est
pas si souvent que cela se produit. Alors j’en profite un maximum, je pleure toutes
les larmes que j’ai pu retenir. Je pleure parce que des fois je suis triste sans savoir
pourquoi et donc je retiens tout. A la maison si je pleure comme ça, Papa me dit :
Arrête ou tu vas pleurer pour quelque chose !
J’espère que demain la maîtresse et les élèves seront encore gentilles avec moi. Le
soir à la maison je m’abstiens de parler de ma journée. C’est déjà bien assez pénible
quand Papa me crie dessus en vérifiant mes devoirs et en corrigeant les quinze
fautes de ma dictée. Le pot aux roses est découvert trois jours plus tard quand Papa,
président des parents d’élèves se rend à l’école pour une réunion et reçoit les
condoléances de la directrice. Je ne pensais pas que mon histoire prendrait une telle
tournure. Papa est rentré tard le soir mais dès mon lever le lendemain il m’a
demandé des explications. Je n’ai pu que m’effondrer en larmes pendant qu’il me
traitait de menteuse, et qu’il me parlait de la gravité de mon acte et tout, et tout...
Pouvais-je lui dire que c’était pour qu’on s’occupe de moi ? Quant à l’école, ça a été
encore pire. Quand la maîtresse est rentrée dans la classe, elle a accroché son
manteau, et m’a désignée à l’ensemble des élèves comme une menteuse qu’il ne faut
plus jamais croire. Mon corps n’est plus qu’un trop large habit de clown triste et je
me réfugie au plus profond de moi-même.
Depuis quelques temps, Grand-père va souvent à l’hôpital et quand nous allons le
voir, il est toujours très fier de présenter ses petits enfants aux autres malades ; il
nous serre chacun dans ses bras, et moi j’en profite pour m’y blottir. Quand il
rentre chez lui, je ne le vois plus ni à l’atelier, ni assis sur sa chaise à côté du poste.
Grand-mère m’accompagne dans la chambre et me recommande de ne pas le
fatiguer. Il est allongé dans son lit, la tête surélevée par deux oreillers. Il porte sa
chemise de nuit aussi blanche que les draps sur lesquels reposent ses bras. De la
porte je le regarde. Il a les yeux fermés. Il ne m’a pas entendue arriver. Je
m’approche tout doucement, sur la pointe des pieds et le craquement du plancher
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le réveille ; il ouvre les yeux, me sourit et m’invite d’un signe de la main à venir
jusqu’à lui.
Tu es malade Grand-père ?
Chuuuut ! dit-il en m’attirant contre lui. Je pose ma tête sur sa poitrine et il
me caresse.
Tu es très malade, Grand-père ?
Non, dit-il doucement, "jé s’vis jiste un pé" fatigué.
Tu me chantes une chanson toute douce ?
Et il m’a chanté la berceuse pour Yankele, puis il m’a embrassée sur les cheveux ;
Grand-mère est venue et m’a pris par la main,
Il faut laisser "Grond-pére" dormir, ma poupée.
Je l’ai suivie et pour la première fois depuis longtemps, j’ai sucé mon index en
m’asseyant sur la chaise vide à côté du poste, et comme je n’avais pas de mouchoir
tout doux, j’ai roulé l’ourlet de ma jupe.
13 Mars 1963, aux alentours de 21h 30, nous regardons, Guy et moi la télévision que
nous avons depuis peu. D’habitude nous n’avons pas le droit, mais ce soir, Mamie
est venue nous garder pendant que Papa et Maman sont allés voir Grand-père à
l’hôpital. En pyjama et robe de chambre, assis chacun dans un fauteuil, nous
suivons un épisode de "Belphégor". Je suis terrorisée. Brusquement, la porte
d’entrée s’est ouverte et au moment où un "méchant" poussait le fauteuil roulant
d’une aveugle du haut de la tour Eiffel, Papa est rentré en soutenant Maman en
nous annonçant :
Grand-père est mort !
Chute vertigineuse de la femme et ces quelques mots qui me firent basculer dans le
vide.
On ne remit pas les pieds rue de la Roquette.
Grand-mère a déménagé à côté de chez nous pour être moins seule. La vie semble
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continuer sans Grand-père. Ses amis ne viennent plus, la nouvelle maison de Grandmère ne sent pas bon la colle et le cuir, Grand-mère ne parle plus le Yiddish avec
Maman, et surtout, il n’y a plus Grand-père.
