Le géant qui domine l`agroalimentaire

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Le géant qui domine l`agroalimentaire
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Le géant qui domine
l’agroalimentaire
L’écologisation de l’agriculture se heurte à des résistances. C’est le cas
de la puissante coopérative paysanne Fenaco, qui occupe une position
dominante sur le marché suisse. Une agriculture moins intensive irait
à l’encontre de sa politique de croissance.
Vous connaissez certainement les magasins Landi répartis sur
marché dans plusieurs secteurs. Son porte-parole Hans Peter
tout le territoire suisse. Mais qui se cache derrière ? C’est la
Kurzen rétorque : « Nous avons de forts concurrents dans tous
puissante coopérative Fenaco, dont les quelque 80 marchés
les secteurs d’activités où nous sommes présents. » Fenaco est
et entreprises couvrent quasiment l’intégralité de la chaîne
une entreprise organisée en coopérative entre les mains des
de création de valeur agricole – de la vente de semences, de
paysans. « Nous avons pour but de soutenir les agriculteurs
fourrage et d’engrais au commerce de détail en passant par la
dans leur développement économique. Grâce à des parts de
transformation et la commercialisation de produits agricoles.
marché élevées, nous pouvons approvisionner les paysans
Les magasins Volg, Visavis et Topshop en font partie. Fenaco
suisses en moyens de production à des prix concurrentiels. »
s’est aussi accaparée discrètement de marques courantes telles
que les jus de fruits Ramseier, les boissons Elmer Citro ou
Mais Rudolf Strahm, l’ancien Monsieur Prix, met les choses au
Sinalco, la viande Ernst Sutter SA ou les produits frais et sur-
point : « S’agissant des livraisons agricoles, Fenaco contrôle 50
gelés Frigemo. Et son réseau de stations-service Agrola est l’un
à 60 % des plants de pommes de terre, 70 à 80 % du commerce
des plus grands du pays.
d’engrais de gros et 50 à 60 % des produits phytosanitaires. »
Kurzen ne précise pas l’importance des parts de marché.
L’an dernier, Fenaco a réalisé un chiffre d’affaires de plus
de six milliards de francs, dépassant largement Manor ou Den-
« Un cas pour la commission de la concurrence »
ner (2,8 milliards chacun). Le rapport d’activités 2013 parle de
Un initié cite un cas exemplaire : Fenaco a le monopole de
196 nouveaux emplois créés par rapport à l’année précédente,
l’importation de semences de colza Holl, qui produit moins
ce qui porte à 9130 le nombre d’employés.
d’acides gras trans nocifs lors de la transformation en huile.
« Le contrat d’importation exclusif avec la société Monsanto
Fenaco s’étend et domine
existe depuis quelques années. C’est un cas pour la commis-
Mais Fenaco n’entend pas en rester là. Le géant aux prix bas
sion de la concurrence. »
permanents souhaite encore renforcer ses importations bon
marché. La coopérative a ainsi acheté avec ZG Raiffeisen – son
dans un projet de promotion du colza Holl soutenu par la
pendant allemand – une surface de 130 000 m 2 à Lahr, une
Confédération, explique Kurzen. Mais il prétend que les se-
Fenaco s’est effectivement impliquée avec des partenaires
commune située entre Bâle et Karlsruhe. Cette surface égale
mences en question peuvent également être achetées par des
à 18 terrains de football accueillera dans un premier temps un
prestataires qui n’appartiennent pas au groupe.
centre de distribution de 17 000 m 2 où l’immense assortiment
Fenaco ne s’est pas uniquement positionnée sur le marché
de marchandises importées du Brésil ou de Chine sera trans-
agricole ; elle s’est aussi créé d’excellentes relations politiques.
formé pour le marché suisse. En parallèle, Fenaco a accru ses
Depuis toujours, elle est très proche de l’UDC. Le conseiller
participations dans des sociétés étrangères, notamment dans
fédéral Ueli Maurer et l’ancien chef de fraction de l’UDC, Cas-
le commerce d’engrais. Elle participe ainsi au chiffre d’affaires
par Baader (BL), étaient membres du conseil d’administra-
généré par plus d’un million de tonnes d’engrais par an.
