ANATOMIE D`UN FILM-CULTE Thierry LHERMITTE

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ANATOMIE D`UN FILM-CULTE Thierry LHERMITTE
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ANATOMIE D’UN FILM-CULTE
par
Thierry LHERMITTE
Comédien
Cofondateur de la troupe du Splendid
créatrice des Bronzés et du Père Noël est une ordure
Séance du 10 février 2009
Compte rendu rédigé par Sophie Jacolin
En bref
Dans les années 1970, six inconnus montent la troupe du
Splendid. Ensemble, ils créent des pièces et des films dont
l’audience est telle, au fil des ans, que certains sont considérés
comme des “films-culte”. Quels ingrédients ont fait du Père
Noël est une ordure notamment un film aussi apprécié, au plus
grand étonnement de ses auteurs ? Par quelle alchimie la troupe
est-elle parvenue à toujours écrire collectivement, sans jamais
désigner de chef de file ? L’expérience du Splendid montre
combien la dynamique de groupe peut être subtile et fragile :
c’est un équilibre délicat entre l’ordre et le désordre, la liberté et
la discipline. Toutefois, nous dit Thierry Lhermitte, les ressorts
de la création et du succès restent éminemment mystérieux,
même pour les créateurs.
1
pour le séminaire
Ressources Technologiques et Innovation
2
pour le séminaire Vie des Affaires
(liste a 1er mars 2009)
L’Association des Amis de l’École de Paris du management organise des débats et en diffuse
des comptes rendus ; les idées restant de la seule responsabilité de leurs auteurs.
Elle peut également diffuser les commentaires que suscitent ces documents.
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1
EXPOSÉ de Thierry LHERMITTE
J’ignore ce qu’est un “film-culte”, j’ignore même s’il en existe. J’essaierai néanmoins de
décrire la genèse des pièces et des films un peu particuliers que sont Le Père Noël est une
ordure, Les Bronzés et Les Bronzés font du ski. Tous sont l’œuvre commune de la troupe du
Splendid, composée de Marie-Anne Chazel, Josiane Balasko, Gérard Jugnot, Christian
Clavier, Michel Blanc et moi-même.
Des enfants de mai 68
Nous nous sommes pour la plupart rencontrés au lycée dans les années 1970. Trop jeunes
pour avoir pris part à mai 68, nous avons néanmoins été très marqués par cette période, source
permanente d’inspiration et de rire. Baccalauréat en poche, nous nous décidons à faire du
théâtre et commençons à écrire ensemble. À l’époque, le théâtre n’offre guère le choix
qu’entre les grands classiques ou le “boulevard”. Seule une troupe se distingue dans ce
paysage, le Café de la Gare, dont les acteurs (Miou-Miou, Patrick Dewaere ou encore
Coluche) ont construit leur propre théâtre, écrivent et jouent leurs propres pièces. Avec le
Café de la Gare apparaît une nouvelle liberté de ton et un formidable humour. C’est notre
modèle.
Un théâtre construit de nos propres mains
Nous commençons par jouer des spectacles à sketches dans de petits cafés-théâtres, prenons
des cours avec la grande Tsilla Chelton – qui avait créé les pièces de Ionesco après guerre –,
vivons de petits travaux. Arrive notre premier véritable spectacle, auquel assiste la troupe du
Café de la Gare. Cela nous ouvre quelques portes. Nous rêvions, comme nos aînés, de tout à
la fois construire, écrire et jouer notre théâtre. C’était par essence un projet communautaire. À
Montparnasse, dans ce même passage du Départ que venait de quitter le Café de la Gare, nous
bâtissons enfin notre café-théâtre, de quelque 120 places, pour y interpréter nos pièces. Le fait
de créer un café-théâtre plutôt qu’un théâtre nous permet de ne pas payer de charges sociales
en tant qu’employeurs d’acteurs. Officiellement, notre activité est donc de vendre des
boissons et des glaces. À l’époque, de nombreuses troupes comme la nôtre ont profité du
nouvel espace de diffusion offert par les cafés-théâtres pour exprimer leur créativité. Nous
faisons connaissance avec Coluche qui officie dans un théâtre voisin, le Vrai Chic Parisien,
Reiser fait notre éloge dans Charlie Hebdo, et voilà que commence un petit succès. En
parallèle, certains d’entre nous trouvent leurs premiers rôles au cinéma.
