LECTURE ANALYTIQUE EXTRAIT I La Petite Fille de Monsieur Linh

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LECTURE ANALYTIQUE EXTRAIT I La Petite Fille de Monsieur Linh
LECTURE ANALYTIQUE EXTRAIT I
La Petite Fille de Monsieur Linh de Philippe Claudel,
De « Enfin, un jour de novembre, …Pour l’enfant. », p.12 à 14,
Introduction
A rappeler pour toute introduction d’un commentaire de cette séquence :
Philippe Claudel est né en 1962 en Lorraine. Il a d’abord été professeur de Lettres en collège
et en lycée, puis en prison et dans un centre pour handicapés, et enfin écrivain et cinéaste. Il
a connu plusieurs succès : Les Ames grises en 2003, Le Rapport de Brodeck en
2007, et le César du meilleur premier film pour Il y a longtemps que je t'aime en
2008.
La petite Fille de monsieur Linh : roman paru en 2005, très bien reçu par la
critique.
Cet extrait fait partie de l’incipit du roman, et nous présente l’arrivée de M. Linh avec
d’autres réfugiés, dans une ville froide et grise, après un long voyage en bateau. Le narrateur
explique ici ce qui l’a amené à quitter son pays.
Monsieur Linh est un vieil homme qui a quitté son village dévasté par la guerre, il n’a
emporté avec lui qu'une valise contenant quelques vêtements usagés, une photo jaunie, une
poignée de terre de son pays et une poupée dans les bras, Sang Diû, qu’il prend pour sa
petite - fille. Mais à ce stade du récit rien ne laisse penser que l’enfant de M. Linh est une
poupée.
Le cadre spatio - temporel est volontairement flou, ce qui donne à la scène une allure de
conte atemporel. Mais le narrateur donne aussi une vision réaliste de la condition des
réfugiés. Mais lorsqu’on connaît la suite du roman, on peut voir que cet incipit est malgré
tout optimiste : il annonce déjà une nouvelle naissance du personnage.
Problématique I : démontrez que cet incipit, bien que proposant un cadre flou, paraît
optimiste ;
Problématique II : démontrez que cet extrait illustre le titre du roman de Claudel, et pose
déjà le problème du genre « apologue » ;
Lecture
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(annonce du plan)
I. Un cadre spatio-temporel indéfini.
A. Indices temporels.
Les 1ères pages du roman ne comportaient aucune précision spatio - temporelle, on sait
juste que « Le voyage dure longtemps. Des jours et des jours. » (p.9). Dans cet extrait, le
narrateur apporte une précision, le mois, « novembre », (Cf. :« il fait très froid »), mais il ne
donne pas l’année, et l’article indéfini accentue cette imprécision : « un jour » (l.1).
B. Indices spatiaux.
 La ville d'arrivée (début de l'extrait)
Le narrateur ne nomme jamais la ville où le personnage principal débarque. Certes, le
lecteur peut émettre des hypothèses sur cette « destination » évoquée seulement par des
périphrases telles que « pays sans odeur », « pays nouveau » (l.5). Cet endroit est donc
simplement désigné en tant que pays d’accueil. On peut seulement supposer que c’est un pays
occidental.
+ Plusieurs termes à connotation négative montrent que M. Linh compare sans cesse ce
pays à son pays d’origine et qu’il ne ressent pas ce pays comme accueillant : « très froid ».
« ciel …
( ) couvert », « un froid tel qu'ils n'en ont jamais connu ». + Antithèse entre ce froid
et « Matin doux ». + Négations répétées : « Il ne sent rien. Il n'y a aucune odeur. C'est un pays
sans odeur. » (noter le pléonasme).
 Le pays d’origine (fin de l'extrait)
On sait d'après le nom de famille du personnage, M. Linh et d'après les termes « rizière »,
« buffle », « Sang diû » que M. Linh vivait dans un pays asiatique. Mais comme pour la ville
d'arrivée, le narrateur se garde bien de nommer ce pays : il utilise ici aussi une périphrase
pour évoquer la « langue du pays » (l.27).
On sait cependant que ce pays a subi une guerre « qui fait rage depuis des années
déjà ». Des recherches linguistiques peuvent nous permettre d’identifier le Vietnam, puisqu’en
vietnamien, Sang veut en effet dire « matin » et Diu « doux ». En revanche, Tao laï signifie
« recréer ». (Philippe Claudel croit même avoir inventé « Tao laï ») Quoi qu’il en soit, le flou est
volontairement maintenu, même pour quelqu’un qui parlerait vietnamien.
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C. Une scène muette.
Les mots et le langage en général sont absents de cette scène, on se tait et on communique
par gestes.