tion, dont Guy Parmelin (VD), agriculteur et conseiller natio-
Tout ceci démontre que Fenaco et son fleuron Landi n’ont
nal UDC, est l’actuel vice-président. Le conseiller national PDC
plus rien de la petite coopérative paysanne sympathique telle
Leo Müller (LU) est également dans l’organisation. Les partis
qu’ils se présentent volontiers. Fenaco est, de fait, devenue
bourgeois reçoivent d’ailleurs une aide financière de Fenaco,
un groupe agroalimentaire. Et sa puissance est telle que rares
de même que l’Union suisse des paysans (USP), avec laquelle
sont les gens qui osent la critiquer ouvertement. Elle domine le
la coopérative entretient traditionnellement des liens étroits. »
Pro Natura Magazine 4/2014
Roland Schmid
La Landi est le fleuron de la Fenaco. Ces dernières années, de nombreuses précieuses surfaces d'assolement ont été sacrifiées
pour la construction de nouveaux magasins Landi.
Les « vaches jetables » rapportent gros
Le commerce de fourrage est une importante source de
revenu du groupe Fenaco. Chaque année, près d’un million
de tonnes d’aliments concentrés sont importés en Suisse.
Fenaco et ses filiales UFA et Melior gagnent gros dans
l’affaire. « 40 % du soja importé est utilisé dans l’élevage
de vaches laitières », explique Peter Thomet, ingénieur
agronome EPF et professeur en cultures fourragères et
production laitière à la Haute école spécialisée bernoise.
Or, bien souvent, le fourrage concentré à base de soja
ne serait pas nécessaire : « C’est en Suisse que l’herbe
pousse le mieux au monde ; 75 % de notre surface agricole utile se compose de prés et de pâturages ». Le fourrage des prairies contient assez de protéines, voire trop.
« Une vache qui doit produire 10 000 litres de lait par an
ne peut se contenter de foin et d’herbe, au contraire d’une
vache mère », explique Kurzen, porte-parole de Fenaco.
La Suisse importe du soja parce qu’elle n’a pas assez de
nourriture riche en protéines pour les animaux de rente.
Mais 90 % du fourrage importé respecte les « critères de
Bâle », qui exigent entre autres des conditions de travail
décentes et l’abandon du déboisement des forêts.
Pro Natura Magazine 4/2014
Pour Peter Thomet, il est superflu et éthiquement
discutable que 40 000 hectares de surface utile (et
60 000 supplémentaires pour les porcins et la volaille)
soient cultivés au Brésil – le plus souvent sur des surfaces autrefois recouvertes de forêt vierge – rien que
pour l’économie laitière et la production animale suisses.
Ce fourrage concentré rend les vaches très performantes
mais les détourne de leur propre base alimentaire naturelle. « Elles sont trop lourdes et trop grosses, moins
fécondes et meurent plus tôt. Nous ne voulons pas de
vaches jetables », poursuit-il.
D’ailleurs, selon lui, les paysans qui laissent paître leurs
bêtes plutôt que de les nourrir au soja s’en sortent mieux
financièrement. Leurs vaches produisent peut-être moins
de lait, mais se sentent mieux. Les éleveurs peuvent réduire leurs coûts réels, car ils ne doivent plus acheter
d’aliments concentrés et ont nettement moins de frais de
vétérinaire. Les consultants de l’industrie du fourrage y
voient peu d’intérêt. Seuls des conseillers indépendants
peuvent aider les paysans à changer de comportement,
conclut Thomet. zen
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Le groupe a notamment soutenu la campagne de l’USP contre
le libre-échange agricole, car une ouverture des frontières dans
le domaine aurait ébranlé la position dominante de Fenaco sur
le marché.