En 1977, après un an de travaux, nous ouvrons un deuxième Splendid, un peu plus grand, aux
Halles. Le jour de la première, la salle est pleine… mais se vide de moitié à l’entracte. Un bel
échec ! Il est vrai que nous avions très peu répété et pas même eu le temps de faire un filage
entier du spectacle. La pièce est retravaillée, coupée, et le succès revient trois mois plus tard.
Nous écrivons alors Amour, coquillages et crustacés, qui deviendra Les Bronzés. Viendront
ensuite Les Bronzés font du ski et Le Père Noël est une ordure.
Une œuvre communautaire
Nous croyions dans l’aventure communautaire – aventure qui n’a pourtant pas réussi à
d’autres. Constituer une troupe, c’était nous protéger contre l’angoisse de devoir être choisis
parmi d’autres acteurs. Dans le paysage théâtral de l’époque, face à des jeunes qui sortaient
du Conservatoire ou de l’École de la rue Blanche, qui allait nous solliciter ? Fallait-il rester
chez soi et attendre une hypothétique proposition ? Mieux valait créer notre propre entreprise.
Alors que d’autres troupes se faisaient et se défaisaient au gré de leurs conflits internes, nous
avions la volonté, coûte que coûte et malgré les éventuelles disputes, que le spectacle se
tienne tous les soirs. S’y ajoutait une grande dose de travail. Jeunes et libres, nous étions
finalement très professionnels, et surtout déterminés. Il nous est arrivé de jouer dans les pires
conditions, devant une salle presque vide comme devant de grandes personnalités du cinéma.
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Quoi qu’il en soit, malgré les échecs que nous avons rencontrés à nos débuts, nous avions
toujours une devise en tête qui nous faisait persévérer : The show must go on !
L’écriture collective, une frustration productive
Idées de sujets, de personnages, de situations, dialogues… nous écrivions tous nos textes
ensemble. Un seul critère faisait loi : l’humour. Si un sketch, une scène ou une réplique
faisaient rire, nous les gardions. Sinon, nous les coupions. Dans tous les cas, l’unanimité était
la règle. Il suffisait que l’un d’entre nous n’apprécie pas une proposition pour qu’elle soit
rejetée. Naturellement, cette dynamique de groupe s’avérait parfois très frustrante : vous
pouviez être convaincu d’avoir une bonne idée, elle était rejetée si un seul de vos acolytes ne
la trouvait pas suffisamment drôle. Cela nous obligeait néanmoins à approfondir l’écriture, à
aller toujours plus loin. Le filtre du groupe est réducteur, mais il est de fait très exigeant et
productif.
Peut-on n’être créatif qu’en groupe ?
Dans cette dynamique, les plus créatifs individuellement n’étaient pas nécessairement les plus
créatifs en groupe. Nous ne participions pas tous avec la même intensité à l’écriture mais, par
principe, chaque voix était prise en compte. La présence de chacun dans la troupe était
légitime, puisque nous avions construit l’aventure ensemble. Ainsi, nous devions accepter les
critiques de celui qui s’était contenté de lire le journal pendant une séance de travail. Cela
faisait partie intégrante de la dynamique du groupe et, contre toute attente, cela nous faisait
tous progresser. Pour ma part, ce fonctionnement a fini par m’exaspérer. Après l’écriture du
Père Noël est une ordure, j’ai voulu me soustraire à cette discipline collective. Les trois plus
créatifs d’entre nous se sont alors réunis pour travailler, mais nous n’avons rien pu produire
de satisfaisant ! Il nous manquait l’énergie du groupe, l’obligation de convaincre les autres.
