1 Compte rendu : Claire MARIN, Violences de la maladie, violence
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1 Compte rendu : Claire MARIN, Violences de la maladie, violence
Compte rendu : Claire MARIN, Violences de la maladie, violence de la vie, Armand Colin, 2008, 196 p. Par Céline Lefève Violences de la maladie, violence de la vie se donne pour tâche d’« étudier philosophiquement la maladie comme expérience humaine » (p. 34). L’ouvrage gagne cet ambitieux pari en proposant une phénoménologie rigoureuse de l’être-malade, une philosophie de la maladie qui n’en traite pas sur un mode métaphorique « pour penser les troubles de l’âme, les désordres du corps politique, ou l’errance métaphysique, l’absence à soi du sujet, la vie ratée ou défaite » (p. 23). L’auteur part du principe qu’il faut envisager la maladie dans sa réalité et distinguer le récit du malade des fantasmes et des angoisses de ceux qui l’entourent ou s’en éloignent. L’ouvrage puise aux sources de la phénoménologie (Merleau-Ponty) et de la littérature (P. Valéry, H. Michaud, T. Bernhard, V. Woolf, S. Sontag). Il s’inscrit aussi dans le sillage du récit autobiographique de J. – L. Nancy, L’intrus1. Servi par une écriture précise, au ras de l’expérience, il parvient à décrire l’épreuve « de la singularité absolue, de l’exception excluante, de l’impossible lien, de la parole impossible » que constitue toute maladie (p. 21). Conformément à son double titre, il fait droit, d’une part, au non-sens de la maladie qui renvoie à l’injustifiable, à l’injuste et au mal et, d’autre part, à la violence destructrice de la vie souvent niée par les philosophes comme par le sens commun et « recouverte d’une représentation pacifiée et séduisante de la vie comme puissance généreuse et créatrice » (p. 16). *** Dans une première partie, l’essai se consacre à l’expérience de la maladie saisie du point de vue de l’individu qui la subit. Il dément la conception de la maladie comme accident rappelant avec Georges Canguilhem qu’« il est normal de tomber malade du moment que l’on est vivant »2. Il rejette plus largement les philosophies qui, loin de rendre compte de la maladie, l’évitent et en dénient l’originalité en l’inscrivant tantôt dans une dialectique de la vie biologique conduisant à la guérison, tantôt dans une dialectique de la vie psychologique et morale conduisant au renforcement de soi. La philosophie, rappelle C. Marin, a longtemps fait « comme si la vie du malade n’était pas une véritable manifestation de la vie, mais son dévoiement, comme si elle se réduisait à l’expression d’un négatif qui, ne pouvant se penser seul, s’intègre dans un binôme conceptuel (pathologie/santé) ou dans une progression dialectique. (…) Le présent de la maladie, l’expérience qu’elle constitue par elle-même, ses effets sur le sujet, restent désespérément tus. » (p. 13-15) En philosophie comme en médecine, la maladie n’est le plus souvent regardée que comme un accès privilégié à la santé ou à la norme. « La difficulté à laquelle nous sommes confrontés est de parler de la maladie à l’aide du discours, qui est toujours celui de la vie saine ; de s’exprimer à l’aide de critères empruntés à une certaine expérience pour en penser une tout autre. La philosophie semble toujours parler de l’autre rive, celle qui fait face à la maladie, mais en reste séparée. La littérature s’en approche avec moins d’appréhension. La philosophie parle le plus souvent le langage du thérapeute et confisque la parole du malade. Parce qu’elle offusque une exigence rationnelle et logique, parce qu’elle s’oppose au présupposé dialectique qui régit notre conception philosophique occidentale. » (p. 89) L’auteur souligne qu’une telle conception philosophique de la maladie comme moment d’une dialectique contribue non seulement à l’idéalisation moderne de la santé, mais aussi à la responsabilisation et à la culpabilisation du malade qui ne parvient pas à la guérison ou, du moins, à une maîtrise relative de sa maladie. « La parole du malade dans nos sociétés contemporaines est le plus souvent celle des survivants, ceux qui ont 1 J. – L. Nancy, L’Intrus, Paris, Galilée, 2000. G. Canguilhem, « Une pédagogie de la guérison est-elle possible ? » (1978), Ecrits sur la médecine, Paris, Seuil, 2000, p. 88. 