Populismes latino-américains

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Populismes latino-américains
Diana Quattrocchi-Woisson
Les populismes latino-américains à l'épreuve des modèles
d'interprétation européens
In: Vingtième Siècle. Revue d'histoire. N°56, octobre-décembre 1997. pp. 161-183.
Abstract
Latin-American populism put to the test of European models, Diana Quattrocchi-Woisson.
Sometimes challenged, the term of populism nevertheless seems to apply directly to Latin America. Sociologists and
anthropologists accept this consensus today. But it has to be implemented. The thinking on the comparative uses of the term and
its varied meanings lead to a reconsideration of the works of the great Latin-American precursors. Here is an inventory that is
rather comforting for history.
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Quattrocchi-Woisson Diana. Les populismes latino-américains à l'épreuve des modèles d'interprétation européens. In:
Vingtième Siècle. Revue d'histoire. N°56, octobre-décembre 1997. pp. 161-183.
doi : 10.3406/xxs.1997.4500
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/xxs_0294-1759_1997_num_56_1_4500
LES POPULISMES LATINO-AMERICAINS
À L'ÉPREUVE DES MODÈLES
D'INTERPRÉTATION EUROPÉENS
Diana Quattrocchi-Woisson
Le terme de populisme semble
s'appliquer sans détour à l'Amérique
latine:
sociologues et politologues
acceptent aujourd'hui ce consensus.
Encore faut- il le mettre en œuvre. Or
la réflexion sur les usages comparés du
terme et sa polysémie invite à reconsi
dérerles travaux des grands précur
seurslatino-américains. Voici un droit
d'inventaire somme toute réconfortant
pour l'histoire.
O HISTOIRE D'UN CONCEPT
Les batailles sémantiques reflètent de
plus vastes conflits. Pour mieux les
comprendre, il faut sortir des sentiers bat
tus, plus encore quand il est question
de termes dont les enjeux politiques,
idéologiques et culturels ont une grande
importance. C'est bien le cas du popul
isme, ou pour le moins, de son histoire
et ses usages 1.
Dans le vocabulaire «occidental», le
populisme faisait référence à un phéno
mène politique du 19e siècle qui avait
1. Les réflexions qui suivent doivent beaucoup à la pré
paration
et à la réalisation du colloque Nacionalismo y Populismo en America Latina, sous la direction de Diana
Quattrocchi-Woisson et Sandra Pesavento, Xf Congrès inter
national
de l'Association d'historiens latino-américanistes,
AHILA, University of Liverpool, septembre 1996.
émergé en Russie et aux États-Unis et
se rapportait à une problématique rurale.
Aussi bien le populisme russe des narodniki que celui des agriculteurs nordaméricains de la côte Ouest - ceux qui
vont créer en 1892 le People's Party —,
se caractérisaient par la revalorisation de
la vie à la campagne et par l'opposition
à la modernité urbaine et industrielle.
Or, vers le milieu du 20e siècle, des spé
cialistes
des sciences sociales latinoaméricaines vont se réapproprier le terme
pour désigner des expériences national
istes,majoritairement urbaines, qui pré
conisaient
le développement industriel et
proclamaient, lors d'imposantes mobili
sations populaires, que les avantages de
la modernité devaient profiter au plus
grand nombre. À partir de cette adapta
tion
sémantique, on a voulu souligner
la distance qui séparait les gouverne
ments
populistes latino-américains des
régimes fascistes européens.
Si elle n'a pas résolu la controverse
historique autour de ces expériences,
l'acception latino-américaine du «popul
isme» mérite qu'on s'y attarde. D'autant
qu'aujourd'hui, après l'autodissolution
des régimes communistes européens, le
populisme est devenu un terme fourretout dans la vie politique et les médias,
stigmatisé ou perçu comme le nouveau
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DIANA QUATTROCCHI-WOISSON
danger qui menace la vie démocratique1.
Puisque l'opération d'inversion sémanti
que
et de réappropriation réalisée en
Amérique latine appartient à une histoire
généralement ignorée, nous nous att
acherons
d'abord à la mettre en valeur2.
En 1967 eut lieu en Angleterre la pre
mière
rencontre intellectuelle d'envergure
internationale destinée à définir et à ren
dre intelligible ce concept un peu
bâtard3. Le regretté Ernest Gellner, quel
que peu provocateur, lançait à cette occa
sion : « Un fantôme parcourt le monde :
le populisme». Paraphraser Marx n'était
qu'une façon de constater qu'après la
deuxième guerre mondiale, les révolu
tions ne se faisaient plus au nom du
sacro-saint prolétariat mais d'un «peuple»
plus vaste, aux contours plus imprécis.
Lors
du
débat,
l'exemple
latinoaméricain, absent des études de cas pro
posées
à la conférence de Londres, appar
aîtcomme « atypique » et nécessitant une
analyse à part entière. C'est donc à l'issue
:
;
:
:
1. Serge Halimi, «Le populisme, voilà l'ennemi!», Le Monde
diplomatique, «Manière de voir», 31 août 1996. Le titre est,
bien sûr, ironique car l'auteur affirme que le populisme est
proche d'un certain socialisme, en tant que porteur des reven
dications sociales. Dans un tout autre registre, l'évocation de
ce « danger » par les actuels dirigeants de l'Amérique latine
est pour le moins étonnante lors du VIe Sommet ibéroaméricain, les présidents du Chili et de l'Argentine ont saisi
le terme pour s'opposer à Fidel Castro • Aucune fatalité ne
détermine que nous vivions entre la tentation autoritaire et
le tumulte populiste », affirma Eduardo Frei, président du Chili.
« Moderniser l'État exige une transformation culturelle et éco
nomique
que l'on n'obtient pas par des discours démagogiq
ues,
lacrymogènes, populistes qui ne mènent nulle part, sauf
à des situations dramatiques comme dans les lieux où la
démagogie et le populisme se sont installés de façon perma
nente», apostropha Carlos Menem, président de l'Argentine,
voir La Naciôn, Buenos Aires, 11 novembre 1996.
2. Lors d'un stimulant débat sur vieux et nouveaux populismes nord-américains, organisé par la revue Telos à la Cooper
Union de New York, en décembre 1994, la communication
du spécialiste français, Pierre-André Taguieff, eut le grand
mérite d'attirer l'attention sur la production latino-américaine
et de souligner les efforts réalisés dans ce champ pour
comprendre la spécificité et les ambiguïtés du populisme sudaméricain. Les communications de ce débat (Telos, 103, 1995)
furent aussitôt publiées en espagnol par une Université argent
ine, Populismo Posmoderno, Universidad de Quilmes, 1996,
291 p. voir l'article de Taguieff, « Las ciencias politîcas frente
al populismo de un espejismo conceptual a un problema
real-, tout particulièrement, p. 35-37 et p. 47-51.
3. Réunion organisée par la London School of Economies
and Political Science et la revue Government and Opposition,
à Londres, du 19 au 21 mai 1967.
de cette rencontre que les organisateurs
décident de confier le thème à un spéc
ialiste
et d'ajouter l'examen de l'Améri
que
latine lors de la publication de
l'ouvrage4. Le collègue choisi, Alistair
Hennessy, semble bien embarrassé pour
insérer le «cas» latino-américain dans la
perspective de la rencontre de Londres
et son article commence par une affi
rmation
tranchante : « Dans toute analyse
générale du populisme, l'Amérique latine
fait figure de merle blanc». À l'opposé
de l'esprit général qui se dégage de tou
tes les autres études présentées - Russie,
États-Unis, Europe orientale et Afrique -,
l'auteur se voit obligé de préciser que
le populisme en Amérique latine ne
s'affirme pas par des valeurs rurales et
n'exalte pas les vertus inhérentes à la
vie de la campagne pour les opposer
aux valeurs caractérisant la vie urbaine.
Partageant avec ses collègues de Londres
l'idée d'un modèle populiste plus ou
moins repérable sur la scène internatio
nale,
Alistair Hennessy accuse les intel
lectuels
latino-américains d'être à l'or
igine d'une «confusion sémantique car ils
ont inverti la notion acceptée jusqu'alors,
bien que le phénomène qu'ils s'efforcent
de décrire soit en train de devenir chose
courante dans d'autres parties du Tiers
Monde». L'accusation n'est pas une mise
en procès, mais exprime l'agacement ou
la perplexité, nuancée par une compré
hension condescendante à l'égard de ces
intellectuels car : « Leur but est d'échapper
à la tyrannie des concepts européens,
en en trouvant quelques-uns qui puissent
rendre compte des paradoxes existant
dans l'histoire et le développement social
de l'Amérique latine». Les spécialistes
européens réunis à Londres vont très vite
constater que l'Amérique latine avait un
goût marqué pour les paradoxes. C'est
précisément de cette Amérique latine
absente des exposés de leur colloque et
4. Ghita lonescu et Ernest Gellner, Populism. Its Meanings
and National Characteristics, Londres, Weidenfeld & Nicolson,
1969.
-162-
L'AMÉRIQUE LATINE
faisant ensuite figure de «merle blanc»,
qu'est venue la première et unique
demande de traduction en langue étran
gère du premier ouvrage collectif sur le
populisme1.
En fait, quand Ernest Gellner prit l'in
itiative
d'organiser une rencontre interna
tionale sur le thème du populisme, des
sociologues, des économistes et des poli
tologues
latino-américains
avaient
commencé, depuis plus de dix ans, à
s'interroger, avec une passion obstinée,
sur des phénomènes politiques ayant pris
une telle ampleur sur la scène latinoaméricaine à partir des années 1930 - au
point de changer radicalement les styles
et les manières de faire de la politique
dans chacun des pays - que les ignorer
eût été sinon impossible, du moins, inte
l ectuellement
suicidaire. Pour éviter ce
danger et légitimer leur champ, les spé
cialistes
des nouvelles sciences sociales
latino-américaines affronteront le défi : ils
vont tenter de cerner ces phénomènes
«autochtones» jouissant d'une très mauv
aise réputation sur la scène internatio
nale.
Ils devront alors s'opposer à l'inte
rprétation
orthodoxe locale - aussi bien
communiste que libérale - les assimilant
au fascisme européen, et suggérer
d'autres pistes pour expliquer la «démag
ogie» et la «manipulation des masses»,
tant dénoncées par les opposants aux
régimes populistes.
Ces intellectuels cosmopolites, fort
bien insérés dans des réseaux académi
ques
internationaux, vont réaliser une
opération de nationalisme intellectuel
parfois inconsciente, rarement explicite.
Ce nationalisme sui generis, typiquement
latino-américain, est un nationalisme qui
se sent chez soi en se servant de tout
ce que la pensée occidentale a mis à
la disposition de l'humanité. Sous la
pression des inéluctables «réalités natio1. G. lonescu, E. Gellner, Populismo. Sus significados y
caracteristicas nacionales, Buenos Aires, Amorrortu editores,
1970, coll. - Biblioteca de Sociologia ■ dirigée par Luis A. Rigal.
nales», des intellectuels argentins, brési
liens, mexicains, chiliens vont utiliser
librement un terme disponible dans le
vocabulaire politique international et
s'en servir sans aucune retenue, avec
l'éclectisme propre à des lecteurs assidus
de Marx, Lénine, Trotsky, Gramsci,
Deutch, Lipset, Althusser, et tant d'autres
encore. S'ils n'ont pas toujours été bien
compris de leurs compatriotes - le cas
argentin semble ici le plus extrême - ils
ont au moins laissé une copieuse biblio
graphie devenue aujourd'hui incontour
nable
pour quiconque étudie l'Amérique
latine du 20e siècle.
Le terme «populisme» avait l'avantage
d'une mise à distance du processus étu
dié : aucune force politique en Amérique
latine ne s'était jamais qualifiée de « popul
iste» (en avril 1996, un sociologue argent
inproche du péronisme me disait
encore: «Le péronisme n'est pas populi
ste, il a toujours été simplement popul
aire»). Parler de «populisme» permettait
également de critiquer «par la gauche»
les mouvements dont les dirigeants
s'étaient toujours déclarés en opposition
ouverte aux théories préconisant la lutte
de classes ; mais cela permettait aussi de
se démarquer de l'orthodoxie stalinienne
qui, en Amérique latine et ailleurs, déclar
aitvoir dans ces courants une grossière
réincarnation des fascismes européens.
Si la version latino-américaine du
terme populisme a trouvé un écho certain
dans les médias et sur la scène politique
internationale (moyennant de nombreus
es
perplexités, confusions et méprises
chez les esprits les moins inclinés aux
paradoxes), elle a surtout fini par s'impos
er
dans les
milieux académiques,
d'abord chez les sociologues et les poli
tologues,
plus tardivement chez les his
toriens.
Au point qu'aujourd'hui, aucune
synthèse historique consacrée à l'Améri
que
latine du 20e siècle ne peut se passer
d'évoquer la « période populiste » de l'his
toire latino-américaine.
■163-
DIANA QUATTROCCHI-WOISSON
■164-
:
:
5. Ainsi l'excellent ouvrage de Pierre Chaunu dans la col
lection
créée par Lucien Febvre et Fernand Braudel n'y fait
aucune référence voir L'Amérique et les Amériques, Paris,
Librairie Armand Colin, coll. «Destins du Monde», 1964.
