Juillet 1941 Fâcherie
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Juillet 1941 Fâcherie
Juillet 1941 3 – La lutte politique Fâcherie 7 juillet Eduquer les Indigènes Québec – Elisabeth de Miribel voit avec joie le couronnement de ses efforts avec la concrétisation de l’un des projets du sous-secrétaire d’Etat français à l’Enseignement indigène, Marius Dubois. La formation de techniciens au Québec ! « Nous vîmes ainsi débarquer, au début de juillet 1941, quarante-trois garçons des plus vifs et remplis d’ardeur. L’Enseignement indigène avait choisi, parmi de nombreux volontaires, ceux qui présentaient le plus d’aptitudes à leur travail et qui avaient un niveau satisfaisant en français. Des enseignants et maîtres-ouvriers canadiens avaient généreusement sacrifié leurs vacances pour leur permettre de commencer leurs cours aussitôt, et ils devaient passer leur examen à la session de rattrapage de septembre 1942, pour une formation qui durait habituellement deux ans. Si ce premier contact se passait bien, d’autres groupes devaient les rejoindre à la rentrée de septembre pour suivre le cursus ordinaire. L’accord prévoyait deux ans d’alternance entre travail en entreprise et cours théoriques en école secondaire, donnés en langue française : notre gouvernement, avec raison, avait jugé cette condition essentielle. La plupart de ces jeunes gens étaient bons musulmans et l’on sait combien la Belle Province est attachée au catholicisme. C’est pourquoi M. l’abbé Duval avait écrit au cardinal Villeneuve, archevêque de Québec, pour supplier que les prêtres qui dépendaient de lui épargnassent aux élèves tout prosélytisme intempestif. Redoutant que l’éloignement du pays ne leur fît courir un risque d’apostasie (crime capital en Islam), les familles des élèves s’étaient d’ailleurs cotisées, avec l’aide de généreux donateurs, pour payer le voyage et le séjour d’un aumônier musulman. Les Canadiens non prévenus, voyant leurs cheveux noirs et leur teint mat, les crurent d’abord sortis de la réserve indigène la plus proche, qui était celle des Indiens Montagnais ou Innus. Ce nom leur resta, et c’est ainsi que ces jeunes gens devinrent les Montagnais, ce qui les étonna d’autant moins qu’ils venaient pour la plupart du Djebel kabyle, donc de la montagne. M. Dubois, lorsque les premiers revinrent en Algérie, ne manqua pas de les saluer en évoquant un chapitre de l’Emile de Jean-Jacques Rousseau. Il y eut d’autres malentendus, et j’étais présente le jour où un vieux maître-ouvrier provoqua un éclat de rire général en disant à sa classe : « Maintenant, je vais vous montrer ma verge ». La verge, que les Anglais appellent yard, était ici un instrument de mesure. Cet excellent homme y gagna le surnom de Bou Az-Zob, que je ne crois pas utile de traduire. Du reste, lui et les autres Canadiens acceptèrent avec une patience admirable l’esprit moqueur de « ces lestes et astucieux garçons » et les firent pleinement bénéficier de leur expérience et de leur savoir-faire. Ces quarante-trois furent suivis par beaucoup d’autres, et à la fin de la guerre, il y avait au Canada plusieurs milliers de nos Montagnais, sans compter ceux qui, ayant obtenu leur diplôme d’études professionnelles, étaient déjà retournés au pays natal. Ils trouvèrent sans difficulté à se former dans l'industrie canadienne en pleine expansion, aussi bien dans les métiers du bois, du cuir, des métaux et de l’électricité qu’aux constructions navales de Sorel, dans le bâtiment et dans les mines. Quelques-uns s’employèrent aux mines d’Asbestos, et j’avoue que je le regrettai par la suite quand j’appris certains effets de la poussière d’amiante, que j’ignorais alors. Les bâtiments préfabriqués, demandés par M. Dubois et par d’autres, ne furent pas oubliés. Je ne saurais dire la fierté des villageois kabyles en voyant arriver les panneaux et tout l’équipement de leur école, portant gravée la signature de leurs fils. Le clergé catholique, en général, suivit la consigne donnée paternellement par Mgr