2 1 surmonté la maladie et en sont sortis grandis, révélés à eux-mêmes, apaisés, auréolés d’une sagesse de l’expérience face à l’agitation fébrile du monde. (…) Sans méconnaître le courage des malades, ni contester les possibles effets positifs d’une épreuve de la maladie, il convient de prendre de la distance face à cette représentation télégénique. Elle résume le seul récit que la société accepte sur l’être malade, et qui trahit un présupposé embarrassant : un bon malade est un malade qui guérit. La maladie ne peut s’intégrer que dans une logique de dépassement de soi et dans un éloge implicite de la technique médicale, autrement dans une double transfiguration de sa propre existence et du pouvoir idéalisé de la médecine. Ce que l’on ne veut pas voir, ce sont les malades qui ne guériront pas, qui meurent devant une médecine impuissante, ou ceux qui restent condamnés à l’inactivité et à une marginalisation, à une mise au ban de la société, ceux que la maladie ampute aussi bien physiquement que psychologiquement et socialement. » (p. 29) L’ouvrage décrit dans ses différentes figures l’irruption du devenir et de l’altérité que constitue la maladie pour le sujet. L’auteur décrit l’expérience de la conscience qui se fait corps dans la douleur et la souffrance, alors même qu’est détruite la familiarité du sujet à son propre corps qui lui devient étranger, tel un « intime adversaire » (p. 52). Le sujet est comme perdu dans son propre corps. L’auteur insiste sur l’altération, la déperdition, l’expropriation de soi et, finalement, la décomposition de l’identité personnelle et sociale que la maladie implique : « La maladie contrarie les bases même du sentiment d’exister et du processus d’identification du sujet. Elle est l’expérience de la différence, fragilise l’unité, efface le sentiment du même, fondateurs de l’identité. Elle inscrit ou révèle l’altérité en nous, celle d’un corps qui nous échappe, d’une pensée qui divague, comme des boussoles affolées. Elle installe une vie chaotique avec laquelle le malade doit composer sans se perdre totalement dans ce grand chambardement intérieur. » (p. 18) Cette décomposition de l’identité se fonde en particulier sur l’expérience bouleversée de la temporalité, soumise à l’ordre de l’imprévisible et du sursis, empêchant le sujet de se projeter dans l’avenir, l’enfermant souvent dans le registre du regret, du manque et de l’absence. « La maladie met l’existence entre parenthèses, ou plutôt donne à l’existence la structure d’une parenthèse en interdisant les projets. » (p. 66) La maladie peut être aussi vue comme l’expérience du pur devenir, « devenir-fou qui ne s’arrête jamais, dans les deux sens à la fois, toujours esquivant le présent, faisant coïncider le futur et le passé, le plus et le moins…3 », interdisant au sujet de se définir de manière fixe et de penser son existence comme une construction. Comme l’a souligné Canguilhem, « les maladies de l’homme ne sont pas seulement des limitations de son pouvoir physique, ce sont des drames de son histoire. »4 La maladie « amorce une nouvelle histoire, elle laisse des traces, de la cicatrice à la réponse immunologique, des séquelles physiologiques aux meurtrissures psychiques. » (p. 66) Ce sont aussi les expériences de l’intrusion médicale (clinique ou chirurgicale) et de la réification du corps qu’elle implique, de la défiguration, de la dégradation et de la déformation corporelles - menant jusqu’au devenir-animal peint par Francis Bacon - qui sont décrites comme autant de médiations introduites entre le sujet et lui-même, brisant son sentiment d’identité. La maladie et la médecine, intruses dans l’existence du sujet, finissent par l’en expulser, faisant de lui un intrus dans sa propre existence. « Jusqu’où est-on encore soi-même ? La dialectique du familier et de l’étranger, le rapport entre soi-même et l’autre sont bouleversés. (…) Il faut s’habituer à ce nouveau soi, faire de la maladie autre chose qu’un échec, accepter sa temporalité, le rythme qu’elle impose et le navire bricolé qu’elle laisse. La maladie est comme un tiers qui fait écran dans la relation que le sujet entretient avec soi-même. Celle qui conditionne les gestes, qui ampute les projections, qui muselle les désirs. Le malade n’est plus 3 4 G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 9. G. Canguilhem, « Une pédagogie de la guérison est-elle possible ? », art. cit. , p. 89. 