Cette même USP torpille actuellement la réforme agraire dé-
cidée par le Parlement et qui apporte de modestes progrès écologiques. Avec une initiative pour la sécurité alimentaire qui
se veut sympathique, l’USP aimerait revenir en arrière et financer par des deniers publics une agriculture gourmande en
énergie. Les signatures ont notamment été récoltées devant les
centres Landi. Fenaco profite énormément d’une agriculture
« à la mode USP » puisqu’elle implique de devoir importer davantage encore de fourrage, d’engrais, de pesticides, de carburants
et d’autres matières auxiliaires. Une agriculture moins intensive irait à l’encontre de cette politique de croissance axée sur
Roland Schmid
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le profit et réduirait le volume du chiffre d’affaires. Plusieurs
informateurs confirment que la vente d’engrais chimiques et
de pesticides rapporte gros à la coopérative. « Et Fenaco est loin
d’être passive dans l’affaire », souligne un spécialiste excellent
connaisseur du marché.
a mis au point un produit basé sur les auxiliaires et recourant
Fenaco occupe aussi une position particulière dans la me-
à des trichogrammes pour lutter contre les ravageurs. Sans
sure où elle est à la fois vendeur et acheteur envers les agricul-
oublier les semences et arbrisseaux de 400 plantes sauvages
teurs. Les paysans achètent par exemple les plants de pommes
indigènes vendues sous la marque Semences UFA. « Fenaco a
de terre à Landi ainsi que toutes les matières auxiliaires et ma-
ainsi précieusement contribué, entre autres, aux nombreuses
chines – de l’engrais au tracteur – et lui revendent ensuite les
prairies fleuries », continue Kurzen.
pommes de terre de table. Cela explique peut-être les prix de
production élevés de l’agriculture suisse.
Les centres Landi détruisent le paysage rural
Certes, Fenaco vend aussi des produits destinés aux agricul-
La stratégie de croissance de Fenaco détruit aussi le véritable
teurs biologiques. « Mais elle ne prend pas beaucoup le parti de
capital de base des paysans : le sol. Ces dernières années, les
la culture biologique dans ses conseils », explique un initié. Le
nouveaux centres Landi ont principalement ouvert à la péri-
reproche selon lequel Fenaco a âprement lutté avec l’USP – fi-
phérie, sur de précieuses terres assolées. Construits sur un seul
nalement sans succès – contre une limitation de l’utilisation des
étage, ils occupent une vaste surface asphaltée. Une critique
néonicotinoïdes est fondé. Ces insecticides très puissants, em-
formulée également par Ulrich Stähli, agriculteur et conseil-
ployés dans les cultures de maïs et de colza, ne sont pas étran-
ler d’Etat PDB de Gasel (BE) : « Fenaco prévoit treize nouveaux
gers à la mort massive des abeilles.
centres Landi sur un seul étage – la plupart sur des surfaces as-
Bio : « Plus tard, mais avec plus de systématique »
solées parfaitement plates. »
Même le journal Schweizer Bauer s’est demandé comment
Fenaco défend le développement durable et a entrepris plusieurs
les magasins Landi d’un seul niveau s’intégraient dans la stra-
actions pour l’agriculture biologique – toujours dans l’idée que
tégie de développement durable de Fenaco. « Nous ne pouvons
les paysans pouvaient la pratiquer de façon économique –,
exiger de nos clients qu’ils transportent une tondeuse à gazon
insiste Kurzen. Depuis 2004, Fenaco exploite une installation
depuis le premier étage », a répliqué Martin Keller, président
exclusivement destinée à la production de fourrage biologique
de la direction. Kurzen d’ajouter : « Là où cela s’avère judicieux,
à Herzogenbuchsee. « Nous sommes entrés plus tard que les
nous construisons déjà des bâtiments à plusieurs étages avec
autres sur ce marché, c’est vrai, mais le traitons de manière
des affectations tierces dans les niveaux supérieurs. » Stähli est
d’autant plus systématique depuis des années », poursuit Kur-
d’un autre avis : « La stratégie gourmande en surface de Landi
zen. Il évoque le conseil compétent aux agriculteurs biologiques
avec des produits discount est une histoire à succès, mais de-
et les informations spéciales publiées régulièrement dans la re-
vient de plus en plus problématique pour les représentants des
vue de l’UFA, le magazine agricole suisse au plus grand tirage.
paysans. »
Le jus de pomme « haute-tige » a été lancé par Ramseier pour
favoriser ces arbres fruitiers. Et il y a des années déjà, Fenaco
ROLF ZENKLUSEN est journaliste à Bâle.
Pro Natura Magazine 4/2014