6. Pour une comparaison entre le cas argentin et le cas
français, qui se veut aussi un hommage aux historiens français
ayant pris en charge les problèmes les plus brûlants du 20e siè
cle et du ■ temps présent », Diana Quattrocchi-Woisson, « Historia y polïtica en la construcciön de la memoria colectiva »,
Archivos del Présente. Revista Latinoamericana de Temas lnternacionales, 7, Buenos Aires, janvier-mars 1997, p. 219-229.
7. En nous limitant encore à la production française, après
les travaux pionniers de J. Lambert et P. Chaunu que nous
venons d'évoquer, onze ouvrages panoramiques, tous publiés
à Paris, font référence aux partis ou aux régimes populistes.
Certains s'y attardent, d'autres pas. Bien qu'aucun d'eux ne
se réfère à la recréation du concept • populisme • par les
sciences sociales latino-américaines, tous en font usage Fré
déric Mauro, L'Amérique espagnole et portugaise de 1920 à
nos jours, Paris, PUF, 1975; François Chevallier, L'Amérique
latine de l'Indépendance à nos jours, Paris, PUF, coll. «Nouvelle
Clio », (première édition 1977), 2e édition revue et augmentée
de 1993 il s'agit actuellement de la mise à jour thématique
et bibliographique la plus complète ; Pierre Riado, L'Amérique
latine de 1870 à nos jours, Paris, Masson, 1980 ; Alain Rouquié,
Amérique latine. Introduction à l'Extrême Occident, Paris, Le
Seuil, 1987 ; J. Lambert, A. Gandolfi, Le système politique de
l'Amérique Latine, Paris, PUF, 1987; Alain Touraine, La parole
et le sang. Politique et société en Amérique latine, Paris, Odile
Jacob, 1988 ; Pierre Riado, L Amérique latine de 1945 à nos
jours, Paris, Masson, 1992; Hélène Rivière d'Arc, L'Amérique
du Sud aux 19e et 20e siècles, Paris, Armand Colin 1993 ;
Yvon Le Bot, Violence de la modernité en Amérique latine,
Paris, Karthala, 1994; Olivier Dabène, L'Amérique latine au
XXe siècle, Paris, Armand Colin, coll. ■ Cursus -, 1994 Pierre
Vayssière, L'Amérique latine de 1890 à nos jours, Paris,
Hachette, 1996.
;
1. Le Brésil. Structures sociales et institutions politiques,
Cahiers de la FNSP, Paris, Librairie Armand Colin, 1953.
2. Jacques Lambert, Amérique latine. Structures sociales et
institutions politiques, Paris, PUF, coll. «Thémis», 1963.
3. Ibid. p. 246. Cette même classification est reprise dans
la deuxième édition de 1968.
4. Premier président élu au suffrage universel, une première
fois en 1916 (et ayant pu accomplir son mandat constitutionnel
jusqu'en 1922) et une deuxième fois en 1927, mais évincé
du pouvoir par un coup d'État militaire en 1930.
rogènes que l'APRA péruvien, l'Action
démocratique du Venezuela et le Mou
vement
nationaliste révolutionnaire de la
Bolivie. Les historiens sont arrivés plus
tardivement à utiliser ce concept5 pour
des raisons qui tiennent tout d'abord aux
difficultés éprouvées par notre discipline
à s'occuper des problèmes du «temps
présent» et ce, tant en France qu'en Amér
ique latine 6.
L'utilisation maintenant généralisée et
non problématique du terme chez les
spécialistes de l'Amérique latine (en
espagnol, en portugais, en anglais et en
français) prouve bien que l'opération de
réappropriation et d'inversion sémanti
que
réalisée en Amérique latine fut fin
alement
une réussite7. En cette fin de siè
cle, le populisme est devenu un concept
si lié à l'histoire latino-américaine qu'à
l'heure actuelle les spécialistes écrivent
des ouvrages consacrés au phénomène
:
Le cheminement suivi par la product
ion
latino-américaniste française de ces
dernières quarante années est un bon
exemple de ce que nous venons d'affi
rmer.Quand en 1953, dans une des col
lections
de la Fondation nationale des
sciences politiques, Jacques Lambert
publie son premier ouvrage sur le Brésil,
le terme utilisé pour parler du mouve
mentpolitique du président Getûlio Var
gas est celui de «gétulisme»1. L'auteur
évoque aussi «le cas semblable du péronisme en Argentine» et reste donc can
tonné à des qualifications patronymiques.
Son ouvrage de 1963 consacré à l'ensem
ble
de l'Amérique latine 2 a le mérite de
la clarté concernant l'utilisation du terme
« populiste ». Dans son développement sur
la naissance des forces politiques moder
nes
dans les villes, Lambert consacre un
chapitre aux partis politiques de type
«populiste», même si le terme demeure
entre guillemets. En constatant qu'en
Amérique latine les partis qui sont le
mieux parvenus à rassembler des clien
tèles populaires urbaines sont rarement
des partis ouvriers, mais des partis de
clientèle hétérogène fortement marqués
par le prestige d'une personnalité,
l'auteur nous indique qu'il les appellera
populistes, «du nom qui leur est parfois
donné en Amérique latine et qui est utile
pour les distinguer des partis de gauche
de type européen»3. Bien que Lambert
définisse le président argentin Hipolito Yrigoyen4 comme le précurseur du
populisme et ne puisse s'empêcher
d'exprimer sa réprobation morale et poli
tique envers les régimes de Vargas et de
Peron, nous retiendrons qu'il qualifie de
«partis populistes» des partis aussi hété-
L'AMÉRIQUE LATINE
où 1'« exception latino-américaine» est à
ce point la «norme» que les exemples
russes et nord-américains n'y apparais
sent
que comme des ancêtres éloignés
et fort différents, qu'il convient toutefois
de ne pas jeter par la fenêtre, mais de
cantonner dans une zone de référence
par altérité l.
O LES PÈRES CONCEPTEURS
C'est en Argentine et au Brésil que le
concept a suscité les plus amples déve
loppements
théoriques. Ceux-ci ont été
contemporains et se sont alimentés
mutuellement par l'intermédiaire des ins
tances
continentales devenues le cadre
d'une importante sociabilité intellectuelle
latino-américaine. Ce fut autour de la
« galaxie cépaline » 2 que la problématique
du populisme latino-américain trouva
l'occasion d'être pensée, analysée et sur
tout, diffusée. Si le rôle proprement éco
nomique
de la Commission économique
pour l'Amérique latine (CEPAL)3 est
aujourd'hui bien connu, l'histoire intel
lectuelle
et politique de cette institution
reste à faire4. Elle fut ainsi décrite par
Brésilien Celso Furtado, est allé plus loin, en écrivant ses
mémoires sur cette -utopie continentale-, A Fantasia organizada, Rio de Janeiro, Paz e Terra, 1985
5. La citation fait partie d'un développement plus général,
lucide et intelligent du rôle et de l'action des intellectuels en
Amérique latine dans Torcuato S. Di Telia, Clases sociales y
estructuras politicas, Buenos Aires, Paidôs, 1974, p. 140-141.
6. Collection - Tiempo Latinoamericano -, sous la direction
de Fernando H. Cardoso (aujourd'hui président du Brésil),
Anïbal Pinto et Osvaldo Sunkel plusieurs ouvrages collectifs
édités par Editorial Universitaria, Santiago de Chili.
■165-
:
;
;
1. Michael Connif, Latin American Populism in Comparative
Perspective, Albuquerque, University of New Mexico Press,
1982. Ouvrage consacré aux pays de l'Amérique latine avec
deux articles ■ hors région -, l'un traitant des États-Unis, l'autre
de la Russie.
2. Nous donnons cette appellation au groupe d'intellectuels
de différentes nationalités latino-américaines travaillant autour
de la CEPAL, Commission économique pour l'Amérique latine,
créée en 1948, placée sous la tutelle du Conseil économique
et social des Nations unies, ayant son siège à Santiago de
Chili, et dirigée de 1949 jusqu'en 1968 par l'économiste argent
in
Raul Prebisch qui (à l'époque et jusqu'en 1955) était aussi
un exilé anti-péroniste.
3. Voir Octavio Rodriguez, La teoriâ del subdesarrollo de
la Cepal, Mexique, Siglo XXI, 1980 Hector Guillen Romo,
■ De la pensée de la Cepal au néo-libéralisme. Une revue de
la littérature sud-américaine -, Revue Tiers Monde, 140, octobredécembre 1994, p. 907-920. Voir aussi l'ouvrage polémique
et stimulant du sociologue chilien Fernando Mires, El discurso
de la miseria o la crisis de la sociologia en America Latina,
Caracas, Editorial Nueva Sociedad, 1994.
4. Il est très intéressant de se référer à la vision de deux
acteurs clés de cette institution, Raul Prebisch, - Cinco etapas
en mi pensamiento sobre el desarrollo -, El trimestre Econômico, 198, avril-juin 1983 Norberte Gonzales, David Pollock,
■ Del ortodoxo al conservador ilustrado. Raul Prebisch en la
Argentina, 1923-1943-, Desarrollo econômico, 30 (120), janviermars 1991. L'ami et collègue de Prebisch à la CEPAL, le
l'un de ses acteurs : « La Cepal est notre
unique institution culturelle ayant du
prestige
international,
parce qu'elle
recrute les meilleurs d'entre nous sans
tenir compte de leur lieu de naissance
et qu'elle fournit un financement adéquat
aux travaux intellectuels, en assurant la
mobilité géographique et le bon niveau
de vie de ses auteurs ... Voilà les raisons
de l'apparent miracle : une organisation
financée par les Nations unies (et donc
par les États-Unis) est devenue un foyer
d'identification latino-américaine et de
pensée autonome, créative, nouvelle.
Nous avons besoin de dix ou douze
Cepal en Amérique latine, c'est-à-dire
d'expériences semblables d'internationa
lisme
latino-américain » 5. La galaxie cépal
ine fut aussi un excellent refuge intel
lectuel
et professionnel pour divers exilés
latino-américains, victimes de la turbu
lente histoire politique des années 19501960, durant laquelle dans chaque pays
de la région ont été violemment évincés
les mouvements et régimes populistes
« réellement existants ».
La publication la plus représentative
de ce temps fort de l'internationalisme
latino-américain
et
du
nationalisme
latino-américaniste
fut la
collection
dénommée « Temps latino-américain » 6
destinée à «faire connaître l'apport intel
lectuel
que les Latino-américains ont euxmêmes élaboré avec effort, guidés par
le désir d'ausculter et de changer la réal
ité sociale de l'Amérique latine». Le
besoin d'une telle collection s'expliquait
ainsi : « Dans le champ des sciences social
es,les spécialistes et le public informé
DIANA QUATTROCCHI-WOISSON
1. Fernando Henrique Cardoso, Francisco Correa Weffort,
America Latina. Ensayos de interpretation sociolôgico-politica,
Colecciôn • Tiempo Latinoamericano », Santiago de Chile, 1970,
385 p. Recueil d'articles censés offrir une rétrospective de
vingt ans sur la production des sociologues, économistes et
politologues de presque tous les pays de l'Amérique latine.
2. Ainsi l'introduction à ce volume collectif, signée par Car
doso et Weffort, est bien plus qu'un article académique, c'est
tout un programme politique à l'usage des intellectuels qui
définit le trait le plus marquant de cette galaxie cépaline
voir -Science et Conscience sociale-, ibid., p. 14-33
3. Torcuato S. Di Telia, • Gino Germani (1911-1979). In
memoriam -, Desarrollo Econômico, 19 (74), 1979 ■ Germani
por Germani -, dans J. R. Jorrat, R. Sautu (dir), Después de
Germani. Exploraciones sobre estructura social de la Argentina,
Buenos Aires, Paidôs, 1992.
4. Pour ce qui est du champ historique argentin et des
relations entre histoire et politique, Diana Quattrocchi-Woisson, Un nationalisme de déracinés. L'Argentine pays malade
de sa mémoire, Paris, Éditions du CNRS, 1992. Traduction
espagnole, Los maies de la memoria. Historia y politica en la
Argentina, Buenos Aires, Emecé, 1995.
■166-
;
parlerons ici de Gino Germani (19111979), de Torcuato S. Di Telia et de Fran
cisco Weffort.
Antifasciste italien venu se réfugier en
Argentine en 1934, Gino Germani, alors
âgé de 23 ans, a peu de bagages, un
diplôme d'études d'administration de la
Faculté de sciences économiques de
l'Université de Rome et un souvenir inef
façable
: une année de réclusion dans
une île italienne à cause de ses sym
pathies
socialistes 3. C'est sous le patro
nage de l'historien Ricardo Levene, père
de l'histoire « officielle » argentine 4 et fon
dateur
de nombreuses institutions acadé
miques (dont l'Institut de sociologie en
1940) qu'il commence une carrière bril
lante
à l'Université de Buenos Aires,
d'abord comme spécialiste technique des
statistiques, travaillant à la préparation
du IVe Recensement national, puis
comme professeur dans la faculté même
où il a obtenu sa licence de philosophie.
