Populismes latino-américains
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Populismes latino-américains
Diana Quattrocchi-Woisson Les populismes latino-américains à l'épreuve des modèles d'interprétation européens In: Vingtième Siècle. Revue d'histoire. N°56, octobre-décembre 1997. pp. 161-183. Abstract Latin-American populism put to the test of European models, Diana Quattrocchi-Woisson. Sometimes challenged, the term of populism nevertheless seems to apply directly to Latin America. Sociologists and anthropologists accept this consensus today. But it has to be implemented. The thinking on the comparative uses of the term and its varied meanings lead to a reconsideration of the works of the great Latin-American precursors. Here is an inventory that is rather comforting for history. Citer ce document / Cite this document : Quattrocchi-Woisson Diana. Les populismes latino-américains à l'épreuve des modèles d'interprétation européens. In: Vingtième Siècle. Revue d'histoire. N°56, octobre-décembre 1997. pp. 161-183. doi : 10.3406/xxs.1997.4500 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/xxs_0294-1759_1997_num_56_1_4500 LES POPULISMES LATINO-AMERICAINS À L'ÉPREUVE DES MODÈLES D'INTERPRÉTATION EUROPÉENS Diana Quattrocchi-Woisson Le terme de populisme semble s'appliquer sans détour à l'Amérique latine: sociologues et politologues acceptent aujourd'hui ce consensus. Encore faut- il le mettre en œuvre. Or la réflexion sur les usages comparés du terme et sa polysémie invite à reconsi dérerles travaux des grands précur seurslatino-américains. Voici un droit d'inventaire somme toute réconfortant pour l'histoire. O HISTOIRE D'UN CONCEPT Les batailles sémantiques reflètent de plus vastes conflits. Pour mieux les comprendre, il faut sortir des sentiers bat tus, plus encore quand il est question de termes dont les enjeux politiques, idéologiques et culturels ont une grande importance. C'est bien le cas du popul isme, ou pour le moins, de son histoire et ses usages 1. Dans le vocabulaire «occidental», le populisme faisait référence à un phéno mène politique du 19e siècle qui avait 1. Les réflexions qui suivent doivent beaucoup à la pré paration et à la réalisation du colloque Nacionalismo y Populismo en America Latina, sous la direction de Diana Quattrocchi-Woisson et Sandra Pesavento, Xf Congrès inter national de l'Association d'historiens latino-américanistes, AHILA, University of Liverpool, septembre 1996. émergé en Russie et aux États-Unis et se rapportait à une problématique rurale. Aussi bien le populisme russe des narodniki que celui des agriculteurs nordaméricains de la côte Ouest - ceux qui vont créer en 1892 le People's Party —, se caractérisaient par la revalorisation de la vie à la campagne et par l'opposition à la modernité urbaine et industrielle. Or, vers le milieu du 20e siècle, des spé cialistes des sciences sociales latinoaméricaines vont se réapproprier le terme pour désigner des expériences national istes,majoritairement urbaines, qui pré conisaient le développement industriel et proclamaient, lors d'imposantes mobili sations populaires, que les avantages de la modernité devaient profiter au plus grand nombre. À partir de cette adapta tion sémantique, on a voulu souligner la distance qui séparait les gouverne ments populistes latino-américains des régimes fascistes européens. Si elle n'a pas résolu la controverse historique autour de ces expériences, l'acception latino-américaine du «popul isme» mérite qu'on s'y attarde. D'autant qu'aujourd'hui, après l'autodissolution des régimes communistes européens, le populisme est devenu un terme fourretout dans la vie politique et les médias, stigmatisé ou perçu comme le nouveau ■161- DIANA QUATTROCCHI-WOISSON danger qui menace la vie démocratique1. Puisque l'opération d'inversion sémanti que et de réappropriation réalisée en Amérique latine appartient à une histoire généralement ignorée, nous nous att acherons d'abord à la mettre en valeur2. En 1967 eut lieu en Angleterre la pre mière rencontre intellectuelle d'envergure internationale destinée à définir et à ren dre intelligible ce concept un peu bâtard3. Le regretté Ernest Gellner, quel que peu provocateur, lançait à cette occa sion : « Un fantôme parcourt le monde : le populisme». Paraphraser Marx n'était qu'une façon de constater qu'après la deuxième guerre mondiale, les révolu tions ne se faisaient plus au nom du sacro-saint prolétariat mais d'un «peuple» plus vaste, aux contours plus imprécis. Lors du débat, l'exemple latinoaméricain, absent des études de cas pro posées à la conférence de Londres, appar aîtcomme « atypique » et nécessitant une analyse à part entière. C'est donc à l'issue : ; : : 1. Serge Halimi, «Le populisme, voilà l'ennemi!», Le Monde diplomatique, «Manière de voir», 31 août 1996. Le titre est, bien sûr, ironique car l'auteur affirme que le populisme est proche d'un certain socialisme, en tant que porteur des reven dications sociales. Dans un tout autre registre, l'évocation de ce « danger » par les actuels dirigeants de l'Amérique latine est pour le moins étonnante lors du VIe Sommet ibéroaméricain, les présidents du Chili et de l'Argentine ont saisi le terme pour s'opposer à Fidel Castro • Aucune fatalité ne détermine que nous vivions entre la tentation autoritaire et le tumulte populiste », affirma Eduardo Frei, président du Chili. « Moderniser l'État exige une transformation culturelle et éco nomique que l'on n'obtient pas par des discours démagogiq ues, lacrymogènes, populistes qui ne mènent nulle part, sauf à des situations dramatiques comme dans les lieux où la démagogie et le populisme se sont installés de façon perma nente», apostropha Carlos Menem, président de l'Argentine, voir La Naciôn, Buenos Aires, 11 novembre 1996. 2. Lors d'un stimulant débat sur vieux et nouveaux populismes nord-américains, organisé par la revue Telos à la Cooper Union de New York, en décembre 1994, la communication du spécialiste français, Pierre-André Taguieff, eut le grand mérite d'attirer l'attention sur la production latino-américaine et de souligner les efforts réalisés dans ce champ pour comprendre la spécificité et les ambiguïtés du populisme sudaméricain. Les communications de ce débat (Telos, 103, 1995) furent aussitôt publiées en espagnol par une Université argent ine, Populismo Posmoderno, Universidad de Quilmes, 1996, 291 p. voir l'article de Taguieff, « Las ciencias politîcas frente al populismo de un espejismo conceptual a un problema real-, tout particulièrement, p. 35-37 et p. 47-51. 3. Réunion organisée par la London School of Economies and Political Science et la revue Government and Opposition, à Londres, du 19 au 21 mai 1967. de cette rencontre que les organisateurs décident de confier le thème à un spéc ialiste et d'ajouter l'examen de l'Améri que latine lors de la publication de l'ouvrage4. Le collègue choisi, Alistair Hennessy, semble bien embarrassé pour insérer le «cas» latino-américain dans la perspective de la rencontre de Londres et son article commence par une affi rmation tranchante : « Dans toute analyse générale du populisme, l'Amérique latine fait figure de merle blanc». À l'opposé de l'esprit général qui se dégage de tou tes les autres études présentées - Russie, États-Unis, Europe orientale et Afrique -, l'auteur se voit obligé de préciser que le populisme en Amérique latine ne s'affirme pas par des valeurs rurales et n'exalte pas les vertus inhérentes à la vie de la campagne pour les opposer aux valeurs caractérisant la vie urbaine. Partageant avec ses collègues de Londres l'idée d'un modèle populiste plus ou moins repérable sur la scène internatio nale, Alistair Hennessy accuse les intel lectuels latino-américains d'être à l'or igine d'une «confusion sémantique car ils ont inverti la notion acceptée jusqu'alors, bien que le phénomène qu'ils s'efforcent de décrire soit en train de devenir chose courante dans d'autres parties du Tiers Monde». L'accusation n'est pas une mise en procès, mais exprime l'agacement ou la perplexité, nuancée par une compré hension condescendante à l'égard de ces intellectuels car : « Leur but est d'échapper à la tyrannie des concepts européens, en en trouvant quelques-uns qui puissent rendre compte des paradoxes existant dans l'histoire et le développement social de l'Amérique latine». Les spécialistes européens réunis à Londres vont très vite constater que l'Amérique latine avait un goût marqué pour les paradoxes. C'est précisément de cette Amérique latine absente des exposés de leur colloque et 4. Ghita lonescu et Ernest Gellner, Populism. Its Meanings and National Characteristics, Londres, Weidenfeld & Nicolson, 1969. -162- L'AMÉRIQUE LATINE faisant ensuite figure de «merle blanc», qu'est venue la première et unique demande de traduction en langue étran gère du premier ouvrage collectif sur le populisme1. En fait, quand Ernest Gellner prit l'in itiative d'organiser une rencontre interna tionale sur le thème du populisme, des sociologues, des économistes et des poli tologues latino-américains avaient commencé, depuis plus de dix ans, à s'interroger, avec une passion obstinée, sur des phénomènes politiques ayant pris une telle ampleur sur la scène latinoaméricaine à partir des années 1930 - au point de changer radicalement les styles et les manières de faire de la politique dans chacun des pays - que les ignorer eût été sinon impossible, du moins, inte l ectuellement suicidaire. Pour éviter ce danger et légitimer leur champ, les spé cialistes des nouvelles sciences sociales latino-américaines affronteront le défi : ils vont tenter de cerner ces phénomènes «autochtones» jouissant d'une très mauv aise réputation sur la scène internatio nale. Ils devront alors s'opposer à l'inte rprétation orthodoxe locale - aussi bien communiste que libérale - les assimilant au fascisme européen, et suggérer d'autres pistes pour expliquer la «démag ogie» et la «manipulation des masses», tant dénoncées par les opposants aux régimes populistes. Ces intellectuels cosmopolites, fort bien insérés dans des réseaux académi ques internationaux, vont réaliser une opération de nationalisme intellectuel parfois inconsciente, rarement explicite. Ce nationalisme sui generis, typiquement latino-américain, est un nationalisme qui se sent chez soi en se servant de tout ce que la pensée occidentale a mis à la disposition de l'humanité. Sous la pression des inéluctables «réalités natio1. G. lonescu, E. Gellner, Populismo. Sus significados y caracteristicas nacionales, Buenos Aires, Amorrortu editores, 1970, coll. - Biblioteca de Sociologia ■ dirigée par Luis A. Rigal. nales», des intellectuels argentins, brési liens, mexicains, chiliens vont utiliser librement un terme disponible dans le vocabulaire politique international et s'en servir sans aucune retenue, avec l'éclectisme propre à des lecteurs assidus de Marx, Lénine, Trotsky, Gramsci, Deutch, Lipset, Althusser, et tant d'autres encore. S'ils n'ont pas toujours été bien compris de leurs compatriotes - le cas argentin semble ici le plus extrême - ils ont au moins laissé une copieuse biblio graphie devenue aujourd'hui incontour nable pour quiconque étudie l'Amérique latine du 20e siècle. Le terme «populisme» avait l'avantage d'une mise à distance du processus étu dié : aucune force politique en Amérique latine ne s'était jamais qualifiée de « popul iste» (en avril 1996, un sociologue argent inproche du péronisme me disait encore: «Le péronisme n'est pas populi ste, il a toujours été simplement popul aire»). Parler de «populisme» permettait également de critiquer «par la gauche» les mouvements dont les dirigeants s'étaient toujours déclarés en opposition ouverte aux théories préconisant la lutte de classes ; mais cela permettait aussi de se démarquer de l'orthodoxie stalinienne qui, en Amérique latine et ailleurs, déclar aitvoir dans ces courants une grossière réincarnation des fascismes européens. Si la version latino-américaine du terme populisme a trouvé un écho certain dans les médias et sur la scène politique internationale (moyennant de nombreus es perplexités, confusions et méprises chez les esprits les moins inclinés aux paradoxes), elle a surtout fini par s'impos er dans les milieux académiques, d'abord chez les sociologues et les poli tologues, plus tardivement chez les his toriens. Au point qu'aujourd'hui, aucune synthèse historique consacrée à l'Améri que latine du 20e siècle ne peut se passer d'évoquer la « période populiste » de l'his toire latino-américaine. ■163- DIANA QUATTROCCHI-WOISSON ■164- : : 5. Ainsi l'excellent ouvrage de Pierre Chaunu dans la col lection créée par Lucien Febvre et Fernand Braudel n'y fait aucune référence voir L'Amérique et les Amériques, Paris, Librairie Armand Colin, coll. «Destins du Monde», 1964. 