2 le sujet de sa propre existence, il est exproprié par la maladie, étranger à sa propre vie. Le malade est comme un intrus dans cette existence qui lui est imposée. Nancy exprime très clairement ce sentiment : « On ne se reconnaît plus. Mais « reconnaître » n’a plus de sens. On n’est, très vite, qu’un flottement, une suspension d’étrangeté entre des états mal identifiés, entre des douleurs, entre des impuissances, entre des défaillances. Se rapporter à soi est devenu un problème, une difficulté ou une opacité : c’est à travers le mal, ou bien la peur, ce n’est plus rien d’immédiat - et les médiations fatiguent. »5 » (p. 82) L’auteur insiste avec raison sur la dualité propre à l’expérience de la maladie. Elle est expérience de l’affrontement de la vie et de la mort, « du conatus et de la dégradation, du mien et de l’étranger » (p. 84). La dualité due à l’intrusion de la maladie est étrangeté à soi, impossible coïncidence de deux identités incompatibles : « « je souffre » implique deux « je », l’un à l’autre étrangers (se touchant pourtant). Dans « je souffre », un « je » rejette l’autre. »6 En même temps, le sujet tend à s’identifier à sa maladie sous l’effet cumulé de la douleur, du diagnostic médical et du regard des autres. Enfin, la dualité de la maladie aboutit à un dédoublement de la vie, à la nécessité de mener une double vie : la vie, plus ou moins cachée et secrète, qu’impose la maladie et la vie normale que continuent d’imposer, dans la sphère publique, la santé et la société des bien-portants. Ces deux vies, dans leur cohabitation contradictoire, en composeront une troisième, entièrement nouvelle, et douloureuse. Comme l’affirmait Georges Canguilhem, la maladie est une nouvelle norme de vie, une autre allure de la vie, radicalement différente de la santé. C. Marin approfondit cette critique de la distinction quantitative entre le normal et le pathologique et caractérise, dans une très belle page, la vie pathologique comme le maniement simultané de deux langues et l’impossible conciliation des contraires. « Définir la maladie comme une vie anormale, parasite, appauvrie, c’est la simplifier. Elle est avant tout une autre vie, elle met en place une autre « habitude d’être »7, une nouvelle forme d’existence, avec ses structures, ses lois, ses normes spécifiques. (…) (La maladie) est considérée comme diminution lorsqu’on tente de l’insérer dans le cadre de l’ancienne vie qui était la nôtre, le cadre familier. Mais l’expérience de la maladie est celle de l’étrangeté, au sens le plus large, elle est étrangeté de l’existence elle-même, qui est radicalement modifiée par cette expérience de l’altérité comme principe directeur de soi. La maladie est une rupture et l’ouverture et à un autre mode de vie. Elle exige du malade qu’il renonce « au genre de vie qui était antérieurement le sien et qui reste permis à d’autres. »8 L’être propre de la maladie (…) est cette oscillation entre un pôle et son contraire, la cohabitation chaotique, agonistique de tensions, de tendances irréconciliables, d’éléments opposés qui se répondent et s’épuisent dans cette lutte. Une dialectique sans synthèse possible, une tension qui vide le sujet. C’est peut-être cette dernière idée qui résume l’esquisse phénoménologique de la maladie : celle d’une expérience où tentent de cohabiter les inconciliables. (…) Chacune des déterminations soi-disant typiques de la maladie, réduction des possibles, des désirs, ralentissement de l’existence, désocialisation, se double en réalité d’une manifestation opposée : exaltation d’une certaine forme de sensibilité, voire des désirs du sujet, intensification du rapport à soi et aux autres et accélérations de l’existence. (…) La maladie n’est donc pas l’envers de la vie normale, elle en est la reconfiguration, elle n’est rien d’autre qu’une autre vie, une tout autre vie. Ce n’est pas tant une vie parallèle qu’une vie dédoublée qui doit jongler avec les impératifs de la société à laquelle elle n’échappe pas tout à fait et les exigences de la maladie elle-même et du traitement qui tente de la contrer. Le malade est toujours, comme le dit Susan Sontag, un individu ayant la double 5 J. – L. Nancy, L’Intrus, op. cit. , p. 39. Ibid. , p. 60. 