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Présentent
Itinéraire-Bis vol. 1 : Épouvantable !
Édito.
Ces histoires qui nous font peur...
« Cette chose étrange sollicite par elle-même l'imagination. Elle le fait non parce qu'elle est une chose «
longue et blanche » (comme on a défini un spectre) ou parce qu'elle est une « âme »,(...), mais parce
qu'elle est un prodige, une chimère, « une chose qui, à vrai dire, n'existe pas », parce qu'elle est le «
tout autre », quelque chose qui ne rentre pas dans notre sphère de réalité, mais appartient à un ordre
de réalité parfaitement opposé qui provoque dans l'âme un intérêt qu'on ne peut maîtriser. »
Rudolf Otto, Le Sacré.
Peut-être, comme moi, avez-vous un jour connu cette sensation d'exultation et de curiosité, cette joie
un peu effrayée qui change vos nerfs en un réseau de chaleur et d'électricité. Celle qui, par exemple,
vous saisit un soir d'été en regardant s'amonceler de lourds nuages annonciateurs d'orage. Ou lorsque,
enfant, adolescent ou adulte, la même excitation vous envahit lors de l'exploration d'un territoire inconnu
autour d'une maison de campagne. Ou bien encore, lorsque vous avez brusquement le sentiment, en
forêt, d’être perdu.
C'est la sensation que j'avais le jour où je me suis glissée au rayon adulte de la bibliothèque municipale,
et où j’ai effleuré des couvertures de cet auteur déconseillé aux enfants qu'est Stephen King. Et plus
tard, dans la délicieuse intimité de ma chambre, lorsque j'ai ouvert le livre et me suis plongée dans mon
premier roman d'épouvante, Le Fléau.
À cette lecture en ont succédé d'autres, de Stephen King d'abord, puis Graham Masterton, Serge
Brussolo, Jean Christophe Grangé, Dan Simmons, Dean Koontz... Je ne vais pas faire la liste des grands
noms de l'épouvante, d'autant qu'il faut aussi rappeler les nombreux illustres inconnus de la collection
Terreur, de Pocket, qui m'ont aussi fait passer de grands moments. L'épouvante, au cinéma comme en
littérature, ça a toujours été ce moment confortable sous la couette, à la plage, dans le train, dans
l'herbe, où je me retrouve entièrement seule, délicieusement livrée à des histoires palpitantes qui
m'emmènent en virée dans des cauchemars qui m'ont toujours mystérieusement attirée.
D'où vient cette fascination qui réunit les auteurs et les lecteurs autour d'une intrigue savamment menée,
cette intrication d'atmosphère oppressante et de détails sanglants, d'une imagination flirtant avec
l'impensable, d'un goût prononcé pour le bizarre ?
Quelles que soient les réponses, nous vous présenterons des auteurs qui nous ont marqués (ou pas),
nous réfléchirons sur les mécanismes de l'angoisse ingénieusement construits, et nous intéresserons au
passé de la collection Pocket Terreur si chère à nos cœurs. Nous essaierons de vous raconter nos propres
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histoires, mais aussi de détailler et de réfléchir sur toutes ces histoires regroupées sous le terme
d'horreur.
Ne vous perdez pas...
Maloriel
Sommaire
Horreur, et alors ? Un état des lieux et un plaidoyer p3
Si l’horreur m’était contée — Petit retour sur la collection Pocket Terreur p6
Anatomie de l’Horreur de Stephen King ou pourquoi peut-on bien avoir envie de s’enfiler autant de
nanars p9
Chroniques épouvantables : films p12, livres p15
Ustensiles de style : Pourquoi ça fait peur ? Principes de narration p19
L’atelier d’écriture : quand les Traverseurs mettent la main à la pâte : La scène d’introduction et Le
parti-pris absurde p25, Le bizarre et le décalage p27
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Horreur, et alors ?
Un état des lieux et un plaidoyer.
I. L’horreur dans le paysage littéraire français
Si les grandes maisons d'éditions se mettent toutes à ouvrir une collection SF/Fantasy, on ne
peut pas en dire autant de l'horreur, la grande oubliée. Si elle continue à se produire au cinéma,
réanimée par les réalisateurs Asiatiques ou quelques émergents Espagnols (Jaume Balaguéro pour Rec,
Antonio Juan Bayona pour L'Orphelinat, Luis de la Madrid pour son travail avec Del Torro et Balaguéro...),
ou d'un Anglais par-ci par-là (Tom Shankland, pour The Children) ; on peut dire qu'elle agonise en France
(films tape-à-l’œil et sanglants pour voyeurs en mal de souffrance : Martyrs, Frontières), et aux EtatsUnis (je ne pense pas avoir besoin de citer d'exemples).
Pourtant, on se raconte toujours autant d'histoires effrayantes, à l'école primaire comme au lycée,
puis en fac, sauf qu'à cet âge, beaucoup d'entre elles sont devenues réelles. Car l'horreur des enfants
est encore l'horreur des cauchemars, et peut-être que ces histoires servent aux plus grands à évacuer
celle qui fait partie de la vie, avec ses drames et ses violences.
À l'heure où le polar français se met au gore à la limite du soutenable (voir les romans de Frank Thilliez
et de DOA), la magie d'un Stephen King ou d'un Dean Koontz, qui ouvraient des portes sur l'hiver, des
portes sur l'enfance, des portes sur les croque-mitaines et les démons des anciens folklores ; paraît
s'enfuir du paysage de l'épouvante. L'épouvante s'est mise à l'heure moderne : sang et cynisme.
Les collections épouvante disparaissent des librairies, sinon sous forme de reliques chez les bouquinistes.
