livre de Ruth

Transcription

livre de Ruth
Prédication du 09.03.2014
Avec les Lycéens/étudiants.
1er dimanche du temps de carême
Lecture : livre de Ruth
(notes de prédication)
Nous entamons notre 2e série de prédications. Sur le thème « une communauté de témoins » qui est le fil
rouge de notre année.
Pourquoi ce fil rouge ?
Pour nous rappeler que les témoins du Christ, c’est chacun et chacune d’entre nous, avec son histoire, sa vie,
ses paroles propres. Et que l’évangile nous invite à travailler notre capacité à être des témoins du Christ, sans
quoi nous perdons notre qualité, ou plutôt notre vocation de chrétien.
Chacun pour sa part, et ensemble, formant un même corps.
Pourquoi une communauté de témoins ?
Parce que le monde a besoin du Christ, de l’amour du Christ, de la justice du Christ. Pas des religions, elles
ont fait beaucoup mal et nous n’avons pas à avoir d’estime particulière pour elles. Mais du Christ et du Christ
seul, comme aime à le dire la Réforme protestante.
Plus j’avance, plus je m’étonne que nous ayons choisi ce slogan incomplet. « Une communauté de témoins »,
tout court, n’a pas de sens. Il y a de nombreuses communautés de témoins, qui témoignent de toutes sortes
de choses.
Nous aurions dû ajouter : une communauté de témoins… du Christ.
Peut-être cela pourrait-il être le fil rouge de l’an projet : le Christ seul !
Le temps du carême, ces 40 jours, nous sont justement donnés pour focaliser nos regards, nos cœurs, nos
pensées, sur le « Christ seul », tant il est vrai que dans sa passion, vécue au nom de l’amour et du pardon de
Dieu et les uns pour les autres, il fut seul : seul à Gethsémané, seul sur la croix, seul dans le tombeau. Et
pourtant, c’est lui, seul, qui révolutionne le monde, sauve l’humanité, l’humanise, lui donne du sens, la libère.
Cette année, le temps de Carême pourrait nous conduire à nous poser la question : en quoi, comment, en
tant que chrétien, suis-je témoin du Christ ?
Nous débutons une série de 4 témoins qui nous encouragent à être des témoins à notre tour.
Le premier est une femme (au lendemain de la journée mondiale des droits de la femme et de la journée
mondiale de prière qui lui est attachée).
Quelle femme ! Ruth la moabite : l’ancêtre de Jésus citée dans sa généalogie par Matthieu (1,5 – les
femmes n’y sont pas si nombreuses).
Ruth, qui a aussi donné son nom à un petit livre de la Bible coincé entre la fin de l’histoire des juges (cette
période ancienne des leaders charismatiques qui se levaient pour mobiliser Israël nouvellement installé sur
sa terre promise, lorsqu’un danger se présentait) et le début de la royauté instaurée par le prophète
Samuel, avec le roi Saül et, surtout, le roi David qui sera la figure du Messie attendu.
Une femme qui a inspiré les poètes. Qui ne se souvient de Victor Hugo :
Pendant qu'il sommeillait, Ruth, une moabite,
S'était couchée aux pieds de Booz, le sein nu,
Booz ne savait point qu'une femme était là,
Espérant on ne sait quel rayon inconnu,
Et Ruth ne savait point ce que Dieu voulait d'elle...
Quand viendrait du réveil la lumière subite.
Ce n’est pas tant cette histoire d’amour bucolique, romantique, que je voudrais commenter aujourd’hui.
Mais plutôt ce que dit d’elle le texte, beaucoup plus cru, et en quoi cela fait écho pour notre vocation de
témoins.
L’histoire de Ruth est d’abord l’histoire de gens qui ont faim comme on en connait tant, et prennent le
chemin de l’exil en terre hostile « pour raisons économiques ».
Elimelek (qui signifie : mon Dieu est roi !), sa femme Noémie (qui signifie la grâce) et leurs deux fils
(Malhôn, le chétif, et Kyliôn, le maladif) fuient Bethléem (= la maison du pain) à cause de la famine.
Comme Abraham qui avait dû fuir de Canaan en Egypte à cause de la famine ; comme Isaac qui avait dû fuir
chez les Philistins à cause de la famine ; comme Jacob-Israël qui avait dû fuir pour les mêmes raisons en
Egypte.
Seule Noémie reviendra. Son mari et ses deux fils mourront en exil. Quand elle retrouvera Bethléem, le
pain aura un goût amer (nous y reviendront). C’est là qu’avec Ruth, sa fidèle belle fille, elle se tournera vers
Booz, son lointain cousin. Mais d’une manière étrange.