6. Pour une comparaison entre le cas argentin et le cas français, qui se veut aussi un hommage aux historiens français ayant pris en charge les problèmes les plus brûlants du 20e siè cle et du ■ temps présent », Diana Quattrocchi-Woisson, « Historia y polïtica en la construcciön de la memoria colectiva », Archivos del Présente. Revista Latinoamericana de Temas lnternacionales, 7, Buenos Aires, janvier-mars 1997, p. 219-229. 7. En nous limitant encore à la production française, après les travaux pionniers de J. Lambert et P. Chaunu que nous venons d'évoquer, onze ouvrages panoramiques, tous publiés à Paris, font référence aux partis ou aux régimes populistes. Certains s'y attardent, d'autres pas. Bien qu'aucun d'eux ne se réfère à la recréation du concept • populisme • par les sciences sociales latino-américaines, tous en font usage Fré déric Mauro, L'Amérique espagnole et portugaise de 1920 à nos jours, Paris, PUF, 1975; François Chevallier, L'Amérique latine de l'Indépendance à nos jours, Paris, PUF, coll. «Nouvelle Clio », (première édition 1977), 2e édition revue et augmentée de 1993 il s'agit actuellement de la mise à jour thématique et bibliographique la plus complète ; Pierre Riado, L'Amérique latine de 1870 à nos jours, Paris, Masson, 1980 ; Alain Rouquié, Amérique latine. Introduction à l'Extrême Occident, Paris, Le Seuil, 1987 ; J. Lambert, A. Gandolfi, Le système politique de l'Amérique Latine, Paris, PUF, 1987; Alain Touraine, La parole et le sang. Politique et société en Amérique latine, Paris, Odile Jacob, 1988 ; Pierre Riado, L Amérique latine de 1945 à nos jours, Paris, Masson, 1992; Hélène Rivière d'Arc, L'Amérique du Sud aux 19e et 20e siècles, Paris, Armand Colin 1993 ; Yvon Le Bot, Violence de la modernité en Amérique latine, Paris, Karthala, 1994; Olivier Dabène, L'Amérique latine au XXe siècle, Paris, Armand Colin, coll. ■ Cursus -, 1994 Pierre Vayssière, L'Amérique latine de 1890 à nos jours, Paris, Hachette, 1996. ; 1. Le Brésil. Structures sociales et institutions politiques, Cahiers de la FNSP, Paris, Librairie Armand Colin, 1953. 2. Jacques Lambert, Amérique latine. Structures sociales et institutions politiques, Paris, PUF, coll. «Thémis», 1963. 3. Ibid. p. 246. Cette même classification est reprise dans la deuxième édition de 1968. 4. Premier président élu au suffrage universel, une première fois en 1916 (et ayant pu accomplir son mandat constitutionnel jusqu'en 1922) et une deuxième fois en 1927, mais évincé du pouvoir par un coup d'État militaire en 1930. rogènes que l'APRA péruvien, l'Action démocratique du Venezuela et le Mou vement nationaliste révolutionnaire de la Bolivie. Les historiens sont arrivés plus tardivement à utiliser ce concept5 pour des raisons qui tiennent tout d'abord aux difficultés éprouvées par notre discipline à s'occuper des problèmes du «temps présent» et ce, tant en France qu'en Amér ique latine 6. L'utilisation maintenant généralisée et non problématique du terme chez les spécialistes de l'Amérique latine (en espagnol, en portugais, en anglais et en français) prouve bien que l'opération de réappropriation et d'inversion sémanti que réalisée en Amérique latine fut fin alement une réussite7. En cette fin de siè cle, le populisme est devenu un concept si lié à l'histoire latino-américaine qu'à l'heure actuelle les spécialistes écrivent des ouvrages consacrés au phénomène : Le cheminement suivi par la product ion latino-américaniste française de ces dernières quarante années est un bon exemple de ce que nous venons d'affi rmer.Quand en 1953, dans une des col lections de la Fondation nationale des sciences politiques, Jacques Lambert publie son premier ouvrage sur le Brésil, le terme utilisé pour parler du mouve mentpolitique du président Getûlio Var gas est celui de «gétulisme»1. L'auteur évoque aussi «le cas semblable du péronisme en Argentine» et reste donc can tonné à des qualifications patronymiques. Son ouvrage de 1963 consacré à l'ensem ble de l'Amérique latine 2 a le mérite de la clarté concernant l'utilisation du terme « populiste ». Dans son développement sur la naissance des forces politiques moder nes dans les villes, Lambert consacre un chapitre aux partis politiques de type «populiste», même si le terme demeure entre guillemets. En constatant qu'en Amérique latine les partis qui sont le mieux parvenus à rassembler des clien tèles populaires urbaines sont rarement des partis ouvriers, mais des partis de clientèle hétérogène fortement marqués par le prestige d'une personnalité, l'auteur nous indique qu'il les appellera populistes, «du nom qui leur est parfois donné en Amérique latine et qui est utile pour les distinguer des partis de gauche de type européen»3. Bien que Lambert définisse le président argentin Hipolito Yrigoyen4 comme le précurseur du populisme et ne puisse s'empêcher d'exprimer sa réprobation morale et poli tique envers les régimes de Vargas et de Peron, nous retiendrons qu'il qualifie de «partis populistes» des partis aussi hété- L'AMÉRIQUE LATINE où 1'« exception latino-américaine» est à ce point la «norme» que les exemples russes et nord-américains n'y apparais sent que comme des ancêtres éloignés et fort différents, qu'il convient toutefois de ne pas jeter par la fenêtre, mais de cantonner dans une zone de référence par altérité l. O LES PÈRES CONCEPTEURS C'est en Argentine et au Brésil que le concept a suscité les plus amples déve loppements théoriques. Ceux-ci ont été contemporains et se sont alimentés mutuellement par l'intermédiaire des ins tances continentales devenues le cadre d'une importante sociabilité intellectuelle latino-américaine. Ce fut autour de la « galaxie cépaline » 2 que la problématique du populisme latino-américain trouva l'occasion d'être pensée, analysée et sur tout, diffusée. Si le rôle proprement éco nomique de la Commission économique pour l'Amérique latine (CEPAL)3 est aujourd'hui bien connu, l'histoire intel lectuelle et politique de cette institution reste à faire4. Elle fut ainsi décrite par Brésilien Celso Furtado, est allé plus loin, en écrivant ses mémoires sur cette -utopie continentale-, A Fantasia organizada, Rio de Janeiro, Paz e Terra, 1985 5. La citation fait partie d'un développement plus général, lucide et intelligent du rôle et de l'action des intellectuels en Amérique latine dans Torcuato S. Di Telia, Clases sociales y estructuras politicas, Buenos Aires, Paidôs, 1974, p. 140-141. 6. Collection - Tiempo Latinoamericano -, sous la direction de Fernando H. Cardoso (aujourd'hui président du Brésil), Anïbal Pinto et Osvaldo Sunkel plusieurs ouvrages collectifs édités par Editorial Universitaria, Santiago de Chili. ■165- : ; ; 1. Michael Connif, Latin American Populism in Comparative Perspective, Albuquerque, University of New Mexico Press, 1982. Ouvrage consacré aux pays de l'Amérique latine avec deux articles ■ hors région -, l'un traitant des États-Unis, l'autre de la Russie. 2. Nous donnons cette appellation au groupe d'intellectuels de différentes nationalités latino-américaines travaillant autour de la CEPAL, Commission économique pour l'Amérique latine, créée en 1948, placée sous la tutelle du Conseil économique et social des Nations unies, ayant son siège à Santiago de Chili, et dirigée de 1949 jusqu'en 1968 par l'économiste argent in Raul Prebisch qui (à l'époque et jusqu'en 1955) était aussi un exilé anti-péroniste. 3. Voir Octavio Rodriguez, La teoriâ del subdesarrollo de la Cepal, Mexique, Siglo XXI, 1980 Hector Guillen Romo, ■ De la pensée de la Cepal au néo-libéralisme. Une revue de la littérature sud-américaine -, Revue Tiers Monde, 140, octobredécembre 1994, p. 907-920. Voir aussi l'ouvrage polémique et stimulant du sociologue chilien Fernando Mires, El discurso de la miseria o la crisis de la sociologia en America Latina, Caracas, Editorial Nueva Sociedad, 1994. 4. Il est très intéressant de se référer à la vision de deux acteurs clés de cette institution, Raul Prebisch, - Cinco etapas en mi pensamiento sobre el desarrollo -, El trimestre Econômico, 198, avril-juin 1983 Norberte Gonzales, David Pollock, ■ Del ortodoxo al conservador ilustrado. Raul Prebisch en la Argentina, 1923-1943-, Desarrollo econômico, 30 (120), janviermars 1991. L'ami et collègue de Prebisch à la CEPAL, le l'un de ses acteurs : « La Cepal est notre unique institution culturelle ayant du prestige international, parce qu'elle recrute les meilleurs d'entre nous sans tenir compte de leur lieu de naissance et qu'elle fournit un financement adéquat aux travaux intellectuels, en assurant la mobilité géographique et le bon niveau de vie de ses auteurs ... Voilà les raisons de l'apparent miracle : une organisation financée par les Nations unies (et donc par les États-Unis) est devenue un foyer d'identification latino-américaine et de pensée autonome, créative, nouvelle. Nous avons besoin de dix ou douze Cepal en Amérique latine, c'est-à-dire d'expériences semblables d'internationa lisme latino-américain » 5. La galaxie cépal ine fut aussi un excellent refuge intel lectuel et professionnel pour divers exilés latino-américains, victimes de la turbu lente histoire politique des années 19501960, durant laquelle dans chaque pays de la région ont été violemment évincés les mouvements et régimes populistes « réellement existants ». La publication la plus représentative de ce temps fort de l'internationalisme latino-américain et du nationalisme latino-américaniste fut la collection dénommée « Temps latino-américain » 6 destinée à «faire connaître l'apport intel lectuel que les Latino-américains ont euxmêmes élaboré avec effort, guidés par le désir d'ausculter et de changer la réal ité sociale de l'Amérique latine». Le besoin d'une telle collection s'expliquait ainsi : « Dans le champ des sciences social es,les spécialistes et le public informé DIANA QUATTROCCHI-WOISSON 1. Fernando Henrique Cardoso, Francisco Correa Weffort, America Latina. Ensayos de interpretation sociolôgico-politica, Colecciôn • Tiempo Latinoamericano », Santiago de Chile, 1970, 385 p. Recueil d'articles censés offrir une rétrospective de vingt ans sur la production des sociologues, économistes et politologues de presque tous les pays de l'Amérique latine. 2. Ainsi l'introduction à ce volume collectif, signée par Car doso et Weffort, est bien plus qu'un article académique, c'est tout un programme politique à l'usage des intellectuels qui définit le trait le plus marquant de cette galaxie cépaline voir -Science et Conscience sociale-, ibid., p. 14-33 3. Torcuato S. Di Telia, • Gino Germani (1911-1979). In memoriam -, Desarrollo Econômico, 19 (74), 1979 ■ Germani por Germani -, dans J. R. Jorrat, R. Sautu (dir), Después de Germani. Exploraciones sobre estructura social de la Argentina, Buenos Aires, Paidôs, 1992. 