À l'arrivée du péronisme, il se situe cla
irement
du côté des intellectuels antipéronistes et renonce à son poste de pro
fesseur
assistant à la
Faculté de
philosophie et de lettres. Durant les dix
années du régime péroniste (1945-1955),
Gino Germani construit un solide réseau
d'alliances intellectuelles ainsi qu'une
image forte de sociologue scientifique
opposé au bricolage théorique des uni
versitaires
péronistes. Il publie des arti
cles,
donne des conférences, travaille
comme traducteur et comme expert
comptable pour quelques grandes mai
sons d'édition. Bref, grâce à sa capacité
:
d'Amérique latine doivent faire appel,
presque de façon exclusive, aux cher
cheurs
des pays dits " développés ".
Même si la contribution positive de leurs
études est indéniable, nous ne pouvons
pas ignorer le phénomène d'aliénation
culturelle que cette situation présente ...
Durant les dernières décennies a pris
naissance un processus que l'on pourrait
qualifier d'"introspection latino-américai
ne",
une vision propre et originale de
l'Amérique latine, surgie de travaux qui
se caractérisent par une critique envers
la reproduction mécanique d'approches
liées à d'autres réalités historiques et par
la recherche laborieuse et ardente de
perspectives établies à partir de nos pro
pres racines»1.
Il serait impossible de comprendre les
constructions régionales actuelles, et tout
particulièrement le Mercosur, sans tenir
compte de ces rapprochements intellec
tuels
antérieurs, de même qu'il serait vain
de vouloir saisir la mise en forme et la
diffusion du concept «populisme» sans
prendre en considération le rôle joué par
ce moment fort d'« introspection latinoaméricaine»2. Toutefois cette activité col
lective
s'appuyait sur une production
individuelle, caractéristique sine qua non
de toute créativité intellectuelle. Nous
avons donc privilégié les trois auteurs
de la galaxie cépaline qui nous semblent
les plus marquants dans l'analyse du
populisme latino-américain: trois semeurs
de troubles sémantiques qui se sont
approprié un terme disponible dans le
vocabulaire politique occidental. Nous
L'AMÉRIQUE LATINE
1. Halbwachs, Aron, Fromm, Mannheim, Simone Weil,
Weber, Parsons, Karl Deutsch, entre autres.
2. Nous devons beaucoup de ces réflexions à l'échange
de lectures et de propos avec Federico Neiburg. Ce stimulant
dialogue est né d'une interrogation commune sur les causes
de l'intolérance intellectuelle argentine, lui en qualité d'anthro
pologue, moi, en tant qu'historienne. Voir Federico Neiburg,
- Ciencias sociales y mitologîas nacionales. La constituciôn de
la sociologia en la Argentina y la invenciôn del peronismo -,
Desarrollo Econômico, 34 (136), janvier-mars, 1995 D'après
sa thèse de doctorat soutenue au Brésil en 1993, au Museu
Nacional UFRJ, La invenciôn del peronismo y la constituciôn de
las ciencias sociales en la Argentina (à paraître à Buenos Aires).
3. Gino Germani, Estructura social de la Argentina, Buenos
Aires, Raigal, 1955 (2e édition 1987, Solar).
4. Y compris Arturo Jauretche, El medio pelo en la sociedad
argentina (lere édition 1966), ouvrage best seller d'un militant
péroniste qui polémique avec Gino Germani, au nom d'une
prétendue ■ sociologie nationale • opposée à une prétendue
• sociologie scientifique .. Voir la polémique sur Jauretche et
le medio pelo, livrée par Francisco Delich et Roberto Carri,
Revista Latinoamericana de Sociologia, Buenos Aires, vol. 3,
juillet 1967 et vol. 4, mars 1968. Pour mieux comprendre
cette querelle de légitimation dont l'enjeu principal restait le
péronisme, la thèse de Federico Neibourg est très éclairante,
La invenciôn del peronismo, op. cit.
dit,
celui-ci
continuait
d'apparaître
comme la principale force politique du
pays. Finalement, Gino Germani, comme
beaucoup de ses collègues, démissionne
lors de l'intervention des militaires à
l'Université en juin 1966 - épisode connu
comme la «nuit des longs bâtons»5. Il
poursuit alors sa vie académique aux
États-Unis comme professeur de socio
logie à l'Université de Harvard et, à partir
de 1975, à l'Université de Naples. Il meurt
à Rome, sa ville natale, en 1979.
La production de Germani est d'autant
plus importante pour comprendre l'adap
tation du terme «populiste» à l'aire latinoaméricaine qu'il avait de fortes raisons
de voir dans le régime péroniste la réin
carnation
du fascisme qu'il venait de fuir
en Italie. Or, toute sa réflexion, marquée
par l'obsession d'expliquer et de s'expl
iquer l'autoritarisme et le totalitarisme,
l'amène à différencier le populisme du
fascisme. Une ligne cohérente traverse
cette tentative, depuis une conférence
prononcée en 1954 jusqu'à son dernier
ouvrage, une année avant sa mort 6.
En réfléchissant à la modernisation,
Gino Germani se pense lui-même comme
un modernisateur de la vie universitaire
argentine. Son horizon politique est cla
irement
antipéroniste ; il souhaite un
modèle démocratique pour les sociétés
latino-américaines, ou plus exactement
un modèle social-démocrate. Tout en uti5. La noche de los bastones largos. Pour l'articulation entre
la vie intellectuelle et la vie politique durant cette décennie
voir aussi Oscar Terân, Nuestros anos sesenta, Buenos Aires,
Puntosur, 1991 Silvia Sigal, Le rôle politique des intellectuels
en Amérique latine, Paris, L'Harmattan, 1996.
6. Depuis la conférence prononcée au Colegio Libre de Estudios Superiores en 1954, • La integraciön de las masas a la
vida politica y el totalitarisme -, publiée en 1956 dans la revue
argentine Cursos y Conferencias, 272, en passant par la réé
laboration
de ses articles parus entre 1956 et 1962 dans Gino
Germani, Politica y sociedad en una época de transiciôn. De
la sociedad tradicional a la sociedad de masas, Buenos Aires,
Paidôs, 1962, jusqu'à la version finale de cette même pro
blématique,
Authoritarianism, Fascism, and National Populism,
New Brunswick, New Jersey, Transaction Books Rutgers, The
State University, 1978. Il existe également une version française
de ses premiers travaux publiée en Belgique, Gino Germani,
Politique, société et modernisation, Gembloux, Duculot, 1972.
■167-
;
de dialogue avec des auteurs étrangers *,
il devient une grande figure intellectuelle,
en pariant sur la défaite du péronisme2.
Quand celle-ci arrive en 1955, Germani
vient de publier l'ouvrage qui l'accrédite
comme l'arpenteur par excellence d'un
territoire social qui n'avait pu jusque-là
être exploré 3. Cette Structure sociale de
l'Argentine, qui s'attarde à mesurer la
société dans toutes ses dimensions, est
la base empirique sur laquelle vont se
fonder toutes les études sociologiques
souhaitant expliquer le phénomène péro
niste4.
Il est ainsi presque naturel que
son auteur soit nommé directeur de l'Ins
titut de sociologie en 1955 et qu'il fonde
le Département de sociologie, accordant
les premiers diplômes qui certifient la
compétence professionnelle de «sociolo
gue»
en Argentine. Le rôle de Gino Ger
mani s'avère donc décisif dans la modern
isation
universitaire d'une décennie
contradictoire (1955-1966): celle d'un
important renouveau académique et d'un
grand dynamisme intellectuel qui a pour
toile de fond une réalité politique beau
coup moins brillante. La proscription du
péronisme faussait toutes les règles de
la vie politique car, même déchu et inter-
DIANA QUATTROCCHI-WOISSON
1. Si son pari fut un échec, cela n'enlève rien à la pertinence
de certains de ses diagnostics. À la différence du Brésil, nous
ne verrons pas les sociologues Gino Germani ou Torcuato
Di Telia organiser d'importants partis politiques de gauche
comme leurs collègues brésiliens, Fernando Henrique Cardoso,
fondateur du Parti social démocrate brésilien ou Francisco
Weffort, l'un des fondateurs du Parti des Travailleurs de Lula.
Il faudrait en chercher les raisons dans les différences qui
séparent les deux pays sur le plan de la construction du
champ intellectuel.
de la liberté étaient convaincus de l'avoir
conquise. La liberté qu'ils avaient perdue
était une liberté qu'ils n'avaient en fait
jamais eue. Celle qu'ils croyaient avoir
gagnée était une liberté concrète, imméd
iate, celle d'affirmer leurs droits contre
les patrons et les contremaîtres, celle
d'élire leurs délégués, de gagner des lit
iges aux tribunaux du travail, celle de se
sentir maîtres chez eux».
Pour expliquer l'importance de cette
«affirmation de la dignité personnelle»
que le péronisme aurait laissée chez les
ouvriers argentins, Germani présente une
émouvante description de ce qu'était la
condition ouvrière jusque-là ... mais en
Europe ! En citant longuement le livre
de Simone Weil, La condition ouvrière,
paru chez Gallimard en 1951, il introduit
auprès de ses lecteurs argentins des
«arguments d'autorité» empruntés à
l'Europe, réflexe par ailleurs inhérent à
l'intellectualité argentine2. La propa
gande péroniste avait produit par milliers
des phrases et des arguments semblables,
mais c'est désormais un intellectuel pres
tigieux
qui les exprime, un antipéroniste
convaincu, persécuté par le fascisme, se
fondant sur les analyses d'autres intel
lectuels
antifascistes, revêtus du prestige
de tout ce qui vient d'ailleurs, d'autant
plus que cet ailleurs est la France. La
différence est de poids.
Une autre nouveauté de l'analyse de
Germani est la différenciation qu'il opère
entre fascisme et péronisme : « Le péro
nisme
présente un intérêt théorique
extraordinaire parce qu'il fut créé et
dirigé par un groupe dont l'orientation
était clairement fasciste et nazie. Pourt
ant, comme la situation du pays ne lui
fournissait pas les couches de la petite
bourgeoisie qui avaient formé la base
du modèle européen, il dut recourir aux
2. Nous avons développé cette idée dans - Argentine péri
ples et tourments d'une intellectualité excentrée -, Histoire
comparée des intellectuels, Paris, IHTP, CNRS, 1997, p. 225242.
■168-
:
lisant le terme de «dictature» pour parler
du péronisme, il s'efforce de comprendre
la raison pour laquelle les ouvriers argent
insavaient vécu ce régime comme s'il
était leur propre révolution. Au milieu
d'un climat politique où le péronisme
était interdit, les analyses de Germani
viennent réhabiliter ce qu'il y avait eu
de positif dans cette expérience histori
que,l'objectif étant bien entendu de la
dépasser, de faire en sorte que les
ouvriers argentins utilisent cet acquis au
service d'une autre formation politique,
moins
suspecte
d'inconditionnalité
envers un leader démagogique 1.
Le premier mérite du fondateur de la
sociologie moderne en Argentine fut de
se démarquer de l'interprétation du phé
nomène
péroniste donnée par l'intellectualité antipéroniste (libéraux, socialistes
et communistes). Dès son article de 1956
« L'intégration des masses dans la vie poli
tique
et le totalitarisme»,
Germani
s'insurge contre l'interprétation courante
qu'il baptise ironiquement «la théorie de
l'assiette de lentilles». Selon cette inter
prétation,
le peuple aurait «vendu» sa
liberté pour obtenir quelques avantages
matériels. Germani ne se fait aucune ill
usion
sur Perôn lui-même qu'il appelle
parfois le «tyran», parfois le «démagog
ue»,
ni sur son régime, qu'il qualifie de
temps à autre et sans trop de précisions,
d'autoritaire ou de totalitaire. La nou
veauté
de la lecture de Germani est ai
lleurs
: « Que le dictateur a fait de la déma
gogie est certain, mais ce n'est pas au
niveau des avantages matériels qu'elle a
eu lieu. Les travailleurs qui appuyaient
la dictature, loin de se sentir dépouillés
L'AMÉRIQUE LATINE
couches populaires apparues à la suite
militaires1. D'après Germani, cette jour
de grandes migrations internes. Mais cela
née fut ressentie comme étant absolu
signifia plus qu'un changement de te ment spontanée et laissa une marque
profonde chez ses acteurs : « Ce n'était
rminologie,
de mythes et d'idéologie. On
ne se bornera pas à remplacer les mots
pas le remerciement à Perön, mais la
Hiérarchie"
par
"Jus
fierté qui prévalait dans le sentiment
"Ordre, Discipline,
Travailleurs"
ou
tice sociale", "Droits des
populaire. Les classes populaires eurent
sans-chemises"
;
ce
qui
ainsi conscience de leur force et parvin
"Régime des
rent
à une unité que des partis authenadvint fut que la manipulation eut des
effets en quelque sorte réciproques. Le
tiquement ouvriers (par leur tradition et
péronisme fut différent du fascisme pré leurs programmes) n'avaient jamais réussi
cisément
par le fait essentiel que, pour
à obtenir. L'électorat se polarisa selon
obtenir l'appui de la base populaire, il
une ligne de division de classe, chose
eut à tolérer une certaine participation
qui n'avait jamais eu lieu dans le pays»2.
effective, quoique en vérité limitée, de
Finalement, Germani postule le carac
celle-ci».