Ce fut une vraie leçon : la dynamique de groupe existe et chacun y est utile, à sa façon, quel
que soit son degré d’implication et sans que son apport soit toujours nettement identifié. Or
cette dynamique est fragile : il suffit que l’un quitte le groupe pour que ce dernier soit
déséquilibré, pour que le processus de création perde en efficacité. Malgré la difficulté qu’il y
a à travailler en groupe, nous sommes néanmoins parvenus à écrire sept pièces et trois films :
le désir d’écrire et de créer était plus fort que le reste.
On ne crée pas un film-culte
Après la sortie des Bronzés, nous devons écrire une suite à la demande du producteur, ainsi
qu’une nouvelle pièce. Recherchant des idées pour cette dernière, nous commençons à
explorer une piste lancée par Josiane Balasko, “SOS Amitié”. Afin de tester l’idée, nous
appelons SOS Amitié en nous faisant passer pour des personnes en détresse, voyons comment
se déroulent les entretiens… Pour corser la situation, nous décidons que la pièce se déroulera
une nuit de Noël, pendant laquelle la solitude sera particulièrement insupportable pour nos
personnages – ce qui donnera lieu à tous les excès. C’est aussi l’occasion de réunir des
personnages incongrus : un Père Noël alcoolique, une bénévole au grand cœur, un travesti
envahissant… Dès lors, les idées fusent. Le travail sur ce qui deviendra Le Père Noël est une
ordure est interrompu par le tournage des Bronzés font du ski. Une fois le film fini, nous
redécouvrons le projet de pièce, qui nous semble irrésistiblement drôle. Toutefois, qui
pourrait apprécier une pièce aussi bizarre ? Nous décidons néanmoins de poursuivre. Lors de
la première, l’adhésion du public est immédiate – et nous sommes sidérés par le succès de la
pièce. La salle devenant trop petite, nous partons jouer au Théâtre de la Gaîté Montparnasse.
Puis viennent l’écriture et le tournage du film adapté de la pièce. À sa sortie, le film rencontre
plutôt un petit succès (1,8 million d’entrées) par rapport au succès relatif qu’avaient connu
Les Bronzés (2,5 millions d’entrées en 1978) et Les Bronzés font du ski (1,5 million en 1979).
C’est au fil de ses rediffusions télévisées que le film a gagné en notoriété. Il a été vendu à la
télévision aussi souvent que possible – plus que La Grande vadrouille.
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Le film-culte, un film à tiroirs ?
L’expression de film-culte est née aux États-Unis pour qualifier des œuvres ayant un public
très restreint mais passionné – le film-culte par excellence étant The Rocky Horror Picture
Show. C’est aujourd’hui devenu un terme banal et galvaudé. “Culte” ou pas, il n’existe pas de
recette pour faire un film qui marque : un auteur met toujours autant de passion et de travail
dans son œuvre. C’est pourquoi je n’ai aucune explication au succès récurrent des diffusions
du Père Noël est une ordure. Je sais simplement que c’est un film riche, qui comporte
plusieurs strates et dans lequel on peut découvrir de nouveaux détails au fil des diffusions.
D’expérience, en tant qu’acteur de théâtre, je sais que l’on trouve sans cesse des sens cachés
dans un texte. C’est le fruit de l’important travail des auteurs. Peut-être la pratique d’une
écriture acharnée dont était familière la troupe du Splendid transparaît-elle dans le film et
explique-t-elle en partie son succès. L’exigence n’entraîne pas nécessairement le succès ou la
qualité, mais permet d’empiler des “couches” de travail grâce auxquelles le film peut être vu
plusieurs fois sans lassitude. C’est peut-être cette superposition de sens qui caractérise le
mieux les films que l’on appelle “culte”. Néanmoins, certains films présentent ces qualités
sans avoir de succès…
DÉBAT
Pourquoi certains films se démarquent-ils ?
Un intervenant : Bien que Le Père Noël est une ordure repose sur un comique caricatural
très marqué, les personnages du film ont une vraie densité, une générosité qui leur apporte de
la finesse. À mes yeux, le contraste entre des situations caricaturales et la profondeur des
personnages fait le succès de cette œuvre.