7 J. – P. Sartre, Cahiers pour une morale, Paris, Gallimard, 1989, p. 447-449. 8 G. Canguilhem, La Connaissance de la vie, Paris, Vrin, 2003, p. 214. 6 3 nationalité, parlant deux langages, celui de la vie saine et de la vie malade, qui s’annule parfois dans le brouhaha qu’ils créent. » (p. 88-89) *** La deuxième partie de l’ouvrage propose une philosophie et une anthropologie du soin qui en dégagent la nature relationnelle, non pas au sens où le soin consiste en une relation entre deux individus mais au sens où il vise le rétablissement même de relations que la maladie dénoue. Relations du sujet à lui-même, à la société et au monde. Dans des pages peut-être trop brèves, l’auteur montre d’abord que le soin est une réponse sociale à la maladie comme expérience totale : désordre social dû à l’impossibilité pour le malade d’assumer ses activités sociales et à la perte de son identité sociale ; inquiétude morale sur le sens de la maladie partagée par le malade et la société ; perte de confiance dans la vie et angoisse liée à l’incertitude qu’elle recèle. Le soin vise dès lors la restauration du lien entre le sujet et la collectivité, la réintégration de l’individu à la société. « Le rôle du soin est de nous restituer notre place, en nous-mêmes et au milieu des autres, d’exécuter le mouvement inverse de celui de la souffrance. (…) Contre cet exil auquel nous condamne la douleur, la médecine se profile comme retour à notre identité propre, notre nature véritable, notre lieu. Elle rend l’homme à lui-même » (p. 105). C. Marin dégage alors de manière originale et profonde le paradoxe qui définit le soin : celui-ci doit être individualisé, soucieux de la singularité du malade, mais il doit aussi contrer le mouvement d’individualisation et d’exclusion que constitue la maladie. « Il faut (…) réduire l’effet dévastateur de la maladie en limitant son pouvoir d’exclusion et d’enfermement dans la logique de l’individualité, qui est la logique de survie de l’individu malade. » (p. 106) La médecine est révélée en son fond non seulement comme lutte contre les dysfonctionnements de l’organisme ou du psychisme, mais aussi comme rétablissement du vivre ensemble contre l’exclusion sociale que la maladie produit et que la norme prédominante de la santé vient renforcer. L’ouvrage, en recourant à l’anthropologie du soin, en souligne ensuite la fonction symbolique : soigner consiste d’abord à rechercher un sens à la maladie. Alors que le chamanisme répond à cette quête, la médecine occidentale n’y répond que partiellement. Là où le chamanisme identifie et rétablit des relations altérées ou déséquilibrées entre le monde visible et le monde invisible, entre l’homme et les esprits, la médecine occidentale isole au sein du malade une cause pathologique, l’identifie comme la source du mal et sépare la maladie de l’homme et le monde. Le soin chamanique révèle donc une double fonction essentielle du soin comme recherche de sens et comme restauration de liens, aidant le sujet à supporter l’angoisse de l’incertain et de l’imprévisible. C’est le sens donné par le soin à la maladie qui restaure le lien entre individu et collectivité, entre malades et bien-portants. « Soigner c’est alors expliquer, donner un sens et par là restaurer une continuité brisée, celle de son existence, ainsi que le lien avec les autres et avec les esprits. C’est réinsérer le sujet en réintégrant l’événement dans un sens commun, partagé par les membres de la communauté. (…) Le soin transforme l’expérience absurde, solitaire et excluante de la souffrance en une expérience partagée et signifiante. » (p. 117) La médecine occidentale se caractérise précisément par l’oubli de la nature et de la fonction