Vous reconnaissez-vous dans cette façon clinique d'aborder nos cauchemars ?
L'horreur a toujours été un genre de l'imaginaire. Un genre de la nuit. L'expression privilégiée de
l'inconscient, le privilège des enfants coincés dans les têtes d'adultes. Entre l'auteur et le lecteur, c'est
une complicité qui s'installe, un souvenir commun, le partage sans tabou de ce à quoi, au fond d'eux, ils
ne peuvent pas s'empêcher de croire au moins un tout petit peu. Celui qui a définitivement fermé les
portes sur le dit « surnaturel » pourra-t-il encore s'immerger dans le profond malaise qui l'envahit en
regardant L'Exorciste ? Ou bien n'y verra-t-il qu'une énième preuve de l'enlisement de la société dans
un tenace héritage chrétien ? Il me semble que ce serait bien réducteur...
L'Ombre, la nouvelle collection, poursuit le travail de réactualisation des éditions Bragelonne : publier
des grands noms anglophones. Sauf que là, au contraire de leur démarche avant-gardiste en ce qui
concerne la fantasy, ça sent un peu le réchauffé : les auteurs édités l'avaient été au temps de Pocket
Terreur et Fleuve Noir Epouvante. Signe d'un regain d'intérêt, peut-être, et je l'espère.
II. L’expérience horrifique
Car l'épouvante, comme la fantasy, la science-fiction, et tous ces genres marginalisés à la fois par la
communauté littéraire et par les gens qui s'en réclament (mettant en avant une soi-disant différence et
une faculté d'imagination supérieure à celle des autres pauvres lecteurs de Beigbeder et Jean d'Ormesson
– je cite les noms qui me viennent à l'esprit) ; montrent avec évidence ce qui nous intéresse et nous
passionne dans la fiction : elle met en scène les problématiques fondamentales de l'esprit humain. La
terreur rend compte de notre expérience face à un monde qui dépasse notre compréhension.
Elle parle à la fois du mystère inhérent au monde, à ce sentiment d'altérité et de petitesse, qui a à voir
avec la notion de sacré, et cristallise aussi les angoisses propres à l'existence : peur d'avoir mal, de
mourir, d’être impuissant. En ce sens, elle est nécessaire. Avoir peur en fiction, c'est non seulement se
divertir, mais explorer et rationaliser notre part sombre. L'épouvante agit comme un vif stimulant à
l'imagination, mais aussi comme un exutoire et une mise en mots salvatrice de notre expérience.
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L'épouvante a un double attrait : celui du pur frisson, nécessaire pour le divertissement et pour mieux
nous connaître nous-mêmes ; et celui de l'autre monde, du « tout autre », comme dirait le théologien
Rudolph Otto. L'autre monde, apparenté à celui des rêves, où tout change, où tout est possible.
III. Classifications génériques
L'horreur est, j'en suis convaincue, une sorte de fantastique. Pour cela, je me base sur les deux types de
fantastique distingués par Denis Mellier (ça nous changera de Todorov, n'est-ce pas !) : un fantastique
basé sur l'indétermination, où l'ambiguïté est reine, où ce qui est mis en avant, ce sont les
mystères de l'intériorité, de l'esprit humain. Le genre d'épouvante à la Edgar Poe, donc. Mais il
existe un autre type de fantastique, celui de la « monstration », un fantastique de la présence,
descendant du roman gothique anglais, et de romans tels que Dracula. Le surnaturel est non seulement
suggéré, mais il a carrément la place principale dans l'histoire, il en est l'un des personnages. C'est là
l'épouvante que nous connaissons tous, celle de Graham Masterton et de Stephen King, pour ne citer
qu'eux. Cette littérature cherche à faire peur, contrairement au fantastique d'indétermination
qui repose plus sur le malaise et le jeu intellectuel. Ce fantastique-là est littérairement valorisé,
contrairement au premier qui entre dans les « littératures de l'imaginaire ». Domaine sottement et
illégitimement marginalisé, quand bien même Stephen King est traduit en quarante langues. Mais je
parlerai sans doute une autre fois de cette dénomination de « littératures de l'imaginaire », qui
regroupent quelques genres n'ayant rien à voir les uns avec les autres, sinon le fait qu'ils racontent des
histoires, et se servent de la fiction narrative à la manière des mythes et des légendes, pour rendre
compte du monde et de l'expérience humaine.
La série X-Files est à la croisée des deux genres : elle oscille entre le pur surnaturel et l'explication semirationnelle.
Pour ceux que les distinctions génériques intéressent, voici une liste des styles répertoriés : le
merveilleux, où le surnaturel est accepté d'emblée, l'étrange, où il n'y a de surnaturel qu'en apparence,
l'absurde, qui met en avant un défaut de sens, une vacuité ; le bizarre, qui donne à voir quelque chose
qui sort de la réalité habituelle, et est apprécié pour sa singularité et son exceptionnalité ; le grotesque,
d'essence carnavalesque, versant dans le rire ou le macabre, l'exagération malsaine. Vous constaterez
que ces éléments marchent souvent de concert dans les romans d'épouvante, qui jouent sur tous ces
registres pour provoquer leur effet, la terreur.
IV. Vouloir avoir peur
La terreur comporte un aspect paradoxale qui la rend attirante : si elle n'était que terrifiante, on ne lirait
pas de romans d'épouvante. Elle est aussi envoûtante, excitante, attrayante. Sans doute parce qu'elle
excite l'imagination, mais aussi parce qu'elle sort d'un monde froidement rationnel, monotone et terne.