Villeneuve et s’abstint de toute tentative de conversion. En revanche, nos Montagnais firent l’objet d’une rivalité, d’ailleurs amicale, entre les deux syndicats qui se partageaient le monde ouvrier canadien. Le syndicat chrétien, la Confédération des travailleurs catholiques du Canada, fut le premier à les recevoir et à les aider dans leurs démarches. Le syndicat laïc, le Congrès des métiers et du travail, ne voulut pas demeurer en reste. Monsieur Trépanier, président de ce syndicat à Montréal, les cita même en exemple lors du vote de la loi qui permit l’envoi des conscrits canadiens outre-mer : « Voyez ces petits, dit-il, qui ont passé l’océan pour venir travailler chez nous pendant que leur père ou leur grand frère va combattre à l’autre bout des mers contre le fascisme et le nazisme, et il n’y a pas trois ans qu’ils sont citoyens pour tout de bon. Et ça leur fait tant de fierté d’être citoyens d’un pays libre qu’ils trouvent tout naturel de faire, si jeunes, ce grand voyage. » Ils se composèrent un hymne, « Les Hommes libres de nos montagnes », inspiré d’un chant des scouts musulmans, « Min Djibalina », composé par M. Hocine Aït Ahmed. Ils le jouaient dans les occasions, en l’accompagnant de leurs petits tambours et d’autres instruments qu’ils s’étaient procurés. Ils se mirent à parler français avec un fort accent canadien qui les fait reconnaître, encore aujourd’hui, lorsqu’on les rencontre à Alger ou ailleurs. Ils connurent des fortunes diverses, et l’ardeur de leur tempérament joua parfois de mauvais tours à quelques-uns, mais je tiens à dire que les mésaventures les plus graves furent dues au whisky canadien plutôt qu’à ce que M. Eugène Lefebvre appelait « le heurt des civilisations ». Dans leur grande majorité, ils devinrent des travailleurs et des citoyens remarquables, soit en Algérie, soit en France d’Europe, soit au Canada où plusieurs choisirent de rester, et ils contribuèrent à la prospérité et à la fraternité de leurs trois pays. » [D’après Elisabeth de Miribel, La Liberté souffre violence, chapitre 18, Les Montagnais.] Les premiers “Montagnais”, qui avaient quitté Alger fin juin 1941, devaient y revenir en octobre 1942, avec leur diplôme tout frais, un nouvel accent et des histoires tout à fait incroyables, d’interminables rues toutes droites et couvertes d’automobiles, des chutes d’eau géantes et des hivers interminables, avec une neige si épaisse qu’on devait pour y marcher se mettre des tamis sous les pieds. 13 juillet Une perm’ pour PMF Alger – Le capitaine Mendès-France arrive à Alger en train pour une permission de trois jours avant de rejoindre le GB II/60. Il séjournera à Hydra chez son ami Jean Zay, ministre de l’Instruction Publique, qui réside avec sa famille Villa des Bougainvillées. 15 juillet Le Général est fâché Alger, 08h30 – On sonne à la porte de la Villa des Bougainvillées. Le ministre Jean Zay, qui s’apprête à emprunter sa Vivastella Renault de fonction pour aller à ses bureaux de l’exGouvernement général, ouvre lui-même1 à deux hommes bien mis mais de peu de distinction. 1 Les deux “fatmas” sont en retard, comme d’habitude, les trolleybus d’Alger ayant du mal à fonctionner en raison du manque de pièces détachées (fabriquées en Métropole) et de mécaniciens (engagés dans les nouvelles Le plus âgé présente une carte barrée de tricolore : « Commissaire Durand-Becq, de la Surveillance du Territoire. Mes respects, monsieur le ministre, et pardonnez-moi de vous déranger. Si tôt matin, je veux dire. Heu… mon adjoint, l’inspecteur Lehmann. » À tout hasard, Arsène Lehmann, Alsacien de stricte observance, se met au garde-à-vous. – Je vous avais reconnu, commissaire, réplique Zay. Nous ne sommes pas tout à fait étrangers l’un pour l’autre. Je vous aperçois assez souvent, ici ou là, au hasard des cérémonies ou des réceptions. Durand-Becq se racle la gorge. Son grasseyement parigot détone dans la splendeur méditerranéenne de la Ville blanche : « Monsieur le ministre, le… euh… le capitaine… euh… l’ancien ministre… je