Thierry Lhermitte : Nous nous sommes efforcés de créer des personnages décalés mais
ancrés dans la réalité. Le Père Noël est une ordure a une qualité particulière par rapport aux
Bronzés : le second degré. Dans Le Père Noël est une ordure, la réalité est poussée à
l’extrême, alors qu’il suffit d’aller au Club Méditerranée pour rencontrer les situations des
Bronzés. À la différence du théâtre de boulevard, ce film ne joue pas sur du comique de
situation mais sur du décalage de situation. C’est pourquoi nous avons été stupéfaits de son
succès.
Int. : Le succès du Père Noël est une ordure s’est construit en grande partie grâce aux
diffusions télévisées. C’est, selon moi, un film-culte en ce qu’il permet à une communauté de
se reconnaître, d’échanger autour de scènes ou de répliques connues de tous. Le film a cette
qualité particulière, par rapport à Bienvenue chez les Ch’tis notamment, de se permettre un
pas de côté, de jouer sur le second degré. J’y vois la naissance d’un esprit qui a ensuite été la
marque de fabrique de Canal+. Je m’étonne toutefois de la longévité du succès de ce film.
T. L. : Une fois de plus, je suis incapable d’expliquer pourquoi le succès du film perdure ! Le
mystère du succès est d’autant plus fort lorsqu’il s’agit de comédies. En effet, les auteurs
comiques sont soumis à une sanction immédiate : le rire. Or ce rire est en partie conditionné
par l’air du temps. Il arrive un temps où les vieilles blagues qui faisaient votre succès ne font
plus rire personne. Ce phénomène me semble moins marqué pour l’art dramatique : on peut
décrire ses états d’âme et ses angoisses à tous les âges, en trouvant toujours un écho dans le
public.
Int. : Le contexte actuel ne vous incite-t-il pas à abandonner des idées qui ne seraient pas
“politiquement correctes” ?
T. L. : Cette contrainte existe. Avant Les Bronzés 3, nous avons travaillé sur un projet qui se
déroulait au forum social de Belo Horizonte, avec tous les personnages cocasses que cela
permettait d’inventer, mais nous avons craint que le film ne soit mal perçu. C’est une forme
de censure que nous nous sommes appliquée à nous-mêmes. À nos débuts, dans les années
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1970, le “politiquement correct” était bien identifié, pour nous qui prônions des valeurs de
gauche et n’avions connu que des gouvernements de droite. Aujourd’hui, cette contrainte est
plus diffuse, propre à la droite comme à la gauche, et de fait omniprésente.
Int. : Vos films ont-ils eu du succès à l’étranger ?
T. L. : D’une manière générale, les comédies françaises sont peu prisées à l’étranger.
Toutefois, quand des spectateurs étrangers découvrent nos films dans des festivals, ils rient
autant que les autres. Un Indien dans la ville a été vendu dans 35 pays et a eu du succès dans
certains d’entre eux. Nous avons imposé à une compagnie américaine qui voulait acheter les
droits de remake de sortir d’abord le film original, doublé en anglais. Les tests étaient
exceptionnels, mais personne n’est allé voir le film. Par manque d’habitude, les spectateurs
américains sont réticents à voir un film étranger. Une fois devant le film, ils rient.
Les affinités créatives
Int. : Le Splendid a été créé par six personnalités particulièrement créatives qui fréquentaient
le même lycée. Cette rencontre est-elle le fruit du hasard ? S’est-elle cristallisée autour d’un
projet particulier, ou sous l’impulsion de l’un d’entre vous ?
T. L. : Gérard Jugnot animait le ciné-club du lycée. Il était déterminé à faire du cinéma et
nous a entraînés dans l’aventure. À l’époque, Michel Blanc se voyait pianiste et je me
destinais aux mathématiques ! Nous nous sommes réunis par affinités, autour d’un goût
commun pour une certaine forme de rire. La formation de notre troupe est peut-être le fruit de
la chance, mais surtout du talent et du travail. Nous ne nous sommes pas choisis par hasard.
J’admire profondément le talent de mes camarades, et cette admiration est réciproque.
Int. : Vous avez laissé entendre combien le groupe était fragile. Quel ciment lui a-t-il permis
de néanmoins perdurer ?
