Le Cadran lunaire à Mâcon
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Le Cadran lunaire à Mâcon
Bourgogne Hommage Librairie n'aurait pas aimé les entendre, car il avait horreur des hommages, et quand un article élogieux ou un livre sortait sur son œuvre, sa pensée était invariablement : « On écrit trop de choses sur moi, ça n'en vaut pas la peine ». Le Cadran lunaire à Mâcon Que diriez-vous à ceux qui n'ont pas encore lu Maurice Blanchot, et en particulier aux jeunes lecteurs ? D'abord de ne pas croire ce que disent leurs aînés. Blanchot n'est pas obscur. Il y a même une forme de transparence propre à Blanchot. Il faut se laisser étonner, comme lors d'un voyage dans un pays inconnu. Avec cette ouverture, chacun retrouvera par la lecture une parole tellement intime que, parfois, il aura le sentiment de pouvoir se l'approprier. Avec Blanchot, on est sans cesse balancé entre la plus grande étrangeté et la plus grande intimité. A ceux qui s'intéressent aux rapports énigmatiques entre « réel » et « fiction », je dirais de commencer par L'Arrêt de mort puis de lire les tous derniers récits : La Folie du jour et L’Instant de ma mort. A ceux qu'inquiètent les événements récents liés à la guerre, sachant que le XXe siècle fut celui des guerres et de la Shoah, je dirais de lire L'Ecriture du désastre. A ceux qui s'interrogent sur ce qu'il y a de plus élevé dans les relations humaines, j'indiquerais ce livre : L'Amitié. Enfin, à ceux qui veulent connaître l'un des critiques majeurs de notre époque, je dirais : lisez L'Espace littéraire. Pour ma part, je vais publier à la fin de cette année, chez Virgile, un récit intitulé : Maurice Blanchot, premier témoin. Comment résumer, selon vous, l'activité considérable de Blanchot en quelques mots, si cela est possible ? Oui cela est possible, c'est son ami Robert Antelme, l'ancien déporté, l'auteur de L'Espèce humaine (l'un des plus grands livres du XXe siècle) qui l'a fait le mieux : « L'écriture de Maurice Blanchot porte, est portée par le silence de l'humanité muette, elle en est le cœur qui bat : nous sommes là, tous dans le récit, dévoilés-secrets, fuyants, immobiles, vertigineux, dans cette cérémonie de la présence de l'un à l'autre, dans le quotidien toujours final, tous, inspirés, ivres, en détresse, portés plus haut comme à la mort, ou courbés, chacun tourné vers un autre, dans un inépuisable respect, parlés, lus, inséparables personnes, ultimes nouvelles, sublimes personnes dans la métamorphose impossible : notre beauté. » Propos recueillis par Marie Berne 20 côté livre Livres cités dans l’entretien • La Folie du jour, Gallimard, 2002 • Une voix venue d’ailleurs, sur les poèmes de Louis-René des Forêts, Ulysse fin de siècle, 1992, réédition Virgile, 2001 • L’Amitié, Gallimard, 1995 • L’Instant de ma mort, Fata Morgana, 1994 • L'Arrêt de mort, Gallimard, 1987 (L'Imaginaire, 15) • L’Ecriture du désastre, Gallimard, 1980 Jean-Marc Brunier, un libraire indépendant C’est à Mâcon, dans la vieille ville, dans une petite rue autrefois Livres disponibles en format de poche chez Gallimard • Une voix venue d'ailleurs, 2002 (Folio essais, 413) • L'Attente l'oubli, 2000 (L'Imaginaire, 420) • Thomas l'obscur, 1999 (L'Imaginaire, 272) • De Kafka à Kafka, 1994 (Folio essais, 245) • Au moment voulu, 1993 (L'Imaginaire, 288) • Celui qui ne m'accompagnait pas, 1993 (L'Imaginaire, 300) • Le Dernier homme,1992 (L'Imaginaire, 283) • Le Très-Haut, 1988 (L'Imaginaire, 203) • L'Espace littéraire, 1988 (Folio essais, 89) • Le Livre à venir, 1986 (Folio essais, 48) mal famée, une petite boutique à la façade en bois, peinte en jaune. On y va exprès ; on n’y entre pas entraîné dans le sillon des caddies bourrés des provisions de la semaine ; on y entre parce que, dans la vitrine, un petit gâteau de papier nous fait subitement saliver… 21 juin 2003 - n° 25 Bourgogne côté livre Librairie Faire vivre et vivre d’une librairie dans une petite ville n’est pas facile, mais Jean-Marc est à la fois un