On n’aura donc pas l’effet de réel que peut apporter notamment le discours direct.
Le récit de la mort de la famille de Monsieur Linh est racontée simplement, sans aucune
volonté d’accentuer le pathétique : les faits parlent d’eux - mêmes.
Et si cet extrait transmet au lecteur une émotion vraie, c’est grâce à cette écriture qui
respecte le silence de Monsieur Linh.
Cela concourt aussi à gommer le réalisme de la scène.
D. Le présent d’énonciation pourrait donner une impression de réalité, comme si on
suivait une scène en temps réel. Le narrateur rapporte des faits sans les commenter, les
verbes d’action prédominent. Le présent de l'indicatif, la simplicité du vocabulaire, la brièveté
des propositions, les répétitions (« odeur » répétée trois fois) concourent à faire de cette
scène un moment authentique. Mais l’absence de repères spatio - temporels fait qu’on ne peut
situer la voix du narrateur ni les faits qu’il nous raconte. Le présent d’énonciation
donne
donc aussi paradoxalement l’impression d’être hors du temps.
Pourquoi cette absence d'informations sur le cadre spatio - temporel ?
 Cela permet en effet de tenir en haleine le lecteur qui souhaite et espère trouver les
indications supplémentaires au cours du récit.
 C'est aussi un moyen de tourner notre attention davantage sur les personnages en
délaissant le lieu et le temps qui paraissent ici secondaires.
 C’est enfin une façon de souligner la dimension atemporelle de ce récit qui doit être
considéré comme un apologue, un conte.
Cf. : dédicace mise en exergue :
« A tous les Monsieur Linh de la terre
Et à leurs petites filles. »
+ Interview de Philippe Claudel dans L’Express du 14/09/ 2010 : « Avec La Petite Fille de
Monsieur Linh, je vais clairement vers le conte, là où les lieux et les temps sont indéterminés. (…)
Le but de l'art n'est pas de donner une peinture du monde tel qu'il est, mais avant tout de voir
derrière les choses.»
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II. La condition d’exilé.
Le personnage a fait un long voyage et découvre un nouveau pays, une nouvelle langue.
A. La fragilité sociale et psychologique des exilés.
Le narrateur dans cet extrait souligne la situation des émigrés. Leur fragilité et leur
vulnérabilité sont mises en avant, d’autant plus qu’ils ne parlent pas la langue : ils ont donc
perdu leurs repères.
1. Faiblesse physique et morale.
Ils ont des « visages tristes » (l.13), et sont « frêles » (l.13), donc maigres, ils
« grelottent (l.13). Il évoque également leur dénuement, leur pauvreté : « leurs maigres
effets ». (effets = habits)
2. Sentiment qu’on ne compte plus en tant qu’individu.
Tout d'abord, les réfugiés ne sont pas nommés, excepté Monsieur Linh.
Le pluriel « centaines » est vague. Quant à l’expression « vieux et jeunes », elle donne la
vision d’une foule indistincte. Autre difficulté liée à l’exil donc : on a l’impression de ne plus
exister en tant qu’individu, on est coupé de ses racines, de son passé, on est perdu, on n’a
plus de statut social, de métier, plus personne ne nous connaît.
3. Résignation, absence totale d’énergie : les réfugiés ont l’impression de ne plus être
maîtres de leur vie.
Ils suivent uniformément les directives, comme le soulignent les participes présents
« attendant docilement » (l.11), « attendant sous un froid ». (A noter : répétition deux fois
dans la même phrase.) Le terme « statue » renvoie à leur silhouette figée, leur absence de
réaction, leur soumission et leur silence.
Ils attendent « qu'on leur dise où aller », comme s’ils étaient tous réduits à l’état
d’enfants dépendants. Or nombre d’entre eux sont des adultes, mais ils n’ont plus prise sur ce
qui leur arrive. L’impression de passivité est renforcée par l’effet d’attente : toute cette
phrase est construite à partir du groupe d’adjectifs « Vieux et jeunes », et le COD du 2ème
part. présent « attendant » qui n’arrive qu’à la fin de la phrase : « attendant sous un froid
tel qu'ils n'en ont jamais connu qu'on leur dise où aller. »
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A noter : ce paragraphe est uniquement descriptif. A 3 reprises, le verbe principal est
« sont » ; en
outre,
la
phrase
est
non
verbale

Ils
ne
font
aucune
action.
C’est un « paragraphe - tableau », ce qui renforce l’impression d’immobilité, de passivité.
Cela va de pair avec le rythme de la phrase non verbale (l.10 - 11) qui donne une impression
de mélancolie par la gradation rythmique ascendante : 3 / 6 / 9 / 20.