T. L. : Le rire était le ciment de la troupe. Nous partagions un réel plaisir à travailler sur des
comédies. Le groupe nous protégeait aussi contre l’angoisse d’être seuls, dans un métier que
nous trouvions terrifiant. Nous espérions, ensemble, ouvrir une nouvelle voie qui se démarque
du théâtre classique comme du théâtre de boulevard.
Le créateur face aux succès et aux échecs
Int. : Pourquoi un jeune créateur qui, à ses débuts, ne rencontre pas le succès persévère-t-il ?
T. L. : Ce qui nous fait persévérer malgré les échecs est une volonté inébranlable, peut-être
aussi une certaine fêlure. Mais je crois que la capacité à supporter l’épreuve de l’échec dès le
début est fondamentale, car ce que l’on doit endurer ensuite – la possibilité d’être effacé à tout
moment d’un revers de la main – est bien pire. Si un jeune qui a la vocation d’être comédien
est découragé par les premières critiques, mieux vaut qu’il abandonne immédiatement, sans
quoi la carrière lui sera insupportable. Au Conservatoire, Jean-Paul Belmondo s’est fait
éreinter par Pierre Dux qui était alors son professeur, et voyez la carrière qu’il a eue !
Étonnamment, les “hauts” de la carrière ne sont pas les moments les plus motivants. Le
succès d’Un Indien dans la ville m’a ouvert toutes les possibilités. Au-delà du plaisir
immédiat que procure le succès, cela s’est finalement révélé assez angoissant : lorsque tous
les choix vous sont ouverts, vous devez savoir exactement ce que vous voulez. La tentation
est grande de reproduire les recettes de son succès précédent – tactique parfois productive,
mais souvent décevante du point de vue de la création artistique. Les “bas” de la carrière sont
finalement plus simples à vivre : on fait les meilleurs choix possibles et l’on s’en contente.
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Un succès est toujours stupéfiant
Int : Je suis déconcerté de vous voir aussi perplexe face au succès ou à l’échec de vos films.
Il semble y avoir là une magie qui vous dépasse.
T. L. : Ce phénomène laisse tous les créateurs perplexes. On imagine souvent, après coup,
que les succès sont planifiés. En toute logique, les échecs seraient donc planifiés de la même
manière ! Il est stupéfiant de constater que, malgré le travail des auteurs et les efforts du
marketing, le succès n’est jamais garanti. Les spectateurs, le jour de la sortie des films, sont
aussi imprévisibles que des clients devant un rayon de supermarché, attirés tantôt par ce qu’ils
connaissent, tantôt par la nouveauté – toujours pour des raisons qui nous échappent. Une
campagne de marketing peut très bien fonctionner pour un film et, reproduite sur une autre
œuvre, conduire à l’échec. De même, les tests effectués avant la sortie des films sont
aléatoires. Une expérience personnelle l’illustre bien. J’ai produit deux films assez similaires,
Un Indien dans la ville et Le Prince du Pacifique. Le premier a été créé avec passion et a fait
l’objet d’un travail acharné. Rien n’avait été laissé au hasard – avait-on la faiblesse de croire.
Les affiches avaient été testées et retravaillées. De fait, le film a rencontré un succès
considérable, avec huit millions d’entrées. Cinq ans plus tard, le second a bénéficié d’un
budget plus important encore. Il reproduisait certains éléments du succès précédent, puisque,
comme dans Un Indien dans la ville, Patrick Timsit et un enfant figuraient à l’affiche à mes
côtés. Là encore, le marketing a mené un travail acharné, les tests se sont révélés favorables –
avait-on la faiblesse de croire… mais les salles sont restées vides le jour de la sortie. Le film
a difficilement fini par attirer un million de spectateurs. Lors des tests menés après la sortie,
les spectateurs (ceux-là mêmes qui, quelques mois auparavant, se réjouissaient à la
perspective de voir un film avec Thierry Lhermitte, Patrick Timsit et un enfant) se sont dits
rebutés par l’affiche, très comparable à celle de notre succès précédent. La part d’inconnu est
considérable, et l’expérience n’éclaire finalement que le chemin parcouru. Nous ne savons
jamais pourquoi nous sommes dans l’air du temps, pourquoi les spectateurs, à un moment
donné, ont envie de rire de tel ou tel sujet. Qui pouvait prévoir le succès de Bienvenue chez les
Ch’tis ? On sentait certes monter, depuis quelques années, un attrait pour la culture du Nord,
depuis La Vie est un long fleuve tranquille notamment. Le film de Dany Boon a catalysé ces
aspirations au bon moment, mais c’est une analyse que nous ne pouvons faire qu’après coup.