L’histoire de Ruth est donc aussi une histoire de mort et de deuil, avec la mort de l’esprit qui règne
lorsqu’une mère perd, en exil, son mari et ses deux fils ; lorsqu’une femme perd les siens sans
descendance.
Ces deux fils de Noémie, de surcroit, avaient choisi des femmes étrangères, païennes, issues de peuple à
ne pas fréquenter. Noémie ne mâche pas ses mots : elle demande à ses belles-filles de rentrer chez elles,
car elles seront mieux là-bas, comme on dit aux étrangers « rentrez vous, vous serez mieux là-bas ».
L’histoire de Ruth, c’est une histoire de pureté de race ou de milieu social contrarié. Au point que Ruth
devra faire une véritable déclaration solennelle de naturalisation : ton peuple sera mon peuple, là où tu
mourras je pourrai…1.
Ce sera aussi une histoire de mendicité humiliante. Puisque Ruth suivra sa belle mère2 pour finalement,
être réduite à la mendicité, autorisée en Israël et même codifiée par la loi puisqu’il faut toujours laisser
dans les champs de quoi permettre au pauvre et à l’étranger de glaner.
Ce sera enfin une histoire de séduction bien organisée… et orientée vers un vieux et riche propriétaire…
peut-être même une histoire de manipulation d’une jeune femme pilotée à distance par une plus vieille
(Noémie) pour séduire l’homme adéquat. Où l’on peut voir que la Grâce n’hésite pas à se mêler à la ruse.
Nous pouvons encore en ajouter.
Ruth est une Moabite. Ce n’est pas un hasard et le texte y insiste. Ce sera donc l’étrangère réhabilitée.
Mais faut voir d’où elle vient ! Moab, c’est l’enfant que la fille de Loth a eu… avec son père3. Moab
d’ailleurs, signifie « mon père ». Ruth est la descendante d’un inceste.
Ruth est ensuite comparée à Tamar (4,12). Tamar, c’est la belle fille de Juda 4, qui se prostitue avec son
beau-père pour avoir un enfant de lui. Lequel s’appelle Perets et sera l’ancêtre de Booz. Donc l’ascendance
de Booz n’est pas moins « corrompue » bien que jamais le texte ne porte de jugement moral.
Ruth est enfin comparée à Rachel et Léa, les deux femmes de Jacob, le fondateur du peuple d’Israël, dont
on raconte, avec détails5, comment elles concourraient pour avoir le plus d’enfants possible et gagner
l’estime de Jacob (quitte à se vendre entre elle des mandragores pour acheter une soirée de plus de Jacob
… quitte aussi à donner leur servante à leur place comme mères porteuses, étant entendu que les
servantes accouchaient sur leurs genoux et leur donnaient l’enfant).
Enfin, Noémie n’est pas claire non plus. Si on ne sait pas d’où elle vient, on découvre dans le texte que
derrière sa gentillesse apparente, elle est une manipulatrice de premier rang. Lisez le texte en détail, et
vous verrez que Noémie utilise Booz pour donner un enfant à son fils à elle. Car la loi est faite de telle
manière que lorsqu’une femme est veuve sans enfant, elle doit être rachetée par le parent le plus proche
de son mari défunt. Et l’enfant qui nait de cette union doit être considéré comme l’enfant du défunt et
1
C’est aussi une confession de foi : « ton Dieu sera mon Dieu », le Dieu d’Abraham, Isaac et Jacob, comme il y est fait allusion
par le récit de la fuite du pays promis pour raison de famine. Les deux (confession de foi et déclaration « de naturalisation »)
étant probablement liées à l’époque de Ruth comme à l’époque de la rédaction du texte.
2
On peut noter que Noémie considère Ruth comme « rien ». Malgré la belle déclaration que lui fait Ruth, elle ne la mentionne
même pas lorsqu’elle rencontre les femmes de Bethléem (1,21), Ruth est ignorée comme elle le sera à la fin de l’histoire (4,16)
3
Genèse 19,30-38 – autant de récits mythologiques repris volontiers par le livre de Ruth.
4
Genèse 38
5
Genèse 29 et 30
porter son nom. Bref Booz est « utilisé » par Noémie comme un « géniteur » (dirions-nous aujourd’hui certes pas anonyme !) alors même que le vrai père est le défunt.
