Le Grand Maharadja « Ce soir, dans votre ville, le roi de la jungle, le

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Le Grand Maharadja « Ce soir, dans votre ville, le roi de la jungle, le
Le Grand Maharadja
« Ce soir, dans votre ville, le roi de la jungle, le tueur sanguinaire. Venez contempler la
bête de l’Inde sauvage, le monstre du Bengale. Attention, mesdames et messieurs, ce soir
venez vous émerveillez devant l’un des derniers grands monstres de notre époque !
Quelles griffes, quels crocs ! Parviendrez-vous à soutenir son regard, à résister ? »
Le plus beau, c’est lui : Maharadja. Si elle est rentrée dans le cirque, c’est bien pour lui.
Marquise aide Maestro à ranger les caisses sous le chapiteau, en entendant au loin le
camion beugler, sous fort grésillement, son slogan. Ces sons le vendent, le vantent, le
joyau de leur petit cirque. Elle s’en sent vibrer, comme s’ils la clamaient, elle.
Il y a un monde dans ses yeux, sa fourrure marbrée, comme le souvenir de fougères
épaisses. Maharadja est vieux, certes, ses os craquent aux oreilles attentives, mais il fascine
toujours autant les gosses, toujours ce souffle retenu devant lui, cet ébahissement devant
une telle beauté. Elle, elle le ressentait à chaque instant.
Dansent les dieux inconnus avec lui, prennent la main sur la piste, même dans cette
roulotte, son temple, où le seigneur prend son repos. Ombre dans l’ombre, discrète, jusqu’à
ce qu’on remarque sa présence, et se pétrifie devant l’intensité de son regard, intacte,
comme s’il enfonce des clous dans l’âme. Des yeux comme des petits soleils crépusculaires,
qu’ils se couchent avec leurs mystères. Du reste, il les snobe, avec panache.
Marquise le dévore des yeux un instant, se sent remplie, paisible, avant que Maestro le
clown, mais pour l’instant, juste homme, lui donne une tape derrière la tête, sans nulle
malice, pour qu’elle se remettre au travail.
Marquise, on l’appelle comme ça, car elle s’est présentée, un jour, devant le cirque, dans
ses plus beaux habits, propre sur elle, éclatante dans la crasse du cirque, leur sueur, l’odeur
du purin ; une fleur dans la fange. Elle a des yeux comme ceux des chats. Personne ne
connaît son prénom, même aujourd’hui, mais cela n’a pas d’importance. Elle exigea voir le
directeur, et il l’accepta, tant elle hurlait, s’accrochait de ses ongles à ses jambes. Il en
garde encore les griffures ; Sandra, sa femme, plaisante souvent avec ça.
Là, les caisses sont rangées. Maharadja n’a pas bougé. Il chasse les mouches avec
indolence. Les mouches sont éternelles, même avec la descente vive des jours gris.
Marquise n’attend pas que Maestro revienne avec d’autres corvées, cris et railleries, et elle
accoure vers le tigre.
Elle s’en souvient ; elle rentrait de l’école. Toute sa classe frémissait de la venue du
cirque ; barbe à papa, spectacles, et surtout animaux ! Superbes créatures, esquissées dans
les abécédaires et livres de la maîtresse, en chair et en os ; incarnation de saveurs
lointaines, d’un univers si lointain, pour leur petit âge. Ce jour-là, elle, passant seule sur la
place du village, il lui a volé son cœur, du fond de sa cage, les babines sur les crocs. Tant
mieux. Elle n’en veut plus, de son cœur. Les hommes sont mauvais, n’est ce pas,
Maharadja ? Les hommes sont des monstres. Ils n’ont pas de cœur. Ils pèsent sur les
enfants, même lorsqu’ils hurlent et pleurent. Ils déchirent. Rouge.
Et sa noble indifférence glisse sur elle, baume indien, de ce regard sans haine de ceux qui
n’éprouvent rien. Son œil est doux sur le monde. Elle sait qu’il fait semblant. Elle sait qu’il
l’écoute attentivement, et qu’après, il mange ses maux, comme les dieux aux débuts des
mondes, qui avalent le soleil ou la terre, et les recrache. Il faut voir les formes de son corps
sous les projecteurs grésillant, la puissance de son rugissement lorsqu’il chante, ses
roulages ; et les pépites de bonheur dans les yeux des gamins. Ce sont ces petites pierres
qui réchauffent le cœur, qui poussent à suivre l’ombre couleur feu du grand Maharadja,
son dos.
Mais il fait un peu trop frais pour que les pères amènent leurs gosses au cirque :
d’ailleurs, ils travaillent encore.
Jamais son père ne l’a amené au cirque.
- Regarde, Maharadja, comme je sais danser !
Maestro peut se moquer d’elle, elle danse bien mieux qu’eux tous. C’est son père qui lui
avait payé des cours de danse classique. Elle dansait, dansait, jusqu’à saigner le plus
possible, essayer de ne plus jamais danser, enlever le cadeau de son père de ses pieds. Mais
ses pieds percent l’air, signent les arabesques. Elle est libre, et le clame sur la piste, le sable
entre les doigts de pieds, mêlé au sang. Libre et écorchée, mais l’eau qui coule comme de
leurs regards nourrissent cette fleur d’ombre. Immortelle par leurs regards dans les
ténèbres, une sève nourricière. Et tant que ses pieds en charpie lui permettent de courir
derrière Maharadja, tout va bien, irait bien. Remontée, pointe, arabesque, dans l’air, saut
de côté. Devant les autres, elle conserve jalousement ses pas. Chacun garde de toute
manière son petit masque, même dans les coulisses. Sharon, la dompteuse, ne parle jamais,
jamais ; seul le fouet est sa langue. Elle laisse Marquise traîner avec Maharadja. Hors de la
piste, la dompteuse ignore le tigre, comme pour s’en protéger. Marquise lui a donné son
cœur, elle.