4. Pour ce qui est du champ historique argentin et des relations entre histoire et politique, Diana Quattrocchi-Woisson, Un nationalisme de déracinés. L'Argentine pays malade de sa mémoire, Paris, Éditions du CNRS, 1992. Traduction espagnole, Los maies de la memoria. Historia y politica en la Argentina, Buenos Aires, Emecé, 1995. ■166- ; parlerons ici de Gino Germani (19111979), de Torcuato S. Di Telia et de Fran cisco Weffort. Antifasciste italien venu se réfugier en Argentine en 1934, Gino Germani, alors âgé de 23 ans, a peu de bagages, un diplôme d'études d'administration de la Faculté de sciences économiques de l'Université de Rome et un souvenir inef façable : une année de réclusion dans une île italienne à cause de ses sym pathies socialistes 3. C'est sous le patro nage de l'historien Ricardo Levene, père de l'histoire « officielle » argentine 4 et fon dateur de nombreuses institutions acadé miques (dont l'Institut de sociologie en 1940) qu'il commence une carrière bril lante à l'Université de Buenos Aires, d'abord comme spécialiste technique des statistiques, travaillant à la préparation du IVe Recensement national, puis comme professeur dans la faculté même où il a obtenu sa licence de philosophie. À l'arrivée du péronisme, il se situe cla irement du côté des intellectuels antipéronistes et renonce à son poste de pro fesseur assistant à la Faculté de philosophie et de lettres. Durant les dix années du régime péroniste (1945-1955), Gino Germani construit un solide réseau d'alliances intellectuelles ainsi qu'une image forte de sociologue scientifique opposé au bricolage théorique des uni versitaires péronistes. Il publie des arti cles, donne des conférences, travaille comme traducteur et comme expert comptable pour quelques grandes mai sons d'édition. Bref, grâce à sa capacité : d'Amérique latine doivent faire appel, presque de façon exclusive, aux cher cheurs des pays dits " développés ". Même si la contribution positive de leurs études est indéniable, nous ne pouvons pas ignorer le phénomène d'aliénation culturelle que cette situation présente ... Durant les dernières décennies a pris naissance un processus que l'on pourrait qualifier d'"introspection latino-américai ne", une vision propre et originale de l'Amérique latine, surgie de travaux qui se caractérisent par une critique envers la reproduction mécanique d'approches liées à d'autres réalités historiques et par la recherche laborieuse et ardente de perspectives établies à partir de nos pro pres racines»1. Il serait impossible de comprendre les constructions régionales actuelles, et tout particulièrement le Mercosur, sans tenir compte de ces rapprochements intellec tuels antérieurs, de même qu'il serait vain de vouloir saisir la mise en forme et la diffusion du concept «populisme» sans prendre en considération le rôle joué par ce moment fort d'« introspection latinoaméricaine»2. Toutefois cette activité col lective s'appuyait sur une production individuelle, caractéristique sine qua non de toute créativité intellectuelle. Nous avons donc privilégié les trois auteurs de la galaxie cépaline qui nous semblent les plus marquants dans l'analyse du populisme latino-américain: trois semeurs de troubles sémantiques qui se sont approprié un terme disponible dans le vocabulaire politique occidental. Nous L'AMÉRIQUE LATINE 1. Halbwachs, Aron, Fromm, Mannheim, Simone Weil, Weber, Parsons, Karl Deutsch, entre autres. 2. Nous devons beaucoup de ces réflexions à l'échange de lectures et de propos avec Federico Neiburg. Ce stimulant dialogue est né d'une interrogation commune sur les causes de l'intolérance intellectuelle argentine, lui en qualité d'anthro pologue, moi, en tant qu'historienne. Voir Federico Neiburg, - Ciencias sociales y mitologîas nacionales. La constituciôn de la sociologia en la Argentina y la invenciôn del peronismo -, Desarrollo Econômico, 34 (136), janvier-mars, 1995 D'après sa thèse de doctorat soutenue au Brésil en 1993, au Museu Nacional UFRJ, La invenciôn del peronismo y la constituciôn de las ciencias sociales en la Argentina (à paraître à Buenos Aires). 3. Gino Germani, Estructura social de la Argentina, Buenos Aires, Raigal, 1955 (2e édition 1987, Solar). 4. Y compris Arturo Jauretche, El medio pelo en la sociedad argentina (lere édition 1966), ouvrage best seller d'un militant péroniste qui polémique avec Gino Germani, au nom d'une prétendue ■ sociologie nationale • opposée à une prétendue • sociologie scientifique .. Voir la polémique sur Jauretche et le medio pelo, livrée par Francisco Delich et Roberto Carri, Revista Latinoamericana de Sociologia, Buenos Aires, vol. 3, juillet 1967 et vol. 4, mars 1968. Pour mieux comprendre cette querelle de légitimation dont l'enjeu principal restait le péronisme, la thèse de Federico Neibourg est très éclairante, La invenciôn del peronismo, op. cit. dit, celui-ci continuait d'apparaître comme la principale force politique du pays. Finalement, Gino Germani, comme beaucoup de ses collègues, démissionne lors de l'intervention des militaires à l'Université en juin 1966 - épisode connu comme la «nuit des longs bâtons»5. Il poursuit alors sa vie académique aux États-Unis comme professeur de socio logie à l'Université de Harvard et, à partir de 1975, à l'Université de Naples. Il meurt à Rome, sa ville natale, en 1979. La production de Germani est d'autant plus importante pour comprendre l'adap tation du terme «populiste» à l'aire latinoaméricaine qu'il avait de fortes raisons de voir dans le régime péroniste la réin carnation du fascisme qu'il venait de fuir en Italie. Or, toute sa réflexion, marquée par l'obsession d'expliquer et de s'expl iquer l'autoritarisme et le totalitarisme, l'amène à différencier le populisme du fascisme. Une ligne cohérente traverse cette tentative, depuis une conférence prononcée en 1954 jusqu'à son dernier ouvrage, une année avant sa mort 6. En réfléchissant à la modernisation, Gino Germani se pense lui-même comme un modernisateur de la vie universitaire argentine. Son horizon politique est cla irement antipéroniste ; il souhaite un modèle démocratique pour les sociétés latino-américaines, ou plus exactement un modèle social-démocrate. Tout en uti5. La noche de los bastones largos. Pour l'articulation entre la vie intellectuelle et la vie politique durant cette décennie voir aussi Oscar Terân, Nuestros anos sesenta, Buenos Aires, Puntosur, 1991 Silvia Sigal, Le rôle politique des intellectuels en Amérique latine, Paris, L'Harmattan, 1996. 6. Depuis la conférence prononcée au Colegio Libre de Estudios Superiores en 1954, • La integraciön de las masas a la vida politica y el totalitarisme -, publiée en 1956 dans la revue argentine Cursos y Conferencias, 272, en passant par la réé laboration de ses articles parus entre 1956 et 1962 dans Gino Germani, Politica y sociedad en una época de transiciôn. De la sociedad tradicional a la sociedad de masas, Buenos Aires, Paidôs, 1962, jusqu'à la version finale de cette même pro blématique, Authoritarianism, Fascism, and National Populism, New Brunswick, New Jersey, Transaction Books Rutgers, The State University, 1978. Il existe également une version française de ses premiers travaux publiée en Belgique, Gino Germani, Politique, société et modernisation, Gembloux, Duculot, 1972. ■167- ; de dialogue avec des auteurs étrangers *, il devient une grande figure intellectuelle, en pariant sur la défaite du péronisme2. Quand celle-ci arrive en 1955, Germani vient de publier l'ouvrage qui l'accrédite comme l'arpenteur par excellence d'un territoire social qui n'avait pu jusque-là être exploré 3. Cette Structure sociale de l'Argentine, qui s'attarde à mesurer la société dans toutes ses dimensions, est la base empirique sur laquelle vont se fonder toutes les études sociologiques souhaitant expliquer le phénomène péro niste4. Il est ainsi presque naturel que son auteur soit nommé directeur de l'Ins titut de sociologie en 1955 et qu'il fonde le Département de sociologie, accordant les premiers diplômes qui certifient la compétence professionnelle de «sociolo gue» en Argentine. Le rôle de Gino Ger mani s'avère donc décisif dans la modern isation universitaire d'une décennie contradictoire (1955-1966): celle d'un important renouveau académique et d'un grand dynamisme intellectuel qui a pour toile de fond une réalité politique beau coup moins brillante. La proscription du péronisme faussait toutes les règles de la vie politique car, même déchu et inter- DIANA QUATTROCCHI-WOISSON 1. Si son pari fut un échec, cela n'enlève rien à la pertinence de certains de ses diagnostics. À la différence du Brésil, nous ne verrons pas les sociologues Gino Germani ou Torcuato Di Telia organiser d'importants partis politiques de gauche comme leurs collègues brésiliens, Fernando Henrique Cardoso, fondateur du Parti social démocrate brésilien ou Francisco Weffort, l'un des fondateurs du Parti des Travailleurs de Lula. Il faudrait en chercher les raisons dans les différences qui séparent les deux pays sur le plan de la construction du champ intellectuel. de la liberté étaient convaincus de l'avoir conquise. La liberté qu'ils avaient perdue était une liberté qu'ils n'avaient en fait jamais eue. Celle qu'ils croyaient avoir gagnée était une liberté concrète, imméd iate, celle d'affirmer leurs droits contre les patrons et les contremaîtres, celle d'élire leurs délégués, de gagner des lit iges aux tribunaux du travail, celle de se sentir maîtres chez eux». Pour expliquer l'importance de cette «affirmation de la dignité personnelle» que le péronisme aurait laissée chez les ouvriers argentins, Germani présente une émouvante description de ce qu'était la condition ouvrière jusque-là ... mais en Europe ! En citant longuement le livre de Simone Weil, La condition ouvrière, paru chez Gallimard en 1951, il introduit auprès de ses lecteurs argentins des «arguments d'autorité» empruntés à l'Europe, réflexe par ailleurs inhérent à l'intellectualité argentine2. La propa gande péroniste avait produit par milliers des phrases et des arguments semblables, mais c'est désormais un intellectuel pres tigieux qui les exprime, un antipéroniste convaincu, persécuté par le fascisme, se fondant sur les analyses d'autres intel lectuels antifascistes, revêtus du prestige de tout ce qui vient d'ailleurs, d'autant plus que cet ailleurs est la France. La différence est de poids. Une autre nouveauté de l'analyse de Germani est la différenciation qu'il opère entre fascisme et péronisme : « Le péro nisme présente un intérêt théorique extraordinaire parce qu'il fut créé et dirigé par un groupe dont l'orientation était clairement fasciste et nazie. Pourt ant, comme la situation du pays ne lui fournissait pas les couches de la petite bourgeoisie qui avaient formé la base du modèle européen, il dut recourir aux 2. Nous avons développé cette idée dans - Argentine péri ples et tourments d'une intellectualité excentrée -, Histoire comparée des intellectuels, Paris, IHTP, CNRS, 1997, p. 225242. ■168- : lisant le terme de «dictature» pour parler du péronisme, il s'efforce de comprendre la raison pour laquelle les ouvriers argent insavaient vécu ce régime comme s'il était leur propre révolution. Au milieu d'un climat politique où le péronisme était interdit, les analyses de Germani viennent réhabiliter ce qu'il y avait eu de positif dans cette expérience histori que,l'objectif étant bien entendu de la dépasser, de faire en sorte que les ouvriers argentins utilisent cet acquis au service d'une autre formation politique, moins suspecte d'inconditionnalité envers un leader démagogique 1. Le premier mérite du fondateur de la sociologie moderne en Argentine fut de se démarquer de l'interprétation du phé nomène péroniste donnée par l'intellectualité antipéroniste (libéraux, socialistes et communistes). Dès son article de 1956 « L'intégration des masses dans la vie poli tique et le totalitarisme», Germani s'insurge contre l'interprétation courante qu'il baptise ironiquement «la théorie de l'assiette de lentilles». Selon cette inter prétation, le peuple aurait «vendu» sa liberté pour obtenir quelques avantages matériels. Germani ne se fait aucune ill usion sur Perôn lui-même qu'il appelle parfois le «tyran», parfois le «démagog ue», ni sur son régime, qu'il qualifie de temps à autre et sans trop de précisions, d'autoritaire ou de totalitaire. La nou veauté de la lecture de Germani est ai lleurs : « Que le dictateur a fait de la déma gogie est certain, mais ce n'est pas au niveau des avantages matériels qu'elle a eu lieu. Les travailleurs qui appuyaient la dictature, loin de se sentir dépouillés L'AMÉRIQUE LATINE couches populaires apparues à la suite militaires1. D'après Germani, cette jour de grandes migrations internes. Mais cela née fut ressentie comme étant absolu signifia plus qu'un changement de te ment spontanée et laissa une marque profonde chez ses acteurs : « Ce n'était rminologie, de mythes et d'idéologie. On ne se bornera pas à remplacer les mots pas le remerciement à Perön, mais la Hiérarchie" par "Jus fierté qui prévalait dans le sentiment "Ordre, Discipline, Travailleurs" ou tice sociale", "Droits des populaire. Les classes populaires eurent sans-chemises" ; ce qui ainsi conscience de leur force et parvin "Régime des rent à une unité que des partis authenadvint fut que la manipulation eut des effets en quelque sorte réciproques. Le tiquement ouvriers (par leur tradition et péronisme fut différent du fascisme pré leurs programmes) n'avaient jamais réussi cisément par le fait essentiel que, pour à obtenir. L'électorat se polarisa selon obtenir l'appui de la base populaire, il une ligne de division de classe, chose eut à tolérer une certaine participation qui n'avait jamais eu lieu dans le pays»2. effective, quoique en vérité limitée, de Finalement, Germani postule le