Conseil d`État N° 374071 ECLI:FR:CESSR:2016

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Conseil d`État N° 374071 ECLI:FR:CESSR:2016
Conseil d’État
N° 374071
ECLI:FR:CESSR:2016:374071.20160215
Inédit au recueil Lebon
8ème / 3ème SSR
Mme Karin Ciavaldini, rapporteur
M. Benoît Bohnert, rapporteur public
SCP NICOLAY, DE LANOUVELLE, HANNOTIN, avocat(s)
lecture du lundi 15 février 2016
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
La société en nom collectif (SNC) Distribution Leader Price a demandé au tribunal
administratif de Cergy-Pontoise de prononcer la décharge des cotisations supplémentaires
d’impôt sur les sociétés, de contribution additionnelle à cet impôt ainsi que des pénalités
correspondantes auxquelles elle a été assujettie au titre de l’exercice clos en 1998 sur le
fondement des dispositions de l’article L. 64 du livre des procédures fiscales. Par un
jugement n° 0700747 du 8 juillet 2011, le tribunal administratif a rejeté cette demande.
Par un arrêt n° 11VE03449 du 22 octobre 2013, la cour administrative d’appel de
Versailles a rejeté l’appel formé par la SNC Distribution Leader Price contre ce jugement.
Par un pourvoi sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 18 décembre
2013 et 17 mars 2014 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, la SNC Distribution
Leader Price demande au Conseil d’Etat :
1°) d’annuler cet arrêt ;
2°) réglant l’affaire au fond, de faire droit à son appel ;
3°) de mettre à la charge de l’Etat le versement d’une somme de 6 000 euros au titre de
l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mme Karin Ciavaldini, maître des requêtes,
- les conclusions de M. Benoît Bohnert, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Nicolaÿ, de
Lanouvelle, Hannotin, avocat de la SNC Distribution Leader Price ;
1. Considérant qu’il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que le groupe
Casino a racheté en septembre 1997 100 % du capital de la société TLC Beatrice
International Holding, société mère d’un groupe fiscalement intégré comprenant
notamment les sociétés exploitant les magasins exploités sous les enseignes Franprix et
Leader Price ; que cette société a été intégrée au groupe Casino sous la dénomination de
société Asinco ; que les filiales de cette société, qui n’ont pas fait l’objet de cette
intégration, ont été réorganisées et apportées à deux sous-holdings créées le 30 juin
1998, les sociétés Franprix Holding et Leader Price Holding, détenues, à l’issue de cette
réorganisation, à hauteur de 70 % par la société Asinco et à hauteur de 30 % par la
société Sibel ; qu’une autre filiale de la société Asinco et de la société Sibel, la société
anonyme Distribution Leader Price, chargée de l’approvisionnement en produits “ discount
“ des magasins Franprix et des magasins Leader Price, est devenue, le 30 juin 1998, une
société en nom collectif, relevant du régime d’imposition prévu à l’article 8 du code général
des impôts et n’a pas exercé l’option pour l’assujettissement à l’impôt sur les sociétés
prévue par cet article ; qu’elle a été apportée à la société Leader Price Holding le 30 juin
1999, avec effet au 1er janvier 1999 ; qu’elle a fait l’objet d’une vérification de comptabilité
portant sur les exercices clos en 1998 et 1999, à l’issue de laquelle l’administration fiscale,
estimant que la transformation de sa forme sociale et ce qu’elle a estimé être un différé de
la date de son apport à la société Leader Price Holding étaient constitutifs d’un abus de
droit et ne lui étaient par suite pas opposables, a assujetti la société à l’impôt sur les
sociétés à raison des bénéfices qu’elle avait réalisés au cours du second semestre 1998 ;
que la société se pourvoit en cassation contre l’arrêt du 22 octobre 2013 par lequel la cour
administrative d’appel de Versailles a rejeté son appel contre le jugement du 8 juillet 2011
du tribunal administratif de Cergy-Pontoise rejetant sa demande tendant à la décharge des
cotisations supplémentaires d’impôt sur les sociétés, de contribution additionnelle à cet
impôt ainsi que des pénalités correspondantes auxquelles elle a été assujettie au titre de
l’exercice clos en 1998 sur le fondement de l’article L. 64 du livre des procédures fiscales ;
2. Considérant qu’aux termes de l’article 8 du code général des impôts : “ (...) les associés
des sociétés en nom collectif (...) sont, lorsque ces sociétés n’ont pas opté pour le régime
fiscal des sociétés de capitaux, personnellement soumis à l’impôt sur le revenu pour la
part de bénéfices sociaux correspondant à leurs droits dans la société (...) “ ; qu’aux
termes de l’article L. 64 du livre des procédures fiscales, dans sa rédaction applicable à la
présente procédure : “ Ne peuvent être opposés à l’administration des impôts les actes qui
dissimulent la portée véritable d’un contrat ou d’une convention à l’aide de clauses : (...) /
b) (...) qui déguisent soit une réalisation, soit un transfert de bénéfices ou de revenus ; (...)