tère inéluctable du péronisme, compte
tenu de l'histoire politique argentine. En
C'est un fait, le péronisme obtint son
se demandant si l'apparition des masses
appui fondamental auprès des ouvriers
populaires sur la scène politique et sa
et des «classes laborieuses», urbaines et
reconnaissance par la société argentine
rurales tandis que les classes moyennes,
les intellectuels et les étudiants s'oppo auraient pu se réaliser par la voie démoc
il répond que ce cheminement
saient au régime. Mais pourquoi le péro ratique,
était devenu impossible après l'interven
nisme aurait-il obtenu cet «appui sincère
militaire de 1930. Cette « inévitabilité »
de très vastes secteurs populaires » ? Tout tion
est devenue la «tragédie politique argent
d'abord, et toujours selon Germani, parce
ine», quoique le remède proposé par
que avec celui-ci «les masses populaires
Gino Germani soit aussi - et pour de
ont réussi à avoir conscience de leur
longues années - tragiquement inopé
importance comme catégorie sociale et
rant
: « L'intégration politique des masses
de leur capacité d'action sur la scène
nationale». L'auteur insiste sur le carac populaires s'initia sous les signes du tota
litarisme
qui réussit à leur donner une
tère d'expérience fondatrice qu'apporta
expérience
réelle de participation polit
le péronisme aux «classes populaires».
iqueet sociale. L'immense tâche à réaliser
Premièrement, en constatant que leur
est celle d'obtenir cette même expérience
participation active et leur adhésion
mais en la liant de façon indissoluble à
avaient été capitales pour la conquête
la théorie et à la pratique de la démoc
du pouvoir et pour la permanence du
ratie et de la liberté».
régime : « Dans une masse non habituée
à exercer ses droits syndicaux, l'expé
rience de grèves triomphantes fut une
expérience décisive». Et de toutes ces
1. Sur cette date fondatrice du péronisme, voir le recueil
expériences, la plus cruciale fut bien év sous la direction de Juan Carlos Torre, El 17 de octubre de
1945, Buenos Aires, Ariel, 1995.
idemment
celle du 17 octobre 1945,
2. D'après les analyses de corrélation entre suffrage poli
lorsqu'une foule impressionnante se dir tique et catégorie professionnelle lors des élections d'avant
et d'après 1946 réalisées par Germani lui-même et publiées
igea vers le centre-ville, vers le palais du
dans Estructura Social de la Argentina, op. cit. Poursuivies
gouvernement pour exiger et, finalement,
ensuite par d'autres études et reprises dans le recueil El voto
peronista.
Ensayos de sociologia electoral argentina, sous la
obtenir la liberté du colonel Peron,
direction de Manuel Mora y Araujo et Ignacio Llorente, Buenos
devenu trop gênant pour ses camarades
Aires, Sudamericana, 1980.
■169-
DIANA QUATTROCCHI-WOISSON
:
:
À partir de son analyse et de son expé laires. Tout d'abord parce que cette par
rience du cas argentin, Germani élabore
ticipation
ne se produit pas à travers les
des propositions concernant l'ensemble
mécanismes de la démocratie représent
de l'Amérique latine. Il va alors créer et
ative,
quoique le suffrage fût réellement
développer la notion de «révolutions
pratiqué, comme en Argentine sous
national-populaires» et celle de «régimes
Perön ou au Brésil pendant certaines
périodes du régime de Vargas. Il ne s'agit
et mouvements nationaux-populaires»,
dont la première version parut précis pas non plus de la «participation enré
émenten français dans la revue dirigée
gimentée
et bureaucratisée des systèmes
par le sociologue Alain Touraine 1. Ger totalitaires
européens,
fascistes
ou
mani y analyse les différentes modalités
communistes ».
du passage d'une société «traditionnelle»
En Amérique latine, la participation
à une société «industrielle» en Europe et
populaire comporte de la spontanéité, et
en Amérique latine. Lors de ce passage,
plus important encore, «elle entraîne
défini par l'auteur comme une «époque
l'exercice d'un certain degré de liberté
de transition», l'accent est mis sur les
effective complètement
inconnue et
différentes attitudes des classes populair impossible dans la situation antérieure à
es
et leur forme d'intégration à la vie
l'établissement du régime national-popula
politique. Germani part toujours de son
ire».
Si en Amérique latine cela n'a pas
idée force, la «simultanéité du non
pu se faire dans le cadre de la démocratie
contemporain » en Amérique latine : « Au
représentative, c'est tout d'abord parce
Brésil, on peut passer en peu d'heures
que «les groupes dirigeants visaient le
d'avion de l'époque nucléaire à l'âge de
maintien du statu quo par une restriction
la pierre»2. Dans cette spécificité du
de la participation » et parce que « les part
«Nouveau Monde» latino-américain qui
is existants n'offraient pas à ces masses
s'est vite avéré un tout autre monde, le
de possibilités adéquates d'expression».
constat de Gino Germani nous semble
Ces masses en état de disponibilité (les
pertinent : l'originalité des « régimes nati «masses
disponibles»
d'après
Ray
onaux-populaires
» de l'Amérique latine
mond
Aron) ont permis la naissance des
réside précisément dans la nature de la
nouveaux mouvements politiques, dirigés
participation politique des secteurs popupar des élites dotées de la «souplesse»
nécessaire pour saisir la conjoncture et
1. ■ Démocratie représentative et classes populaires en Amér utiliser ce vaste capital humain disponib
ique latine ■, Sociologie du Travail, 4, numéro spécial consacré le.
Germani offre une explication import
aux ouvriers et syndicats en Amérique latine, sous la direction
d'Alain Touraine, octobre-décembre 1961, p. 96-113. Cet arti
ante à cette prépondérance des formes
cle est devenu un classique, il est paru ensuite en espagnol,
immédiates de participation en Amérique
au moins trois fois en 1962, sous le titre ■ De la sociedad
latine : « Dans la plupart des pays d'Amér
tradicional a la participacion total en America Latina », en tant
que chapitre 5 de son livre Politica y sociedad en una época
ique latine, et en particulier pour les
de transiciôn, op. cit., p. 147-163. Reproduit en 1970 dans
couches récemment mobilisées, les sym
Ensayos de interpretation sociolôgico-politica, coll. -Tiempo
Latinoamericano -, op. cit., p. 220-236. Et finalement, en 1973,
boles
de la démocratie ont perdu, ou
sous le titre • Democracia representativa y clases populäres »,
mieux
encore, n'ont jamais eu, leur signi
dans l'ouvrage de Gino Germani, en collaboration avec Torcuato Di Telia et Octavio lanni, Populismo y contradicciones
fication
positive. Au contraire, du fait des
de clase en Latinoamérica, Mexico, Ediciones Era, p. 12-37.
traditions politiques de ces nations, ces
Il me semble nécessaire d'insister sur la paternité intellectuelle
de Gino Germani aussi bien sur la formule que sur le concept,
symboles tendaient plutôt à avoir une
car des développements ultérieurs, tels ceux d'Alain Touraine,
valeur négative. Il n'y a pas eu de dic
n'ont pas toujours rendu justice à leur prédécesseur.
2. Dans le champ du marxisme il y avait déjà eu des
tature
militaire, d'autocratie absolue et
formulations semblables «Développement inégal et combiné»
arbitraire
qui n'ait eu abondamment
(Léon Trotsky), > Coexistence des asynchronismes » (l'historien
recours aux symboles et à la terminologie
polonais Victor Kula).
■170-
L'AMERIQUE LATINE
:
■
;
:
;
de la démocratie. Les dictateurs et les
en assurant la cohésion des groupes très
généraux se sont toujours considérés
divers qui se sont détachés des petites
comme
"présidents
constitutionnels
communautés locales».
populairement élus" : ils eurent tous des
Gino Germani fut un intelligent pré
parlements et surtout des "constitutions"
curseur
des études du populisme en Amér
ique
latine.
En Argentine, ses travaux
d'une extrême générosité en ce qui
furent un véritable stimulus pour les
concerne les droits politiques et les droits
recherches sur la classe ouvrière et le
sociaux. Mais la séparation entre la réalité
syndicalisme, bien qu'un aspect de son
et la loi ne fut jamais plus profonde.
interprétation ait été contesté : celui qui
Dans les républiques sud-américaines, les
voyait
dans la base péroniste une classe
démocraties limitées respectant une cer
ouvrière massifiée, de formation récente,
taine
légalité apparurent comme un in
sans expérience syndicale, et qui n'avait
strument
de domination des minorités»1.
pas été touchée par les «partis ouvriers
Finalement, si Germani est loin de nier
traditionnels
» (socialiste et communiste) 2.
le caractère autoritaire des régimes et des
Il fut aussi un témoin lucide de la gravité
mouvements « nationaux- populaires », il
de la situation argentine et latinose plaît à rappeler que cet autoritarisme
américaine des années I960, une époque
ne venait pas uniquement d'en haut et
historique où le défi majeur était just
qu'il avait une consonance réelle chez
ement de dépasser les atouts et de sur
les couches populaires récemment mobil
les handicaps des régimes popul
isées. Il relève surtout que cet autorita monter
istes. La manière dont ces populismes
rismelimitait les droits individuels de la
réellement existants furent liquidés de la
classe moyenne et des intellectuels :
« Pour les paysans et les ouvriers, de sévè scène politique entraîna dans presque
tous les pays du sous- continent une spi
res restrictions de la liberté d'opinion
rale de violence et de terreur qui fit pâlir
peuvent coexister avec des expériences
nombreuses et significatives de liberté
concrète dans leur vie individuelle ». Une
2. La première révision est venue d'intellectuels gramsciens,
Miguel Murmis, Juan Carlos Portantiero, Estudios sobre los
fois expliqué l'aspect populaire de ces
orîgenes del peronismo, Buenos Aires, 1971 (2e édition 1984).
mouvements et régimes, il justifie l'adject En 1973, peut-être à la faveur du retour du péronisme sur
if
«national» par une simple évidence.
la scène nationale, le débat s'est installé entre Gino Germani
lui-même et les historiens Tulio Halperin Donghi et Peter
Si, tant en Europe qu'en Amérique latine,
Smith voir Gino Germani, > El surgimiento del peronismo
les classes populaires n'arrivent que ta el roi de los obreros y de los migrantes internos -, Desarrollo
Econômico, 51, octobre-décembre 1973 ; Tulio Halperin
rdivement
au sentiment d'identification
Donghi, • Algunas observaciones sobre Germani el surg
nationale (conséquence de leur partic imiento del peronismo y los migrantes internos », Desarrollo
Econômico, 56, janvier-mars 1975 Peter Smith, « Las elecciones
ipation croissante au «droit de cité»), dans
de 1946 y las inferencias ecolôgicas », Desarrollo Econômico,
les pays d'Amérique latine «le processus
54, juillet-septembre 1974. Ces articles ont été repris dans le
volume collectif El voto peronista. Ensayos de sociologia elec
est considérablement aidé par le fait qu'il
toral argentina, op. cit. Pour une vision d'ensemble voir le
s'agit de pays dépendants ou semiremarquable travail d'un disciple de Germani dans le dépar
tement de sociologie de Buenos Aires, Juan Carlos Torre, La
dépendants et que souvent les groupes
vieja guardia sindicaly Perôn. Sobre los orîgenes delperonismo,
dirigeants ("oligarchie", "bourgeoisie")
Buenos Aires, Editorial Sudamericana, Institute Torcuato Di
sont perçus comme des alliés des puis Telia, 1990, version remaniée de sa thèse de doctorat en
sociologie soutenue à l'EHESS en 1983, sous la direction
sances
"coloniales" ... le sentiment
d'Alain Touraine. Indispensable aussi la thèse de doctorat
d'appartenance nationale joue un rôle
post-mortem du regretté Guy Bourde, La classe ouvrière argent
ine,1929-1969, Paris, L'Harmattan- Université Paris X, 1987.
d'intégration d'une extrême importance,
Voir aussi la rénovation de cette problématique proposée par
Daniel James, Resistance and Integration Peronism and the
Argentine Working Class, 1946-1976, Cambridge University
Press, 1988 (traduction espagnole, Buenos Aires, Sudameric
1. Gino Germani, Sociologie du Travail, 4, Paris, op. cit.,
ana,
1990).
p. 111.
■171-
DIANA QUATTROCCHI-WOISSON
:
3. Torcuato S. Di Telia, Gino Germani, Jorge Graciarena
et al., Argentina sociedad de masas, Buenos Aires, Eudeba,
1965; Torcuato S. Di Telia, Tulio Halperïn Donghi, Los fragmentos del poder. De la oligarquia a la poliarquïa argentina,
Buenos Aires, Editorial Jorge Alvarez, 1969- II s'agit des travaux
de toute une équipe de chercheurs travaillant sous l'impulsion
de l'Institut de sociologie et du Centre d'études d'histoire
sociale de la Faculté de philosophie et de lettres de l'Université
de Buenos Aires.
4. Ces importantes institutions n'ont pas encore fait l'objet
d'une étude historique approfondie. L'essai pionnier de John
Kingr mérite d'être continué voir El Di Telia y el desarrollo
cultural argentino en la década del sesenta, Buenos Aires,
Gaglione, 1985. Le Centre de recherches sociales de l'Institut
Di Telia qui fait paraître la Revista Latinoamericana de Sociologia, fut créé en 1965 avec le concours de Gino Germani.