carac celle-ci». tère inéluctable du péronisme, compte tenu de l'histoire politique argentine. En C'est un fait, le péronisme obtint son se demandant si l'apparition des masses appui fondamental auprès des ouvriers populaires sur la scène politique et sa et des «classes laborieuses», urbaines et reconnaissance par la société argentine rurales tandis que les classes moyennes, les intellectuels et les étudiants s'oppo auraient pu se réaliser par la voie démoc il répond que ce cheminement saient au régime. Mais pourquoi le péro ratique, était devenu impossible après l'interven nisme aurait-il obtenu cet «appui sincère militaire de 1930. Cette « inévitabilité » de très vastes secteurs populaires » ? Tout tion est devenue la «tragédie politique argent d'abord, et toujours selon Germani, parce ine», quoique le remède proposé par que avec celui-ci «les masses populaires Gino Germani soit aussi - et pour de ont réussi à avoir conscience de leur longues années - tragiquement inopé importance comme catégorie sociale et rant : « L'intégration politique des masses de leur capacité d'action sur la scène nationale». L'auteur insiste sur le carac populaires s'initia sous les signes du tota litarisme qui réussit à leur donner une tère d'expérience fondatrice qu'apporta expérience réelle de participation polit le péronisme aux «classes populaires». iqueet sociale. L'immense tâche à réaliser Premièrement, en constatant que leur est celle d'obtenir cette même expérience participation active et leur adhésion mais en la liant de façon indissoluble à avaient été capitales pour la conquête la théorie et à la pratique de la démoc du pouvoir et pour la permanence du ratie et de la liberté». régime : « Dans une masse non habituée à exercer ses droits syndicaux, l'expé rience de grèves triomphantes fut une expérience décisive». Et de toutes ces 1. Sur cette date fondatrice du péronisme, voir le recueil expériences, la plus cruciale fut bien év sous la direction de Juan Carlos Torre, El 17 de octubre de 1945, Buenos Aires, Ariel, 1995. idemment celle du 17 octobre 1945, 2. D'après les analyses de corrélation entre suffrage poli lorsqu'une foule impressionnante se dir tique et catégorie professionnelle lors des élections d'avant et d'après 1946 réalisées par Germani lui-même et publiées igea vers le centre-ville, vers le palais du dans Estructura Social de la Argentina, op. cit. Poursuivies gouvernement pour exiger et, finalement, ensuite par d'autres études et reprises dans le recueil El voto peronista. Ensayos de sociologia electoral argentina, sous la obtenir la liberté du colonel Peron, direction de Manuel Mora y Araujo et Ignacio Llorente, Buenos devenu trop gênant pour ses camarades Aires, Sudamericana, 1980. ■169- DIANA QUATTROCCHI-WOISSON : : À partir de son analyse et de son expé laires. Tout d'abord parce que cette par rience du cas argentin, Germani élabore ticipation ne se produit pas à travers les des propositions concernant l'ensemble mécanismes de la démocratie représent de l'Amérique latine. Il va alors créer et ative, quoique le suffrage fût réellement développer la notion de «révolutions pratiqué, comme en Argentine sous national-populaires» et celle de «régimes Perön ou au Brésil pendant certaines périodes du régime de Vargas. Il ne s'agit et mouvements nationaux-populaires», dont la première version parut précis pas non plus de la «participation enré émenten français dans la revue dirigée gimentée et bureaucratisée des systèmes par le sociologue Alain Touraine 1. Ger totalitaires européens, fascistes ou mani y analyse les différentes modalités communistes ». du passage d'une société «traditionnelle» En Amérique latine, la participation à une société «industrielle» en Europe et populaire comporte de la spontanéité, et en Amérique latine. Lors de ce passage, plus important encore, «elle entraîne défini par l'auteur comme une «époque l'exercice d'un certain degré de liberté de transition», l'accent est mis sur les effective complètement inconnue et différentes attitudes des classes populair impossible dans la situation antérieure à es et leur forme d'intégration à la vie l'établissement du régime national-popula politique. Germani part toujours de son ire». Si en Amérique latine cela n'a pas idée force, la «simultanéité du non pu se faire dans le cadre de la démocratie contemporain » en Amérique latine : « Au représentative, c'est tout d'abord parce Brésil, on peut passer en peu d'heures que «les groupes dirigeants visaient le d'avion de l'époque nucléaire à l'âge de maintien du statu quo par une restriction la pierre»2. Dans cette spécificité du de la participation » et parce que « les part «Nouveau Monde» latino-américain qui is existants n'offraient pas à ces masses s'est vite avéré un tout autre monde, le de possibilités adéquates d'expression». constat de Gino Germani nous semble Ces masses en état de disponibilité (les pertinent : l'originalité des « régimes nati «masses disponibles» d'après Ray onaux-populaires » de l'Amérique latine mond Aron) ont permis la naissance des réside précisément dans la nature de la nouveaux mouvements politiques, dirigés participation politique des secteurs popupar des élites dotées de la «souplesse» nécessaire pour saisir la conjoncture et 1. ■ Démocratie représentative et classes populaires en Amér utiliser ce vaste capital humain disponib ique latine ■, Sociologie du Travail, 4, numéro spécial consacré le. Germani offre une explication import aux ouvriers et syndicats en Amérique latine, sous la direction d'Alain Touraine, octobre-décembre 1961, p. 96-113. Cet arti ante à cette prépondérance des formes cle est devenu un classique, il est paru ensuite en espagnol, immédiates de participation en Amérique au moins trois fois en 1962, sous le titre ■ De la sociedad latine : « Dans la plupart des pays d'Amér tradicional a la participacion total en America Latina », en tant que chapitre 5 de son livre Politica y sociedad en una época ique latine, et en particulier pour les de transiciôn, op. cit., p. 147-163. Reproduit en 1970 dans couches récemment mobilisées, les sym Ensayos de interpretation sociolôgico-politica, coll. -Tiempo Latinoamericano -, op. cit., p. 220-236. Et finalement, en 1973, boles de la démocratie ont perdu, ou sous le titre • Democracia representativa y clases populäres », mieux encore, n'ont jamais eu, leur signi dans l'ouvrage de Gino Germani, en collaboration avec Torcuato Di Telia et Octavio lanni, Populismo y contradicciones fication positive. Au contraire, du fait des de clase en Latinoamérica, Mexico, Ediciones Era, p. 12-37. traditions politiques de ces nations, ces Il me semble nécessaire d'insister sur la paternité intellectuelle de Gino Germani aussi bien sur la formule que sur le concept, symboles tendaient plutôt à avoir une car des développements ultérieurs, tels ceux d'Alain Touraine, valeur négative. Il n'y a pas eu de dic n'ont pas toujours rendu justice à leur prédécesseur. 2. Dans le champ du marxisme il y avait déjà eu des tature militaire, d'autocratie absolue et formulations semblables «Développement inégal et combiné» arbitraire qui n'ait eu abondamment (Léon Trotsky), > Coexistence des asynchronismes » (l'historien recours aux symboles et à la terminologie polonais Victor Kula). ■170- L'AMERIQUE LATINE : ■ ; : ; de la démocratie. Les dictateurs et les en assurant la cohésion des groupes très généraux se sont toujours considérés divers qui se sont détachés des petites comme "présidents constitutionnels communautés locales». populairement élus" : ils eurent tous des Gino Germani fut un intelligent pré parlements et surtout des "constitutions" curseur des études du populisme en Amér ique latine. En Argentine, ses travaux d'une extrême générosité en ce qui furent un véritable stimulus pour les concerne les droits politiques et les droits recherches sur la classe ouvrière et le sociaux. Mais la séparation entre la réalité syndicalisme, bien qu'un aspect de son et la loi ne fut jamais plus profonde. interprétation ait été contesté : celui qui Dans les républiques sud-américaines, les voyait dans la base péroniste une classe démocraties limitées respectant une cer ouvrière massifiée, de formation récente, taine légalité apparurent comme un in sans expérience syndicale, et qui n'avait strument de domination des minorités»1. pas été touchée par les «partis ouvriers Finalement, si Germani est loin de nier traditionnels » (socialiste et communiste) 2. le caractère autoritaire des régimes et des Il fut aussi un témoin lucide de la gravité mouvements « nationaux- populaires », il de la situation argentine et latinose plaît à rappeler que cet autoritarisme américaine des années I960, une époque ne venait pas uniquement d'en haut et historique où le défi majeur était just qu'il avait une consonance réelle chez ement de dépasser les atouts et de sur les couches populaires récemment mobil les handicaps des régimes popul isées. Il relève surtout que cet autorita monter istes. La manière dont ces populismes rismelimitait les droits individuels de la réellement existants furent liquidés de la classe moyenne et des intellectuels : « Pour les paysans et les ouvriers, de sévè scène politique entraîna dans presque tous les pays du sous- continent une spi res restrictions de la liberté d'opinion rale de violence et de terreur qui fit pâlir peuvent coexister avec des expériences nombreuses et significatives de liberté concrète dans leur vie individuelle ». Une 2. La première révision est venue d'intellectuels gramsciens, Miguel Murmis, Juan Carlos Portantiero, Estudios sobre los fois expliqué l'aspect populaire de ces orîgenes del peronismo, Buenos Aires, 1971 (2e édition 1984). mouvements et régimes, il justifie l'adject En 1973, peut-être à la faveur du retour du péronisme sur if «national» par une simple évidence. la scène nationale, le débat s'est installé entre Gino Germani lui-même et les historiens Tulio Halperin Donghi et Peter Si, tant en Europe qu'en Amérique latine, Smith voir Gino Germani, > El surgimiento del peronismo les classes populaires n'arrivent que ta el roi de los obreros y de los migrantes internos -, Desarrollo Econômico, 51, octobre-décembre 1973 ; Tulio Halperin rdivement au sentiment d'identification Donghi, • Algunas observaciones sobre Germani el surg nationale (conséquence de leur partic imiento del peronismo y los migrantes internos », Desarrollo Econômico, 56, janvier-mars 1975 Peter Smith, « Las elecciones ipation croissante au «droit de cité»), dans de 1946 y las inferencias ecolôgicas », Desarrollo Econômico, les pays d'Amérique latine «le processus 54, juillet-septembre 1974. Ces articles ont été repris dans le volume collectif El voto peronista. Ensayos de sociologia elec est considérablement aidé par le fait qu'il toral argentina, op. cit. Pour une vision d'ensemble voir le s'agit de pays dépendants ou semiremarquable travail d'un disciple de Germani dans le dépar tement de sociologie de Buenos Aires, Juan Carlos Torre, La dépendants et que souvent les groupes vieja guardia sindicaly Perôn. Sobre los orîgenes delperonismo, dirigeants ("oligarchie", "bourgeoisie") Buenos Aires, Editorial Sudamericana, Institute Torcuato Di sont perçus comme des alliés des puis Telia, 1990, version remaniée de sa thèse de doctorat en sociologie soutenue à l'EHESS en 1983, sous la direction sances "coloniales" ... le sentiment d'Alain Touraine. Indispensable aussi la thèse de doctorat d'appartenance nationale joue un rôle post-mortem du regretté Guy Bourde, La classe ouvrière argent ine,1929-1969, Paris, L'Harmattan- Université Paris X, 1987. d'intégration d'une extrême importance, Voir aussi la rénovation de cette problématique proposée par Daniel James, Resistance and Integration Peronism and the Argentine Working Class, 1946-1976, Cambridge University Press, 1988 (traduction espagnole, Buenos Aires, Sudameric 1. Gino Germani, Sociologie du Travail, 4, Paris, op. cit., ana, 1990). p. 111. ■171- DIANA QUATTROCCHI-WOISSON : 3. Torcuato S. Di Telia, Gino Germani, Jorge Graciarena et al., Argentina sociedad de masas, Buenos Aires, Eudeba, 1965; Torcuato S. Di Telia, Tulio Halperïn Donghi, Los fragmentos del poder. De la oligarquia a la poliarquïa argentina, Buenos Aires, Editorial Jorge Alvarez, 1969- II s'agit des travaux de toute une équipe de chercheurs travaillant sous l'impulsion de l'Institut de sociologie et du Centre d'études d'histoire sociale de la Faculté de philosophie et de lettres de l'Université de Buenos Aires. 