/ L’administration est en droit de restituer son véritable caractère à l’opération litigieuse. En
cas de désaccord sur les redressements notifiés sur le fondement du présent article, le
litige est soumis, à la demande du contribuable, à l’avis du comité consultatif pour la
répression des abus de droit. L’administration peut également soumettre le litige à l’avis
du comité dont les avis rendus feront l’objet d’un rapport annuel. / Si l’administration ne
s’est pas conformée à l’avis du comité, elle doit apporter la preuve du bien-fondé du
redressement “ ; qu’il résulte de ces dernières dispositions que, lorsque l’administration
use de la faculté qu’elles lui confèrent dans des conditions telles que la charge de la
preuve lui incombe, elle est fondée à écarter comme ne lui étant pas opposables certains
actes passés par le contribuable, dès lors qu’elle établit que ces actes ont un caractère
fictif ou que, recherchant le bénéfice d’une application littérale des textes à l’encontre des
objectifs poursuivis par leurs auteurs, ils n’ont pu être inspirés par aucun autre motif que
celui d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales que l’intéressé, s’il n’avait pas passé ces
actes, aurait normalement supportées, eu égard à sa situation ou à ses activités réelles ;
3. Considérant que la cour a relevé que la transformation de la forme sociale de la société
Distribution Leader Price en juin 1998 a permis le transfert à la société Asinco de sa
quote-part des bénéfices réalisés par sa filiale au cours de la période du 1er juillet au 31
décembre 1998 ; que la société Asinco a intégré cette somme de 17 millions d’euros à ses
résultats et a ainsi réalisé un bénéfice sur lequel elle a imputé la totalité de ses déficits
reportables issus de la précédente intégration et constitués au cours des exercices 1995 à
1997 ; qu’en conséquence, les bénéfices réalisés par la SNC Distribution Leader Price
n’ont pas fait l’objet d’une imposition à l’impôt sur les sociétés ; que la cour a ensuite
relevé que le principe de l’imposition personnelle des associés des sociétés en nom
collectif pour la part de bénéfices sociaux correspondant à leurs droits dans la société
posé à l’article 8 du code général des impôts est issu de l’article 11 de la loi du 30 juin
1923 portant fixation du budget général de l’exercice 1923 ; qu’elle a jugé qu’il résultait
des termes de cet article, éclairés par les travaux préparatoires, qu’en posant ce principe,
le législateur avait entendu permettre aux associés des sociétés en nom collectif de
bénéficier, pour le calcul de l’impôt sur les bénéfices industriels et commerciaux, des
réductions d’impôt pour charges de famille accordées aux autres contribuables ;
4. Considérant que si, en 1923, le législateur a eu notamment pour objectif de permettre la
prise en compte des charges de famille pour des sociétés de personnes composées de
personnes physiques, un recours, en 1998, au régime prévu par l’article 8 du code général
des impôts qui ne s’inscrit pas dans le cadre de cet objectif n’est pas, pour ce seul motif,
contraire à l’intention des auteurs du texte, dès lors qu’à cette date, les associés des
sociétés en nom collectif pouvaient être des personnes morales et bénéficier des
dispositions de l’article 8 ; que, par suite, en définissant l’objectif du législateur comme il a
été dit au point 3 et en en déduisant qu’était contraire à l’objectif des auteurs de l’article 8
du code général des impôts le fait que l’associé d’une société en nom collectif impute ses
déficits sur sa quote-part des bénéfices de la société de personnes, laquelle ne
supportant, par voie de conséquence, aucune imposition, la cour a commis une erreur de
droit ; que, sans qu’il soit besoin d’examiner les autres moyens du pourvoi, la société
requérante est fondée à demander l’annulation de l’arrêt qu’elle attaque ;
5. Considérant qu’il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de régler l’affaire au fond
en application des dispositions de l’article L. 821-2 du code de justice administrative ;
6. Considérant d’une part, que la SNC Distribution Leader Price a poursuivi, après la
modification de sa forme sociale et jusqu’à son apport à la société Leader Price Holding,
son activité économique en approvisionnant les magasins exploités sous les enseignes
Franprix et Leader Price ; qu’elle a conservé après son apport à la société Leader Price
Holding sa forme sociale de société en nom collectif ; que l’administration n’établit pas que
la seule circonstance que l’apport de la SNC Distribution Leader Price à la société Leader
Price Holding n’a pas eu lieu en 1998 révèlerait l’intention de différer volontairement pour
des raisons fiscales ce transfert, alors que la société soutient que la décision stratégique
de confier au seul réseau Leader Price le développement de l’activité “ discount “ exercée
jusque-là par les deux enseignes Franprix et Leader Price n’a été prise qu’en juin 1999 ;
que, d’autre part, ainsi qu’il a été dit au point 4, la société n’a pas recherché le bénéfice
d’une application littérale de l’article 8 du code général des impôts à l’encontre des
objectifs poursuivis par ses auteurs ; qu’en conséquence, l’administration n’apporte pas la
preuve, qui lui incombe en l’espèce, que la modification de la forme sociale de la société a
été constitutive d’un abus de droit ; que la société est, par suite, fondée à soutenir que
c’est à tort que, par le jugement qu’elle attaque, le tribunal administratif a rejeté sa
demande et à demander la décharge des impositions en litige, qui s’élèvent à un montant
de 18 901 019 euros ;
7. Considérant qu’il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de
l’Etat le versement à la SNC Distribution Leader Price de la somme de 5 000 euros au titre
des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ;
DECIDE:
--------------
Article 1er : L’arrêt du 22 octobre 2013 de la cour administrative d’appel de Versailles et le
jugement du 8 juillet 2011 du tribunal administratif de Cergy-Pontoise sont annulés.
Article 2 : La SNC Distribution Leader Price est déchargée des cotisations
supplémentaires d’impôt sur les sociétés et de contribution additionnelle à cet impôt ainsi
que des pénalités correspondantes auxquelles elle a été assujettie au titre de l’exercice
clos en 1998 à concurrence d’un montant de 18 901 019 euros.
Article 3 : L’Etat versera à la SNC Distribution Leader Price la somme de 5 000 euros au
titre des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à la société en nom collectif Distribution
Leader Price et au ministre des finances et des comptes publics.