Cette année là, le jour de mes dix ans, j’ai déclaré très sérieusement :
Vivement dans dix ans, j’aurai vingt ans !
Mes parents et Grand-mère ont souri, et j’ai rajouté :
Je veux mourir à soixante ans.
Et là ils se sont regardés interrogatifs et ils se sont mis à parler d’autre chose.
Après le départ de Grand-père, j’ai ressenti un abandon terrible. Ma mère n’a pas
pensé à nous emmener une dernière fois rue de la Roquette pour dire adieu à
l’atelier et à tout ce qui avait ensoleillé mon enfance. Le blaireau a sans doute été
jeté parmi tant de chose, le petit miroir aussi. Heureusement, son diapason est
rangé dans une boite où j’ai accumulé des petits trésors attachés à son souvenir.
Ceux qu’il me rapportait de Gréoux les Bains, et puis Michka, assis en vitrine avec
tous mes autres ours, une petite chèvre... J’ai gardé les rouleaux de "doublire"...
Pendant toute mon adolescence je me suis sentie profondément juive. Je portais
l’étoile que Tante Sili et Oncle Yamchon nous avaient offerte à Guy et moi. C’était
une façon d’afficher ma différence et de clamer haut et fort mon appartenance à
une communauté, une famille. A mon entrée au collège, j’ai eu ma première grande
amitié. Pascale. Vers 13, 14 ans nous avons lu "l’Idiot" de Dostoïevski ce qui nous a
amenées tout naturellement à échanger nos chaînes cérémonieusement. Debout
l’une en face de l’autre, elle avec mon étoile, moi avec sa croix nous sommes promis
solennellement une amitié infaillible. Elle a effectivement duré 4 ou 5 ans. Mais
assez vite cependant, chacune a récupéré son bijou. Ce qui nous différenciait c’était
la croyance en Dieu de l’une, alors que l’autre n’était attachée qu’à des traditions
culturelles. Pascale a fait sa communion, comblée de cadeaux. Quant à moi,
pourquoi ce sentiment d’être juive sans connaissance de la religion, sans
célébration du moindre culte ? Dans nos discussions j’allais même jusqu’à me mettre
en colère si elle émettait le moindre soupçon quant à ma judaïté. Et s’en suivait de
ma part une argumentation quelque peu cafouilleuse qui honnêtement n’allait pas
sans me poser de question. Oui j’étais juive, pourquoi je n’en savais trop rien, pour
cette tendresse que j’éprouvais quand j’entendais les amis parler le Yiddish, pour
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toute cette atmosphère que j’avais connue chez mes grands-parents, sans doute
aussi parce que j’avais le sentiment profond d’appartenir à une famille. La mienne
était dans une telle déconfiture !
Les fugues de Guy se sont multipliées, précédant ses séjours en hôpital
psychiatrique. Il volait de l’argent à mes parents, s’achetait des monceaux de
matériel pour dessiner, mon père fouillait dans ses tiroirs de bureau et des scènes
d’une violence inouïe en découlaient. Après une raclée, mon père lui hurlait :
Fous le camp ! Ne remets plus jamais les pieds à la maison !`
Et mon frère partait. Mes parents étaient ensuite pendant deux jours à sa
recherche, à téléphoner dans les commissariats de police, les hôpitaux... Tout le
monde appelait pour avoir des nouvelles. Puis, on le retrouvait, grandes scènes de
réconciliation on s’embrassait, on se faisait des promesses, on donnait sa parole
d’honneur que jamais plus... et après un mois de répit c’était reparti.
Et moi dans tout cela ? La violence me faisait très peur ; je ne comprenais pas
pourquoi les parents recherchaient Guy alors que c’était eux qui l’avaient sommé de
partir. Dans ce climat, je n’avais pas d’autre choix que celui d’aller bien, de faire le
clown pour faire rire la galerie, et d’avoir le plaisir d’entendre dire par tout
l’entourage :
Heureusement qu’Ana est là et qu’elle vous aide bien !
Alors, au moins je servais à quelque chose. Sur le plan scolaire c’était très moyen,
cette envie de dormir en classe ne m’a jamais plus quittée depuis l’école primaire.
