La femme au masque
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La femme au masque
La femme au masque Baptiste Erpicum Les dernières lueurs du jour laissèrent place à l’obscurité. Le concierge ferma la porte de l’ancienne manufacture de la rue du Cherche-Midi. Cora et moi étions restées à l’intérieur. Nous sortîmes de notre cachette. Nous allumâmes des bougies qui projetèrent l’ombre vacillante des moules en céramique sur les murs. Nous nous assîmes autour d’une nappe à carreaux rouges et blancs. Nous bûmes du chianti et découpâmes des tranches de mortadelle. Nos verres se vidèrent au gré d’une conversation décousue, sur l’art, l’amour et la mort. À travers les hautes fenêtres du bâtiment, nous apercevions le ciel et quelques étoiles. Je voulais profiter de la nuit pour montrer mes toiles à Cora. Nous gravîmes l’escalier qui montait aux ateliers de peintres. Je chancelai sur la dernière marche. Cora me poussa en avant. Nous nous écroulâmes l’une sur l’autre. Cora me chatouilla les côtes. - Dis-moi : qui est le plus grand peintre surréaliste de tous les temps ? Tu n’as droit qu’à une réponse… - Toi ! Cora Manuski !! m’époumonai-je pour me défaire de son étreinte. - Non, espèce d’ignare ! C’est Dalí le plus grand ! - Si tu veux parler de qui est le plus fou… alors tu as raison, Dalí te dépasse… quoique de peu… Je riais tant que je suffoquais. Cora finit par me relâcher. Je m’accoudai à la balustrade pour reprendre mon souffle. Cora entra dans l’atelier que je partageais avec mon maître. Elle revint avec l’une de mes toiles, celle qu’elle préférait. Elle la regarda penchée par-dessus la rambarde et fit mine de la laisser s’échapper dans le vide. - Mais… Tu es complètement folle !!! criai-je. C’est le fruit de quatre années de travail ! - "Travail" ?! J’ai l’impression que le succès t’est monté à la tête. Ton invitation au Salon des indépendants t’a fait dévier du chemin, ma petite Tes. Aies du courage une fois dans ta vie et laisse tes œuvres s’envoler. Elles sont libres comme l’air. Elles n’appartiennent à personne. Cora Manuski déposa le tableau par terre et me laissa plantée-là. Elle s’évada par une fenêtre qui était restée ouverte. Je m’endormi sur un tas de chiffons sales. Tôt le matin, les sculpteurs commencèrent à briser les moules en céramique qui renfermaient leurs œuvres de bronze. Ils libérèrent, à coups de marteau, des femmes-commodes, des hommes aveugles, des animaux imaginaires et des machines inutiles. Le bruit des outils résonnait au rez-de-chaussée ; il grimpait le long des murs ; et montait jusqu’à la coursive qui distribuaient les ateliers des peintres. Je me réveillai. Je vis Jean Marembert qui était courbé sur un tableau de quatre mètres de large et de deux mètres de haut. Deux femmes se tenaient dos à dos, en bas à gauche de la toile. Leurs ombres s’étiraient en direction du coin opposé. Elles se confondaient tout le long de la diagonale, formant un totem primitif, la représentation millénaire d’un être mythique, animal ou végétal. Le peintre dadaïste accentua les zones sombres qui suggéraient sa personnalité. Il noircit ses yeux et ses narines, perça une large bouche, aux creux de son masque, et renforça les cornes de sa coiffe. Jean Marembert quitta son chevalet. Il déposa ses pinceaux et sa palette de couleurs sur le tas de chiffons sales. Il s’approcha de mes toiles. Je les avais disposées contre la paroi, au fond de l’atelier. Trois d’entre elles recueillirent son approbation. - Emballe-les soigneusement et emmène-les au Grand Palais. Je transportai mes tableaux, sous les bras, depuis les ateliers du Cherche-Midi. J’empruntai le boulevard des Invalides, traversai l’esplanade et m’arrêtai, un instant, sur le pont Alexandre III. Il faisait chaud. Je remis de l’ordre dans mon paquetage, car il me glissait des mains. Je longeai la colonnade, avenue Winston Churchill, et pénétrai