Ce qui est aussi marquant dans cette description, c'est le silence qui règne : « Aucun ne
se parle ». C’est peut - être dû à leur abattement, mais aussi peut - être pour se protéger.
Comme le fera en permanence Monsieur Linh dans le roman, pour se protéger : la parole, les
questions affolées qu’ils se poseraient, les plaintes, ne feraient - elles pas que souligner la
fragilité de leur situation ?
4. Les exilés portent un passé douloureux.
Cette fragilité psychologique, cette passivité sont expliquées par l’évocation du passé
douloureux de Monsieur Linh : tous ces « vieux et jeunes » ont en tête les images terribles du
pays qu’ils viennent de quitter, tous sont probablement endeuillés comme lui.
 On trouve le champ lexical de la mort : « Ils sont morts », « Il y avait aussi le corps de
son fils, celui de sa femme», « Ils l'avaient appelée ainsi, puis ils étaient morts. », « un
cadavre de buffle ».
Le champ lexical de la violence souligne la brutalité de la scène : « la guerre qui fait rage au
pays depuis des années déjà », la « rizière » qui « n'était plus qu'un trou immense et
clapotant », un « cratère », le « joug [du buffle] brisé en deux comme un brin de paille »,
« sa poupée, aussi grosse qu'elle, à laquelle un éclat de la bombe avait arraché la tête. »
A noter : cette scène rétrospective est elle aussi racontée sans aucun dialogue. Seuls les
bruits doux « essoufflé », « clapotant » sont rapportés, ce qui contraste avec la brutalité de
la scène meurtrière. De même on notera le même contraste entre la poésie du prénom de
l'enfant Sang diû qui signifie « Matin doux » et la mort atroce des parents dans un bombardement
un matin. Tout fait de cette scène un véritable film muet qui transmet d’autant mieux des émotions
fortes.
Dans ce paragraphe, l'écriture de Philippe Claudel n’exprime pas d’émotion ou de compassion
de façon explicite. La mort de la famille de Monsieur Linh est d’ailleurs tout d’abord évoquée par le
biais d’un euphémisme « ils ne sont pas revenus ».
Le narrateur présente d’abord les victimes sous l’aspect de la filiation : « Les parents de l'enfant
étaient les enfants de Monsieur Linh. Le père de l'enfant était son fils. »
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Il se limite essentiellement à évoquer les faits ; les verbes d’action prédominent : « Ils sont
partis un matin travailler (…) le soir ils ne sont pas revenus. Le vieil homme a couru. Il est arrivé ».
Puis il décrit : « Ce n'était plus qu'un trou immense (…) Il y avait aussi le corps de son fils, celui de
sa femme, et plus loin la petite [qui] avait dix jours. »
On peut d’ailleurs rapprocher leur résignation lors de l’arrivée de la façon dont le passé de
Monsieur Linh est évoqué : les événements sont subis par les personnages.
Cf. : asyndète (= absence de mot coordonnant entre les phrases.)
B. La communication non verbale.
Les mots et le langage en général sont absents de cette scène : « Deux femmes alors le
mènent avec des gestes doux », « Aucun ne se parle. », « dans le plus grand silence. », « Elle
lui fait signe …
( ) Il ne comprend pas ses mots mais il comprend ses gestes. Il montre …
( ) Elle le
regarde, paraît hésiter, et finalement sourit. »
L’absence de communication verbale est donc compensée par des gestes. Cela donne à
cette scène une grande douceur comme le suggèrent la répétition du verbe « comprend » et
la phrase « Deux femmes alors le mènent avec des gestes doux vers le quai, comme s'il était
malade. », ce qui montre qu’elles prennent particulièrement soin de lui, sans doute pour son
grand âge, et aussi sa folie, puisqu’elles ont bien dû repérer qu’il promenait partout avec lui
une poupée. L’une d’elles lui, après avoir paru « hésiter » lorsqu’il lui « montre l’enfant »,
« sourit ». Malgré l’impression d’anonymat que peuvent donner les expressions « centaines »,
ou « Vieux et jeunes », on a l’assurance que celle que Monsieur Linh appellera la « femme du
quai » est capable, malgré le nombre de réfugiés, d’une réelle attention à autrui, et même
d’une extrême tolérance pour la fragilité psychologique de Monsieur Linh. Sans jugement, sans
agacement ni moquerie, elle lui exprime, sans un mot, par ce sourire, sa bienveillance.