Les week-ends chez les tribus Radzinski, Frydman, Davidowitcz...m’apportaient de
l’oxygène pour survivre, l’affection de Jeannot comblait pour un après-midi un vide
terrible. J’ai eu la chance de rencontrer sur mon chemin des gens qui m’ont aimée,
moi, en tant qu’être à part entière, et puis il y a eu Patapouf.
Patapouf, c’est un gros ours en peluche qui m’a séduit dans une vitrine de grand
magasin au moment de Noël. J’aurais tout donné pour l’avoir. Et c’est un des plus
beaux cadeaux que j’ai reçu à cette période où j’ai12, 13 ans. Il s’est substitué à mon
Grand-père. Je l’ai choisi, non pas pour le remplacer, mais pour combler le manque
d’affection terrible dont je souffrais depuis son départ. Je l’asseyais sur mon lit et
posait ma tête entre ses grosses pattes pour qu’il me câline comme il l’avait si
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tendrement fait jadis. Cet ours a beaucoup compté pour moi.
L’année de mes 15 ans, c’est Gidon qui est arrivé en France. Grand-mère nous a
annoncé l’événement.
Jé viens dé trouver iné chambre chez ine amie, Madame Spector pour
accéuillir un pétit cousin dé Grand-père qui vient faire des étides en France.
Le Messie, en quelque sorte, pour moi. Gidon, le cousin en question, est venu avec
Grand-mère à la maison un dimanche pour déjeuner. Il parlait très bien le français
et d’emblée il m’a été très sympathique et déjà très proche. Gidon a 22 ans, et
commence ses études de réalisateur de cinéma à l’IDEC, il me produit un effet
jusque là inconnu. Il parle avec les adultes mais ne me néglige pas et s’adresse à moi
comme à une personne à part entière. Je ne comprends pas notre lien de parenté
mais l’essentiel n ’est-il pas qu’il arrive d’Israël et que de près ou de loin nous
soyons liés par la famille Kleczewski ? Gidon est avant tout israélien, il ne parle pas
le Yiddish mais l’hébreu et il m’apprit, quelques mois plus tard, deux trois mots et
expressions.
L’unique fois où je fugue, je me réfugie chez lui, à Belleville. Nous passons l’aprèsmidi ensemble il prévient mes parents, avec mon accord, et nous faisons une
grande balade au parc des Buttes Chaumont. Nous parlons de mon mal-être, de Guy,
il m’apaise, momentanément du moins, puis il me ramène à la maison. Il me serre la
main, Gidon embrasse rarement, et nous nous sommes dit au revoir à la porte de
l’immeuble.
Mon
retour
n’a
suscité
aucun
commentaire
sinon
l’expression
d’une
incompréhension de mes parents.
Tu ne vas pas t’y mettre aussi maintenant ?
J’aurai tellement eu envie de répondre,
et pourquoi pas ?
mais l’insolence n’est pas de mise à la maison.
Je vois rarement Gidon, mais je le sais là, très présent, un peu mon protecteur. Le
premier drame que je dois surmonter dans notre relation, c’est le jour où il me
confie un secret. Guide à Paris pour financer ses études, il a rencontré, un jour,
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Osnat, une jeune fille israélienne, dont il est amoureux. C’est vrai qu’il n’y a jamais
eu entre nous la moindre ambiguïté, mais malgré tout je pensais, j’étais persuadée
que d’ici quelques années nous nous marierions. Adieu mon beau rêve ! je me dois
en plus, de ne rien montrer, et même de m’enthousiasmer. J’ai fait semblant, mais
Gidon n’a sans doute pas été dupe. Il me fit l’honneur d’être la seule invitée à leur
mariage.
A la même époque, vers 15 ans, j’ai adhéré aux Jeunesses communistes, ce qui ne
simplifie pas mon dilemme ; je suis juive sans pouvoir expliquer pourquoi, athée,
solidaire du peuple palestinien. Alors, je commence à tricher, pour les autres et me
présente comme étant "d’origine juive". Mais, j’ai un sentiment de honte, de
clandestinité ; impression de tromper Grand-père.