Contre le monde décrit, dit, cerné ; elle donne un aperçu d'un monde pas encore épuisé par les
sciences et le discours : un monde indomptable, dont l'homme n'est pas le centre. L'épouvante
nous rappelle non seulement nos cauchemars d'enfant, mais encore la peur de nos ancêtre s, habitant
un monde peuplé de forces mystérieuses et innommées, ce qui leur donne leur pouvoir et leur magie.
L'épouvante met en question l'ordre des choses d'une manière inquiétante : elle suggère que tout n'est
pas forcément ce qu'il semble, ou du moins est susceptible de changer, de manière imprévisible.
C'est ainsi que la nuit qui a suivi mon premier visionnage de L'Exorciste, qui m'avait beaucoup
impressionnée, j'en avais assez d'avoir peur, mais je me disais : cesser d'avoir peur, c'est cesser de
croire en cet élément de chaos, c'est verrouiller les portes de l'imagination. C'est juste fermer ses volets
pour ne plus voir les ténèbres. Il ne s'agit pas de croire au surnaturel, mais d'accepter l'aspect
essentiellement inquiétant du monde.
Pour conclure, et pour aller plus loin, je vous donne le lien d'une base de donnée wiki (en anglais) qui
répertorie une bonne partie des auteurs d'épouvante du monde entier : quoi de plus utile pour satisfaire
une boulimie de lecture ? Frissonnez bien !
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http://en.wikipedia.org/wiki/Category:Horror_writers
Enfin, jetez un œil à notre article Si l’horreur m’était contée, pour lequel nous avons bénéficié de l’aide
de Béatrice Lombardo, directrice de la collection Fantasy de Pocket. Comme elle est de la maison, vous
devriez y trouver quelques renseignements intéressants sur la défunte collection Terreur, qui a si bien
animé nos Nuits d'été...1
Maloriel
Référence à Nuit d'été, de Dan Simmons.
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Si l’horreur m’était contée
Petit retour sur la collection Pocket Terreur
Ceux d’entre vous qui étaient adolescents dans les années 1980-90 se souviennent forcément
de Pocket Terreur et de ses couvertures rouges et noires, aux illustrations souvent psychédéliques. La
collection était si vivace qu’on en trouvait même des exemplaires au rayon livres de Carrefour.
Un succès qui, aujourd’hui, laisse pantois. Ou ému, c’est selon. Car devant le triomphe actuel de la
fantasy, on peut légitimement se demander qui, à l’époque, a bien pu lire de l’horreur, genre
qui lui est, à bien des égards, diamétralement opposé.
Je vous propose de revenir sur cette collection devenue culte, car elle a eu, à mon sens, une importance
capitale pour la littérature de genre en France.
Et tout d’abord, un petit rappel historique :
Pocket Terreur est née en 1979, soit cinq ans après la sortie française de L’Exorciste, et un an avant
celle de Shining. Je le précise, car il ne me vient en tête aucun autre exemple de films horrifiques ayant
fait couler autant d’encre, et ayant rencontré un tel succès auprès du public, et en grande partie, de la
critique.
Il me semble que l’introduction au cinéma, et donc dans le domaine culturel, de ces thématiques, peut
expliquer en partie le choix économique de publier, enfin, des auteurs jusque-là condamnés à l’anonymat
ou au rayon « ado » des bibliothèques de quartier.
On doit cette initiative à Patrice Duvic, collaborateur de la revue Galaxie puis de l’actuelle Fiction
publiée par les Moutons Electriques.
Anthologiste fameux, traducteur, ami de Philip K. Dick, Patrice Duvic, aujourd’hui décédé, a été LA figure
centrale de la littérature dite de genre en France. C’est d’ailleurs également à lui qu’on doit l’introduction
des plus grands noms de la science-fiction en France. N’oublions pas non plus qu’il écrivait lui-même (sa
bibliographie est disponible ici) !
Devant la difficulté croissante de positionner le fantastique au sein de la littérature et malgré une baisse
significative des ventes au fil des années, Pocket a tenu à soutenir sa collection le plus longtemps
possible. C’est ainsi que le catalogue de Terreur s’est retrouvé transféré chez Fleuve Noir :
nouvelle collection, nouvelles maquettes, nouveaux visuels, le but était de lui redonner un coup de jeune.
L’aventure continue jusqu’en 2003. Vingt-quatre années quand même ! En deux cent quatre-vingtdix-neuf titres, la plupart inédits, Pocket Terreur s’est imposée comme la collection de référence en
matière d’horreur, et, oserai-je le dire, de littérature tout court.
Mais pourquoi ? Pourquoi elle n’arrête pas de répéter ça ? Eh bien c’est exactement la question à laquelle
je souhaite répondre avec cet article !
La littérature d’horreur, une vraie littérature
Avant Terreur, les seuls romans dits d’horreur publiés en France étaient ceux de Stephen King… Et ils
l’étaient chez des éditeurs généralistes. Une bizarrerie sur laquelle je reviendrai, mais pour l’heure, disons
simplement que l’horreur avait un public, mais pas d’œuvres… Patrice Duvic a donc permis de
découvrir enfin en français les maîtres de l’horreur, et si l’on en croit les ventes, avec un flair
à toute épreuve !
Qui aujourd’hui n’a jamais entendu parler d’Anne Rice et de ses Chroniques des Vampires ? Il n’existe
pas un amateur du genre qui ne connaisse désormais les noms de Graham Masterton, Brian Lumley,
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Graham Joyce, Laurell K. Hamilton… Et déjà, une première constatation s’impose : contrairement à ce
que son titre laisse supposer, Pocket Terreur a publié un catalogue infiniment varié, dans lequel la poésie
et la magie d’un Jonathan Caroll côtoient sans difficulté la pesanteur glauque d’un Brian Wood.