symboliques du soin, oubli qui se fonde à la fois sur la conception philosophique antique de la maladie comme accident irrationnel de la vie et, depuis Bacon et Descartes, sur la conception de la médecine comme science de la nature promettant la maîtrise, voire la création artificielle du corps et l’élimination de la maladie. L’ouvrage chemine dès lors vers une éthique du soin qui rejette la réduction de la médecine à la science et rappelle l’affectivité et le transfert en jeu dans les relations de soin. L’auteur esquisse ici ce qui pourrait être l’un des principes fondateurs d’une éthique du soin qui, issue de l’analyse de l’épreuve vécue de la maladie, ferait véritablement droit aux besoins du malade. Du soignant le malade attend non seulement une connaissance des 4 dysfonctionnements de l’organisme, mais aussi un partage affectif lui permettant de calmer son angoisse et d’ouvrir un espoir, quel qu’il soit. Ce partage affectif, la médecine s’efforce depuis toujours de l’éviter au profit de la distance qui doit protéger le soignant des affects du soigné et de ses propres affects. Il serait temps qu’elle cesse de le penser comme un supplément d’âme, voire un obstacle, qu’elle le pose au fondement du soin et qu’elle s’interroge sur la manière de le mettre en oeuvre. « (La) tension de l’affect a souvent été reléguée au second plan, notamment par la médecine occidentale, au profit d’une distance qui protège peut-être le soignant mais frustre sans doute le patient, privé d’un élément central de la relation thérapeutique, qui est peut-être la compassion. (…) Le discours technique ne suffit pas à faire disparaître l’inquiétude : tel est sans doute l’échec de la médecine contemporaine, puisqu’il renforce l’aspect mystérieux et incompréhensible de la maladie. Parce que ce discours est détaché de la sensation, de l’attention de partage et de dialogue autour de cette souffrance. Ce que manifeste à l’inverse le transfert, c’est l’exigence de compassion, de partage d’émotion avec autrui qui devrait être au cœur de la relation thérapeutique. Le chamane est parfois conduit à « prendre » la douleur du malade pour l’en libérer. Le thérapeute doit pouvoir aider le malade à se décharger de l’inquiétude engendrée par la maladie. Il faudrait pour cela commencer par reconnaître cet aspect psychologique comme une part de la souffrance et non comme simple signe, comme symptôme ou comme confirmation. Ce qui est intolérable au patient, c’est que la douleur soit « normale », qu’elle soit presque attendue par le médecin qui est « rassuré », conforté dans son diagnostic par ce qui devrait le choquer. Il semble qu’« idéalement » le médecin devrait rejouer son indignation première que l’habitude a effacée ou que la carapace psychologique dissimule, indignation devant l’injustice de la maladie et la violence qu’elle impose au malade. » (p. 126) C. Marin saisit la nécessité pour définir dans sa spécificité la relation de soin de faire retour, comme G. Canguilhem l’avait fait lui-même, à la plainte et à l’appel que le malade adresse au médecin. Plus profondément encore, l’auteur émet l’hypothèse qu’il reste à approfondir que « c’est peut-être le besoin thérapeutique qui fonde le rapport à l’autre. » (p. 127) L’ouvrage esquisse un deuxième principe fondateur pour une éthique du soin : pour prendre en charge la souffrance, et non seulement la douleur du malade, il est nécessaire d’écouter sa plainte, de « laisser s’exprimer ce qui redouble la souffrance physique, l’angoisse, (d’)ouvrir un espace pour une parole souvent censurée, rompre la solitude du malade ou plutôt son tête-à-tête avec la maladie. Réintroduire un tiers qui atténue la brutalité de cette confrontation. » (p. 133) Cette écoute permettrait au malade lui-même de donner un sens à sa maladie et de l’intégrer à une vie avec laquelle elle est, par principe, en conflit. « Il en va, note C. Marin, de l’interprétation de la maladie comme de l’interprétation d’un rêve. Personne n’est mieux placé que le sujet lui-même pour rendre compte du sens qu’il peut lui donner. » (p. 135) Dans le prolongement de ces analyses, l’auteur définit le rôle que la philosophie