4. Ces importantes institutions n'ont pas encore fait l'objet d'une étude historique approfondie. L'essai pionnier de John Kingr mérite d'être continué voir El Di Telia y el desarrollo cultural argentino en la década del sesenta, Buenos Aires, Gaglione, 1985. Le Centre de recherches sociales de l'Institut Di Telia qui fait paraître la Revista Latinoamericana de Sociologia, fut créé en 1965 avec le concours de Gino Germani. 5. Torcuato Di Telia, El sistema politico argentino y la cluse obrera, Buenos Aires, Eudeba, 1964. 6. Évidemment, Karl Marx le premier, dans son ouvrage Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte. En Argentine ce sont des marxistes influencés par le trotskisme qui vont parler de bonapartisme Silvio Frondizi, La realidad argentina, Buenos Aires, Praxis, 2 vol., 1955-1956 Milïades Pena, El peronismo. Selecciôn de documentos para su historia, Buenos Aires, Fichas, 1972 et Masas, caudillos y élites, Buenos Aires, Fichas, 1973- ■172- : 1. Gino Germani, Politica y sociedad en una época de transiciôn, op. cit., p. 235. 2. Né à Buenos Aires en 1929, fils aîné de l'industriel d'ori gine italienne Torcuato Di Telia dont l'industrie d'électr omécanique SIAM prospère en Argentine dans les années 1920. Ni lui ni son frère Guido n'ont voulu suivre le chemin du père après des études orientées par le désir paternel, ils obtiennent le titre d'ingénieur à l'Université de Buenos Aires, tous deux vont faire des études en Angleterre et aux ÉtatsUnis, l'aîné Torcuato par goût et vocation personnelle devient sociologue, le cadet Guido, économiste. Voir Torcuato S. Di Telia, Torcuato Di Telia. Industria y politica, Buenos Aires, Tesis, 1993 ; Jorge Schvarzer, La industria que supimos conseguir, Buenos Aires, Planeta, 1996. l'un des membres les plus intelligents du nouveau groupe de sciences sociales, doté d'une plume agile et incisive, coéditeur de plusieurs ouvrages collectifs3 et cofondateur avec son frère Guido Di Telia (ministre des Affaires étrangères du gouvernement Menem) de la Fondation Di Telia en 1958. Tout comme l'Institut de développement économique et social (IDES), qui édite la revue Desarrollo Econômico, la Fondation Di Telia (devenue Institut, puis aujourd'hui Université) jouera un rôle très important dans la recherche en sciences humaines et socia les et offrira également un refuge intel lectuel et professionnel4 pour beaucoup de chercheurs argentins après leur démis sionde l'Université en 1966. Tout comme pour Gino Germani, le point de départ de Torcuato Di Telia est le besoin d'expliquer le phénomène péroniste. En 1964, il a publié son pre mier ouvrage destiné à élucider les rela tions entre «classe ouvrière» et «système politique » 5. Pour mieux saisir la diffé rence entre fascisme et péronisme, Di Telia opte d'abord pour le terme mis en circulation par des auteurs marxistes : « bonapartisme » 6. Ensuite il trouvera : le prétendu totalitarisme des populistes. Il ne faut pas oublier que, sauf exception, la nouvelle vague des régimes militaires entendait extirper à jamais du sol national 1'« aberration populiste», entre autres ra isons parce que cette curieuse articulation politique était capable de mobiliser aussi bien à droite qu'à gauche, en brouillant ainsi les cartes d'une guerre froide qui fut particulièrement brûlante en Amérique latine. En ce sens et vu d'aujourd'hui, l'avertissement et le pronostic de Gino Germani en 1956 se sont avérés prophétiques : «Je crois fermement dans le futur, mais je crois aussi qu'il serait suicidaire de fermer les yeux devant la réalité. Au niveau politique la crise nous place devant une alternative semblable à celle qui se présente à d'autres niveaux: il existe des conditions pour que la démoc ratie des minorités du passé récent se transforme en une démocratie dans laquelle tous participent véritablement ; si nous ne réussissons pas ce pas en avant décisif, nous courrons le risque de tomber dans des tyrannies pires que celles des oligarchies du passé»1. La définition de Gino Germani de 1961 concernant les mouvements et les révo lutions national-populaires, trouvera une expression plus synthétique dans le concept de «populisme». C'est l'un de ses collaborateurs et disciples qui le met en circulation: Torcuato S. Di Telia2, professeur au Département de sociologie à l'Université de Buenos Aires et cher cheur à l'Institut de sociologie sous la direction de Gino Germani. Il s'agit de L'AMÉRIQUE LATINE comme dénominateur commun pour désigner des mouvements semblables au péronisme en Amérique latine, l'expres sion «nationalisme populaire»1. Et enfin, dans un article de 1965 intitulé «Popu lisme et réforme en Amérique latine», il estime que ce mot fédérateur peut, faute de mieux, rendre compte de «phénomèn es politiques latino-américains n'ayant pas d'équivalent dans les pays dévelop pés»2 puisque, à la différence de l'Europe, ce n'est ni le libéralisme ni l'ouvriérisme - partis ouvriers de type socialiste ou communiste - qui dirigent les processus de «réforme» politique, économique ou sociale en Amérique latine. Au contraire, dans les pays sousdéveloppés où apparemment se trouvent mûres les conditions que la théorie marxiste appellerait «révolution bour geoise», c'est un autre phénomène poli tique qui fleurit : le populisme. «C'est une variété de mouvements politiques qui, faute d'un terme plus adéquat, fut sou vent désigné par le concept aux sens multiples de populisme. Terme assez dédaigneux, par sa connotation de chose désagréable, désordonnée, brutale. Quel que chose que l'on ne trouve ni dans le socialisme ni dans le communisme, même si ces idéologies peuvent déplaire. De plus, le populisme a un ton d'impro visation et d'irresponsabilité et de par sa nature même, on suppose qu'il n'est pas : ; : 1. Torcuato Di Telia, - Ideologïas monolïticas en sistemas polïticos pluripartidistas el caso latinoamericano -, dans Argentina, sociedad de masas, op. cit., p. 272-284. Article publié d'abord en anglais, dans Actes du Xe Congrès interna tionalde sociologie, Washington, 1962. La typologie proposée alors pour le ■ nationalisme populaire • était 1) type apriste, 2) type castriste, 3) type populiste, 4) type péroniste. 2. Torucato Di Telia, • Populism and Reform in Latin Amer ica-, communication présentée dans le colloque Obstacles to Change in Latin America, Londres, février 1965, organisé par le Royal Institute of International Affairs, publié en espagnol au moins quatre fois, Desarrollo Econômico, IV (16), Buenos Aires, avril-juin 1965 ; dans F. H. Cordoso et F. Weffort (dir), America Latina. Ensayos de interpretaciôn sociolôgico-politica, op. cit., p. 290-296 dans l'ouvrage collectif Populismo y Contradicciones de Clase en Latinoamérica, op. cit., p. 38-82. Et, enfin, développé dans Torcuato Di Telia, Closes Sociales y Estructuras politicas, Buenos Aires 1974, chapitre 3 -Les formes du populisme-, p. 67-111. destiné à perdurer ... Bien que les diver ses réalités politiques que le nom désigne présentent de nombreuses différences en Amérique latine, elles ont ceci en commun : elles ont très rarement un caractère transitoire ». Pour expliquer pourquoi le «modèle européen» n'a pas fonctionné en Amér ique latine, Torcuato Di Telia considère que ce n'est pas uniquement le sousdéveloppement qui produit les formes populistes, mais «l'effet de démonstration ou d'éblouissement». Les régions pauvres de la planète sont à la périphérie des régions riches et centrales. Ces «foyers d'intensité lumineuse », États-Unis, Anglet erre, France ou Union soviétique, défor meraient le regard des élites intellectuel les des régions périphériques et empêcheraient celles-ci de trouver des réponses adéquates aux problèmes de leur pays : « Les intellectuels d'Europe ou des États-Unis n'avaient pas de nations plus avancées à imiter au 18 ou 19e siè cle, [tandis que les intellectuels latinoaméricains] ont tellement l'habitude de trouver leur aliment spirituel à l'étranger que la méthode persiste même quand il y a des réactions anti-impérialistes». Dans la définition de Torcuato Di Telia, le populisme est «un mouvement polit iqueayant un grand appui populaire, une idéologie anti- statu quo et souvent dirigé par des secteurs de classe non ouvrière». Les éléments qui composent ces mouve ments seraient: a) une élite située dans les secteurs moyens et hauts de la stra tification sociale et dotée de motivations anû- statu quo-, b) Une masse mobilisée étant le résultat d'une «révolution des aspirations » ; c) une idéologie à fort contenu émotionnel qui favorise la communication entre masse et leaders. Et Di Telia conclut que si cette idéologie est faite d'un tour de passe-passe de concepts, « ce qui compte c'est sa capacité de devenir parole sacrée, objet d'un credo, et non pas sa vulnérabilité aux ■173- DIANA QUATTROCCHI-WOISSON : 2. • La sociologia argentina en una perspectiva de veinte afios -, Desarrollo Econômico, 79 (20), octobre-décembre 1980, p. 299-327. Après cette "autocritique-, Torcuato S. Di Telia réoriente ses travaux vers des approches de plus en plus historiques et publie une excellente synthèse d'histoire argent ineen deux volumes Historia Argentina, Buenos Aires, Edi torial Troquel, 1993-1994. 3. Voir Un nationalisme de déracinés. L'Argentine pays malade de sa mémoire, op. cit., et « Historia y polïtica en la construcciôn de la memoria colectiva. Un intento de historiografïa comparada franco-argentina », Archivas del Présente, art. cité. 4. Nous suivons ici le travail de Angela Castro Gomes, • O populismo a as ciências sociais no Brasil notas sobre a trajetôria de um conceito », colloque Nacionalismo y Populismo en America Latina, op. cit. 5. Du lieu à mi-chemin entre deux villes rivales, Rio de Janeiro et Sào Paulo. Ce groupe est à l'origine de la création de l'Institut brésilien d'économie, sociologie et politique (IBESP), qui est à son tour le moteur de l'Institut supérieur d'études brésiliennes (ISEB). Angela Castro, op. cit. et C. N. Toledo, ISEB, Fabrica de Ideologias, Sào Paulo, Editora Atica, 1978. 6. Simon Schwartzman (sélection et introduction), O pensamento nacionalista e os » Cuadernos de nosso tempo », Brasilia, UnB, 1981. ■174- : 1. Cette obsession de classification dessert une approche qui gagne en force suggestive quand l'auteur s'éloigne du formalisme sociologique. Le caractère labile de sa classification en est une preuve a contrario. Ainsi la distinction en « Partis intégratifs polyclassistes, partis apristes, partis réformistes-milit aristes, partis sociaux-révolutionnaires, partis de type péroniste » des années I960 et 1970 donnera lieu dans les années 1980 à une division des ■ partis du peuple » entre • partis ouvriers syndicalistes, partis populistes de classe moyenne, partis sociaux-révolutionnaires, partis populistes ouvriers ». Enfin, sont exclus de la catégorie • partis du peuple » les ■ partis d'intégration nationale, partis militaires réformistes, partis réfor mistes de classes moyenne » voir Torcuato Di Telia, « Partidos del pueblo en America Latina. Revision teôrica y resefia de tendencias histôricas -, Desarrollo Econômico, Buenos Aires, Instituto de Desarrollo Econômico y social, janvier-mars 1983, p. 451-483. sur des études historiques précises. Le sociologue Torcuato Di Telia se livre alors à un véritable acte de foi sur les vertus empiriques de la discipline histo rique 2. Sans vouloir mettre en cause une autocritique si salutaire, rappelons encore une fois que cette sorte d'impérialisme sociologique n'était pas confronté à de véritables concurrents : la frilosité de l'historiographie argentine pour les thè mes « chauds » de l'histoire contemporaine était et reste proverbiale 3. Au Brésil, la prise en charge par les sciences sociales du populisme fut tout à fait contemporaine du processus que nous venons de décrire pour l'Argentine. Les premières formulations du concept4 ont aussi lieu au milieu des années 1950, plus particulièrement dans les réunions réalisées par un groupe d'intellectuels brésiliens, et parrainées par le ministère de l'Agriculture du dernier gouvernement de Vargas. Cette constellation intellec tuelle,liée aussi à la CEPAL, est connue au Brésil sous le nom de Grupo de Itatiaia5. Depuis 1953, ils publient une revue considérée comme le foyer de l'idéologie « nationaliste-développementiste», Cuadernos do nosso tempo^. C'est dans cette publication que paraît un arti- : critiques d'un professeur