5. Torcuato Di Telia, El sistema politico argentino y la cluse
obrera, Buenos Aires, Eudeba, 1964.
6. Évidemment, Karl Marx le premier, dans son ouvrage
Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte. En Argentine ce sont
des marxistes influencés par le trotskisme qui vont parler de
bonapartisme Silvio Frondizi, La realidad argentina, Buenos
Aires, Praxis, 2 vol., 1955-1956 Milïades Pena, El peronismo.
Selecciôn de documentos para su historia, Buenos Aires, Fichas,
1972 et Masas, caudillos y élites, Buenos Aires, Fichas, 1973-
■172-
:
1. Gino Germani, Politica y sociedad en una época de transiciôn, op. cit., p. 235.
2. Né à Buenos Aires en 1929, fils aîné de l'industriel d'ori
gine italienne Torcuato Di Telia dont l'industrie d'électr
omécanique SIAM prospère en Argentine dans les années 1920.
Ni lui ni son frère Guido n'ont voulu suivre le chemin du
père après des études orientées par le désir paternel, ils
obtiennent le titre d'ingénieur à l'Université de Buenos Aires,
tous deux vont faire des études en Angleterre et aux ÉtatsUnis, l'aîné Torcuato par goût et vocation personnelle devient
sociologue, le cadet Guido, économiste. Voir Torcuato S. Di
Telia, Torcuato Di Telia. Industria y politica, Buenos Aires,
Tesis, 1993 ; Jorge Schvarzer, La industria que supimos conseguir, Buenos Aires, Planeta, 1996.
l'un des membres les plus intelligents du
nouveau groupe de sciences sociales,
doté d'une plume agile et incisive, coéditeur de plusieurs ouvrages collectifs3
et cofondateur avec son frère Guido Di
Telia (ministre des Affaires étrangères du
gouvernement Menem) de la Fondation
Di Telia en 1958. Tout comme l'Institut
de développement économique et social
(IDES), qui édite la revue Desarrollo Econômico, la Fondation Di Telia (devenue
Institut,
puis aujourd'hui Université)
jouera un rôle très important dans la
recherche en sciences humaines et socia
les
et offrira également un refuge intel
lectuel et professionnel4 pour beaucoup
de chercheurs argentins après leur démis
sionde l'Université en 1966.
Tout comme pour Gino Germani, le
point de départ de Torcuato Di Telia est
le besoin d'expliquer le phénomène
péroniste. En 1964, il a publié son pre
mier ouvrage destiné à élucider les rela
tions entre «classe ouvrière» et «système
politique » 5. Pour mieux saisir la diffé
rence entre fascisme et péronisme, Di
Telia opte d'abord pour le terme mis en
circulation par des auteurs marxistes :
« bonapartisme » 6. Ensuite il trouvera
:
le prétendu totalitarisme des populistes.
Il ne faut pas oublier que, sauf exception,
la nouvelle vague des régimes militaires
entendait extirper à jamais du sol national
1'« aberration populiste», entre autres ra
isons parce que cette curieuse articulation
politique était capable de mobiliser aussi
bien à droite qu'à gauche, en brouillant
ainsi les cartes d'une guerre froide qui
fut particulièrement brûlante en Amérique
latine. En ce sens et vu d'aujourd'hui,
l'avertissement
et
le
pronostic de
Gino Germani en 1956 se sont avérés
prophétiques : «Je crois fermement dans
le futur, mais je crois aussi qu'il serait
suicidaire de fermer les yeux devant la
réalité. Au niveau politique la crise nous
place devant une alternative semblable à
celle qui se présente à d'autres niveaux:
il existe des conditions pour que la démoc
ratie des minorités du passé récent se
transforme en une démocratie dans
laquelle tous participent véritablement ; si
nous ne réussissons pas ce pas en avant
décisif, nous courrons le risque de tomber
dans des tyrannies pires que celles des
oligarchies du passé»1.
La définition de Gino Germani de 1961
concernant les mouvements et les révo
lutions
national-populaires, trouvera une
expression plus synthétique dans le
concept de «populisme». C'est l'un de
ses collaborateurs et disciples qui le met
en circulation: Torcuato S. Di Telia2,
professeur au Département de sociologie
à l'Université de Buenos Aires et cher
cheur à l'Institut de sociologie sous la
direction de Gino Germani. Il s'agit de
L'AMÉRIQUE LATINE
comme dénominateur commun pour
désigner des mouvements semblables au
péronisme en Amérique latine, l'expres
sion
«nationalisme populaire»1. Et enfin,
dans un article de 1965 intitulé «Popu
lisme et réforme en Amérique latine», il
estime que ce mot fédérateur peut, faute
de mieux, rendre compte de «phénomèn
es
politiques latino-américains n'ayant
pas d'équivalent dans les pays dévelop
pés»2 puisque, à la différence de
l'Europe, ce n'est ni le libéralisme ni
l'ouvriérisme - partis ouvriers de type
socialiste ou communiste - qui dirigent
les processus de «réforme» politique,
économique ou sociale en Amérique
latine. Au contraire, dans les pays sousdéveloppés où apparemment se trouvent
mûres les conditions que la théorie
marxiste appellerait «révolution bour
geoise»,
c'est un autre phénomène poli
tique qui fleurit : le populisme. «C'est une
variété de mouvements politiques qui,
faute d'un terme plus adéquat, fut sou
vent désigné par le concept aux sens
multiples de populisme. Terme assez
dédaigneux, par sa connotation de chose
désagréable, désordonnée, brutale. Quel
que chose que l'on ne trouve ni dans
le socialisme ni dans le communisme,
même si ces idéologies peuvent déplaire.
De plus, le populisme a un ton d'impro
visation et d'irresponsabilité et de par sa
nature même, on suppose qu'il n'est pas
:
;
:
1. Torcuato Di Telia, - Ideologïas monolïticas en sistemas
polïticos pluripartidistas el caso latinoamericano -, dans
Argentina, sociedad de masas, op. cit., p. 272-284. Article
publié d'abord en anglais, dans Actes du Xe Congrès interna
tionalde sociologie, Washington, 1962. La typologie proposée
alors pour le ■ nationalisme populaire • était 1) type apriste,
2) type castriste, 3) type populiste, 4) type péroniste.
2. Torucato Di Telia, • Populism and Reform in Latin Amer
ica-, communication présentée dans le colloque Obstacles to
Change in Latin America, Londres, février 1965, organisé par
le Royal Institute of International Affairs, publié en espagnol
au moins quatre fois, Desarrollo Econômico, IV (16), Buenos
Aires, avril-juin 1965 ; dans F. H. Cordoso et F. Weffort (dir),
America Latina. Ensayos de interpretaciôn sociolôgico-politica,
op. cit., p. 290-296 dans l'ouvrage collectif Populismo y
Contradicciones de Clase en Latinoamérica, op. cit., p. 38-82.
Et, enfin, développé dans Torcuato Di Telia, Closes Sociales
y Estructuras politicas, Buenos Aires 1974, chapitre 3 -Les
formes du populisme-, p. 67-111.
destiné à perdurer ... Bien que les diver
ses
réalités politiques que le nom désigne
présentent de nombreuses différences en
Amérique latine, elles ont ceci en
commun : elles ont très rarement un
caractère transitoire ».
Pour expliquer pourquoi le «modèle
européen» n'a pas fonctionné en Amér
ique latine, Torcuato Di Telia considère
que ce n'est pas uniquement le sousdéveloppement qui produit les formes
populistes, mais «l'effet de démonstration
ou d'éblouissement». Les régions pauvres
de la planète sont à la périphérie des
régions riches et centrales. Ces «foyers
d'intensité lumineuse », États-Unis, Anglet
erre, France ou Union soviétique, défor
meraient
le regard des élites intellectuel
les
des
régions
périphériques
et
empêcheraient celles-ci de trouver des
réponses adéquates aux problèmes de
leur pays : « Les intellectuels d'Europe ou
des États-Unis n'avaient pas de nations
plus avancées à imiter au 18 ou 19e siè
cle, [tandis que les intellectuels latinoaméricains] ont tellement l'habitude de
trouver leur aliment spirituel à l'étranger
que la méthode persiste même quand il
y a des réactions anti-impérialistes».
Dans la définition de Torcuato Di Telia,
le populisme est «un mouvement polit
iqueayant un grand appui populaire, une
idéologie anti- statu quo et souvent dirigé
par des secteurs de classe non ouvrière».
Les éléments qui composent ces mouve
ments seraient: a) une élite située dans
les secteurs moyens et hauts de la stra
tification
sociale et dotée de motivations
anû- statu quo-, b) Une masse mobilisée
étant le résultat d'une «révolution des
aspirations » ; c) une idéologie à fort
contenu émotionnel qui favorise la
communication entre masse et leaders.
Et Di Telia conclut que si cette idéologie
est faite d'un tour de passe-passe de
concepts, « ce qui compte c'est sa capacité
de devenir parole sacrée, objet d'un
credo, et non pas sa vulnérabilité aux
■173-
DIANA QUATTROCCHI-WOISSON
:
2. • La sociologia argentina en una perspectiva de veinte
afios -, Desarrollo Econômico, 79 (20), octobre-décembre 1980,
p. 299-327. Après cette "autocritique-, Torcuato S. Di Telia
réoriente ses travaux vers des approches de plus en plus
historiques et publie une excellente synthèse d'histoire argent
ineen deux volumes Historia Argentina, Buenos Aires, Edi
torial Troquel, 1993-1994.
3. Voir Un nationalisme de déracinés. L'Argentine pays
malade de sa mémoire, op. cit., et « Historia y polïtica en la
construcciôn de la memoria colectiva. Un intento de historiografïa comparada franco-argentina », Archivas del Présente,
art. cité.
4. Nous suivons ici le travail de Angela Castro Gomes, • O
populismo a as ciências sociais no Brasil notas sobre a trajetôria de um conceito », colloque Nacionalismo y Populismo
en America Latina, op. cit.
5. Du lieu à mi-chemin entre deux villes rivales, Rio de
Janeiro et Sào Paulo. Ce groupe est à l'origine de la création
de l'Institut brésilien d'économie, sociologie et politique
(IBESP), qui est à son tour le moteur de l'Institut supérieur
d'études brésiliennes (ISEB). Angela Castro, op. cit. et
C. N. Toledo, ISEB, Fabrica de Ideologias, Sào Paulo, Editora
Atica, 1978.
6. Simon Schwartzman (sélection et introduction), O pensamento nacionalista e os » Cuadernos de nosso tempo », Brasilia,
UnB, 1981.
■174-
:
1. Cette obsession de classification dessert une approche
qui gagne en force suggestive quand l'auteur s'éloigne du
formalisme sociologique. Le caractère labile de sa classification
en est une preuve a contrario. Ainsi la distinction en « Partis
intégratifs polyclassistes, partis apristes, partis réformistes-milit
aristes,
partis sociaux-révolutionnaires, partis de type péroniste » des années I960 et 1970 donnera lieu dans les années
1980 à une division des ■ partis du peuple » entre • partis
ouvriers syndicalistes, partis populistes de classe moyenne,
partis sociaux-révolutionnaires, partis populistes ouvriers ».
Enfin, sont exclus de la catégorie • partis du peuple » les ■ partis
d'intégration nationale, partis militaires réformistes, partis réfor
mistes de classes moyenne » voir Torcuato Di Telia, « Partidos
del pueblo en America Latina. Revision teôrica y resefia de
tendencias histôricas -, Desarrollo Econômico, Buenos Aires,
Instituto de Desarrollo Econômico y social, janvier-mars 1983,
p. 451-483.
sur des études historiques précises. Le
sociologue Torcuato Di Telia se livre
alors à un véritable acte de foi sur les
vertus empiriques de la discipline histo
rique 2. Sans vouloir mettre en cause une
autocritique si salutaire, rappelons encore
une fois que cette sorte d'impérialisme
sociologique n'était pas confronté à de
véritables concurrents : la frilosité de
l'historiographie argentine pour les thè
mes « chauds » de l'histoire contemporaine
était et reste proverbiale 3.
Au Brésil, la prise en charge par les
sciences sociales du populisme fut tout
à fait contemporaine du processus que
nous venons de décrire pour l'Argentine.
Les premières formulations du concept4
ont aussi lieu au milieu des années 1950,
plus particulièrement dans les réunions
réalisées par un groupe d'intellectuels
brésiliens, et parrainées par le ministère
de l'Agriculture du dernier gouvernement
de Vargas. Cette constellation intellec
tuelle,liée aussi à la CEPAL, est connue
au Brésil sous le nom de Grupo de Itatiaia5. Depuis 1953, ils publient une
revue considérée comme le foyer de
l'idéologie « nationaliste-développementiste», Cuadernos do nosso tempo^. C'est
dans cette publication que paraît un arti-
:
critiques d'un professeur de philosophie
d'Oxford». En frôlant un argument de
choc de l'anti-intellectualisme populiste,
Di Telia prend au sérieux le populisme
et souhaite le rendre intelligible tant à
Oxford qu'à Buenos Aires.