rêveur et un militant, deux qualités qui, alliées, tracent le chemin de qui veut avancer. Il rêve et il milite pour une société qui privilégierait les relations humaines plutôt que les seuls rapports marchands, une société où circulerait la parole, où se partageraient les idées, les émotions, les espoirs, où Monsieur Marché ne ferait pas régner sa loi sur ce qui est le droit de chacun d’entre nous : le droit à la culture, à la lecture, à la littérature, la vraie, celle qui rend plus libre et plus humain. Voilà comment quand on aime les livres et les gens, quand on veut vivre de ce qu’on aime, quand on veut être responsable et libre de ses choix, on devient un jour libraire indépendant. Libraire indépendant ? un pléonasme pour ceux qui comme moi n’ont jamais pu appeler « librairie » ces hauts lieux de la consommation qui alignent les livres comme des boîtes de petits pois et qui font leurs promos en tête de gondole avec ce qu’ils appellent « les meilleures ventes » du mois ou, comme tout va si vite, de la semaine ! Pour Jean-Marc en tout cas, un libraire indépendant, c’est une espèce en voix de disparition ! Mais ils sont encore, rappelle-t-il, quelques irréductibles à lutter contre l’invasion du tout économique ; ils se sont rassemblés en créant en 1997 le groupement Initiales, une trentaine de librairies sur la France qui défendent les livres et leur métier et qui, comme Jean-Marc à Mâcon, œuvrent pour que leur librairie soit un lieu de découverte, de rencontre, d’échange. On dit « mon » libraire comme on dit « mon » dentiste, ou « mon » garagiste… On sait bien qu’il est « mon » libraire de beaucoup d’autres, mais on sait aussi que personne ne sait mieux que lui ce qui nous fait vibrer, rêver, penser… J’ai des relations intimes avec mes clients, dit Jean-Marc en souriant, on dévoile beaucoup de soi en parlant de livres… Donc « mon » libraire, qui est aussi le vôtre, me laisse, selon mon humeur, traîner dans les allées (étroites), entre les rayonnages, la grande table au milieu, les petites dans les coins, fouiller, toucher, sentir, ouvrir les livres, me renseigner… Et puis il parle, il s’enflamme (ne le branchez pas sur Nancy Huston, ni sur Richard Millet si vous avez un rendez-vous important dans la demiheure qui suit !), il assume le fait que ses choix et ses conseils de lecture soient complètement subjectifs ; il assume, comme il le dit, ses coups de cœur et ses erreurs ! Jean-Marc Brunier ne célèbre pas que la valeur fantasmatique du livre (liberté, évasion, rencontre, etc.), il n’en nie pas la valeur marchande, il n’occulte pas les nécessités économiques de son commerce, il essaie simplement de faire que la relation marchande ne lamine pas la relation humaine et qu’elle soit honnête. Les livres que je conseille et que je vends, dit-il, sont des bons « produits », parce que ce sont des univers, des écritures… Il précise que, s’il fait peu de ventes dites d’actualité, il fait jusqu’à 70 % de ses ventes sur conseil. Il faut savoir aussi faire des ponts, ajoute-t-il, on peut suggérer à quelqu’un qui aime les romans du terroir qu’il y a d’autres terroirs que bourguignons et lui vendre un roman de Berberova… Et puis Jean-Marc se fait pédagogue. Il rappelle, tout le monde ne le sait pas, que ce n’est pas lui qui fixe le prix du livre, qu’il achète les livres avant de les revendre ; il fait un schéma pour faire comprendre le taux de rotation, le système de facturation… Il explique la chaîne du livre, le travail avec les représentants (ces intermédiaires importants qui deviennent souvent presque des amis), l’importance des relations avec les éditeurs, avec les bibliothèques… Un libraire indépendant, c’est un homme orchestre : Jean-Marc est manutentionnaire (les livres, ça arrive par carton, ça se déballe, ça se met en rayon avant de se donner à lire), pseudo-intellectuel (c’est lui qui le dit !), gestionnaire, psychologue, pédagogue, et pas qu’avec ses clients puisqu’il a formé, avant de l’embaucher, Aurélie, qui