Horreur et thriller
Il faut ici introduire une idée de genre. L’horreur, c’est quoi, exactement ? Je ne peux que vous
encourager à vous référer à l’article de Maloriel, publié dans ce même webzine. Car s’il est une chose
importance à propos de l’horreur, c’est bien qu’elle appartient, définitivement, à la littérature fantastique.
Pourquoi est-ce important ?
Parce que devant le succès grandissant du thriller, on ne peut que s’interroger sur le déclin de l’horreur.
Si les ficelles sont les mêmes, le « frisson » ne nait ni des mêmes thèmes ni des mêmes buts. Là où
semble-t-il le thriller joue de nos peurs les plus adultes, et les plus contemporaines, l’horreur fait appel
à des ressorts plus enfantins, en introduisant le surnaturel dans le quotidien le plus banal.
Et c’est pourquoi Pocket Terreur a tant d’importance à mes yeux : elle a contribué à renouveler et
enrichir la définition du fantastique, relançant un débat qui en France s’enlise dans l’étiquetage. Les
anglo-saxons se soucient peu de savoir si ce qu’ils écrivent appartient à l’urban fantasy ou au fantastique.
Ils nous racontent des histoires, un point c’est tout.
La définition du fantastique basée sur les œuvres françaises du 19e siècle est périmée ! Le
fantastique, assimilé et transformé, est devenu une hydre dont chacun des visages nous égare un peu
plus, pour peu qu’on veuille bien les contempler.
Terreur enfin, a ainsi prouvé que l’horreur pouvait être, je dirais même était, par essence, un genre
destiné aux adultes. Les enfants n’ont pas besoin de lire pour avoir peur. Les œuvres publiées par
Duvic témoignent d’une richesse, d’une profondeur et d’une variété dans l’interrogation de nos peurs,
qui ne peuvent qu’inciter à la réflexion. Réflexion pourtant systématiquement refusée par nos
universitaires, qui préfèrent se retrancher derrière leur barrière de livres savants, plutôt que de s’abaisser
à lire de la littérature populaire.
Le déclin du genre
Cela dit, Pocket Terreur est morte. Une partie de son catalogue, passé chez Bragelonne (collection
l’Ombre), subsiste toujours, mais loin des étals de supermarché, squattés principalement, au rayon
poche, par les livres de fantasy et les novélisations de séries télé. Ce qui me semble pour le moins
étrange, c’est qu’une autre collection, J’ai Lu Fantastique, existe toujours. Alors pourquoi ce déclin de
l’horreur en particulier ? Pocket Terreur était-elle trop affirmativement horrifique, par ses visuels
peut-être ?
J’ai posé la question à Bénédicte Lombardo, qui dirige aujourd’hui la collection SF chez Pocket. Elle est
d’autant mieux placée pour me répondre que la science-fiction subit le même revers que l’horreur :
alors qu’elle marche bien au cinéma, elle est toujours peu lue.
Elle constate, comme nous l’avons tous fait, que la fantasy explose littéralement les ventes. Mais c’est
au rayon jeunesse qu’elle fonctionne le mieux. Harry Potter a fait office de catalyseurs, les auteurs se
sont mis à écrire dans la même veine et le public a suivi.
Mon propos n’est pas d’analyser le succès commercial de la fantasy. Cependant, Bénédicte Lombardo a
fait une remarque qui m’a semblé très intéressante : les livres pour adultes sont aisément identifiables
par le nom des collections et donc le genre auquel ils sont rattachés ; tandis que les livres pour enfants
sont classés… par tranches d’âge. De là à conclure que les adultes liraient de tout si l’on
n’étiquetait pas les livres ? Après tout, ils lisent bien Harry Potter ou Les royaumes du Nord…
D’autant plus que mon interlocutrice me dit que le lectorat d’imaginaire est très varié. Ces gens-là lisent
aussi bien de la SF que de la fantasy ou du fantastique. Et même si les salles de cinéma ne sont pas
combles, le public va voir les films qui ont eu une certaine couverture médiatique.
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Et Clive Barker, dont bon nombre de romans ont été publiés chez Terreur, se vend toujours chez… J’ai
Lu Fantastique, notamment pour ses Livres de Sang, clairement plus horrifiques qu’Imajica, par exemple.
Bref. L’horreur est un genre passionnant, mal connu et mal aimé, que Patrice Duvic a contribué à rendre
populaire, grâce à un choix éclectique et globalement de grande qualité, d’auteurs jamais publiés en
France. La France a un problème avec les littératures dites de l’imaginaire, c’est un fait. Et les livres
d’horreur sont comme les disques de black metal : personne ne les lit jamais, mais tout le
monde en dit beaucoup de mal. La diffusion de cette collection était à mon sens un pari risqué, et la
preuve d’une grande clairvoyance.
Je crois que l’horreur est un genre nécessaire, parce qu’elle nous confronte à nos angoisses les plus
primaires. Les évacue-t-elle ? Je ne sais pas, mais il me semble que l’imaginaire gagne toujours
à s’enrichir, que ce soit des terreurs nocturnes ou de références plus « lumineuses », telles que montrées
en fantasy. Car après tout, fantasy et horreur ne sont que deux versants de l’esprit humain.
Kalys
Un grand merci à Bénédicte Lombardo, pour sa gentillesse et sa disponibilité !
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Anatomie de l’Horreur de Stephen King
Ou pourquoi peut-on bien avoir envie de s’enfiler autant de nanars
S’il est un écrivain d’horreur qui a réussi à se hisser au sommet, c’est bien Stephen King. On pourrait
mentionner ses tirages, mais je voulais surtout faire référence à son talent. Tout cela est bien subjectif,
me direz-vous, et c’est vrai, mais je ne manque pas d’arguments.