J’ai adhéré aux jeunesses communistes sur des bases antiracistes, pour la paix au
Vietnam, contre Franco en Espagne. Excessive comme tout adolescent, tous les
noirs sont nécessairement "bons", les Espagnols tous contre le fascisme et soucieux
de libérer leur peuple, les américains tous des impérialistes. Quant au peuple
soviétique, il a toute mon admiration, mon respect ; et il ne m’est jamais venu à
l’esprit qu’une moindre opposition pouvait s’y manifester. Je lis beaucoup de
littérature russe qui alimente mon romantisme. Mes parents, d’ailleurs me
confortent dans mes idées. Guy, pendant ce temps adhère au groupe d’extrême
droite "ordre nouveau", et, malgré les 10 000 bêtises qu’il accumule à son actif, il
monte dans l’estime de Mamie et Jean. Au moins un Legros qui s’en sort "bien".
L’ambiance à la maison devient invivable. Mon frère, après une énième fugue suivie
d’une énième tentative de suicide et d’un énième séjour en hôpital psychiatrique,
quitte définitivement la maison pour vivre chez les Colin, parents d’une de ses
copines, gens simples et accueillants qui ne manquent pas de donner des nouvelles
régulières. C’est à ce moment que l’on me dit , avec des larmes plein la voix :
Guy est malade mental, il n’est pas responsable de toutes ses bêtises, c’est
une manifestation de sa maladie.
Chaque coup de téléphone avait pour objet les derniers événements familiaux. Juste
avant que mes parents raccrochent, j’entendais :
Ana ? oui oui, ça va bien ! heureusement qu’elle est là pour nous aider !
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Ana ne va pas si bien, mais ne se donne pas l’autorisation de poser les questions qui
la hantent jour et nuit. J’ai une aversion pour mon père au-delà de toute limite. Je
déteste mon nom, Legros, il m’est totalement étranger. Le seul nom auquel je
m’identifie est Kleczewski. Je ne suis dans mon élément qu’avec les Frydman, ou les
autres amis. Je m’applique à cultiver mon type slave en me coiffant avec deux
longues nattes. C’est un moyen, pour moi, d’appartenir à la communauté puisque je
ne parle pas le Yiddish. J’ai au moins la reconnaissance de mes origines polonaises.
C’est déjà pas mal.
Je vais vivre amèrement une deuxième séparation. Après trois ans passés en France,
Gidon retourne en Israël, à Jérusalem, où il compte s’installer avec Osnat.
Ma Grand-mère a à l’évidence une très nette préférence pour moi qui pose
beaucoup moins de problèmes que Guy, elle exprime cependant une
incompréhension face à la décision de mes parents de ne plus voir leur fils. Elle me
prend à témoin, me demande d’intercéder en sa faveur. Les relations affectives se
sont progressivement distendues. Quand je vais la voir, elle me reproche de ne pas
venir plus souvent, geint, elle a été, est et sera toujours la plus malheureuse. Je ne
suis plus "sa poupée jolie", mais une presqu’adulte influente auprès des parents.
S’aventurer à parler de Grand-père avec elle, c’est s’exposer à n’entendre qu’une
avalanche de jérémiades. La distraction de Grand-père lui a causé bien des soucis.
Moi, cela me fait rire ;
Mais ti sais c’était pas drôle à l’époque !
Grand-père, pendant la guerre, alors qu’il s’appelait Monsieur Jean, parlait le
Yiddish dans la rue ; pour apprendre à nager il s’était ficelé une botte de paille
autour de la taille et avait plongé ; il avait fallu bien sûre aller le repêcher. Un jour,
elle lui avait déposé ma mère bébé sur les genoux, il avait oublié et s’était levé. Elle
pouvait me raconter une quantité de faits de cette teneur, mais moi, cela
m’attendrissait encore plus d’avoir eu un Grand-père comme celui-là. Grand-mère,
n’était qu’oye oye oye.
Je persiste à me reconnaître juive, mais pas juive comme ma Grand-mère. Je suis
juive mais athée, juive mais communiste ; tant de contradictions sont difficiles à
assumer. Alors je me résous à n’être que d’origine juive et peut plaisanter sur tout
ce qui caractérise les juifs. Mais en réalité c’était un problème d’identité qui se
rajoute aux autres.
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Adolescente de 17 ans, je me trouve très laide, les transformations progressives de
mon corps me traumatisent ; je les vis dans un stricte silence de peur qu’on me
décèle une anormalité. Mon père me dit que j’ai une démarche de débardeur et un
langage de charretier, et de plus que je suis un garçon manqué. Heureusement, je
sais faire le clown et c’est ainsi que j’attire la sympathie des uns et des autres ; je
pousse "sans histoire", sans créer le moindre souci. Mes parents en ont bien assez
avec Guy.