Toutefois, quand Torcuato Di Telia se
livre à la tentation de classifier les dif
férents
types de populismes, ses propos
se révèlent beaucoup moins intelligibles
et sa plume perd de sa séduction. Si,
malgré cela, nous rappelons sa tentative
- et sa tentation - c'est qu'elle a dessiné
les contours d'une définition du popu
lisme
latino-américain
qui
persiste
jusqu'à nos jours. Ce qui nous intéresse
au-delà des classements et des sousclassements parfois arbitraires l, c'est
l'effort de penser un processus politique
qui touchait à l'ensemble de l'Amérique
latine. Voici le mérite majeur de cette
sociologie parfois schématique et réduct
rice que Torcuato Di Telia a lui-même
jugée lucidement à l'heure du bilan :
«Cette discipline, née dans la culture
occidentale avec un péché d'arrogance,
qui voulait être, depuis Comte, une théo
logie pour laïques, et voulait répondre
socialement à la question: "d'où venonsnous et où allons-nous?"», se serait don
né un programme trop ambitieux en
Argentine. Si cette sociologie présente à
son actif le défi majeur d'avoir tenté une
explication du péronisme, elle n'a pas
su - ou n'a pas pu - appuyer ses théories
L'AMÉRIQUE LATINE
Au risque de trop singulariser une
réflexion qui est née d'une entreprise col
lective,
nous avons choisi de mieux expli
citer les développements de
Fran
cisco Weffort, professeur de sciences
politiques à l'Université de Säo Paulo,
parce qu'il est considéré par ses propres
collègues comme le plus important et le
plus brillant théoricien du populisme bré
silien3.
Son analyse de «deux temps» du
processus populiste est aujourd'hui un
classique : le « temps des origines », où il
décortique la nature de la révolution de
1930 et les conflits politiques qui la tirai
llaient ainsi que le «deuxième temps»,
celui de la « République populiste » (19451964), où le Brésil expérimente la démoc
ratie libérale. Dans une approche théo
rique de type gramscien, Weffort élabore
l'idée d'«État de compromis» pour se réfé
rer à un État en équilibre instable, voul
ant arbitrer entre les groupes dominants
et les secteurs populaires. «Style de gou
vernement
et politique de masses» sont
décrits comme le noyau central de ce
populisme brésilien. Quant à la «mani
pulation
des masses par un leader cha
rismatique»,
elle renfermerait une ambig
uïté, car elle ne serait pas univoque.
Ce contrôle de l'État sur les masses serait
aussi une forme de prise en compte de
ses demandes réelles. Weffort refuse
d'utiliser le paradigme de la classe
ouvrière européenne pour mesurer les
choix politiques des masses brésiliennes.
Comme dans le cas de Germani, l'accent
est mis sur le «vécu» de ces secteurs
populaires, leur sentiment de participa-
1. > Que e o Ademarismo ? -, (Qu'est-ce que l'Adémarisme?),
du nom d'un politicien pauliste, Ademar de Barros, candidat
à la succession présidentielle de 1955.
2. Dont quelques autres jalons repérables furent le / Congresso Brasileiro de Sociologia, réuni à Sào Paulo, en 1955 et
le numéro spécial de la Revista Brasileira de Estudos Politicos
d'avril I960 consacré à étudier les différences entre les partis
traditionnels et les partis populistes.
3. Les Temps modernes, 257, octobre 1967. Avec la colla
boration
des plus éminents sociologues, économistes et poli
tologues
ayant travaillé depuis déjà plus de dix ans sur cette
problématique Celso Furtado, Helio Jaguaribe Francisco
fort, Fernando Henrique Cardoso, Florestan Fernandes, José
Leite Lopes et Antonio Callado. Recueil d'articles publié ensuite
en portugais sous le titre Brasil: tempos modemos, Rio de
Janeiro, Editora Paz e Terra, 1968 (2e édition, 1977).
3. Avec une production ininterrompue et cohérente sur cette
problématique, depuis ses deux articles pionniers, ■ Estado y
masas en el Brasil -, Revista Latinoamericana de Sociologia,
1, 1965 et - Raizes sociais do populismo em Sao Paulo -, Revista
Civilizaçao Brasileira, 1965. Son ouvrage majeur reste O popul
ismo na politica brasileira, Rio de Janeiro, Paz et Terra, 1978.
Il s'agit de sa thèse de doctorat, soutenue à l'Université de
Sào Paulo en 1968, remaniée et publiée dix ans plus tard,
accompagnée d'articles déjà parus en 1968, 1972 et 1973
:
cle fondateur de l'interrogation brési
lienne
sur le populisme1, au premier
semestre de 1954, et avant même le sui
cide du président Vargas. L'article polé
mique
avec la pensée marxiste en indi
quant que le populisme brésilien n'a pas
nécessairement le caractère réactionnaire
que ce courant lui attribue. Les ingré
dients historiques et sociologiques de
l'émergence du populisme seraient un
prolétariat sans conscience de classe, une
classe dirigeante en crise d'hégémonie,
l'apparition d'un dirigeant charismatique,
ayant un discours et un projet au-dessus
des institutions et des partis et capable
de dépasser les frontières sociales et géo
graphiques.
Cette réflexion sur le popul
isme et sur le «cycle populiste» de la
vie brésilienne2 deviendra essentielle
dans les recherches en sciences sociales,
en s 'alimentant des éléments fournis par
le devenir politique du phénomène étu
dié : la crise politique qui amena à l'inte
rvention des forces armées, dans une ten
tative
de putsch, dramatiquement avortée
par le suicide de Vargas, et les difficultés
qui s'ensuivent pendant les présidences
de Juscelino Kubitscheck et de Jaô Goulart - ce dernier se présentant plus rad
icalement
comme l'héritier de Vargas ;
puis le coup d'État de 1964 qui met fin
à ce «cycle populiste» inauguré par la
révolution de 1930. Ces intellectuels bré
siliens
trouveront une tribune internatio
nale
à leur mesure quand Jean-Paul Sar
tre demandera à Celso Furtado de
préparer un numéro spécial des Temps
Modernes consacré au Brésil 3.
■175-
DIANA QUATTROCCHI-WOISSON
tion politique et sociale et leur incorpo
rationà la citoyenneté.
Soulignant les aspects contradictoires
du populisme, Weffort s'efforce d'en
dégager une logique1. C'est dans le pro
cessus
de crise politique et de dévelop
pement économique qu'inaugure la révo
lution de 1930 que le populisme brésilien
se comprend. Il exprime une double
crise : celle de 1'« oligarchie libérale » et
celle de la démocratisation de l'État. Si
l'autoritarisme est un trait constant du
populisme brésilien au-delà des régimes
et des hommes censés l'incarner2, ce qui
distingue véritablement ce populisme et
lui donne sa complexe singularité, réside
dans d'autres lieux.
Si «les brusques changements d'orien
tationpolitique de leaders tels que Var
gas ou Janio Quadros pourraient donner
l'impression que le populisme n'est rien
d'autre qu'une sorte d'opportunisme
essentiel de quelques leaders, une ambi
tion démesurée de pouvoir, associée à
une capacité quasi illimitée de manipul
ation
de masses », Francisco Weffort sou
haite s'éloigner de cette interprétation qui
ne serait que «l'expression de la per
plexité
des libéraux et des hommes de
gauche de la classe moyenne». À la di
fférence
de cette petite bourgeoisie à œil
lères,
décriée par notre auteur, le spé
cialiste
des sciences sociales se doit de
comprendre,
de
rendre
intelligible,
d'expliquer à sa propre société et à la
communauté internationale que le popu
lisme brésilien «n'est pas une aberration
de l'histoire, alimentée par l'émotivité des
:
:
1. Nous suivons ici l'article de 1967 dont le titre fut choisi
pour intituler son ouvrage de 1978 Francisco Weffort, « Le
populisme dans la politique brésilienne », Les Temps Modernes,
art. cité, p. 623-649.
2. ■ L'autoritarisme institutionnel • de la dictature de Vargas
(1937-1945) est suivi par un «autoritarisme paternaliste ou
charismatique » de la démocratie d'après guerre (1945-1964).
Mais le phénomène dépasse largement la figure de Vargas.
Weffort s'en explique ■ De 1945 à 1964 plusieurs leaders de
renommée nationale (trois présidents et quelques gouverneurs
d'État) cherchent à s'assurer l'adhésion populaire dans les
centres les plus urbanisés du pays. Chacun d'entre eux a son
" style ", sa politique propre, presque toujours peu explicite
et son idéologie, encore moins explicite et souvent confuse».
masses et l'absence de principes polit
iques de leurs leaders».
Où résiderait l'originalité de ce popul
isme?
Dans l'articulation concrète et
déterminée de la manipulation des clas
sespopulaires et les moyens d'expression
de leurs inquiétudes. Forme d'organisat
ion
du pouvoir pour les groupes domin
ants, le populisme serait également la
principale forme d'expression politique
de la montée populaire dans le processus
de développement industriel et urbain :
«À la fois mécanisme par lequel les grou
pes dominants exerçaient leur dominat
ion,
et moyen de menacer potentiell
ement
cette domination». Si ce style de
gouvernement et de comportement poli
tique est essentiellement ambigu, il le
doit certainement pour une part à
«l'ambiguïté personnelle de politiciens
divisés entre l'amour du peuple et
l'amour des fonctions gouvernementale
s».
Mais le populisme a des racines
sociales plus profondes et « retrouver son
unité en tant que phénomène social et
politique posé un problème à celui qui
étudie la formation historique du Brésil
au cours des trente dernières années».
Weffort renvoie aux déclarations de
Vargas de 1930 - devenues ensuite un
leitmotiv d'autres gouvernements popul
istes en Amérique latine - pour illustrer
cette politique visant à l'incorporation
des
masses
populaires :
le
devoir
d'accompagner les mesures de protec
tionnisme
industriel par un protection
nisme
social 3. H en conclut que pour
les masses populaires brésiliennes, la
législation du travail du gétulisme,
«représentera la première forme par
laquelle elles verront leur citoyenneté
définie ainsi que leurs droits de partici3. ■ Si notre protectionnisme favorise les industriels, le
devoir s'impose également d'aider le prolétariat par des mesur
esqui lui assurent un confort relatif, la stabilité, et l'aident
quand il est malade ou âgé ... le peu que nous ayons en
matière de législation sociale n'est pas appliqué ou n'est appli
quéque très peu et sporadiquement ■ d'après Getûlio Vargas,
A Nova Politica do Brasil, José Olympio editoria, Rio, 1938,
p. 27. Cité par Weffort, op. cit.
-176-
L'AMÉRIQUE LATINE
1. Voir A Quijano, F. Weffort, Populismo, Marginalidad y
Dependencia, Universidad Centroamericana, Costa Rica, 1973-
rique Cardoso, semble obtenir le plus
grand succès dans ce genre d'entreprise,
n'oublions pas que tous deux sont issus
de la même matrice intellectuelle. Et que
celle-ci doit beaucoup au «cycle popul
iste» de la vie brésilienne 2. Ce n'est sans
doute pas un hasard si, après avoir été
l'un des fondateurs du Parti des Travail
leursdirigé par Lula, Francisco Weffort
est aujourd'hui le ministre de la Culture
du président Cardoso.
O LES PARADOXES DU NATIONALISME
ET DU POPULISME
Une fois établies la paternité du
concept et la problématique qu'il recou
vre
en Amérique latine, une fois reconst
ituésles avatars sémantiques et les usa
ges qui lui sont propres, il faut
s'interroger sur sa pertinence. Pour les
historiens, le concept de «populisme»
peut poser des problèmes semblables à
ceux que soulève celui de «totalitarisme».
Il faut pourtant pouvoir nommer des phé
nomènes
nouveaux: «L'apparition d'un
nouveau terme du lexique politique, sa
propagation et son installation dans dif
férentes
langues ne sont pas des phéno
mènes fréquents. Or nous savons ... qu'ils
signalent en général des changements qui
se sont produits dans l'ordre des faits
eux-mêmes et dont la prise de cons
cience
aboutit à la création des néologismes » 3.
2. Pour un développement de cette idée voir Sergio Miceli,
Intelectuais e classe dirigente no Brasil, 1920-1945, Säo Paulo,
Difel, 1979 (traduction française, Les intellectuels et le pouvoir
au Brésil, Paris, Éditions de la Maison des sciences de
l'Homme, 1981) et du même auteur Histöria das Ciências
Sociais no Brasil, Vértice, Sào Paulo, 1989 Afranio Garcia,
- Les intellectuels et la conscience nationale au Brésil », Actes
de la Recherche en Sciences sociales, 98, juin 1993, p. 20-33;
Daniel Pecaut, Entre le Peuple et la Nation. Les intellectuels
et la politique au Brésil, Paris, Éditions de la Maison des sciences
de l'Homme, 1989 et, du même auteur, ■ Réflexions sur les
relations entre les intellectuels et la politique au Brésil », Histoire
comparée des intellectuels, CNRS-IHTP, op. cit. p. 209-223.
3. Krzysztof Pomian, « Totalitarisme -, Vingtième siècle Revue
d'histoire, 47, juillet-septembre 1995, p. 5-6. Voir aussi le
complément de cet article dans J.-P. Azéma, F. Bédarida (dir),
Dictionnaire critique des années de violence 1938-1948, Paris,
Flammarion, 1995.