de philosophie d'Oxford». En frôlant un argument de choc de l'anti-intellectualisme populiste, Di Telia prend au sérieux le populisme et souhaite le rendre intelligible tant à Oxford qu'à Buenos Aires. Toutefois, quand Torcuato Di Telia se livre à la tentation de classifier les dif férents types de populismes, ses propos se révèlent beaucoup moins intelligibles et sa plume perd de sa séduction. Si, malgré cela, nous rappelons sa tentative - et sa tentation - c'est qu'elle a dessiné les contours d'une définition du popu lisme latino-américain qui persiste jusqu'à nos jours. Ce qui nous intéresse au-delà des classements et des sousclassements parfois arbitraires l, c'est l'effort de penser un processus politique qui touchait à l'ensemble de l'Amérique latine. Voici le mérite majeur de cette sociologie parfois schématique et réduct rice que Torcuato Di Telia a lui-même jugée lucidement à l'heure du bilan : «Cette discipline, née dans la culture occidentale avec un péché d'arrogance, qui voulait être, depuis Comte, une théo logie pour laïques, et voulait répondre socialement à la question: "d'où venonsnous et où allons-nous?"», se serait don né un programme trop ambitieux en Argentine. Si cette sociologie présente à son actif le défi majeur d'avoir tenté une explication du péronisme, elle n'a pas su - ou n'a pas pu - appuyer ses théories L'AMÉRIQUE LATINE Au risque de trop singulariser une réflexion qui est née d'une entreprise col lective, nous avons choisi de mieux expli citer les développements de Fran cisco Weffort, professeur de sciences politiques à l'Université de Säo Paulo, parce qu'il est considéré par ses propres collègues comme le plus important et le plus brillant théoricien du populisme bré silien3. Son analyse de «deux temps» du processus populiste est aujourd'hui un classique : le « temps des origines », où il décortique la nature de la révolution de 1930 et les conflits politiques qui la tirai llaient ainsi que le «deuxième temps», celui de la « République populiste » (19451964), où le Brésil expérimente la démoc ratie libérale. Dans une approche théo rique de type gramscien, Weffort élabore l'idée d'«État de compromis» pour se réfé rer à un État en équilibre instable, voul ant arbitrer entre les groupes dominants et les secteurs populaires. «Style de gou vernement et politique de masses» sont décrits comme le noyau central de ce populisme brésilien. Quant à la «mani pulation des masses par un leader cha rismatique», elle renfermerait une ambig uïté, car elle ne serait pas univoque. Ce contrôle de l'État sur les masses serait aussi une forme de prise en compte de ses demandes réelles. Weffort refuse d'utiliser le paradigme de la classe ouvrière européenne pour mesurer les choix politiques des masses brésiliennes. Comme dans le cas de Germani, l'accent est mis sur le «vécu» de ces secteurs populaires, leur sentiment de participa- 1. > Que e o Ademarismo ? -, (Qu'est-ce que l'Adémarisme?), du nom d'un politicien pauliste, Ademar de Barros, candidat à la succession présidentielle de 1955. 2. Dont quelques autres jalons repérables furent le / Congresso Brasileiro de Sociologia, réuni à Sào Paulo, en 1955 et le numéro spécial de la Revista Brasileira de Estudos Politicos d'avril I960 consacré à étudier les différences entre les partis traditionnels et les partis populistes. 3. Les Temps modernes, 257, octobre 1967. Avec la colla boration des plus éminents sociologues, économistes et poli tologues ayant travaillé depuis déjà plus de dix ans sur cette problématique Celso Furtado, Helio Jaguaribe Francisco fort, Fernando Henrique Cardoso, Florestan Fernandes, José Leite Lopes et Antonio Callado. Recueil d'articles publié ensuite en portugais sous le titre Brasil: tempos modemos, Rio de Janeiro, Editora Paz e Terra, 1968 (2e édition, 1977). 3. Avec une production ininterrompue et cohérente sur cette problématique, depuis ses deux articles pionniers, ■ Estado y masas en el Brasil -, Revista Latinoamericana de Sociologia, 1, 1965 et - Raizes sociais do populismo em Sao Paulo -, Revista Civilizaçao Brasileira, 1965. Son ouvrage majeur reste O popul ismo na politica brasileira, Rio de Janeiro, Paz et Terra, 1978. Il s'agit de sa thèse de doctorat, soutenue à l'Université de Sào Paulo en 1968, remaniée et publiée dix ans plus tard, accompagnée d'articles déjà parus en 1968, 1972 et 1973 : cle fondateur de l'interrogation brési lienne sur le populisme1, au premier semestre de 1954, et avant même le sui cide du président Vargas. L'article polé mique avec la pensée marxiste en indi quant que le populisme brésilien n'a pas nécessairement le caractère réactionnaire que ce courant lui attribue. Les ingré dients historiques et sociologiques de l'émergence du populisme seraient un prolétariat sans conscience de classe, une classe dirigeante en crise d'hégémonie, l'apparition d'un dirigeant charismatique, ayant un discours et un projet au-dessus des institutions et des partis et capable de dépasser les frontières sociales et géo graphiques. Cette réflexion sur le popul isme et sur le «cycle populiste» de la vie brésilienne2 deviendra essentielle dans les recherches en sciences sociales, en s 'alimentant des éléments fournis par le devenir politique du phénomène étu dié : la crise politique qui amena à l'inte rvention des forces armées, dans une ten tative de putsch, dramatiquement avortée par le suicide de Vargas, et les difficultés qui s'ensuivent pendant les présidences de Juscelino Kubitscheck et de Jaô Goulart - ce dernier se présentant plus rad icalement comme l'héritier de Vargas ; puis le coup d'État de 1964 qui met fin à ce «cycle populiste» inauguré par la révolution de 1930. Ces intellectuels bré siliens trouveront une tribune internatio nale à leur mesure quand Jean-Paul Sar tre demandera à Celso Furtado de préparer un numéro spécial des Temps Modernes consacré au Brésil 3. ■175- DIANA QUATTROCCHI-WOISSON tion politique et sociale et leur incorpo rationà la citoyenneté. Soulignant les aspects contradictoires du populisme, Weffort s'efforce d'en dégager une logique1. C'est dans le pro cessus de crise politique et de dévelop pement économique qu'inaugure la révo lution de 1930 que le populisme brésilien se comprend. Il exprime une double crise : celle de 1'« oligarchie libérale » et celle de la démocratisation de l'État. Si l'autoritarisme est un trait constant du populisme brésilien au-delà des régimes et des hommes censés l'incarner2, ce qui distingue véritablement ce populisme et lui donne sa complexe singularité, réside dans d'autres lieux. Si «les brusques changements d'orien tationpolitique de leaders tels que Var gas ou Janio Quadros pourraient donner l'impression que le populisme n'est rien d'autre qu'une sorte d'opportunisme essentiel de quelques leaders, une ambi tion démesurée de pouvoir, associée à une capacité quasi illimitée de manipul ation de masses », Francisco Weffort sou haite s'éloigner de cette interprétation qui ne serait que «l'expression de la per plexité des libéraux et des hommes de gauche de la classe moyenne». À la di fférence de cette petite bourgeoisie à œil lères, décriée par notre auteur, le spé cialiste des sciences sociales se doit de comprendre, de rendre intelligible, d'expliquer à sa propre société et à la communauté internationale que le popu lisme brésilien «n'est pas une aberration de l'histoire, alimentée par l'émotivité des : : 1. Nous suivons ici l'article de 1967 dont le titre fut choisi pour intituler son ouvrage de 1978 Francisco Weffort, « Le populisme dans la politique brésilienne », Les Temps Modernes, art. cité, p. 623-649. 2. ■ L'autoritarisme institutionnel • de la dictature de Vargas (1937-1945) est suivi par un «autoritarisme paternaliste ou charismatique » de la démocratie d'après guerre (1945-1964). Mais le phénomène dépasse largement la figure de Vargas. Weffort s'en explique ■ De 1945 à 1964 plusieurs leaders de renommée nationale (trois présidents et quelques gouverneurs d'État) cherchent à s'assurer l'adhésion populaire dans les centres les plus urbanisés du pays. Chacun d'entre eux a son " style ", sa politique propre, presque toujours peu explicite et son idéologie, encore moins explicite et souvent confuse». masses et l'absence de principes polit iques de leurs leaders». Où résiderait l'originalité de ce popul isme? Dans l'articulation concrète et déterminée de la manipulation des clas sespopulaires et les moyens d'expression de leurs inquiétudes. Forme d'organisat ion du pouvoir pour les groupes domin ants, le populisme serait également la principale forme d'expression politique de la montée populaire dans le processus de développement industriel et urbain : «À la fois mécanisme par lequel les grou pes dominants exerçaient leur dominat ion, et moyen de menacer potentiell ement cette domination». Si ce style de gouvernement et de comportement poli tique est essentiellement ambigu, il le doit certainement pour une part à «l'ambiguïté personnelle de politiciens divisés entre l'amour du peuple et l'amour des fonctions gouvernementale s». Mais le populisme a des racines sociales plus profondes et « retrouver son unité en tant que phénomène social et politique posé un problème à celui qui étudie la formation historique du Brésil au cours des trente dernières années». Weffort renvoie aux déclarations de Vargas de 1930 - devenues ensuite un leitmotiv d'autres gouvernements popul istes en Amérique latine - pour illustrer cette politique visant à l'incorporation des masses populaires : le devoir d'accompagner les mesures de protec tionnisme industriel par un protection nisme social 3. H en conclut que pour les masses populaires brésiliennes, la législation du travail du gétulisme, «représentera la première forme par laquelle elles verront leur citoyenneté définie ainsi que leurs droits de partici3. ■ Si notre protectionnisme favorise les industriels, le devoir s'impose également d'aider le prolétariat par des mesur esqui lui assurent un confort relatif, la stabilité, et l'aident quand il est malade ou âgé ... le peu que nous ayons en matière de législation sociale n'est pas appliqué ou n'est appli quéque très peu et sporadiquement ■ d'après Getûlio Vargas, A Nova Politica do Brasil, José Olympio editoria, Rio, 1938, p. 27. Cité par Weffort, op. cit. -176- L'AMÉRIQUE LATINE 1. Voir A Quijano, F. Weffort, Populismo, Marginalidad y Dependencia, Universidad Centroamericana, Costa Rica, 1973- rique Cardoso, semble obtenir le plus grand succès dans ce genre d'entreprise, n'oublions pas que tous deux sont issus de la même matrice intellectuelle. Et que celle-ci doit beaucoup au «cycle popul iste» de la vie brésilienne 2. Ce n'est sans doute pas un hasard si, après avoir été l'un des fondateurs du Parti des Travail leursdirigé par Lula, Francisco Weffort est aujourd'hui le ministre de la Culture du président Cardoso. O LES PARADOXES DU NATIONALISME ET DU POPULISME Une fois établies la paternité du concept et la problématique qu'il recou vre en Amérique latine, une fois reconst ituésles avatars sémantiques et les usa ges qui lui sont propres, il faut s'interroger sur sa pertinence. Pour les historiens, le concept de «populisme» peut poser des problèmes semblables à ceux que soulève celui de «totalitarisme». Il faut pourtant pouvoir nommer des phé nomènes nouveaux: «L'apparition d'un nouveau terme du lexique politique, sa propagation et son installation dans dif férentes langues ne sont pas des phéno mènes fréquents. Or nous savons ... qu'ils signalent en général des changements qui se sont produits dans l'ordre des faits eux-mêmes et dont la prise de cons cience aboutit à la création des néologismes » 3. 2. Pour un développement de cette idée voir Sergio Miceli, Intelectuais e classe dirigente no Brasil, 1920-1945, Säo Paulo, Difel, 1979 (traduction française, Les intellectuels et le pouvoir au Brésil, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l'Homme, 1981) et du même auteur Histöria das Ciências Sociais no Brasil, Vértice, Sào Paulo, 1989 Afranio Garcia, - Les intellectuels et la conscience nationale au Brésil », Actes de la Recherche en Sciences sociales, 98, juin 1993, p. 20-33; Daniel Pecaut, Entre le Peuple et la Nation. Les intellectuels et la politique au Brésil, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l'Homme, 1989 et, du même auteur, ■ Réflexions sur les relations entre les intellectuels et la politique au Brésil », Histoire comparée des intellectuels, CNRS-IHTP, op. cit. p. 209-223. 