- Même Julie, elle ne comprend rien. Elle croît être le clou du spectacle, elle croit être la
perle sur le satin zébré, mais c’est faux, tout faux, c’est toi le vrai maître du chapiteau ; le
maquillage blanc, la lumière, c’est pour te mettre toi en valeur, mon prince des ombres.
Toujours, il agite doucement le bout de la queue. Elle hoche la tête, satisfaite. Oui, il a
raison. Julie, cette danseuse sans talent, gâche tout ce numéro. Un jour, elle sera avec lui
sur scène. Elle lui apportera la gloire entre ses mains. Et un jour, ils s’enfuiront tous les
deux, et il lui fera découvrir son pays, il lui murmurera enfin les secrets des tigres, qu’il
garde en lui. Pourrait-elle l’acheter, avec la patience des années ? Peut-être. Mais avant,
elle doit lui rendre son honneur. Cette décision se cristallise dans son tendre cœur, comme
une peine. Un chat vient à passer, miteux et maigrichon. Maharadja oublie de le
considérer comme un morceau de viande, et relève ses commissures sombres avec
surprise. Le félin se roule dans la poussière, les nargue, mais Marquise le chasse vite, avec
de la caillasse. Il s’enfuit. Après s’être égarer un peu encore plus profondément dans les
yeux, elle quitte son aimé en effleurant ses grosses pattes, son menu poignet entre les
barreaux, la dernière frontière.
Le lendemain, Julie ne peut plus danser avec Maharadja. Une abeille est rentrée dans sa
chambre, et l’a piquée, percée sa fine peau de son dard. Son beau visage atrocement bouffi,
jusqu’aux paupières, on l’a évacuée. Et le problème du tour se dresse. Bien sûr, Marquise
est volontaire. Ses pieds, et son sourire d’ange, parviennent à les convaincre, tous. Elle
s’entraîne alors, avec Sharon. Elle ne dit rien ; n’a rien dit de l’accident. Marquise apprend
les attitudes. Pour elle, aucune à avoir, sauf celle du cœur. Sharon crie comme si elle était
la personne à dompter. Sous les yeux dorés de Maharadja, toutes les forces coulent en elle.
Elle ne fera qu’un avec lui sur la piste. Elle se sent heureuse. Le métal des barreaux fond.
- Tu ne dois pas l’aimer. Tu dois le haïr. Car il te hait, avec la force, et la manière des
hommes.
Sharon a une voix rauque, une voix de chien. Marquise laisse ses doigts onduler dans
l’air, le frôler, mais elle aimerait bien les enfoncer dans ses oreilles, pour ne pas entendre
ces paroles venimeuses.
- Ce n’est qu’une vieille carne, rusée comme tout. Il n’a jamais vu la jungle, jamais. Il
n’est ni un tigre, ni un humain.
« Moi aussi, alors, moi aussi. Et s’il meurt, je veux garder sa fourrure, si douce, et
parcourir le monde avec. Et les hommes ne me verraient même pas, comme dans Peau
d’âne. »
- Cette gamine est infernale. Elle n’a rien dans la cervelle.
- Laisse la tranquille. Elle aime rêver. Le cirque est fait pour rêver. Pour s’imaginer une
vie qu’on ne peut pas avoir, une fenêtre sur l’ailleurs. C’est inoffensif, les rêves.
Elle déteste Maestro, elle aime bien Sandra. Et elle adore Maharadja, qui l’observe avec
impatience, elle en est sûre.
La soirée s’allonge. Les trapézistes, les magiciennes, Maestro et Arlequin, le lanceur de
couteaux et sa femme, Armelle et ses chiens ; ils foulent tous la poussière de la piste,
récoltent leur lot de soupirs, de rétentions de souffle, de rires, et d’exclamations joyeuses.
Le chapiteau n’est pas rempli, panse bariolée, mais suffisamment repu.
Le silence leur est toutefois réservé. Dans les coulisses, elle repoudre délicatement le
bout de son nez. L’œil mordoré de Maharadja ne la quitte pas. Sharon a la face constellée
de paillettes, et paraît plus grande dans son costume rouge, militaire. Elle opine lentement,
et déroule son fouet. Même Maharadja est maquillé, repoudré pour dissimuler d’anciennes
traces de brûlures, et ses yeux rehaussés d’un trait noir envoûtant. Les haut-parleurs
commencent à cracher un morceau de musique classique.
Le rideau s’ouvre sur notre tableau. Une figure blanche jusqu’aux lèvres, tend une fleur,
l’autre main sur le cœur, vers la Bête. Mes paupières sont fermées comme les ailes d’un
papillon. Les souffles s’exaltent, enserrent, et trahissent l’émerveillement de l’âme. Une
lumière d’une pure blancheur découpe la scène. Ce tour est le dernier, pour préserver la
magie du cirque.
Nous deux. Mon cœur n’est plus une pierre, mais un oiseau effrayé pour toujours. Je suis
sûre, maintenant, qu’il y a quelque chose à atteindre. Je vais l’atteindre, je vais le frôler.
Mon museau effleure le végétal sans odeur. Derrière, cette odeur délicate de viande
faisandée, tendre et saignante, juteuse. Cette petite créature qui n’a de cesse de me
tourmenter le long de mes barreaux. Mes dents mordent dans la tige, et ces autres petites
tiges amusantes qui la tiennent. Un goût oublié. Plus, plus. Engloutir le monde, et le
recracher.
Le baiser du tigre.

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