pourrait jouer aujourd’hui dans le soin. La philosophie pourrait compléter la médecine en assistant le patient dans l’interprétation personnelle de sa maladie et la reconstruction de son identité, « en créant une place pour son récit, en lui permettant de se réapproprier sa propre histoire de la maladie, de l’inscrire dans une narration dont il est véritablement le sujet. » (p. 136-137) Parce qu’elle est fondée sur sa phénoménologie de la maladie, la proposition de C. Marin est originale et s’impose avec force. Elle est aussi radicale : elle implique indissociablement de transformer le rôle dévolu à la philosophie dans l’éthique médicale et de former autrement les acteurs du soin. La contribution de la philosophie au soin et à son éthique ne doit pas seulement résider dans la formulation et l’articulation de principes bioéthiques, mais dans une pédagogie de la maladie, « une éducation à la maladie et à la guérison, éducation des malades potentiels mais aussi des médecins eux-mêmes, cette fameuse « pédagogie de la guérison » que Canguilhem appelait de ses voeux» (p. 137). La 5 philosophie ne doit pas être seulement « un garde-fou mais un tuteur », selon la belle expression de l’auteur (p. 137). Nous ne pouvons qu’approuver cette proposition - et travailler à la mettre en œuvre. La philosophie doit être définie non comme une formation à l’éthique, mais comme une formation éthique visant l’éclosion du soin lui-même dans la médecine et dans la prise en charge du malade. La pratique philosophique pourrait faire advenir à la conscience des acteurs médicaux que le soin exige en chacune de ses étapes un décentrement, ou plutôt un recentrement vers l’expérience du malade. Le soignant devrait effectuer un va-et-vient constant entre, d’une part, la logique de ses savoirs et de ses savoir-faire et, d’autre part, la logique existentielle du malade. Logique existentielle par laquelle le malade donne à sa maladie un sens singulier, sens qu’il a néanmoins besoin - selon les modalités et les rythmes qui lui conviennent - de partager et d’éprouver avec autrui. Il nous semble que cette conversion du regard qui conduit le soignant hors de son point de vue pour approcher celui du malade définit le soin lui-même. Cette conversion du regard ou, pour filer la métaphore signalée plus haut, cet apprentissage de la langue originale de la maladie peuvent notamment s’appuyer, comme le suggère C. Marin, sur l’attention au récit du malade. Ce projet éthique se situe dans le sillage de G. Canguilhem. Celui-ci ne dissocie pas, on le sait, philosophie et enseignement de la philosophie et il juge indispensable l’enseignement de la philosophie dans les études médicales. Il ne conçoit pas cet enseignement comme un apport supplémentaire et dogmatique de connaissances figées, mais comme le moyen pour le futur médecin de mener une réflexion philosophique, historiquement informée, sur l’essence et la finalité soignantes de la médecine.9 La médecine se définit en effet dans sa perspective par le soin, si l’on définit ce dernier par le respect des normes individuelles de vie du sujet. Dès l’Essai concernant quelques problèmes concernant le normal et le pathologique de 1943, Canguilhem affirme que l’essentiel en médecine réside dans la clinique, conçue comme observation du malade au sens large et comme compréhension de ses normes propres de vie, et dans la thérapeutique, définie comme technique individuelle de restauration - ou d’instauration – des normes de vie que le sujet juge par lui-même et pour lui-même comme normales.10 La médecine se fonde par conséquent sur la reconnaissance de la primauté de la subjectivité du malade. La subjectivité du malade est l’arché du soin. Elle est à l’origine de l’appel à l’aide lancé au médecin, elle constitue le principe directeur et le but de l’intervention médicale sanctionnée, selon les termes de Canguilhem, par « la satisfaction subjective » du patient.11 La médecine commence donc avec l’acceptation par le médecin de l’ignorance primitive dans laquelle il se trouve de la vie du malade, de ses valeurs, projets et besoins propres. Cette acceptation primordiale de sa propre ignorance