En premier lieu, Stephen King est l’un des rares écrivains à avoir promu l’horreur au rang de
l’art. Là où beaucoup se contentent de petites histoires à dévorer sous la couette (ce qui est tout à fait
louable), lui s’est servi de l’épouvante comme point de pression, pour fissurer les apparences. Dans ses
livres, le but n’est pas seulement de nous faire peur. Ça l’est en grande partie, sinon, bah, ça ne serait
pas de l’horreur. Mais c’est vraiment le prétexte à explorer la psyché humaine, tant au niveau individuel
que sociétal. En résumé, c’est un peu : « Dis-moi de quoi tu as peur, je te dirais qui tu es ».
Et si King peut se permettre un diagnostic, c’est parce qu’il possède réellement la culture et la curiosité
intellectuelle nécessaires. Tous les sujets sont passés au crible de sa réflexion, des peurs populaires aux
angoisses de l’enfance, en passant par toutes ces choses qui peuvent effrayer un individu, toutes ces
peurs larvées en nous, que ce soit celle de la mort, celle de la création, celle de l’homme qui vous suit
dans la rue… De la plus absurde à la plus existentielle, il les a toutes mises en lumière, et avec
elle, les mécanismes complexes qui nous construisent.
Ainsi, Stephen King transcende largement la simple écriture du suspense, pour nous amener à penser
en termes de psychologie ou de sociologie. Bref, il fait ce que tous les universitaires attendent d’un grand
écrivain : à travers un exemple particulier, il traite un sujet beaucoup plus large, il étudie l’Homme et
non pas un homme.
Il réfléchit, il analyse, à défaut de proposer des solutions à des problèmes qui n’en ont pas, il les éclaire
par le biais de la fiction. Et tout cela, sans jamais se départir d’une langue claire et d’un sens exacerbé
de la narration, car il n’est nul besoin de formuler des phrases alambiquées pour traiter
sérieusement d’un sujet. Stephen King parle de vous et moi, et nous ne nous exprimons pas comme
Lacan et consorts, si vous voyez ce que je veux dire.
Dans Anatomie de l’Horreur, Stephen King analyse une fois pour toutes les mécanismes de
l’horreur et les raisons pour lesquelles on peut succomber au plaisir de se faire peur. Il ne s’agit
pas là de dévoiler des procédés d’écrivain, mais bien de chercher à comprendre ses réactions en tant
que spectateur de l’horreur.
Pourquoi le fan d’horreur aime-t-il invoquer le croque-mitaine et comment le croque-mitaine parvient-il
encore à nous effrayer ? Afin de répondre à ces questions, King tente de mettre en évidence les éléments
clés de la narration terrifique : ses symboles, sa progression, les circonstances dans lesquelles elle se
déploie.
Dans ce premier volume, il se consacre plus particulièrement au cinéma et à la radio, pour une période
allant des années 50 à 70, environ.
Le premier chapitre, par l’intermédiaire d’une anecdote personnelle, permet d’aborder les enjeux de cette
réflexion. En nous racontant l’effroi suscité aux États-Unis, le 4 octobre 1957, par le lancement du
satellite russe Spoutnik, Stephen King montre avec humour comment cet événement éminemment
politique va être transféré symboliquement, par les spectateurs, dans les films de science-fiction. Une
manière d’exorcisme peut-être, mais plus simplement un mécanisme inconscient, qui nous fait voir dans
un film quelque chose qui n’y était peut-être pas. Et c’est ainsi qu’un banal (et très mauvais) film de
soucoupes volantes devient le symbole de la guerre contre les Rouges.
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Ce que nous dit King, en premier lieu, c’est que les films reflètent l’état d’esprit du monde. Que ce
soit voulu ou pas, ils contiennent et catalysent l’inconscient collectif.
Les deux chapitres suivants s’attachent à mettre en relief le contenu basique de toute histoire d’horreur,
ses éléments récurrents, qui nous apprennent quelque chose de l’humain par leur récurrence même.
Tandis que « Contes du crochet » rappelle notre attachement profond pour les historiettes du genre « Un
jeune couple qui baisouille dans une voiture apprend par la radio qu’un fou dangereux avec un crochet
en guise de main s’est échappé d’un asile… », « Contes du Tarot » décrit les trois figures
emblématiques de l’histoire d’horreur : la Chose innommable, le Vampire, le Loup-Garou. Elles
peuvent s’incarner de maintes manières, mais quelle que soit leur forme, elles sont toujours présentes.
Chacune incarne une angoisse, un tabou, chacune, à sa manière, nous parle de nous.
La transformation du corps, la laideur, le sexe, la mort, la violence, le fait de trouver sa place dans la
société… Autant de thèmes dont ces trois-là peuvent nous parler, et dont ils subissent les conséquences
à notre place.
À ce propos, King remarque qu’en réalité, les films d’horreur sont moralistes, voire réactionnaires.
Ils permettent de juger de ce qui arriverait si l’un de nos tabous était brisé. Ils permettent d’expérimenter
la violation de ces tabous, sans avoir à le regretter. Très logiquement, ce sont des soupapes.
Une fois ces éléments mis en lumière - et l’on peut d’ores et déjà constater leur universalité, et
commencer ainsi à justifier l’intérêt de l’horreur -, King nous propose « Un irritant intermède
biographique » qui, loin d’être irritant, contient d’ailleurs l’un des plus beaux passages du livre, une ode
à l’imagination loin de toute rhétorique.