veux dire… enfin, monsieur Mendès-France est-il chez vous ? » – Oui. Il termine son petit déjeuner. – Ah ! C’est que… voyez-vous, monsieur le ministre, j’ai ordre d’emmener monsieur… le capitaine Mendès-France, je voulais dire… c’est ça, le capitaine, oui, je veux dire, il faut l’emmener au ministère de la Défense Nationale, quoi. Jean Zay a mal dormi. Il n’est pas de bonne humeur : « Allons bon ! Voudrait-on le faire passer pour un déserteur, par hasard ? Ou pour un traître à la Patrie ? Ces généraux sont indécrottables, décidément ! » – Moi, monsieur le ministre, j’obéis. Les ordres, c’est les ordres, surtout quand c’est un ministre qui les donne. Je ne sors pas de là. Je peux seulement vous dire que je dois conduire directement le capitaine chez LE ministre. Durand-Becq a parfaitement réussi à faire entendre que “le” était en capitales. – Au général de Gaulle ? – Lui-même en personne, monsieur le ministre. Qui d’autre ? Aussitôt Zay se radoucit : « De Gaulle ! Ce doit être bien urgent ou bien grave, ce qu’il veut à Mendès, pour qu’il lui envoie des policiers. » Le commissaire Durand-Becq prend un air naïf, tel le personnage d’Adémaï rendu célèbre par Noël-Noël : « Hé, monsieur le ministre, il a peut-être eu peur qu’un officier, il aille s’égarer dans la Casbah. » – J’appelle le capitaine Mendès-France, commissaire. PMF prend le temps de revêtir sa tenue blanche puis lance aux policiers : « Vous me laisserez bien dix minutes chez un bon coiffeur, j’espère. Il faut que je me fasse raser2. » La 11 Légère Citroën de la ST est conduite par un policier d’Alger de mauvaise mine, qu’on pourrait croire arraché à la pellicule de Pépé le Moko. 09h05 – Encadré par les deux policiers, le capitaine Mendès-France est accueilli dans l’antichambre du ministre par l’officier d’ordonnance de celui-ci, le lieutenant Geoffroy Chodron de Courcel, qui n’a rien perdu de sa courtoisie de diplomate : « Bonjour, monsieur le ministre, vous avez fait bonne route, j’espère. » – Avec mon escorte, qu’aurait-il pu m’arriver ? – Le Général vous attend. Je dois vous confier qu’il a quelque impatience de vous voir. Autant la veille, à la tribune du défilé, il paraissait à tous heureux, à son aise, presque épanoui – si l’on peut employer ce mot à son sujet – autant voici l’auteur du Fil de l’Épée glacial, fermé, apparemment en proie à une colère à peine maîtrisée. Avant même que PMF l’ait salué, il lui jette, la Players agressive : « Vous avez désobéi, capitaine. Je vois que vous ne m’aviez pas compris. Dois-je me montrer plus clair, capitaine ? Vous faut-il une explication, des vignettes, capitaine ? » divisions cuirassées). Les choses s’arrangeront quand l’Arsenal d’Alger, en marge de ses activités militaires, ouvrira un atelier de réparations pour les véhicules d’intérêt public. 2 Comme bien des hommes de sa génération et de son milieu social, PMF ne se rase pas lui-même. On prétendra encore en 1954 qu’il ne pouvait pas commencer à travailler avant que le barbier appointé du Quai d’Orsay ne soit venu dans son bureau pour jouer du blaireau et du coupe-chou. En répétant le grade de son interlocuteur, De Gaulle tient, d’évidence, à marquer le lien de subordination. – Mon général, je ne comprends pas, en effet, réplique PMF. – Je vous avais donné six mois pour jeter votre gourme et conter fleurette à la gloire. Vous n’y avez pas trop mal réussi, d’ailleurs. Bravo pour vos deux citations. – Merci, mon général. Mais De Gaulle poursuit, avec une nuance de dédain : « Si c’est la Légion d’Honneur qu’il vous faut pour vos électeurs, je ferai… oh, ce matin même… le nécessaire. » Raidi, talons joints, petits doigts sur la couture du pantalon, PMF garde le silence. – Enfin, Mendès, que cherchez-vous, bon Dieu? Je vous l’avais dit, et je vous le répète : l’État a davantage besoin de bons ministres que de capitaines, aussi braves soient-ils. Nous manquons d’hommes, répète-t-on sur tous les toits ? C’est vrai ! Cependant, pour se faire tuer, nous en aurons toujours assez ! Vos Amiot ne vous ont pas suffi ? Vous tenez à tâter des… des… Le Général cherche une expression marquante et poursuit, recourant au surnom des cuirassiers en usage chez les grognards de l’Empereur : « Vous tenez absolument à tâter des gros frères ? Je reconnais qu’ils peuvent offrir, en tant que cercueils, un certain avantage ! Quatre moteurs ! Quel décorum ! » PMF se rebiffe : « Mon général, ma mutation était signée Charles de Gaulle. » – Par moi? Pas du tout, nom de Dieu ! Boris l’a signée pour moi, dans mon dos ! Je l’ai découverte par hasard. Ne niez pas, Boris est votre ami. Il me paiera ça ! – Elle est également signée par Laurent-Eynac. – Ce… ce… Avant que le ministre de la Défense n’ait trouvé l’épithète malsonnante que lui semble exiger le peu d’estime qu’il nourrit à l’égard du ministre de l’Air, PMF se hâte de préciser : « Mon général, si cette mutation m’avait été refusée, je me serais engagé aussitôt dans la Légion. Là, on m’aurait accepté. » – Ah ! J’avais vu juste en vous dépêchant des argousins… J’ai eu envie de leur ordonner de vous passer les menottes ! Enfin, ces Messieurs vous ont empêché de m’ignorer. Comme vous l’avez fait hier. Et ils vous ont évité de commettre des folies. Romantiques. Peut-être respectables. Mais tout de même des folies. La Légion ! Vous vous croyez dans L’Atlantide de Pierre Benoît ? – Est-ce folie de vouloir affronter l’ennemi de près ? Vous l’avez bien fait ! Le général de Gaulle lève les yeux au ciel : « Enfin, expliquez-moi une bonne fois pourquoi vous persistez à ne pas vouloir servir l’État ! Dieu sait qu’au gouvernement, vous vous rendriez plus utile que dans un avion ! » – J’ai longtemps servi l’État de mon mieux, précisément, dans diverses fonctions, mon général. Dans ma mairie, au Parlement, dans les ministères. Aujourd’hui, c’est la Patrie que je veux servir. Elle seulement ! Si elle souffre, je dois, comme tant d’autres qui n’ont pas de galons sur les manches, partager en première ligne les souffrances de ses soldats. Haussant les épaules, le général cite, avec une ébauche de sourire, d’une voix qui ne cache pas de la lassitude, ou du désenchantement, le manuscrit3 de son propre Fil de l’Épée : « Servir, Mendès, servir se paie parfois au prix de l’amertume qu’il acquittera sans rechigner, celui que l’amour de la Patrie, la passion de l’État et l’ambition la plus haute tiennent au cœur. » – Mon général, je… – Croyez-vous une seule seconde que je ne préfèrerais pas, en ce moment même, sur le terrain, commander une division ? Que je ne voudrais pas prendre la tête des brigades de 3 L’aphorisme qui suit figure encore dans le tapuscrit du Fil de l’Épée conservé par l’Institut Charles de Gaulle. Il a été rayé par l’auteur sur les premières épreuves d’impression, selon le témoignage oral de M. Robert Burnand, lecteur aux éditions Plon, recueilli en 1951. chars lancés à l’assaut des positions de l’adversaire ? Que je ne rêve pas de gloire dans les plis d’un étendard, comme le saint-cyrien que je fus ? Le général marque une pause, comme essoufflé, avant de gronder: – Croyez-vous que nous puissions avoir le luxe du choix lorsque le drapeau de l’Ennemi flotte sur Paris ? Pierre Mendès-France, ému, se tait. Les croisées du bureau donnent sur le port et l’horizon de la Méditerranée. Le général de Gaulle contemple un instant le panorama, puis conclut : « Après tout, capitaine, si vous avez envie de mourir au champ d’honneur, c’est votre droit. Nous vous ferons une belle cérémonie. Mais, sachez-le, tant que vous n’aurez pas réussi à vous faire tuer, je ne vous accorderai pas une minute de répit avant que vous ne discerniez enfin où gît votre vrai devoir. Votre devoir d’état. Doublement d’état, capitaine. Vous pouvez disposer. » PMF recoiffe sa casquette, claque des talons, salue la main à la visière, puis il fait demi-tour en décomposant, tel un sous-officier rengagé, et sort à pas comptés. – Le Général était assez fâché contre vous, lui dit Courcel. – Mon cher camarade, je m’en suis aperçu.