Quant à Ruth, nous découvrons qu’à la fin de l’histoire, elle a totalement disparue. Noémie l’envoie à sa
place aux pieds de Booz (les différentes versions du texte hébreu trahissent cependant l’embarras des
rédacteurs 6) ; puis, à la naissance de l’enfant, Noémie le met sur son sein comme si elle-même avait
accouché (4,16) ; c’est elle qui nourrit l’enfant (c’est à dire se l’approprie) et les femmes de Bethléem le lui
donnent son nom et confirment : un fils est né à Noémie ! (4,17).
Après tout ce que Ruth a fait pour Noémie, elle n’a finalement même pas pu prendre son enfant sur son
sein ni le nourrir ni lui donner un nom. Noémie a complètement instrumentalisé Ruth comme mère
porteuse. Et dans cette histoire, Noémie, certes par procuration, a fait un enfant avec son propre fils 7, en
instrumentalisant Booz et Ruth. Une GPA cumulée à une PMA.
Voici donc une histoire moralement, religieusement, socialement totalement incorrecte au regard de
notre bonne morale. Et le texte ne fait rien pour adoucir les choses. Au contraire, il est transparent sur les
chemins compliqués par lesquels passe l’Alliance de Dieu avec son peuple et avec l’humanité : une
alliance de miséricorde qui prend le charnel comme il est, avec toutes ses complications, et qui le dépasse,
le transcende par son amour et sa fidélité : il donne par-dessus.
Ainsi, à la fin de notre histoire, Booz est réhabilité, en l’insérant dans cette curieuse généalogie qui va de
Perets, l’enfant issu de l’inceste de Tamar avec son beau-père, à David le roi-messie par excellence, comme
pour nous dire : Dieu n’a rien lâché de sa Grâce dans les soubresauts de l’histoire.
Quant à Ruth, elle donnera son nom au livre, ce qui n’est pas la moindre des réhabilitations dans la
tradition juive. Elle deviendra même pour les chrétiens, une figure christique, une image du Christ :
totalement au service et totalement désintéressée, au service de l’Alliance d’amour de Dieu avec les
humains, au point même d’en disparaître, pour ressusciter dans la mémoire et la foi du peuple d’Israël et
donner son nom et son exemple à des générations. Ruth, c’est le témoin par excellence qui a fait tout cela
au nom du Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Et nous ajouterions, comme chrétiens : au nom du Dieu de
Jésus, le Messie descendant de David.
Noémie la manipulatrice, Ruth la moabite et Booz, l’homme à l’ascendance trouble, n’étaient pas les
mieux placés pour être des témoins.
Et pourtant, c’est par eux que passe le fil de l’alliance de Dieu avec son peuple. Ils seront les ancêtres du
grand roi David et les lointains ancêtres de Jésus dit Christ, c'est-à-dire le Messie.
Ainsi l’arrière grand-mère du roi David, figure du messie, n’est pas de race pure, ni de sang royal, pas
même juive. Pas du bon milieu !
Peut-être est-ce pour cela que Jésus aimait à dire aux pharisiens, qui se jugeaient moralement et
religieusement corrects, et de bonne descendance : « les prostituées et les collecteurs d’impôts vous
devanceront dans le royaume des cieux » (Mt 21,31).
Les auteurs bibliques auraient pu mettre cette histoire sous le boisseau, supprimer Ruth au moins de la
généalogie de Jésus. Mais non, on en fait un livre bien placé dans la Bible !
Dont acte : la Bible n’attend pas de nous que nous soyons parfaits pour que l’alliance de Dieu, sa grâce,
son amour, passe par nous et que nous soyons de bons témoins. Peut-être même au contraire : les
derniers, les rebus, les étrangers, les moralement tordus : c’est aussi et peut-être prioritairement par eux
6
3,3 : le texte hébreu tardif des massorètes (Keri) sur lequel s’appuient nos traductions, a « arrangé » parfois le texte. Ici,
Noémie s’adresse à Ruth à la 2e personne du Sg : « tu iras, tu te coucheras ». Mais le texte hébreu plus ancien (Ketiv) parle à la
1e du Sg « j’irai, je me coucherai » comme si Noémie envoyait bien Ruth auprès de Booz par procuration. Cf Pauline BEBE, ISHA,
Dictionnaire des femmes et du Judaïsme, Calmann-Levy 2001, aux articles Noémie et Ruth.
7
On pourrait dire que par cet « inceste symbolique », elle répare l’inceste qui est à l’origine de l’ascendance de Ruth la Moabite.