Les premiers chapitres introduisaient le sujet en présentant ses enjeux. Dans les chapitres suivants, King
explore les mécanismes narratifs qui font une bonne histoire d’horreur. C’est ainsi qu’il en vient à aborder
les shows radiophoniques, et leur effroyable efficacité. Souvenez-vous, quand Orson Wells a réussi
à provoquer un mouvement de panique en lisant La Guerre des Mondes… Imaginez-vous, dans le noir,
écoutant une porte grincer dans votre poste de radio, et vous demandant avec angoisse ce qu’il peut
bien y avoir derrière… Stephen King remarque que c’est notre imagination qui materne les pires
monstres. Finalement, on n’a jamais aussi peur que lorsqu’on imagine la créature ; une fois
qu’on l’a vue, on est presque soulagé, car on s’attendait à pire.
Après cela, King étudie plus particulièrement le cinéma d’horreur américain, dans son fonds et sa forme,
dressant un panorama des peurs contemporaines et de la façon dont elles sont exploitées. On y lit
quantité d’exemples invraisemblables, souvent drôles, mais touchants à leur manière. Si ridicule qu’elle
paraisse, une peur a toujours une raison d’être, et même un très mauvais film peut toucher
un point sensible.
À mon sens, le plus grand intérêt de ce chapitre est de présenter une filmographie solide, dans laquelle
on ira piocher en fonction de ses envies.
Le dernier chapitre s’intitule « Du film d’horreur considéré comme malbouffe » et clôt le volume avec
l’humour caractéristique de son auteur.
Mais c’est aussi, encore une fois, un hommage à l’imagination. King a remarqué, comme nous, le nombre
incroyable de navets produits par le cinéma d’horreur. Il sait que pour bon nombre de personnes, passer
ses soirées devant des films aussi minables relave de la stupidité, ou au moins, d’une fragrante absence
de goût. Mais le fan d’horreur est, dit-il, comme le chercheur d’or. Pas le grand entrepreneur qui
cherche d’emblée l’efficacité et la rentabilité, mais le passionné, à la recherche d’une pépite. Il lui faudra
des années de tamisage pour trouver. Mais, au milieu d’une flaque de boue, pourrait bien apparaitre LA
perle.
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C’est pourquoi le fan passe le plus clair de son temps à s’enfiler des navets, un paquet de pop-corn à la
main, armé d’un humour indéniable qui lui évite d’être blasé. Parce que, une fois de temps en temps, il
lâche son en-cas et en prend plein la gueule. Des moments comme ceux-là valent la recherche, non ?
Il est rare de dévorer un essai critique comme on tourne frénétiquement les pages d’un roman à suspens.
Et pourtant, Stephen King réussit le pari de fournir une analyse passionnante et passionnée, loin
de tout snobisme, mais sans jamais tomber non plus dans le manuel à l’usage des fans. Le
recul et l’humour dont il sait faire preuve rendent le livre accessible à tout un chacun, et lui donneront
même, je n’en doute pas, l’envie de regarder un bon film d’horreur.
Kalys
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Chroniques épouvantables
Films
The Children.
Je crois que c'est la première fois que je vois un film d'horreur britannique. Je n'avais jamais entendu
parler du réalisateur et scénariste, Tom Shankland. Mais à force d'écumer la toile pour trouver de
nouveaux films d'horreur à me mettre sous la dent, j'ai trouvé ce petit bijou.
Perplexe en lisant le scénario – la majorité des résumés de films d'horreur font cet effet : soit ça sera
très bien, soit ça sera affreusement nul – je me suis décidée à regarder le teaser, qui laissait présager
du lourd. Les images étaient fixes, inquiétantes, parfois sanglantes. Et à la fin apparaît cette phrase :
« Vous aimez les enfants ? ». Là, j'étais conquise.
Le film est extrêmement malsain (je suppose que vous vous doutez que ça m'a plu !). Une famille se
réunit pour Noël dans une maison de campagne, avec tous leurs enfants, tous entre sept et dix ans, à
l'exception de Casey, adolescente. Le décor hivernal est inquiétant grâce à l'œil du réalisateur, et non
parce qu'il a été conçu pour paraître exagérément sinistre. Le réalisateur marque déjà un point. En
réalité, tout le film se déroule de cette manière, laissant à la subtilité du jeu des enfants acteurs (qu'on
devrait tous envoyer chez le psy !) et au talent de mise en scène du réalisateur le soin de mettre en
place une atmosphère pesante. Rares sont les films qui parviennent à me donner littéralement la chair
de poule. Celui-ci a réussi. Sachez seulement que les enfants changent petit à petit de comportement.
Et deviennent...dangereux. Rien de racoleur dans cette histoire, pas de gore pour le gore, seulement un
malaise croissant, diablement maîtrisé par ce sadique de Tom Shankland.
Dernier point positif mais non le moindre : se démarquant par rapport à la tradition américaine qui veut
de l'effroi et rate complètement le coche en dénuant les personnages et l'intrigue d'une quelconque
complexité, Shankland a fait un film d'horreur où l'on ressent aussi du désespoir, de la colère, de la
haine. Et c'est pour cette raison qu'on croit à ce film.
Parents s'abstenir...
Maloriel
Halloween
J’en avais déjà vu un épisode dans ma jeunesse, dont je ne me rappelle rien si ce n’est que Myers avait
l’extraordinaire capacité de rattraper en marchant tranquillement des jeunes filles qui couraient de toutes
leurs forces, et qu’il portait un masque blanc. Je n’aurais jamais regardé un nouvel opus si cela n’avait
pas été Rob Zombie qui l’avait réalisé.
Je l’ai regardé en vo et donc, certains dialogues m’ont échappé, mais il s’agissait principalement de ceux
des jeunes étudiantes délurées, donc je ne crois pas avoir manqué grand-chose.