Résister aux sirènes
Int. : La créativité exprime souvent le besoin de l’artiste de s’affirmer dans l’opposition,
voire de régler des comptes. Dans chacun de ses films, Charles Chaplin fait un procès à la
société, exprime une fêlure. Une fois la reconnaissance obtenue, un créateur risque-t-il de
perdre en impertinence ?
T. L. : Un créateur peut toujours rester impertinent. Avec Le Prince du Pacifique, nous avons
commis l’erreur de produire un ersatz d’Un Indien dans la ville. Le projet initial était toutefois
d’une autre nature, sans Patrick Timsit et sans enfant. Progressivement, nous nous sommes
imposé des éléments qui devaient, en théorie, nous permettre de rencontrer le même succès
qu’avec Un Indien dans la ville. Il faut être jeune, inexpérimenté et terriblement obstiné pour
résister à ce genre de tentation. Un créateur inconnu, seul devant sa toile, est libre. Il peut
explorer de nouveaux styles à sa guise. Dès lors que la création est soumise à des enjeux
financiers importants, cette liberté n’est plus de mise. À cet égard, l’intrusion des télévisions
dans la production cinématographique a bouleversé les pratiques. Les producteurs d’hier
étaient des entrepreneurs qui prenaient des risques, guidés par leurs convictions. En
préfinançant les films, les télévisions ont certes réduit les risques des producteurs, mais ont
aussi grandement conditionné la création. À la démarche entrepreneuriale s’est substituée une
logique de garantie – sachant pourtant qu’il est impossible de prévoir le succès ou l’échec
d’un film. Aujourd’hui, il n’y a plus d’entrepreneur qui soit prêt à tout jouer pour un film.
C’est pourtant indispensable.
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La création collective, un désordre organisé
Int. : Dans votre travail de création collective, chacun avait-il un rôle attitré ?
T. L. : L’écriture se faisait dans une sorte de désordre organisé. Tout le monde n’abordait pas
la création de la même manière : certains avaient besoin d’avoir une vision globale du projet,
d’autres voulaient d’emblée écrire les dialogues. Nous procédions finalement de façon assez
scolaire. Nous lancions des idées de sujets, testions des pistes, bâtissions un vague plan,
découpions les scènes puis écrivions les dialogues… Un plan trop strict bride l’imagination,
mais à l’inverse, on ne peut pas écrire un dialogue qui ne repose sur aucune trame. Un film ou
une pièce de théâtre doivent respecter une certaine dramaturgie. De fait, nos textes étaient très
écrits. Nous en débattions à la virgule près. Nous n’hésitions pas non plus à faire des coupes
sombres, pour ne garder que le meilleur.
Int. : Aviez-vous des rites, respectiez-vous une certaine forme de discipline, vous imposiezvous par exemple des heures de travail ?
T. L. : Nous nous imposions effectivement des plages fixes d’écriture – et naturellement, les
mêmes étaient toujours en retard. Toutefois, personne n’aurait pu se permettre d’imposer sa
discipline aux autres. Nous n’étions pas disciplinés au sens propre, mais nous étions très
travailleurs et allions tous dans la même direction, chacun à son rythme. Croyez-moi, il fallait
beaucoup de respect mutuel pour accepter que l’un d’entre nous lise le journal pendant que les
autres travaillaient, et apporte finalement la réplique qui faisait mouche. C’était un mode de
fonctionnement à certains égards agaçant, mais qui contribuait à la créativité du groupe.
Lorsque nous avons tenté d’écrire en plus petit nombre, il n’en est d’ailleurs rien sorti.