permet au médecin d’être « instruit » par le malade, en particulier en écoutant son récit, et d’assumer ainsi sa fonction herméneutique. « Mon médecin, écrit Canguilhem en 1988, c’est celui qui accepte, ordinairement, de moi que je l’instruise sur ce que, seul, je suis fondé à lui dire, à savoir que mon corps m’annonce à moi-même par des symptômes dont le sens ne m’est pas clair. Mon médecin, c’est celui qui accepte de moi que je voie en lui un exégète avant de l’accepter 9 Cf. sur ce point, G. Canguilhem, « Thérapeutique, expérimentation, responsabilité » (1959), Etudes d’histoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin, 1968, p. 394. 10 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique (1943), Paris, PUF, 1966, Introduction, p. 8 : « Il nous a semblé que l'essentiel en médecine était, malgré tant d'efforts louables pour y introduire des méthodes de rationalisation scientifique, la clinique et la thérapeutique, c'est-à-dire une technique d'instauration ou de restauration du normal, qui ne se laisse pas entièrement et simplement réduire à la seule connaissance. » 11 Ibid. , p. 153 : « La clinique ne se sépare pas de la thérapeutique et la thérapeutique est une technique d'instauration ou de restauration du normal dont la fin, savoir la satisfaction subjective qu'une norme est instaurée, échappe à la juridiction du savoir objectif. » 6 comme réparateur. »12 Par conséquent, comme le souligne l’ouvrage de C. Marin, le soin ne peut commencer que par l’attention au non-sens, violent, de la maladie et au(x) sens que le sujet lui assigne de manière spontanée. Il vise, à partir de là, à faire advenir pour le patient une vie qui soit conforme au sens que ce dernier lui donnera. *** La troisième et dernière partie du livre est consacrée à l’affirmation de la violence du vivant, à la définition de la vie comme processus destructeur et au déni de cette conception de la vie aussi bien dans l’opinion commune que dans la philosophie et la science biologique. C. Marin approfondit sa critique de la représentation de la vie comme puissance illimitée de création, d’engendrement, d’autorégulation et de réparation. Elle revient sur sa critique de la représentation de la maladie comme événement passager, accident et épreuve révélatrice de la santé. Selon elle, l’idéalisation de la vie, conçue selon les catégories philosophiques d’état, de substance ou de finalité, provient à la fois de la confiance en la vie que l’homme doit posséder pour s’y déployer (ou s’y maintenir) et de la pensée magique qui naît du besoin thérapeutique et de l’espoir inextinguible de la guérison. Ce n’est pas le moindre mérite de cet ouvrage que de souligner combien cette idéalisation de la vie et, par conséquent, de la maladie œuvre dans les philosophies vitalistes, chez Nietzsche, chez Ricoeur, mais aussi dans les conceptions ontologique et quantitative de la maladie (Cl. Bernard) - et, ajouterions-nous, dans certains contresens récents faits sur la philosophie de G. Canguilhem qui idéalisent la maladie au prétexte qu’elle est une « autre norme de vie » en oubliant son caractère essentiellement et douloureusement précaire. Ces conceptions, si différentes, ont pour point commun de substituer à la réalité de la maladie son idée alors que « la maladie n’a de sens que vécue » (p. 151), selon une formule frappante où l’auteur retrouve l’intuition canguilhemienne. C. Marin avait déjà souligné, dans la première partie, les effets pervers de telles conceptions conduisant à la culpabilisation morale du malade. Elle insiste ici sur le fait que la vision idéalisée du vivant se prolonge et s’épanouit aujourd’hui dans l’occultation sociale de la maladie et de la souffrance cantonnées à l’invisibilité de l’hôpital et des institutions spécialisées. Cette vision explique également l’utopie moderne de la santé perpétuelle et de sa maîtrise, utopie qui rend les sujets d’autant plus vulnérables lorsque surviennent, telles des erreurs imprévisibles et surprenantes, la maladie, la vieillesse, le handicap, la déchéance. C. Marin voit la maladie comme le rétrécissement angoissant des potentialités du sujet, la fragilisation