Le film retrace les débuts du tueur et sincèrement, c’est plutôt réussi. Le jeune Michael a onze, douze
ans, et grandit entre un père fainéant et alcoolique, une grande sœur en pleine adolescence, une petite
sœur encore bébé, et une mère strip-teaseuse qui essaie de garder tout ça collé ensemble ; mais l’édifice,
fragile, se fissure de partout. Michael a aussi des problèmes à l’école : il est sujet à des éclats de violence,
bien compréhensibles dans la mesure où ses petits camarades ont l’habitude de le provoquer et de se
moquer de lui à longueur de journée.
Tout ça semble bien banal, et ça l’est. C’est là à mon avis une grande qualité du film : Rob Zombie
montre bien que c’est là un environnement propice à déraper, mais pas plus que cela non plus, c’est la
situation dans laquelle vivent des tas de gens, et ils n’en deviennent pas des psychopathes pour autant.
Ni excuse ni explication, ce background nous permet seulement d’identifier les germes de la personnalité
de Myers. Sans être inutilement sordide, il dépeint bien la médiocrité et la méchanceté ambiante.
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Une fois de trop, Michael est tourmenté par un petit con, le genre qui s’amuse de sa supériorité sur plus
faibles que lui, et qui se croit très malin. Affublé d’un masque de clown dont il aime à se revêtir, Michael
attend le connard caché derrière un arbre du parc, et le tabasse à mort. La scène, filmée sans surenchère
mais néanmoins extrêmement violente, met mal à l’aise. Jusque-là, on pouvait se dire « il a raison,
j’aurais aimé faire la même chose ». Mais voir le sang gicler d’un crâne fracassé, c’est déjà quelques
niveaux au-dessus.
À ce moment-là, on comprend que quelque chose ne tourne pas rond chez Michael. La froideur avec
laquelle il exécute son tortionnaire, avec les moyens du bord, n’est pas normale. S’il avait pleuré ou
hurlé, peut-être aurait-on pu compatir.
Le soir, alors que sa mère est repartie travailler, et que sa sœur a refusé de l’emmener arpenter les rues
en quête de bonbons, Michael remet son masque et descend tranquillement égorger son père, après
s’être ennuyé ferme pendant une heure. Puis il tue le petit ami de sa frangine avec une batte de baseball, avant d’éventrer cette dernière. Quand sa mère rentre du boulot, elle le trouve assis sur les marches
de la maison, le bébé dans les bras. « It’s over, Mummy » lui annonce-t-il calmement.
La suite des événements prend place à l’hôpital psychiatrique. Interrogé par un docteur qui semble
curieusement l’avoir pris en affection, Michael témoignera de son amour des masques, qui, dit-il, lui
permettent de cacher sa laideur, mais aussi, paradoxalement, d’être enfin vu. Il a l’air d’un gosse normal,
quoi qu’un peu perturbé.
La suite, quinze ans plus tard, est plus classique. Par un concours de circonstances assez répugnant,
Michael parvient à s’échapper. Il revient en ville et tue plein de gens. Il est immense, très large d’épaules,
et porte un masque très convainquant qui ne parvient pas à cacher la vacuité de son esprit. Ce n’est plus
qu’un animal.
Bien que cette partie du film soit moins enthousiasmante - voire carrément ennuyante par moments -,
on peut lui reconnaitre quelques qualités esthétiques. Toujours filmée sans surenchère gore, elle
bénéficie d’une partition qui m’a rappelé la bande originale de Suspiria, c’est-à-dire stridente et un peu
surannée. J’ai trouvé la référence très à propos. Donc vraiment, le film n’est pas un navet. Ce n’est pas
un chef d’œuvre non plus, mais il y a un je-ne-sais-quoi dans le traitement du personnage, qui échappe
au cliché et à la caricature, ce qui est à la fois déconcertant (dans ce type de films, c’est plus que rare)
et fascinant. Notamment, l’insertion régulière d’images issues de vieux films en noir et blanc type
Frankenstein. Je suis persuadée que le parallèle avec la créature du bon docteur F est voulu. Comme
elle, Myers est le produit d’un créateur, disons ici la société, mais un produit raté, une expérience qui a
mal tourné. Personne n’en est tout à fait responsable, pas même Myers, mais personne n’en est tout
à fait innocent non plus. J’ai été, je m’en rends compte maintenant, plutôt impressionnée. Le regard
torve de Michael enfant, la subtilité avec laquelle il acquiert progressivement un caractère qu’on
qualifierait un peu vite d’inhumain, m’ont hantée une partie de la nuit et me laissent toujours un goût
amer.
Kalys
The Midnight Meat Train
Vous avez peut-être entendu parler de ce film qui a eu une histoire tumultueuse. Adapté d'une nouvelle
de Clive Barker parue dans ses Livres de Sang, le film a d'abord été interdit de sortie cinéma.
Étonnamment, il semblerait qu'on ait jugé que son contenu était trop violent. Après la sortie d'Hostel et
de Saw, je trouve qu'il y a de quoi surprendre. L'impact des images sanglantes de Saw est augmenté
par la perversité du scénario et l'horreur psychologique qu'endurent les personnages. Quant à Hostel,
pour moi ce n'est rien d'autre qu'une épouvantable boucherie sans queue ni tête.
Revenons-en à notre film. Sorti finalement aux Etats-Unis sur une centaine d'écran, puis en France, il a
été également présenté au festival Gérardmer. Réalisé par le Japonais Ryuhei Kimatura (Versus, L'ultime
guerrier), le scénario et la production sont évidemment de Clive Barker. L'histoire est celle d'un
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photographe qui, au cours de ses pérégrinations nocturnes, découvre l'identité du responsable d'une
série de disparitions : un boucher, qui prend le dernier train tous les soirs.