J’ignore si ce fonctionnement est facilement reproductible et je ne saurais en identifier
précisément les ressorts, mais je peux affirmer qu’il est efficace. Dans une tout autre
discipline, Éric Tabarly était un capitaine qui ne disait rien, donnait l’exemple et entraînait
son équipage dans son sillage. C’est le type de leadership que j’admire.
Int. : Avez-vous intégré d’autres artistes dans votre groupe, sont-ils parvenus à trouver leur
place ? Qu’en fut-il par exemple des metteurs en scène de vos films ?
T. L. : De nouveaux acteurs ont rejoint la troupe, comme Anémone ou Dominique Lavanant,
mais n’ont pas été associés à l’écriture. Par ailleurs, nous n’avons jamais rencontré de
difficultés avec les metteurs en scène qui adaptaient nos pièces, dans la mesure où ils étaient
au service de notre texte. Nous étions très exigeants avec eux ; ils s’y prêtaient avec bonheur.
Il faut reconnaître qu’un metteur en scène, seul, avait peu de poids face à six auteurs
intraitables…
Une création sans maître
Int. : Je n’arrive pas à croire que six personnes puissent être géniales collectivement sans
avoir de chef. Le Splendid a d’ailleurs pris pour modèle le Café de la Gare, troupe qui était
dirigée par la dictature de fer de Romain Bouteille. Un leadership ne se dégage-t-il pas
nécessairement dans tous les groupes ? Qui prenait les arbitrages, qui choisissait la meilleure
réplique ?
T. L. : Croyez-moi, nous étions tous sur un pied d’égalité. Nous n’aurions pas laissé l’un
d’entre nous prendre les rênes de la création. Nous étions d’ailleurs assez moqueurs les uns
envers les autres, ce qui nous remettait chacun à notre place. Le rire de tous était l’unique juge
de paix. Alors que les autres troupes se disputaient, se dissolvaient et se reconstituaient, nous
travaillions avec acharnement et régularité. Ce fonctionnement nous était propre. D’autres
troupes, comme celle du Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine, étaient menées de main de
maître et restaient de grands espaces de création collective. Autant l’écriture se déroulait dans
la plus grande liberté, autant le tournage devait être dirigé par un capitaine. De mon
expérience d’acteur, j’ai appris qu’il valait mieux se tromper avec le metteur en scène
qu’avoir raison contre lui. Un acteur ne peut pas jouer contre le metteur en scène : cela ne
peut conduire qu’au désastre.
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La création collective à l’épreuve du temps
Int. : Pour Les Bronzés 3, sorti récemment, avez-vous retrouvé votre dynamique de groupe
initiale ?
T. L. : Un projet de film dans lequel nous devions tous jouer, mais qui n’a pas abouti, a
ravivé notre envie de travailler ensemble. Nous avons donc écrit Les Bronzés 3 avec la même
dynamique, la même excitation et les mêmes frustrations. Vingt ans après, alors que nous
avions tous parcouru du chemin, nous devions à nouveau nous plier à la règle de la création
collective et de l’unanimité. Nous pensions qu’il serait presque impossible de répondre à
l’attente suscitée par les deux premiers opus. Le film a néanmoins atteint dix millions
d’entrées, davantage que nos trois précédents films réunis. C’est un film dans lequel les
spectateurs nous disent aussi découvrir de nouveaux sens au fil des visionnages.
Int. : La créativité est-elle un état que vous avez la capacité de faire surgir, intact, à tout
moment ? Avec le temps, l’état de créativité ne se transforme-t-il pas ?
T. L. : Avec le temps, les idées sont peut-être moins foisonnantes, mais on gagne en qualité
de dramaturgie, de construction. À titre individuel, je peux avoir le sentiment d’avoir déjà
beaucoup dit, et par conséquent de risquer de me répéter. En revanche, la création de groupe
me permet d’aller toujours plus loin. La confrontation de cerveaux créatifs fait naître de la
nouveauté.
Présentation de l’orateur :
Thierry Lhermitte : acteur, scénariste, producteur.
Diffusion mars 2009
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