irréversible de la capacité de l’organisme à affronter d’autres maladies, la révélation de la logique véritable du vivant qui, selon elle, n’est pas logique de l’assurance, mais logique du devenir, de la dégradation et donc du risque. L’auteur propose donc une ontologie de la vie comme destruction. Pour elle, la maladie est la marque du processus de dégradation, voire de démolition inhérent au vivant, déjà mis en lumière par G. Canguilhem13 et par G. Deleuze. Les pages qui leur sont d’ailleurs consacrées à ce sujet mériteraient des développements ultérieurs. C. Marin trouve ensuite la confirmation de la destruction vitale dans l’immunologie moderne14 qui étudie, d’une part, la destruction à l’œuvre dans la création organique et, en particulier, dans le développement embryonnaire et la régénération organique (ce que Cl. Bernard avait déjà identifié) et, d’autre part, les phénomènes de l’auto-immunité. L’auto-immunité apparaît pour elle, comme pour J. Derrida, comme la figure paradigmatique, de « l’affrontement de la vie avec sa particularisation en un individu » (p. 169), de « (la) 12 G. Canguilhem, « La santé : concept vulgaire et question philosophique » (1988), Ecrits sur la médecine, op. cit. , p. 64. 13 Sur la vie comme histoire et la maladie comme événement historique de l’organisme, cf. notamment G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, PUF, 1966, p. 132-133 et « Une pédagogie de la guérison estelle possible ? », art. cit. , p. 98 : « La vie de l’individu est dès l’origine réduction des pouvoirs de la vie. » 14 J.- C. Ameisen, La Sculpture du vivant. Le suicide cellulaire ou la mort créatrice, Paris, Seuil, 1999. 7 possibilité radicale (de la vie) d’éprouver sa force jusque dans la confrontation avec soi, (…) d’effacer toute forme d’identité au profit de la seule manifestation de la force » (p. 167). L’ouvrage s’achève sur la question éthique de savoir comment vivre en connaissant le mouvement destructeur de la vie. L’auteur examine tout d’abord le choix d’une existence intense et risquée épousant l’illimitation et la démesure de la vie, telle qu’elle apparaît, sous la figure tutélaire de Nietzsche, chez Artaud, Bataille et Deleuze. Elle étudie ensuite l’option d’une existence rendue plus supportable par la connaissance de soi, dans la santé et dans la maladie, telle que la préconise Montaigne. Cette connaissance de soi qui est aussi connaissance de la vie, de sa dimension labile, métamorphique et mortelle, permet seule de demeurer sujet de sa propre existence. L’ouvrage s’achève sur une question éthique : « Quelle place accordera-t-on, dans une société souffrant de « la maladie obsessionnelle de la santé »15, à une éducation à la maladie et à la mort ? Plus que jamais, c’est à la philosophie de lutter contre le courant de l’illusion facile et de nous préparer. » (p. 179) C’est au prix de cette lucidité que l’on pourra aussi reconnaître la violence que comporte le soin lui-même lorsqu’il méconnaît cette réalité. *** Violences de la maladie, violence de la vie offre une philosophie de l’expérience de la maladie fidèle à son principe et à sa visée qui sont indissociablement philosophiques et éthiques. Résister à l’objectivation de la maladie, à son idéalisation tant philosophique (mécaniste ou vitaliste) que médicale. Dire, sans faux-semblant ni esquive, la réalité de la maladie. Ne pas quitter le point de vue du malade - cet essai philosophique forme d’ailleurs un diptyque avec le récit autobiographique du même auteur intitulé Hors de moi16. Si l’ouvrage contient certaines redondances, elles peuvent être lues comme autant de variations autour d’un thème, autant d’approfondissements permettant d’appréhender l’expérience de la maladie dans sa complétude et sa gravité. Ce livre déploie donc une véritable pédagogie de la maladie. Il démontre, notamment aux (futurs) soignants et (futurs) soignés, que le soin exige d’inscrire la maladie dans la vie et de comprendre la vie des malades, c’est-à-dire, au fond, la vie des hommes. 15 16 G. Canguilhem, « Une pédagogie de la guérison est-elle possible ? », art. cit. , p. 97. C. Marin, Hors de moi, Paris, Allia, 2008. 8