Deux exceptions à ce silence cependant :
1. Monsieur Linh, pour se rassurer, « chante la chanson …
( ) pour entendre sa propre voix et la
musique de sa langue ». Le langage réduit à sa dimension musicale a donc un effet
bienfaisant. Le chant par lequel se berce Monsieur Linh lui restitue une part des repères qu’il
a perdus en s’exilant. (On retrouvera cette idée lors de la première rencontre avec Monsieur
Bark. (relire les 1ères lignes de la p.29)
L’harmonie sonore apportée par la répétition du radical « chant » renforce cette impression de
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douceur : dans 2 phrases consécutives, on trouve « chanson », « chante » (2 fois) et
« musique ». De même pour l’allitération en consonnes liquides ( [l] et [r] ), l’assonance en
[ã] : « Il serre l'enfant plus encore contre lui, chante la chanson à son oreille. En vérité, c'est
aussi pour lui - même qu'il la chante, pour entendre sa propre voix et la musique de sa
langue. »
On pourrait ajouter que le narrateur omniscient,
par l’analepse, vient lui aussi combler
l’anonymat dans lequel Monsieur Linh pourrait se sentir perdu. Grâce à la voix du narrateur,
Monsieur Linh retrouve aux yeux du lecteur une histoire, un passé, une identité. Cf. : « J'écris
pour ceux qui ne peuvent plus parler », a dit Philippe Claudel lors d’un entretien.
2. Les seuls mots directement repris sont colorés de poésie, de douceur et d’optimisme :
« Ses parents l'avaient appelée Sang diû, ce qui dans la langue du pays veut dire « Matin
doux ».
 Malgré les difficultés rencontrées par les exilés, malgré l’émotion suscitée par les faits
terribles rapportés - et par la folie qui est le seul refuge possible pour Monsieur Linh - , le
romancier tient à suggérer que l’exil peut aussi donner lieu à une nouvelle naissance.
III. Une nouvelle naissance.
A. Monsieur Linh
C'est une personne âgée dans la mesure où on lui accorde beaucoup d'attentions: « le
mènent avec des gestes doux » (l.3), « comme s'il était malade » (l.4), « l'a aidé à
descendre » (l.15). Mais cette arrivée dans un nouveau pays ressemble surtout à une seconde
naissance. M. Linh refuse de quitter le bateau, symbole ici de la matrice rassurante :
« Quitter le bateau, c'est quitter vraiment ce qui le rattache encore à sa terre. » Son chant
qui le rassure pourrait faire penser à une berceuse maternelle. De même, les deux femmes
qui accomplissent des « gestes doux » pourraient être des sages femmes. Le quai serait alors
l'incarnation de l'arrivée dans le monde. Un monde « sans odeur » où le froid règne, un
monde hostile, comme doit le ressentir le nouveau - né. Tout concorde à faire de Monsieur
Linh un nouveau - né et de ce passage du bateau au quai un accouchement. (A noter : on
n’apprend son nom qu’après cet ‘’accouchement’’.)
N.B. : Tao laï, en vietnamien, signifie non pas « bonjour » mais « recréer ».
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B. Le statut du narrateur.
1. Le récit se focalise le récit sur le personnage de Monsieur Linh : le narrateur nous livre
ses sentiments (« le vieil homme ne veut pas »), ses sensations (« Monsieur Linh respire »,
« Il ne sent rien »), ses perceptions (« Il ne comprend pas »). La phrase « Quitter le bateau,
c'est quitter vraiment ce qui le rattache encore à sa terre. » (l. 2 - 3) pourrait correspondre
aux pensées du personnage rapportées au discours indirect libre. Si tel est le cas, le choix du
discours indirect libre prouverait la proximité du narrateur avec son personnage.
2. Ceci dit, lorsqu’il nous indique que lorsque Monsieur Linh « chante la chanson à [l’]
oreille du « nouveau - né », c’est, « En vérité …
( ) aussi pour lui - même qu'il la chante », le
narrateur apparaît bien comme un narrateur omniscient : il nous révèle ce dont le
personnage n’a pas conscience lui - même. Il nous offre une vision surplombante : « un froid
tel qu'ils n'en ont jamais connu » La phrase « Quitter le bateau, c'est quitter vraiment ce qui
le rattache encore à sa terre. » (l. 2 - 3) peut aussi correspondre à l’analyse que fait le
narrateur omniscient des motifs inconscients qui expliquent que « le vieil homme ne veut pas
en descendre ».