travaille avec lui et qui s’occupe plus spécifiquement du rayon jeunesse. Il organise et anime aussi des rencontres avec des auteurs et des éditeurs (dans la librairie, à l’étage aménagé, ou dans les bibliothèques, ou même dans des villages, du Clunysois par exemple, bref partout où des lecteurs le sollicitent). Même s’il est inquiet pour l’avenir – la surproduction qui raccourcit toujours plus la vie d’un livre et qui inonde le marché de livres qui n’ont rien à voir avec la littérature, la concentration des éditeurs et des librairies, le désintérêt qui lui semble s’accroître pour le culturel en général – Jean-Marc Brunier ne désespère pas : il y a des textes, des auteurs, des éditeurs à défendre ; il y a des lecteurs curieux, affamés – des qui mangent de tout, dit-il – des qui grignotent, des qui se privent en fin de mois ; il y a cette circulation du désir et de la jouissance d’écrire et de lire qui passe par ce lieu de rencontre qu’est une vraie librairie. « Un libraire indépendant, c’est un homme orchestre » Le Cadran lunaire… L’enseigne à l’ancienne. doigts et font pâlir soudain les fleurs artifiOn ne sait pas forcément que le nom de cette cielles qui font rage pour les fêtes et qui n’ont librairie fait référence au titre d’un recueil d’autre odeur que celle de l’argent. Et au fond de la serre, dans un recoin douillet, il y a des d’André-Pieyre de Mandiargues, on n’a même petits pots, vernissés, colorés, qu’on achète aux jamais lu A.-P. de Mandiargues, on se dit qu’il enfants et qu’on garde, parfois, pour l’enfant faudra le faire… Le Cadran lunaire… un goût caché au fond de nous... d’étrangeté, un parfum d’herbes magiques Bref, MON libraire à moi, il a la main verte. Il a cueillies à la pleine lune dans un jardin secret… toutes les graines des promesses à venir. Il a On pousse la porte. tous les bourgeons des promesses à tenir... Il a En fait de jardin, il s’agit plutôt d’une serre, une mes préférés, et s’il ne les a pas, il saura les serre chaude, lumineuse et encombrée ! Pensez : trouver : petits cactus en fleur, miracles du 80 m2 et presque 20 000 espèces, 20 000 titres, il faudrait dire. Mais mon goût – excessif, je sais désert arpenté par Jabès, peupliers ondulants, « jour de pluie et marée – pour la métaphore l’emporte, et je m’emporte : il haute », dans le cœur de y a là les fines fleurs de la Carver, une Rose jaune fanée, Faire vivre et vivre mythique et dérisoire au chepensée, les pousses les plus tendres et les bois les d’une librairie dans une vet de Borges, ronciers désespérés qui poussent chez plus durs dont sont faits Michaux « contre le barbelé les poèmes ; il y a des petite ville n’est pas broussailles intimes où se d’aujourd’hui, l’écartelé de demain », ou encore ces fraye notre regard, des jardins intérieurs où nos facile, mais Jean-Marc est fleurs d’encre qui « épousent le silence » du chant de mots prennent racines, à la fois un rêveur et un Guillevic ou de la voix de des Fleurs du mal et des Arbres à soleil, des bonBlanchot ; il a même les militant orties cultivées rageusement saïs décharnés par trop au jardin de Perros… d’intelligence, de l’Herbe rouge, des roses bucoliques et d’autres ensanLe Cadran lunaire existe à Mâcon depuis 1977. glantées ; il y a des plants d’Histoire et de petites histoires, des plantes mythiques et C’est en novembre 1995 que Jean-Marc Brunier en reprend l’exploitation. Originaire de d’autres inconnues ; il y a les annuelles, les de la région, il fait ses classes dans la librairie à saison, les éphémères ; il y a les vivaces ; il y a celles du terroir et d’autres exotiques ; il y a des Lyon et travaillera pendant une dizaine d’années dans trois grandes librairies lyonnaises. herbes sauvages, égarées, qui parfument les « » 22 Marie Motay Marie Motay est écrivain. Elle anime régulièrement des ateliers d’écriture. Derniers livres publiés : Des morts radieux, Nykta, 2002 (Collection Petite nuit), Aujourd’hui, je vois rouge, La Renarde Rouge, 2002 23 juin 2003 - n° 25