dans la nef centrale du Grand Palais. Les rayons du soleil filtraient à travers la verrière. Quelques personnes chuchotaient par-ci par-là. J’escaladai l’escalier qui m’amena à l’aile réservée aux Indépendants. Les œuvres étaient réparties sur différents paliers. Le commissaire de l’exposition m’assigna un emplacement, au niveau le plus bas, parmi les artistes confirmés. J’accrochai aussitôt mes tableaux, redoutant qu’on me dît qu’ils ne figuraient pas au bon endroit. Mais, à aucun moment, on ne sembla se soucier de moi. Je repartis sans demander mon reste. Je rejoignis la nef centrale. La structure métallique du dôme central projetait sa silhouette orbiculaire sur le sol. Elle dessinait une toile d’araignée sur les dalles claires du grand hall. Je sautai, d’une zone de clarté à l’autre, jouant à la marelle mortelle. Je repris mes esprits, sur les quais, au bord de la Seine. J’avais encore du temps devant moi, avant de retourner au Grand Palais pour l’inauguration du Salon. Je remontai le cours du fleuve. Je flânai dans les jardins des Tuileries. Je m’assis sur un banc autour du bassin octogonal. Des écoliers larguèrent les amarres d’un voilier miniature, qui dériva jusqu’au milieu de l’eau, avant qu’il ne chavire. Les enfants se consultèrent pour convenir du meilleur moyen de le récupérer. Le plus petit d’entre-eux enleva sa casquette, ôta ses souliers et releva son pantalon. Il s’avança dans l’eau, qui lui montait à mi-cuisses, et s’écria qu’une bête tentait de lui attraper les mollets. Les autres lui commandèrent, tout de même, de continuer. Il accéléra et éclaboussa tous ses vêtements. Quand il rejoignit la berge, avec le fameux trois mats serré dans ses bras, il était trempé de la tête aux pieds. Ses copains le congratulèrent. Ils lui tapèrent dans le dos. Lui, s’ébroua et les éclaboussa en riant. Ils s’égaillèrent tous dans la nature. Je continuai mon chemin, sur l’allée centrale, entre les rangées de marronniers. Je pris à droite, avant d’arriver au Louvre. Sur la rive gauche, du quai Voltaire à la rue du Bac, les hommes portaient des costumes rayés et les femmes des tailleurs et des hauts talons. Leurs pas claquaient sur le pavé. Ils passaient d’une galerie à l’autre. Ils jetaient un œil sur les tableaux. Ils auraient bien voulu en accrocher un dans leur salon, au-dessus de la cheminée, ou, tiens, pourquoi pas, dans la salle-à-manger. Et cette statue-là, elle n’était pas mal non plus. Ils pourraient la déposer en face de la porte d’entrée. Ils préféreraient bien sûr qu’elle soit signée par un artiste reconnu ou, sinon, un artiste qui risquait bien de le devenir. Ils voulaient faire un bon investissement, vous comprenez, que leur achat épatât leurs amis et étonnât leurs connaissances. Le galeriste leur assurait qu’ils tombaient pile au bon endroit. Quelque part, parmi tous ses trésors, il y avait telle ou telle œuvre d’art, très classe, qui leur conviendrait à merveille. On conviendrait, sans nul doute, que c’était le chef-d’œuvre d’un talent encore trop méconnu. Certes, ce n’était pas gratuit, mais, pour ce qu’il en demandait, cela restait une excellente affaire. Il le certifiait. Il le garantissait de toute son âme. À la fin de la négociation, s’il était parvenu à sceller un accord, le galeriste serrait la main de ses clients. Si le montant de la vente le justifiait, il sortait le champagne pour célébrer leur bonne entente. Plus rarement, quoique relativement régulièrement, il abaissait les stores de sa boutique, fermait, pour le reste de la journée, et invitait tous ses confrères à poursuivre l’apéro, au Café de Flore. Santé messieurs, dames ! La rue Guillaume Apollinaire débouchait au coin de la place Saint-Germain. Il y avait une librairie, sur la gauche. Elle s’appelait La Hune. Je poussai la porte et empli mes poumons de la bonne odeur du papier imprimé. Le rez-de-chaussée était voué à la