■177-
.
;
pation aux affaires de l'État». Dans l'ana
lyse de Weffort c'est un élément essentiel
pour «comprendre le genre d'alliance
qu'elles établiront avec les groupes domi
nants par l'intermédiaire des leaders
populistes ».
Les ingrédients de «compromis» et
d'« instabilité » qui donnent forme à cette
caractéristique principale de la vie poli
tique brésilienne, sont donc facilement
repérables : équilibre instable entre les
groupes dominants et incapacité de cha
cun d'entre eux à assumer le contrôle
des fonctions politiques. Entre la personn
alisation
du pouvoir, l'image - à moitié
réelle et à moitié mythique - de la sou
veraineté
de l'État sur l'ensemble de la
société et la nécessaire participation des
masses populaires urbaines, se dessine
un nouveau visage de l'État et une nouv
elle culture dans la vie politique : « La
nouvelle structure politique est de la
sorte, profondément différente de la pré
cédente
au moins sous un aspect: elle
ne constitue plus l'expression immédiate
de la hiérarchie sociale et économique,
elle n'est plus l'expression immédiate des
intérêts d'une seule classe sociale comme
l'avait été le régime oligarchique. Dans
cette nouvelle structure, le chef de l'État
assume la position d'arbitre et là se
trouve l'une des sources de sa force per
sonnelle.
D'un autre côté, sa personne
tend à se confondre avec l'État lui-même
en tant qu'institution».
Dans sa tentative de rendre intelligible
le populisme brésilien, Francisco Weffort
ne réalise pas uniquement une opération
intellectuellement rentable. Il postule
aussi un modèle à suivre pour les intel
lectuels
de son pays : celui de travailler
politiquement - avec plus au moins de
bonheur - à prendre en charge l'héritage
populiste pour mieux le dépasser1. Si
son collègue de la galaxie cépaline et
actuel président du Brésil, Fernando Hen-
DIANA QUATTROCCHI-WOISSON
Nous n'essayerons pas de nous démar
querd'une tradition académique qui s'est
déjà largement imposée en Amérique
latine et ailleurs. Nous ne souhaitons pas
davantage renier les efforts des sociolo
gues
et politologues dans ce qui fut un
temps
fort
d'introspection
latinoaméricaine et latino- américaniste : même
si les expériences populistes présentent
de nombreuses particularités dans cha
cun des pays concernés, le terme «popul
isme» nous semble utile et opératoire
pour parler de l'histoire latino-américaine
du 20e siècle.
Le cadre chronologique des phénomèn
es
populistes latino-américains est fac
ilement
repérable. La toile de fond est
bien évidemment la crise du modèle libé
ralqui avait réussi à s'imposer dans pres
que tous les pays du continent à la fin
du 19e siècle. À partir de la première
guerre mondiale, dans un contexte inter
national
de crise et d'affrontements, la
situation périphérique et subordonnée
des pays latino-américains commence à
apparaître avec évidence. C'est à ce
moment-là que différents courants d'opi
nion vont élaborer un système de pensée
défensif, caractérisé par un nationalisme
exacerbé et souvent archaïque, dont le
résultat paradoxal sera un profond renou
vellement
de la culture politique dans
chaque pays et dont l'influence restera
sensible jusqu'à nos jours.
La question nationaliste ouverte au
début du siècle va s'intensifier au fur et
à mesure des grandes crises internatio
nales
de l'entre-deux-guerres. La pre
mière
guerre
mondiale
détruit
la
croyance dans le progrès indéfini. Les
yeux se détournent du phare de la civi
lisation
européenne pour commencer à
regarder en face une réalité latinoaméricaine plus proche et plus affl
igeante.
Cette prise de conscience tou
rmentée
ne fera que grandir avec la crise
économique de 1929 - qui révèle la fra
gilité
des économies latino-américaines,
liées au marché mondial par leur rôle
unique de fournisseur de matières pre
mières
— puis, avec la deuxième guerre
mondiale. Après 1930, ce nationalisme
deviendra de plus en plus agressif et il
sera accusé d'imiter les mouvements fas
cistes
européens. Sur ce continent «extrav
erti», la prise en compte des facteurs
politiques externes - la Révolution bol
chevique,
le fascisme et le nazisme - est
donc indispensable à toute étude sur le
nationalisme et le populisme latinoaméricains. À la condition d'ajouter que
l'influence externe ne s'exerce pas dans
le sens d'une copie conforme de l'origi
nal.
C'est presque une banalité que de dire
que l'Amérique latine apparaît comme un
territoire privilégié d'observation pour ce
qui est de l'application des modèles poli
tiques
et culturels européens. Les élites
latino-américaines ont toujours trouvé en
Europe — et parfois aux États-Unis — des
exemples et des antécédents ; elles ont
toujours eu comme référence cet «Occi
dent» si idéalisé et si désiré. À tel point
que toutes les formes d'organisation poli
tique, économique, éducative, sociale et
syndicale latino-américaines ont trouvé
un modèle ou une source d'inspiration
dans ces équivalents européens ou nordaméricains. Ce fut généralement dans le
répertoire des discours et des pratiques
élaborés ailleurs que l'on est allé cher
cher les solutions censées répondre au
problème de la construction nationale en
Amérique latine. Les avatars du positi
visme, du libéralisme ou du marxisme
ne sont que les exemples les plus connus
de ces emprunts. Chaque transformation
d'importance dans les pays centraux se
répercute dans les
réalités
latinoaméricaines, réalités extraverties et vul
nérables
où l'identité nationale reste pro
blématique.
Or, l'application sur place de ces fo
rmules
ou recettes provoqua presque tou
jours
un résultat différent, engendra de
■178-
L'AMÉRIQUE LATINE
:
véritables phénomènes de réfraction poli cle, et qui modela d'un extrême à l'autre
tique,
économique, sociale et culturelle.
du sous-continent une nouvelle culture
Cette commune différence, ce décalage
politique dont le trait le plus visible est
entre le désir énoncé et le résultat
l'émergence d'un discours radical inter
obtenu, donne forme et unité à cet agglo pellant
le «peuple»3, force est de const
mérat historique nommé Amérique latine.
ater la variété de ces processus. Il serait
Pour le formuler autrement, dans la réal
aussi insensé de vouloir faire l'économie
ité latino-américaine si obstinée et si ina des leaders qui ont laissé le sceau de
chevée,
les idées changent souvent de
leur nom à des périodes fondamentales
signe quand elles traversent l'Atlantique. de chaque histoire nationale. Des leaders
C'est à cause de ce changement de signe
ovationnés,
aimés,
loués
jusqu'au
et de direction que nous parlons des
paroxysme par des milliers, voire des mil
modèles mis à l'épreuve en Amérique
lions
de leurs compatriotes. La plupart
latine. Le populisme en est un cas exemp d'entre eux ont été les constructeurs de
laire parce qu'il est une récusation radi
nouvelles forces politiques, ils ont, au
cale du modèle libéral, qui n'arrive pour
gré des conjonctures, bénéficié tantôt de
autant ni à s'identifier ni à se réduire
l'appui, tantôt de
l'opposition des
aux modèles fascistes ou communistes.
communistes ou des fascistes locaux.
Certains - la plupart - ont réussi à
En Amérique latine il y eut aussi un
«esprit des années 1930 »1, produit d'une
s'emparer du pouvoir par la voie élec
période d'internationalisation aiguë des
torale
ou par la force, ils ont été pro
phénomènes économiques et politiques:
clamés
présidents constitutionnels plu
plus l'internationalisation des conflits sera
sieurs
fois de suite, ont réformé les
forte, plus l'entêtement dans les réponses
constitutions et entrepris des nationalisa
nationales sera marqué. Si les anticon tions
bruyantes de biens et de services
formistes latino-américains, comme leurs
(pétrole, chemins de fer, gaz, électricité)
homologues européens,
combinaient
et, même généraux ou colonels, ils se
l'esprit antimoderne et la critique furieuse
sont presque toujours fait évincer par des
de l'ordre établi et se plaçaient eux aussi
coups
d'État
militaires :
l'Argentin
dans la situation paradoxale des «moder- Juan Domingo Peron (1895-1974), le
nisateurs d'esprit antimoderne»2, les
Brésilien Getûlio Vargas (18S3-1954), le
résultats de leurs actions ne seraient pas
Bolivien Victor Paz Estenssoro (1907),
les mêmes qu'en Europe.
l'Équatorien José Maria Velasco Ibarra
La crise du modèle libéral et les essais
(1893-1979), le Guatémaltèque Jacobo
Arbenz (1913-1971), le Chilien Carlos Ibâfrustrés d'intégration des couches popul
aires à travers le suffrage universel sus nez del Campo (1877-1960), le Vénézuél
citeront
dans la quasi-totalité des pays
ien
Rômulo Betancourt (1908-1981).
du sous-continent des expériences poli Quant au Mexicain Lâzaro Cârdenas
tiques
originales fortement marquées du
(1895-1970), président durant une seule
nom de leurs principaux dirigeants. Si
période (d'après une inamovible loi
nous acceptons de désigner par le terme
mexicaine issue d'une Révolution qui
avait commencé par exiger la non-réé*populisme un phénomène d'ensemble
que connut l'Amérique latine du 20e
3. Le premier auteur à attirer l'attention sur les nouveautés
1. Voir J.-L. Loubet del Bayle, Les non-conformistes des
discursives du péronisme fut l'Argentin Ernesto Laclau, dans
années 30. Une tentative de renouvellement de la pensée poli un ouvrage très important mais dont les prétentions théoriques
généralisantes obscurcissent l'originalité et l'apport voir Politique française, Paris, Le Seuil, 19692. D'après la belle formule de M. Simard dans «Intellectuels,
tics and Ideology in Marxist Theory. Capitalism. Fascism. Popul
fascisme et antimodernité dans la France des années 1930-,
ism. Londres, Verso édition 1977 (traduction espagnole,
Vingtième siècle. Revue d'histoire, 18, avril-juin 1988, p. 55-75.
Madrid, Siglo XXI, 1978, 2e édition anglaise 1979).
■179-
DIANA QUATTROCCHI-WOISSON
lection de Porfirio Dïaz), il est souvent
présenté comme le modèle le plus démoc
ratique
et le plus radicalise du popu
lisme latino-américain. D'autres dir
igeants
populistes n'ont jamais accédé à
la présidence, soit parce qu'ils ont été
privés plusieurs fois de leurs victoires
électorales par des méthodes pour le
moins douteuses, comme le Péruvien Vic
tor Raûl Haya de la Torre (1895-1979),
soit parce que leur assassinat est venu
tronquer un parcours politique plein de
promesses,
comme
le
Colombien
Jorge Eliécer Gaitân (1898-1948) ou le
Nicaraguayen Augusto César Sandino
(1895-1934). Hormis de spectaculaires
mais peu nombreuses tragédies l, tous
ces dirigeants ont vécu longtemps, quoi
que leur mort survienne sans qu'ils aient
désigné d'héritier politique2. Enfin, dans
tous les pays de l'Amérique latine, le
populisme ne se décline qu'au masculin,
avec une exception de taille, celle
d'Eva Duarte de Perön (1919-1952), dont
la réputation nationale et internationale
fut à la hauteur de son rôle politique,
de sa personnalité, de son ambition3.
.
:
:
1. Celle de Getûlio Vargas qui, face à une tentative de
putsch militaire, refuse d'abandonner le pouvoir et se suicide
- «Je meurs pour entrer dans l'histoire- -; celle de Gaitân
qui meurt assassiné dans les rues de Bogota et celle de
Sandino, mort également assassiné lors d'une résistance achar
néecontre l'occupation nord-américaine. Certains auteurs
ajoutent au « panthéon populiste » une autre figure politique
le militaire péruvien Luis Miguel Sanchez Cerro (1894-1933),
président de la République de 1930 à 1933, mort assassiné,
voir Steve Stein, Populism in Peru, University of Wisconsin
Press, 1980.
2. Quant au Cubain Fidel Castro (1927), certaines interpré
tations parlent d'une première phase populiste de la Révol
ution cubaine avant que, «par l'aveuglement des États-Unis»,
ses dirigeants ne furent ■ obligés de se jeter dans les bras de
l'URSS et d'adopter l'idéologie marxiste ». Nous avons vu
qu'aujourd'hui Fidel Castro est perçu comme le dernier des
populistes par ses confrères du Chili et de l'Argentine.
3. La célébrité d'Evita est aujourd'hui de retour, la littérature
et le cinéma se sont emparés d'elle. En 1995, deux romans
(Tomâs Eloy Martinez et Abel Posse) et une biographie (Alicia
Dujovne Ortiz). En 1996, deux films Evita d'Alan Parker
avec l'ineffable Madonna et la contre-version argentine Eva
Perön du réalisateur Carlos Desanzo, avec l'excellente actrice
Esther Goris. Pour les férus d'histoire, et de la bonne histoire,
nous renvoyons à Marysa Navarro, Evita, Buenos Aires, Corregidor, 1981 (2e édition, Buenos Aires, Planeta, 1994) et à
Julie M. Taylor, Evita Perôn The Myths of a Woman, Basil
Blackwell-Oxford, Pavillon Series of Social Antrhopology, 1980.