Mes goûts artistiques sont très prononcés pour la musique classique et la musique
traditionnelle, et tout particulièrement pour celle d’Europe centrale qui ne manque
pas de provoquer des émotions très fortes et qui m’entraînent, seule dans ma
chambre, à danser, les yeux fermés, marquant le rythme en frappant dans mes
mains. A ces moments j’ai l’impression d’être en communion avec mon Grand-père.
L’année de ma terminale est marquée par la tentative de suicide de ma mère. Le
matin de mon Bac blanc, alors que je me lève j’entends mon père :
Jeanne ! réveille-toi ! hou hou ! Jeanne ! c’est l’heure de se lever !
D’un bond, j’ai sauté de mon lit et me suis précipitée dans leur chambre où ma mère
était inerte.
Ma mère représente tout pour moi. Depuis mon plus jeune âge, je n’ai eu d’amour
que pour elle. Quand mon père la dispute, j’ai l’impression que c’est moi, quand elle
est triste, je le suis également, nous vivons en osmose totale. Je ne distingue pas où
s’arrête son histoire et où commence la mienne. Ma vie est celle de ma mère par
procuration ; ceux que j’ai aimés, elle les a détestés, surtout les femmes qui
devenaient probablement des rivales potentielles. Il y a eu Madame Rioux, mon
professeur de français au collège que j’ai adorée, vénérée. Elle ressemblait un peu à
"Bouboulina" dans le film Zorba le Grec. Très fardée, il émanait d’elle un parfum
sucré. C’était une femme de caractère, comme on dit ; Sa voix était grave, ses
décolletés laissaient voir une poitrine opulente qui me faisait rêvée. Elle avait à
mon égard beaucoup d’exigences mais je ressentais une grande affection. Ma mère
la trouvait vulgaire, reconnaissait ses qualités d’enseignante, mais la dénigrait, je
ressentais alors une violente tristesse et en même temps une terrible culpabilité à
aimer quelqu’un qui ne lui convienne pas. Il m’est impossible d’aimer sans avoir son
assentiment. Je me suis efforcée d’être fidèle à ses critères moraux ; je n’ai pas flirté
car c’était triché avec le sentiment "Amour", je ne mens pas même par omission et
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n’ai aucun jardin secret. Je me livre à elle dans ma presque totalité. Il n’y a qu’une
chose que je garde pour moi, c’est mon profond mal-être face au reflet de mon
image, et cette difficulté à assumer ma judaïté. Pour tout le reste, mon existence,
mes pensées sont conditionnées par les siennes.
Et là, son visage est ravagé de douleur ; qu’ai-je pu commettre de si grave qui la
pousse à un tel geste ? Ne l’ai-je pas suffisamment épaulée ? Assise au bord du lit je
jure à Dieu que si elle s’en remet je n’aimerais plus qu’elle. Sur ces bonnes
résolutions j’appelle en toute hâte le Samu. Ils ne mirent pas longtemps à arriver.
Mon père et moi, sommes debout pendant qu’une infirmière pince férocement ma
mère en lui ordonnant d’un ton sec :
Allons Madame ! Réveillez-vous ! Allons ! Madame ! vous m’entendez ?
Mais ma mère ne réagit que par des grimaces qui tordent sa bouche. Cette laideur
me traumatise. Alors qu’elle est transportée aux urgences de l’hôpital Saint Joseph,
mon père m’invite à me rendre au lycée, quant à lui, il suivra l’ambulance en
voiture et m’assure qu’il veillera sur elle.
Je me retrouve dans la même situation que le jour où j’ai inventé le décès de mes
grands-parents, mais cette fois, mon histoire est vraie. Enfin j’ai une vraie histoire,
un vrai drame qui me servirait de prétexte à raconter l’enfer que Guy nous, me
faisait vivre. Enfin j’ai de vraies raisons pour qu’on ait un œil condescendant sur
moi, enfin j’ai une vraie excuse pour aller à l’infirmerie et ne pas participer à mon
Bac blanc. Malgré tout je sais que je triche. Je pense à une chose et son contraire ;
Je veux que ma
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