Elle permet à la généalogie de David de retomber sur ses pieds : David sera fils de Booz fils de Juda. Peu importe le charnel, la
filiation et l’alliance divine passent par le symbolique.
que va passer l’alliance de Dieu avec le monde. Et le texte, contrairement nous souvent, ne pose aucune
condition, ni même le moindre jugement…
Bref, vous êtes capables d’alliance, malgré et même avec vos vies tordues. Vous êtes capables d’être à
votre tour une page de la Bible qui dit au monde l’amour fou de Dieu, bien fou quand on regarde par où il
fait passer son alliance avec les humains.
Et c’est cela la beauté de l’Evangile, c’est cela qui est une bonne nouvelle. Des dieux comme cela, vous n’en
trouverez pas beaucoup !
Ce qui me frappe donc dans cette histoire, c’est son caractère extrêmement positif !
C’est que l’histoire de Ruth, c’est une histoire de foi, d’espérance et d’amour.
Une histoire de foi, au double sens de la confiance et de la confession de foi. Ruth en effet, alors que sa
belle mère lui donne sa liberté (et la bénédiction, qui précède son choix), fait le choix libre dans une belle
confession : là où tu iras j’irai, ton peuple sera mon peuple, ton Dieu sera mon Dieu, là où tu mourras, je
mourrai (1,16)… une fidélité exemplaire qui dit la foi de Ruth au Dieu de ce peuple : elle met sa confiance
en Lui, et elle le confesse. Elle en mesure toute l’ampleur, puisque cela peut l’emmener loin de son lieu
d’origine (intérieur comme géographique), et que cela la lie à un peuple dont elle sera solidaire jusqu’au
bout, jusqu’à la mort. Sa foi est un véritable engagement que rien n’arrêtera, même dans l’histoire
compliquée qu’elle vivra avec Noémie et Booz par la suite. Cette confiance et cette confession de foi la
posent comme un témoin et un maillon incontournable de l’histoire biblique.
Où l’on voit que c’est bien par la foi (foi-confiance, foi confessée) que nous sommes sauvés et non par
notre moralité ou nos œuvres qui peuvent être très tordues, mais à travers lesquelles le fil de l’alliance
passe toujours, parce que don de Dieu est toujours par-don, don par-dessus.
Une histoire d’espérance ensuite. Non pas une espérance déconnectée du réel (j’espère l’avoir assez
montré…) mais une espérance qui fait mémoire du réel, même s’il est scabreux, traverse les générations,
et se projette dans l’avenir, sûr et même émerveillé de la fidélité de Dieu à travers l’histoire. Une
espérance si saisissante qu’elle fait passer à l’acte ces acteurs porteurs de foi, au risque même de gestes
loin d’être moralement irréprochables.
Et enfin, une histoire d’amour. Bien que ce soit une étrangère (et le texte n’est pas neutre en donnant une
étrangère en exemple !), par quelque facette que nous la regardions, nous ne trouvons qu’amour et
abnégation chez Ruth. Elle suit sa belle-mère par amour. Par amour pour son mari défunt, par amour pour
ce peuple, par amour Dieu. Par amour, elle accepte de jouer ce rôle de mère-porteuse, pas seulement
porteuse d’un enfant, mais aussi porteuse de l’alliance de Dieu avec son peuple. Un amour totalement
donné au point de se laisser oublier. Cet amour là, tombé dans l’oubli parce que totalement donné,
révèle l’amour de Dieu et annonce l’amour de Jésus, le Messie à l’image de David.
Les jeunes, vous avez des vies et vous vivez dans une époque où les positionnements moraux et la réflexion
éthique sont en pleines recompositions et diversifications, par rapports aux générations précédentes (tout
au moins en Occident).
Dans tous ces chemins qui s’ouvrent à vous, vous pouvez être assurés de la permanence de l’amour et de
la fidélité de Dieu. Et je vous invite à chaque pas, à faire ce chemin du livre de Ruth : regarder en face le
réel de l’histoire pas toujours glorieuse de vos ascendants et y découvrir, malgré tout, le fils rouge de la
grâce de Dieu qui est venue jusqu’à vous. Cela vous donnera une foi, une espérance, et un amour qui
feront de vous, j’espère, comme Ruth, des témoins qui porteront plus loin cette alliance de Dieu avec les
humains. Vous écrirez une page de la Bible avec vos vies peut-être aussi sinueuses que ces histoires
bibliques mais où l’on pourra lire, peut-être après-coup, la trace de l’amour de Dieu malgré tout.
Des témoins comme Ruth, nous qui sommes des handicapés du témoignage, devraient beaucoup plus nous
inspirer. Ce temps de carême nous invite à les redécouvrir.

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