3. Le narrateur nous induit délibérément en erreur en nous faisant croire que Monsieur
Linh est parti pour préserver sa petite - fille orpheline. Les expressions « l'enfant », répétée
aux lignes 6, 9, 16, 18, 19, 29 et 30, l’expression « La petite fille » l. 26 - 27, et surtout la
description de « la petite …
( ) indemne » et de la « poupée, aussi grosse qu'elle, à laquelle un
éclat de la bombe avait arraché la tête. » (l.24 - 26), qui nous fait voir la réalité telle que
Monsieur Linh l’a déformée, montrent que le narrateur omniscient choisit de nous induire en
erreur.
On peut se dire :
- soit que le narrateur omniscient épouse la folie de son personnage,
- soit qu’il passe au point de vue interne
sans que rien ne nous permette de le
comprendre.
Dans les deux cas, le désir du narrateur est clair : il souhaite qu’on voie la scène par les
yeux du personnage, que nous épousions nous aussi la folie du personnage. Cette folie, c’est le
seul moyen de se défendre de Monsieur Linh.
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Le narrateur adopte finalement la même attitude que la « femme du quai », le médecin
qui auscultera l’ « enfant », Monsieur Bark qui demandera comment s’appelle la poupée, et lui
offrira une robe. Ces personnages, comme le narrateur omniscient, comprennent que ce qui
maintient en vie Monsieur Linh, c’est le soin qu’il prend de celle qu’il s’imagine être sa
petite - fille. Loin de se moquer de cette manie de « vieux fou », comme le font les réfugiés du
dortoir ou certains passants, ils feignent de partager sa folie pour le laisser se protéger. On
peut penser qu’ils considèrent Monsieur Linh comme un somnambule qu’il serait dangereux de
réveiller. Il ne faut pas le brusquer, le laisser se protéger par sa folie.
C. Le rôle salvateur de l’enfant - poupée et donc de l’amour.
La poupée incarnera aux yeux de Monsieur Linh l’amour qu’il portait à sa famille : tous ses
réflexes de survie seront motivés par elle, comme le montre bien la phrase « Monsieur Linh a
pris l’enfant. Il est parti. Il a décidé de partir à jamais. Pour l’enfant. » (l. 29 - 30) La brièveté
des phrases suggère l’énergie que trouve Monsieur Linh grâce à cette mission qu’il se fixe. Il
est d’ailleurs sujet actif des verbes des trois 1ères phrases, qui sont des phrases simples (avec
un seul verbe conjugué), et la dernière est elliptique, puisque la précédente est sous entendue : « (Il a décidé de partir à jamais) [p]our l’enfant. » Tout cela met en valeur
l’énergie que cette enfant - poupée lui donne. C’est elle qui le sauve de la mort, ce que le
narrateur dit explicitement à la page 34 : « « Il n’a jamais faim. Il serait seul, il ne
mangerait pas. D’ailleurs, s’il avait été seul, il ne serait même pas là, dans ce pays qui n’est
pas le sien. …
( ) Il serait mort en même temps que le village. »
Cet amour même fou donne à Monsieur Linh sa seule raison de vivre. Dans un article du
Figaro, ’’ Philippe Claudel, homme à fables’’, paru le 17 août 2010, la journaliste Astrid de
Larminat écrit : « Les bons sentiments, il n'en a pas peur », citant ensuite Philippe Claudel lui-même
qui dit : «Ils ne sont jamais assez bons.».
Conclusion : Cette scène ne respecte pas les codes d’écriture de l’incipit : le narrateur
brouille volontairement nos repères, et le roman débute donc comme un conte. Il met
cependant en avant la fragilité sociale et psychologique des réfugiés, le silence accentuant la
dimension pathétique. Ceci dit, on comprend à la 2 ème lecture que l’incipit comporte déjà
l’annonce de la renaissance symbolique du personnage principal. A ce stade du récit
évidemment rien ne laisse penser que l’enfant de M. Linh est une poupée, le narrateur nous
induit en erreur afin de s’immerger sans s’en rendre compte dans la folie de cet homme.
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Le silence de cette scène la rapproche d’un film muet, ce qui rappelle le paragraphe
« Image » dans Il y a longtemps que je t’aime, Petite fabrique des rêves et des réalités. : « D’une
façon ou d’une autre, c’est bien l’image qui a toujours été le centre de mon travail. J’ai toujours créé
des images : avec des mots, avec des couleurs – j’ai beaucoup peint jadis -, avec une caméra
maintenant. Le procédé finalement importe assez peu. »
5 questions pour l’oral :
1. Etudiez le cadre spatio - temporel dans cet extrait.
2. Comment apparaît la condition des exilés dans cet extrait?
3. Quel rôle joue la communication non - verbale dans cet extrait?
4. Quels problèmes pose l’analyse du point de vue dans cet extrait?
5. Cet extrait de l’incipit vous semble - t - il optimiste ou pessimiste ?
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