3. Krzysztof Pomian, « Totalitarisme -, Vingtième siècle Revue d'histoire, 47, juillet-septembre 1995, p. 5-6. Voir aussi le complément de cet article dans J.-P. Azéma, F. Bédarida (dir), Dictionnaire critique des années de violence 1938-1948, Paris, Flammarion, 1995. ■177- . ; pation aux affaires de l'État». Dans l'ana lyse de Weffort c'est un élément essentiel pour «comprendre le genre d'alliance qu'elles établiront avec les groupes domi nants par l'intermédiaire des leaders populistes ». Les ingrédients de «compromis» et d'« instabilité » qui donnent forme à cette caractéristique principale de la vie poli tique brésilienne, sont donc facilement repérables : équilibre instable entre les groupes dominants et incapacité de cha cun d'entre eux à assumer le contrôle des fonctions politiques. Entre la personn alisation du pouvoir, l'image - à moitié réelle et à moitié mythique - de la sou veraineté de l'État sur l'ensemble de la société et la nécessaire participation des masses populaires urbaines, se dessine un nouveau visage de l'État et une nouv elle culture dans la vie politique : « La nouvelle structure politique est de la sorte, profondément différente de la pré cédente au moins sous un aspect: elle ne constitue plus l'expression immédiate de la hiérarchie sociale et économique, elle n'est plus l'expression immédiate des intérêts d'une seule classe sociale comme l'avait été le régime oligarchique. Dans cette nouvelle structure, le chef de l'État assume la position d'arbitre et là se trouve l'une des sources de sa force per sonnelle. D'un autre côté, sa personne tend à se confondre avec l'État lui-même en tant qu'institution». Dans sa tentative de rendre intelligible le populisme brésilien, Francisco Weffort ne réalise pas uniquement une opération intellectuellement rentable. Il postule aussi un modèle à suivre pour les intel lectuels de son pays : celui de travailler politiquement - avec plus au moins de bonheur - à prendre en charge l'héritage populiste pour mieux le dépasser1. Si son collègue de la galaxie cépaline et actuel président du Brésil, Fernando Hen- DIANA QUATTROCCHI-WOISSON Nous n'essayerons pas de nous démar querd'une tradition académique qui s'est déjà largement imposée en Amérique latine et ailleurs. Nous ne souhaitons pas davantage renier les efforts des sociolo gues et politologues dans ce qui fut un temps fort d'introspection latinoaméricaine et latino- américaniste : même si les expériences populistes présentent de nombreuses particularités dans cha cun des pays concernés, le terme «popul isme» nous semble utile et opératoire pour parler de l'histoire latino-américaine du 20e siècle. Le cadre chronologique des phénomèn es populistes latino-américains est fac ilement repérable. La toile de fond est bien évidemment la crise du modèle libé ralqui avait réussi à s'imposer dans pres que tous les pays du continent à la fin du 19e siècle. À partir de la première guerre mondiale, dans un contexte inter national de crise et d'affrontements, la situation périphérique et subordonnée des pays latino-américains commence à apparaître avec évidence. C'est à ce moment-là que différents courants d'opi nion vont élaborer un système de pensée défensif, caractérisé par un nationalisme exacerbé et souvent archaïque, dont le résultat paradoxal sera un profond renou vellement de la culture politique dans chaque pays et dont l'influence restera sensible jusqu'à nos jours. La question nationaliste ouverte au début du siècle va s'intensifier au fur et à mesure des grandes crises internatio nales de l'entre-deux-guerres. La pre mière guerre mondiale détruit la croyance dans le progrès indéfini. Les yeux se détournent du phare de la civi lisation européenne pour commencer à regarder en face une réalité latinoaméricaine plus proche et plus affl igeante. Cette prise de conscience tou rmentée ne fera que grandir avec la crise économique de 1929 - qui révèle la fra gilité des économies latino-américaines, liées au marché mondial par leur rôle unique de fournisseur de matières pre mières — puis, avec la deuxième guerre mondiale. Après 1930, ce nationalisme deviendra de plus en plus agressif et il sera accusé d'imiter les mouvements fas cistes européens. Sur ce continent «extrav erti», la prise en compte des facteurs politiques externes - la Révolution bol chevique, le fascisme et le nazisme - est donc indispensable à toute étude sur le nationalisme et le populisme latinoaméricains. À la condition d'ajouter que l'influence externe ne s'exerce pas dans le sens d'une copie conforme de l'origi nal. C'est presque une banalité que de dire que l'Amérique latine apparaît comme un territoire privilégié d'observation pour ce qui est de l'application des modèles poli tiques et culturels européens. Les élites latino-américaines ont toujours trouvé en Europe — et parfois aux États-Unis — des exemples et des antécédents ; elles ont toujours eu comme référence cet «Occi dent» si idéalisé et si désiré. À tel point que toutes les formes d'organisation poli tique, économique, éducative, sociale et syndicale latino-américaines ont trouvé un modèle ou une source d'inspiration dans ces équivalents européens ou nordaméricains. Ce fut généralement dans le répertoire des discours et des pratiques élaborés ailleurs que l'on est allé cher cher les solutions censées répondre au problème de la construction nationale en Amérique latine. Les avatars du positi visme, du libéralisme ou du marxisme ne sont que les exemples les plus connus de ces emprunts. Chaque transformation d'importance dans les pays centraux se répercute dans les réalités latinoaméricaines, réalités extraverties et vul nérables où l'identité nationale reste pro blématique. Or, l'application sur place de ces fo rmules ou recettes provoqua presque tou jours un résultat différent, engendra de ■178- L'AMÉRIQUE LATINE : véritables phénomènes de réfraction poli cle, et qui modela d'un extrême à l'autre tique, économique, sociale et culturelle. du sous-continent une nouvelle culture Cette commune différence, ce décalage politique dont le trait le plus visible est entre le désir énoncé et le résultat l'émergence d'un discours radical inter obtenu, donne forme et unité à cet agglo pellant le «peuple»3, force est de const mérat historique nommé Amérique latine. ater la variété de ces processus. Il serait Pour le formuler autrement, dans la réal aussi insensé de vouloir faire l'économie ité latino-américaine si obstinée et si ina des leaders qui ont laissé le sceau de chevée, les idées changent souvent de leur nom à des périodes fondamentales signe quand elles traversent l'Atlantique. de chaque histoire nationale. Des leaders C'est à cause de ce changement de signe ovationnés, aimés, loués jusqu'au et de direction que nous parlons des paroxysme par des milliers, voire des mil modèles mis à l'épreuve en Amérique lions de leurs compatriotes. La plupart latine. Le populisme en est un cas exemp d'entre eux ont été les constructeurs de laire parce qu'il est une récusation radi nouvelles forces politiques, ils ont, au cale du modèle libéral, qui n'arrive pour gré des conjonctures, bénéficié tantôt de autant ni à s'identifier ni à se réduire l'appui, tantôt de l'opposition des aux modèles fascistes ou communistes. communistes ou des fascistes locaux. Certains - la plupart - ont réussi à En Amérique latine il y eut aussi un «esprit des années 1930 »1, produit d'une s'emparer du pouvoir par la voie élec période d'internationalisation aiguë des torale ou par la force, ils ont été pro phénomènes économiques et politiques: clamés présidents constitutionnels plu plus l'internationalisation des conflits sera sieurs fois de suite, ont réformé les forte, plus l'entêtement dans les réponses constitutions et entrepris des nationalisa nationales sera marqué. Si les anticon tions bruyantes de biens et de services formistes latino-américains, comme leurs (pétrole, chemins de fer, gaz, électricité) homologues européens, combinaient et, même généraux ou colonels, ils se l'esprit antimoderne et la critique furieuse sont presque toujours fait évincer par des de l'ordre établi et se plaçaient eux aussi coups d'État militaires : l'Argentin dans la situation paradoxale des «moder- Juan Domingo Peron (1895-1974), le nisateurs d'esprit antimoderne»2, les Brésilien Getûlio Vargas (18S3-1954), le résultats de leurs actions ne seraient pas Bolivien Victor Paz Estenssoro (1907), les mêmes qu'en Europe. l'Équatorien José Maria Velasco Ibarra La crise du modèle libéral et les essais (1893-1979), le Guatémaltèque Jacobo Arbenz (1913-1971), le Chilien Carlos Ibâfrustrés d'intégration des couches popul aires à travers le suffrage universel sus nez del Campo (1877-1960), le Vénézuél citeront dans la quasi-totalité des pays ien Rômulo Betancourt (1908-1981). du sous-continent des expériences poli Quant au Mexicain Lâzaro Cârdenas tiques originales fortement marquées du (1895-1970), président durant une seule nom de leurs principaux dirigeants. Si période (d'après une inamovible loi nous acceptons de désigner par le terme mexicaine issue d'une Révolution qui avait commencé par exiger la non-réé*populisme un phénomène d'ensemble que connut l'Amérique latine du 20e 3. Le premier auteur à attirer l'attention sur les nouveautés 1. Voir J.-L. Loubet del Bayle, Les non-conformistes des discursives du péronisme fut l'Argentin Ernesto Laclau, dans années 30. Une tentative de renouvellement de la pensée poli un ouvrage très important mais dont les prétentions théoriques généralisantes obscurcissent l'originalité et l'apport voir Politique française, Paris, Le Seuil, 19692. D'après la belle formule de M. Simard dans «Intellectuels, tics and Ideology in Marxist Theory. Capitalism. Fascism. Popul fascisme et antimodernité dans la France des années 1930-, ism. Londres, Verso édition 1977 (traduction espagnole, Vingtième siècle. Revue d'histoire, 18, avril-juin 1988, p. 55-75. Madrid, Siglo XXI, 1978, 2e édition anglaise 1979). ■179- DIANA QUATTROCCHI-WOISSON lection de Porfirio Dïaz), il est souvent présenté comme le modèle le plus démoc ratique et le plus radicalise du popu lisme latino-américain. D'autres dir igeants populistes n'ont jamais accédé à la présidence, soit parce qu'ils ont été privés plusieurs fois de leurs victoires électorales par des méthodes pour le moins douteuses, comme le Péruvien Vic tor Raûl Haya de la Torre (1895-1979), soit parce que leur assassinat est venu tronquer un parcours politique plein de promesses, comme le Colombien Jorge Eliécer Gaitân (1898-1948) ou le Nicaraguayen Augusto César Sandino (1895-1934). Hormis de spectaculaires mais peu nombreuses tragédies l, tous ces dirigeants ont vécu longtemps, quoi que leur mort survienne sans qu'ils aient désigné d'héritier politique2. Enfin, dans tous les pays de l'Amérique latine, le populisme ne se décline qu'au masculin, avec une exception de taille, celle d'Eva Duarte de Perön (1919-1952), dont la réputation nationale et internationale fut à la hauteur de son rôle politique, de sa personnalité, de son ambition3. . : : 1. Celle de Getûlio Vargas qui, face à une tentative de putsch militaire, refuse d'abandonner le pouvoir et se suicide - «Je meurs pour entrer dans l'histoire- -; celle de Gaitân qui meurt assassiné dans les rues de Bogota et celle de Sandino, mort également assassiné lors d'une résistance achar néecontre l'occupation nord-américaine. Certains auteurs ajoutent au « panthéon populiste » une autre figure politique le militaire péruvien Luis Miguel Sanchez Cerro (1894-1933), président de la République de 1930 à 1933, mort assassiné, voir Steve Stein, Populism in Peru, University of Wisconsin Press, 1980. 2. Quant au Cubain Fidel Castro (1927), certaines interpré tations parlent d'une première phase populiste de la Révol ution cubaine avant que, «par l'aveuglement des États-Unis», ses dirigeants ne furent ■ obligés de se jeter dans les bras de l'URSS et d'adopter l'idéologie marxiste ». Nous avons vu qu'aujourd'hui Fidel Castro est perçu comme le dernier des populistes par ses confrères du Chili et de l'Argentine. 