Tous ces leaders charismatiques ont été
les artisans d'un style de domination et
d'action politique sui generis dont l'Amé
rique latine fut le berceau. Ils ont été
des créateurs d'idéologie, même si celleci fut un «bric-à-brac» de toutes les idéo
logies
disponibles. Ils sont devenus le
fer de lance d'une culture politique qui
cherchait à intégrer les secteurs populair
es
et leurs syndicats dans un nouvel
ordre politique et social, par le biais
d'une action volontariste de l'État. Les
affirmations populistes se déclarant en
rupture totale avec l'oligarchie du passé
et avec l'impérialisme ont été prises très
au sérieux par leurs partisans. Quant aux
opposants, issus du socialisme ou du
communisme, ils ont insisté sur la col
laboration
de classe proposée par les for
mules
politiques populistes, sur la subor
dination
ou l'absence d'autonomie des
organisations ouvrières. Ils ont dénoncé
le rôle de «vaccin contre la révolution»
que joueraient dans de tels régimes les
politiques de protection sociale et la rhé
torique
populaire. Des courants marxistes
ont condamné ces mouvements en n'y
voyant que l'expression du retard idéo
logique
et politique des masses latinoaméricaines. Des opposants issus de cou
rants libéraux ont mis l'accent sur la
manipulation des masses, ils ont dénoncé
la démagogie, la répression des advers
aires et les restrictions de la liberté de
presse. Les défenseurs du statu quo anté
rieur ont accusé les dirigeants populistes
de mettre le feu aux poudres, en mobil
isant des couches défavorisées qu'ils
finissaient par ne plus pouvoir contrôler.
Nous avons préféré mettre l'accent sur
les rôles contradictoires que ces régimes
et ces mouvements ont joué. Ils font appel
à la mobilisation des «classes dangereus
es»
et tentent de garantir par ce moyen
même le maintien d'un modèle de domin
ation. Se substituant à des modalités pas
sives
et traditionnelles d'obtention du
consentement des subordonnés, ils ne
■180-
L'AMÉRIQUE LATINE
:
:
;
2. Dans la production française il serait injuste d'oublier
sous prétexte de nouveauté quelques grands classiques d'his
toriens et de sociologues François Bourricaud, Pouvoir et
société dans le Pérou contemporain, Paris, Armand Colin, 1967;
Jean Meyer, La Révolution mexicaine, 1910-1940, Paris, Calmann-Lévy, 1972 Georges Béarn (pseudonyme du regretté
Guy Bourde), La décade péroniste, Paris, Gallimard-Julliard,
coll. -Archives», 1976 ; Daniel Pécaut, L'ordre et la violence.
Évolution socio-politique de la Colombie entre 1930 et 1953,
Paris, EHESS, 1987.
-181-
:
1. C'est dans cette perspective que nous avons travaillé
lors du colloque Nacionalismo y Populisme/ en America Latina.
Nous renvoyons tout particulièrement aux communications
de Noemï Girbal de Blacha, • Mitos y realidades del nacionalismo econômico peronista » ; Donnna J. Guy, « Rupturas y
continu idades en el papel de la mujer, la infancia y la familia
durante la década peronista » ; Ferran Gallego, > La invenciôn
de una tradiciôn revolucionaria. Memoria y realidad en la
formaciôn del movimiento nacionalista revolucionario de Boli
via, 1935-1952 • Karen Sanders, -El Apra un simulacro de
la naciôn peruana •> ; Paulo Vizentini, • Nacionalismo nas relaçoes internacionais A politica externa de Vargas para America
Latina et a Argentina de Perôn -, dans Xf Congrès interna
tionald'AHILA, op. cit.
l'avant qu'en prenant en charge les pro
blèmes
des couches sociales les plus
défavorisées. Le résultat fut une très
grande politisation et une très grande
mobilisation de « ceux d'en bas » : princ
ipalement
les ouvriers, les paysans et leurs
organisations respectives. L'intégration à
l'État, par des mécanismes qui limitaient
l'autonomie syndicale, se payait d'une
présence plus forte et plus tangible sur
la scène nationale. Peu soucieux et peu
respectueux des libertés individuelles, les
populistes ont postulé une «vraie démoc
ratie », celle du suffrage non truqué, celle
de la «justice sociale». Enfin, ils se sont
considérés comme les véritables créateurs
d'une liberté politique et sociale que le
libéralisme latino-américain aurait été
incapable de mettre en œuvre.
Le
nationalisme
populiste
latinoaméricain, on le voit bien, a un double
visage et une double source d'inspira
tion
; il est traversé autant par la « gauche »
que par la «droite». Tel fut, dans notre
interprétation, le rôle ambigu du natio
nalisme
et du populisme en Amérique
latine : celui d'être tout à la fois mobili
sateur, étatisant, intégrateur, politisant,
archaïque et moderne, autoritaire et
démocratisant.
Du point de vue historiographique, ce
n'est qu'après la vague de démocratisat
ion
des années 1980 qu'une nouvelle
production voit le jour, marquée par les
dernières expériences autoritaires que
l'Amérique latine a connues, et élaborée
parfois au gré des exils en Europe et
aux États-Unis2. Après tant de théorisations sociologiques et politologiques,
l'étude du populisme se voit revivifiée
;
pratiquent pas l'exclusion brutale mais ne
reposent pas pour autant sur les méca
nismes
intériorisés et volontaires des
démocraties libérales. En appelant à
l'unité nationale, ils déclarent la guerre
civile à leurs ennemis politiques. Face à
la liberté de presse et aux garanties indi
viduelles
réclamées par l'opposition, ils
allèguent la justice sociale : le droit au
travail, à la santé, au logement et à la
parole pour les plus démunis. Les expé
riences
gouvernementales populistes ont
utilisé l'arsenal nationaliste et leurs dir
igeants
se sont proclamés les champions
de l'anti- impérialisme. Ces expériences
historiques ont produit des changements
considérables dans la vie de tous les jours
et, puisqu'elles ont été étroitement liées
au seul Welfare State que l'Amérique
latine ait connu, elles ont laissé des traces
durables dans la mémoire collective, des
traces si mythiques et chargées de sou
venirs
émotionnels, que toute étude de
cas se doit de les intégrer1.
Plus important encore, le nationalisme
populiste apparaît étroitement lié au
thème de l'intégration des masses dans
l'espace national et donc à ce que nous
pourrions appeler la «question démocrat
ique».Même l'expérience la plus radi
cale au niveau continental comme la
«Révolution mexicaine» trouve ses origi
nesdans un thème démocratique. L'exacerbation nationaliste dans certains sec
teurs
de l'élite latino-américaine sera
soumise à une alternative paradoxale :
leur programme ne pouvait aller de
DIANA QUATTROCCHI-WOISSON
par le climat qu'apporte la fin de la
guerre froide. Ce retour à l'histoire est
bénéfique 1, même si les historiens éprou
ventplus de difficultés que d'autres col
lègues
des sciences sociales à extraire
les caractéristiques communes des diffé
rents populismes, évoqués tour à tour,
parfois plus juxtaposés que comparés 2.
Il reste symptomatique qu'à l'heure
actuelle, la récusation des programmes
économiques d'ajustement dits «néo
libéraux»,
se fasse au nom de la défense
des acquis de la période dorée des rég
imes populistes. Comme si la recherche
de nouvelles alternatives politiques en
Amérique latine se voyait dans l'obliga-
:
;
;
;
:
tion de prendre en compte le meilleur
de chaque tradition politique qu'elle ait
connue. Et dans cette mise en perspect
ive
historique le populisme apparaît
comme ayant des traits positifs d'inté
gration
sociale et nationale. Avec ce
pragmatisme ironique qui le caractérisait,
Perôn l'avait déjà entrevu, quand il
disait, évoquant l'acceptation majoritaire
de son retour au pouvoir en 1973, après
dix-huit ans de proscription et d'exil :
«Ce n'est pas que nous n'ayons pas été
mauvais, mais ceux qui nous ont succédé
ont été pires»3.
Le style politique populiste fut si mar
quant dans l'Amérique latine du 20e siè
cle que, après la fin des dictatures mili
taires
et la vague tumultueuse de
1. Lila Caimari, « Eglise et pouvoir politique dans une démoc démocratisation, certains des program
ratie de masse la place du catholicisme dans l'expérience
mes
de réajustement économique n'ont
péroniste », thèse de Doctorat, Institut d'études politiques,
Paris, 1992 (publiée en espagnol, Buenos Aires, Ariel, 1995) ;
pu
être
menés à bon terme que par des
Ferran Gallego Bolivia, genesis de una revoluciôn, thèse de
figures se présentant comme les héritiers
Doctorat, Universidad Autônoma de Barcelona, 1990, publiée
en deux volumes, PPU, Barcelona, 1991-1992 et plus récem des «pères fondateurs». Dans cette fin
ment, Jean-Pierre Lavaud, L'instabilité politique de l'Amérique
de siècle, la grande pauvreté linguistique
latine: Le cas de la Bolivie, Paris, L'Harmattan/IHEAL, 1991,
plus particulièrement le chapitre 1, >E1 movimiento », p. 29conduit à faire appel au déjà vu pour
72 ; Jean Grugel, ■ Populism and the Political Sistem in Chile,
désigner les phénomènes nouveaux :
Ibanismo, (1952-1958)», Bulletin of Latin American Research,
1 1 (2), 1992 Carlos Floria, » El nacionalismo como cuestiôn
post-communiste,
néo- libéral,
post
transnacional. Anâlisis politico del nacionalismo en la Argent moderne,
néo-populiste.
Les
préfixes
inacontemporânea », Latin American Program Working Paper
Series, 20, The Woodrow Wilson Center, Washington, 1994;
sont à la mode parce que nous ne savons
Luis Ricardo Dâvila, L'imaginaire politique vénézuélien, Paris,
pas encore identifier ce que cet avantL'Harmattan, 1994, (Ie édition en espagnol, 1992, Caracas,
goût de 21e siècle a d'ores et déjà de
avec une préface d'Ernesto Laclau) ; Angela de Castro Gomes,
A invençao do trabalhismo, 2e édition, Rio de Janeiro, Relumedistinct. Tout en insistant sur la spécificité
Dumarâ, 1994 Historia e historiadores, Rio de Janeiro, Editora
historique du populisme en Amérique
Fundaçao Getulio Vargas, 1996 ; Mariano Plotkin, > Politics of
Consensus in Perônist Argentina (1943-1955)«, thèse de Doct latine et en soulignant que son âge d'or
orat, University of California, Berkeley, 1992 (publiée en espa a des limites chronologiques repérables,
gnol, Argentine, 1995) Carlos de la Torre, La Seducciôn
Velasquista, Quito, Flacso-Libri Mundi, 1993 ; Isidoro J. Ruiz
nous nous garderons bien d'affirmer qu'il
Moreno, Como cayô Perôn, Buenos Aires, Emecé, 2 vol. 1994;
s'agit d'un phénomène mort et enterré.
Adolfo Gilly, El cardenismo, una Utopia mexicana, Cal y Arena,
1994; Christian Delfour, «L'invention nationaliste en Bolivie",
Dans la mesure où le populisme a laissé
thèse de Doctorat, Université Paris III-IHEAL, 1995. Au niveau
des traces durables dans la mémoire col
des sources, le grand événement fut la publication du journal
lective
et dans la culture politique de la
que Getûlio Vargas tint jour après jour de 1930 à 1942, Getulio
Vargas. Diario, Rio de Janeiro, Siciliano/FGV, 1995, 2 vol.
région, il peut refaire surface, à tout
2. L'effort de comparaison le plus heureux jusqu'à présent
revient à l'historien espagnol José Alvarez Junco de l'Univermoment. Mais plus probablement, ces
sidad Complutense, voir Populismo, caudillaje y discurso demaapparents retours en arrière, dont l'hisgôgico, Centro de Investigaciones Sociolôgicas, Madrid, 1987,
et « El populismo como problema » dans José Alvavez Junco,
Ricardo Gonzalez Leandri, El populismo en Espana y America,
3. - No es que nosotros no hayamos sido malos, es que los
Madrid, Editorial Catriel, 1994. Ouvrage par ailleurs fort utile
que nos sucedieron fueron peores». Aux élections démocrati
pour la présentation de quelques cas nationaux le Brésil,
ques
de septembre 1973, Perôn obtient 63 % des voix en
l'Argentine, le Chili, l'Equateur, le Pérou et la Bolivie. Très
pertinent aussi l'article de Carlos de la Torre « Los signifïcados
dépassant ses meilleurs scores historiques des années 1940
et 1950.
ambiguos de los populismos latinoamericanos », art. cité, p. 39-60.
-182-
L'AMÉRIQUE LATINE
toire est si souvent prodigue, nous
cachent de grandes innovations politi. ,
,
.
ques et sociales que, dans un premier
temps, nous ne saurons pas nommer.
□
Chargée de recherches au CNRS, Diana Quattrocchiwbisson est une de nos meilleures spécialistes del'histoire de l'Amérique latine, en particulier del'Argentine EUe a pubUé Un nationalisme de déracinés.
L'Argentine pays malade de sa mémoire (Éditions
du CNRS, 1992).
■183-

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