littérature, à la poésie et aux sciences humaines. Le premier étage était consacré à l’architecture et aux beaux-arts. Les livres illustrés s’empilaient sur des présentoirs en bois massif. Ils étaient classés par style et par époque. Je stoppai devant les publications dédiées aux impressionnistes. Des touches très délicates de couleurs pures s’étalaient sur la couverture du livre Plein Air. Mon œil fit le point. Je perçus une femme en robe blanche, emportée par le vent dans un champ de fleurs brûlées par le soleil. Je parcourus les pages à rebours. La reproduction du Déjeuner sur l’herbe d’Édouard Manet était accompagnée d’une critique d’Émile Zola, écrite en 1866. « Nous n’avons ni la Cléopâtre en plâtre de M. Gérôme, ni les jolies personnes roses et blanches de M. Dubufe. Nous ne trouvons malheureusement là que des personnages de tous les jours qui ont le tort d’avoir des muscles et des os, comme tout le monde. Je comprends votre désappointement et votre gaieté, en face de cette toile ; il aurait fallu chatouiller votre regard avec des images de boîtes à gants. » Trois ans plus tôt, le jury du Salon de peinture et de sculpture refusa la toile de Manet, ainsi que trois mille autres œuvres sur les cinq mille envoyées. La sélection était opérée en fonction du bon goût officiel, garanti par l’Académie des Beaux-Arts. Ce carcan laissait un goût amer dans la bouche de certains artistes, qui aspiraient à une certaine modernité. Ils entreprirent une reconquête de l’art. Ils se libérèrent de l’influence de tout jury. Ils créèrent le Salon des refusés, au nez et à la barde de la bourgeoisie. Édouard Manet y exposa son Déjeuner sur l’herbe, une création qui bouscula les vérités anciennes et révéla des sensations inédites, pour cadrer dans une brusque lumière l’intuition d’un monde qu’on ne savait plus voir. La lecture du catalogue Plein Air me fit songer que les impressionnistes n’avaient pas abandonné leur passion. Ils étaient tels ces enfants qui n’avaient pas renoncé à leur bateau à voile, alors qu’il coulait dans le bassin du Jardin des Tuileries. Manet était celui d’entre eux qui se jeta à l’eau pour récupérer l’objet de leur nostalgie. Il le ramena sur la terre ferme, et il éclaboussa la modernité de son génie. Les gens chics, d’ici et d’ailleurs, se massaient à l’inauguration du Salon des indépendants. Ils tournaient les uns autour des autres, sans jamais se toucher, comme des planètes en orbite. Un négociant en vin, qui portait de gants blancs, se détacha de cette mécanique céleste. Il poursuivit une nouvelle trajectoire qui le conduisit droit sur mes œuvres. Il s’attarda devant une femme dont le regard était troublé par un voile transparent. Les mots me sortirent de la bouche. - Masque impassible ou redoutable, masque aimable, de la colère, des Dieux ou des sorcières, masques innombrables ! L’univers de chaque masque est fascinant. Qu’il soit sacré, festif, pour rire ou pleurer derrière lui, on rêve d’être autre. Depuis l’aube des temps, l’homme a représenté ou s’est caché derrière le masque, et, devant le miroir, il se découvre autre que lui-même. Le moi est autre : quelle volupté que l’accomplissement de ce rêve de l’âme. Le masque et le miroir sont une autre vérité, celle que l’on cache, celle dont on rêve. La peinture participe intimement à cette vérité du masque et du miroir. Elle révèle la face cachée ou rêvée du monde qui nous entoure. C’est le monde des illusions qui deviennent objectives. Le commerçant retira ses gants blancs. Il me tendit la main. Je lui tendis la mienne, en retour. Nous fîmes affaire. Je fus la première artiste à vendre un tableau lors de la 84ème édition du Salon des indépendants. Je retrouvai Cora Manuski plus tard dans la soirée. Nous fîmes la paix. Je lui offris une coupe de champagne, à la Closerie des Lilas. La fête se prolongea tard dans la nuit. - Santé messieurs, dames !