3. La célébrité d'Evita est aujourd'hui de retour, la littérature et le cinéma se sont emparés d'elle. En 1995, deux romans (Tomâs Eloy Martinez et Abel Posse) et une biographie (Alicia Dujovne Ortiz). En 1996, deux films Evita d'Alan Parker avec l'ineffable Madonna et la contre-version argentine Eva Perön du réalisateur Carlos Desanzo, avec l'excellente actrice Esther Goris. Pour les férus d'histoire, et de la bonne histoire, nous renvoyons à Marysa Navarro, Evita, Buenos Aires, Corregidor, 1981 (2e édition, Buenos Aires, Planeta, 1994) et à Julie M. Taylor, Evita Perôn The Myths of a Woman, Basil Blackwell-Oxford, Pavillon Series of Social Antrhopology, 1980. Tous ces leaders charismatiques ont été les artisans d'un style de domination et d'action politique sui generis dont l'Amé rique latine fut le berceau. Ils ont été des créateurs d'idéologie, même si celleci fut un «bric-à-brac» de toutes les idéo logies disponibles. Ils sont devenus le fer de lance d'une culture politique qui cherchait à intégrer les secteurs populair es et leurs syndicats dans un nouvel ordre politique et social, par le biais d'une action volontariste de l'État. Les affirmations populistes se déclarant en rupture totale avec l'oligarchie du passé et avec l'impérialisme ont été prises très au sérieux par leurs partisans. Quant aux opposants, issus du socialisme ou du communisme, ils ont insisté sur la col laboration de classe proposée par les for mules politiques populistes, sur la subor dination ou l'absence d'autonomie des organisations ouvrières. Ils ont dénoncé le rôle de «vaccin contre la révolution» que joueraient dans de tels régimes les politiques de protection sociale et la rhé torique populaire. Des courants marxistes ont condamné ces mouvements en n'y voyant que l'expression du retard idéo logique et politique des masses latinoaméricaines. Des opposants issus de cou rants libéraux ont mis l'accent sur la manipulation des masses, ils ont dénoncé la démagogie, la répression des advers aires et les restrictions de la liberté de presse. Les défenseurs du statu quo anté rieur ont accusé les dirigeants populistes de mettre le feu aux poudres, en mobil isant des couches défavorisées qu'ils finissaient par ne plus pouvoir contrôler. Nous avons préféré mettre l'accent sur les rôles contradictoires que ces régimes et ces mouvements ont joué. Ils font appel à la mobilisation des «classes dangereus es» et tentent de garantir par ce moyen même le maintien d'un modèle de domin ation. Se substituant à des modalités pas sives et traditionnelles d'obtention du consentement des subordonnés, ils ne ■180- L'AMÉRIQUE LATINE : : ; 2. Dans la production française il serait injuste d'oublier sous prétexte de nouveauté quelques grands classiques d'his toriens et de sociologues François Bourricaud, Pouvoir et société dans le Pérou contemporain, Paris, Armand Colin, 1967; Jean Meyer, La Révolution mexicaine, 1910-1940, Paris, Calmann-Lévy, 1972 Georges Béarn (pseudonyme du regretté Guy Bourde), La décade péroniste, Paris, Gallimard-Julliard, coll. -Archives», 1976 ; Daniel Pécaut, L'ordre et la violence. Évolution socio-politique de la Colombie entre 1930 et 1953, Paris, EHESS, 1987. -181- : 1. C'est dans cette perspective que nous avons travaillé lors du colloque Nacionalismo y Populisme/ en America Latina. Nous renvoyons tout particulièrement aux communications de Noemï Girbal de Blacha, • Mitos y realidades del nacionalismo econômico peronista » ; Donnna J. Guy, « Rupturas y continu idades en el papel de la mujer, la infancia y la familia durante la década peronista » ; Ferran Gallego, > La invenciôn de una tradiciôn revolucionaria. Memoria y realidad en la formaciôn del movimiento nacionalista revolucionario de Boli via, 1935-1952 • Karen Sanders, -El Apra un simulacro de la naciôn peruana •> ; Paulo Vizentini, • Nacionalismo nas relaçoes internacionais A politica externa de Vargas para America Latina et a Argentina de Perôn -, dans Xf Congrès interna tionald'AHILA, op. cit. l'avant qu'en prenant en charge les pro blèmes des couches sociales les plus défavorisées. Le résultat fut une très grande politisation et une très grande mobilisation de « ceux d'en bas » : princ ipalement les ouvriers, les paysans et leurs organisations respectives. L'intégration à l'État, par des mécanismes qui limitaient l'autonomie syndicale, se payait d'une présence plus forte et plus tangible sur la scène nationale. Peu soucieux et peu respectueux des libertés individuelles, les populistes ont postulé une «vraie démoc ratie », celle du suffrage non truqué, celle de la «justice sociale». Enfin, ils se sont considérés comme les véritables créateurs d'une liberté politique et sociale que le libéralisme latino-américain aurait été incapable de mettre en œuvre. Le nationalisme populiste latinoaméricain, on le voit bien, a un double visage et une double source d'inspira tion ; il est traversé autant par la « gauche » que par la «droite». Tel fut, dans notre interprétation, le rôle ambigu du natio nalisme et du populisme en Amérique latine : celui d'être tout à la fois mobili sateur, étatisant, intégrateur, politisant, archaïque et moderne, autoritaire et démocratisant. Du point de vue historiographique, ce n'est qu'après la vague de démocratisat ion des années 1980 qu'une nouvelle production voit le jour, marquée par les dernières expériences autoritaires que l'Amérique latine a connues, et élaborée parfois au gré des exils en Europe et aux États-Unis2. Après tant de théorisations sociologiques et politologiques, l'étude du populisme se voit revivifiée ; pratiquent pas l'exclusion brutale mais ne reposent pas pour autant sur les méca nismes intériorisés et volontaires des démocraties libérales. En appelant à l'unité nationale, ils déclarent la guerre civile à leurs ennemis politiques. Face à la liberté de presse et aux garanties indi viduelles réclamées par l'opposition, ils allèguent la justice sociale : le droit au travail, à la santé, au logement et à la parole pour les plus démunis. Les expé riences gouvernementales populistes ont utilisé l'arsenal nationaliste et leurs dir igeants se sont proclamés les champions de l'anti- impérialisme. Ces expériences historiques ont produit des changements considérables dans la vie de tous les jours et, puisqu'elles ont été étroitement liées au seul Welfare State que l'Amérique latine ait connu, elles ont laissé des traces durables dans la mémoire collective, des traces si mythiques et chargées de sou venirs émotionnels, que toute étude de cas se doit de les intégrer1. Plus important encore, le nationalisme populiste apparaît étroitement lié au thème de l'intégration des masses dans l'espace national et donc à ce que nous pourrions appeler la «question démocrat ique».Même l'expérience la plus radi cale au niveau continental comme la «Révolution mexicaine» trouve ses origi nesdans un thème démocratique. L'exacerbation nationaliste dans certains sec teurs de l'élite latino-américaine sera soumise à une alternative paradoxale : leur programme ne pouvait aller de DIANA QUATTROCCHI-WOISSON par le climat qu'apporte la fin de la guerre froide. Ce retour à l'histoire est bénéfique 1, même si les historiens éprou ventplus de difficultés que d'autres col lègues des sciences sociales à extraire les caractéristiques communes des diffé rents populismes, évoqués tour à tour, parfois plus juxtaposés que comparés 2. Il reste symptomatique qu'à l'heure actuelle, la récusation des programmes économiques d'ajustement dits «néo libéraux», se fasse au nom de la défense des acquis de la période dorée des rég imes populistes. Comme si la recherche de nouvelles alternatives politiques en Amérique latine se voyait dans l'obliga- : ; ; ; : tion de prendre en compte le meilleur de chaque tradition politique qu'elle ait connue. Et dans cette mise en perspect ive historique le populisme apparaît comme ayant des traits positifs d'inté gration sociale et nationale. Avec ce pragmatisme ironique qui le caractérisait, Perôn l'avait déjà entrevu, quand il disait, évoquant l'acceptation majoritaire de son retour au pouvoir en 1973, après dix-huit ans de proscription et d'exil : «Ce n'est pas que nous n'ayons pas été mauvais, mais ceux qui nous ont succédé ont été pires»3. Le style politique populiste fut si mar quant dans l'Amérique latine du 20e siè cle que, après la fin des dictatures mili taires et la vague tumultueuse de 1. Lila Caimari, « Eglise et pouvoir politique dans une démoc démocratisation, certains des program ratie de masse la place du catholicisme dans l'expérience mes de réajustement économique n'ont péroniste », thèse de Doctorat, Institut d'études politiques, Paris, 1992 (publiée en espagnol, Buenos Aires, Ariel, 1995) ; pu être menés à bon terme que par des Ferran Gallego Bolivia, genesis de una revoluciôn, thèse de figures se présentant comme les héritiers Doctorat, Universidad Autônoma de Barcelona, 1990, publiée en deux volumes, PPU, Barcelona, 1991-1992 et plus récem des «pères fondateurs». Dans cette fin ment, Jean-Pierre Lavaud, L'instabilité politique de l'Amérique de siècle, la grande pauvreté linguistique latine: Le cas de la Bolivie, Paris, L'Harmattan/IHEAL, 1991, plus particulièrement le chapitre 1, >E1 movimiento », p. 29conduit à faire appel au déjà vu pour 72 ; Jean Grugel, ■ Populism and the Political Sistem in Chile, désigner les phénomènes nouveaux : Ibanismo, (1952-1958)», Bulletin of Latin American Research, 1 1 (2), 1992 Carlos Floria, » El nacionalismo como cuestiôn post-communiste, néo- libéral, post transnacional. Anâlisis politico del nacionalismo en la Argent moderne, néo-populiste. Les préfixes inacontemporânea », Latin American Program Working Paper Series, 20, The Woodrow Wilson Center, Washington, 1994; sont à la mode parce que nous ne savons Luis Ricardo Dâvila, L'imaginaire politique vénézuélien, Paris, pas encore identifier ce que cet avantL'Harmattan, 1994, (Ie édition en espagnol, 1992, Caracas, goût de 21e siècle a d'ores et déjà de avec une préface d'Ernesto Laclau) ; Angela de Castro Gomes, A invençao do trabalhismo, 2e édition, Rio de Janeiro, Relumedistinct. Tout en insistant sur la spécificité Dumarâ, 1994 Historia e historiadores, Rio de Janeiro, Editora historique du populisme en Amérique Fundaçao Getulio Vargas, 1996 ; Mariano Plotkin, > Politics of Consensus in Perônist Argentina (1943-1955)«, thèse de Doct latine et en soulignant que son âge d'or orat, University of California, Berkeley, 1992 (publiée en espa a des limites chronologiques repérables, gnol, Argentine, 1995) Carlos de la Torre, La Seducciôn Velasquista, Quito, Flacso-Libri Mundi, 1993 ; Isidoro J. Ruiz nous nous garderons bien d'affirmer qu'il Moreno, Como cayô Perôn, Buenos Aires, Emecé, 2 vol. 1994; s'agit d'un phénomène mort et enterré. Adolfo Gilly, El cardenismo, una Utopia mexicana, Cal y Arena, 1994; Christian Delfour, «L'invention nationaliste en Bolivie", Dans la mesure où le populisme a laissé thèse de Doctorat, Université Paris III-IHEAL, 1995. Au niveau des traces durables dans la mémoire col des sources, le grand événement fut la publication du journal lective et dans la culture politique de la que Getûlio Vargas tint jour après jour de 1930 à 1942, Getulio Vargas. Diario, Rio de Janeiro, Siciliano/FGV, 1995, 2 vol. région, il peut refaire surface, à tout 2. L'effort de comparaison le plus heureux jusqu'à présent revient à l'historien espagnol José Alvarez Junco de l'Univermoment. Mais plus probablement, ces sidad Complutense, voir Populismo, caudillaje y discurso demaapparents retours en arrière, dont l'hisgôgico, Centro de Investigaciones Sociolôgicas, Madrid, 1987, et « El populismo como problema » dans José Alvavez Junco, Ricardo Gonzalez Leandri, El populismo en Espana y America, 3. - No es que nosotros no hayamos sido malos, es que los Madrid, Editorial Catriel, 1994. Ouvrage par ailleurs fort utile que nos sucedieron fueron peores». Aux élections démocrati pour la présentation de quelques cas nationaux le Brésil, ques de septembre 1973, Perôn obtient 63 % des voix en l'Argentine, le Chili, l'Equateur, le Pérou et la Bolivie. Très pertinent aussi l'article de Carlos de la Torre « Los signifïcados dépassant ses meilleurs scores historiques des années 1940 et 1950. ambiguos de los populismos latinoamericanos », art. cité, p. 39-60. -182- L'AMÉRIQUE LATINE toire est si souvent prodigue, nous cachent de grandes innovations politi. , , . ques et sociales que, dans un premier temps, nous ne saurons pas nommer. □ Chargée de recherches au CNRS, Diana Quattrocchiwbisson est une de nos meilleures spécialistes del'histoire de l'Amérique latine, en particulier del'Argentine EUe a pubUé Un nationalisme de déracinés. L'Argentine pays malade de sa mémoire (Éditions du CNRS, 1992). ■183-