Tout d'abord, j'ai admiré le visuel du film, que j'ai trouvé tout à fait en adéquation avec l'univers de Clive
Barker. Beaucoup de noir, de bleu et de rouge, des images cadrées avec art, un peu comme les photos
du personnage principal. C'est le genre de film où l'on hésite entre le rire et un dégoût horrifié, car
certaines images sont carrément grotesques, et pourtant leur réalisme fait frissonner. L'histoire nous
emmène dans les ténèbres urbaines d'un New-York anonyme, de quoi avoir un brin d'appréhension avant
de prendre le métro, la nuit.
Je n'ai jamais beaucoup apprécié les nouvelles des Livres de sang, qui, peut-être à cause de leur brièveté,
me paraissaient freiner et limiter l'imagination pourtant fertile de Clive Barker. Aussi, la fin du film qui
donne la raison d’être de cette boucherie m'a semblée un peu creuse. Cependant, j'ai lu ensuite que
Clive Barker tenait beaucoup à cette histoire, et qu'il envisageait de lui donner une suite, en creusant la
mythologie à laquelle il fait seulement allusion à la fin de la nouvelle. On peut donc espérer voir se
développer tout un univers, et là, je ne crains pas les mauvaises surprises. En fait, on a un film long pour
une nouvelle, ce qui par conséquent amène à se faire une remarque du type « tout ça pour ça ? » quand
on arrive à la fin du film.
Cependant, la fin n'est pas dramatique non plus (il y a largement pire) et ne gâche pas la totalité de
l'œuvre, qui reste somme toute un bon film, non seulement très gore mais original, et comportant cette
touche de malsain, de macabre, mêlé de poésie (le film me fait penser à une légende urbaine, un conte
horrible, mais le genre qui tient en haleine et fiche la frousse).
Malgré une certaine réserve, donc, je recommande ce film qui semble avoir convaincu, et ce n'est que
justice, un public plus large que le cercle étroit des amateurs de tripes.
Pour un dossier complet sur le film, des photos, la bande-annonce, rendez-vous sur ce site :
http://www.dvdrama.com/film-28177-midnight-meat-train.php
Maloriel
The Descent
The Descent est une longue, longue descente aux enfers. Celle de six femmes parties en expédition
spéléologique, et qui vont se retrouver coincées. Comme si la situation n’était pas déjà assez éprouvante,
elles vont s’apercevoir qu’elles ne sont pas seules dans les galeries.
Tous les ingrédients sont réunis pour me faire passer un très mauvais moment : dès les premières
minutes, une angoisse diffuse m’envahissait. M’imaginer cent mètres sous terre en train de ramper dans
un passage si étroit que même quelqu’un de ma corpulence a du mal à s’y mouvoir me donne déjà des
sueurs froides. Ajoutons-y l’éclairage lacunaire des lampes frontales, et je suis au bord de la crise de
nerf. Par-dessus le marché, les créatures qui hantent les couloirs sont anthropomorphes. Comme un
vampire m’effraierait beaucoup moins qu’un humain dégénéré, bouffant les entrailles de ses victimes
encore vivantes, j’ai passé un certain temps les yeux fermés et la main sur les lèvres.
Mais finalement, ce n’est pas tant l’intrigue qui m’a bouleversée, que les personnages, justement. On dit
souvent que c’est dans les situations extrêmes que les caractères se révèlent, et j’ai trouvé que c’était
particulièrement réussi dans ce film. Rebecca est prête à abandonner ses amies pour survivre, June
s’avare une guerrière déterminée, et Sarah… Quelque chose se brise en elle. Elle s’avère la plus primitive,
la plus bestiale d’entre elles. Peut-être parce qu’elle était déjà sacrément fissurée avant ça.
La descente, c’est la sienne. Et c’est peut-être ça qui était le plus terrifiant. Cette femme couverte de
sang, capable de tuer de sang-froid une de ses amies… par vengeance. Alors que la situation est telle
qu’on se demande comment elle pourrait y penser. Sous terre, il y a des animaux carnivores, des femmes
qui luttent pour leur survie, et Sarah.
Je n’aime pas les films gore. D’une manière générale, la violence gratuite me met au pire mal à l’aise.
Au mieux, je m’ennuie, ou alors je doute de la santé mentale du réalisateur. Mais quand le film parvient
à tirer les conclusions, à faire de l’intrigue un prétexte à l’exploration de l’esprit, c’est tout autre chose.
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Un film comme The Descent met en scène des êtres humains. Il explore leurs cauchemars, leurs secrets,
leurs qualités aussi. C’est ce qui le rend si perturbant. Pousser les gens et les situations à leur extrême
limite, et voir ce qui se passe.
Kalys
Livres
La Nuit des cafards Dean Koontz.
Titre Original : Whispers.
Pocket, coll. Terreur, 1980
C’est le roman qui a fait connaitre Dean Koontz, en 1980. C’est un polar à tendance horrifique et
fantastique, bien mené, haletant, et ne manquant pas de rebondissements.
Une jeune scénariste est agressée par un détraqué, qu’elle avait rencontré une semaine auparavant lors
de recherches documentaires dans les vignobles. Elle parvient à le tuer. Mais voilà, une semaine après,
il revient. Aucun doute, il s’agit bien de l’homme qu’elle a assassiné. Non seulement il est censé être
mort, mais en plus il prétend que son nom n’est pas Hilary, mais Katherine, et qu’elle ne cesse de revenir
d’entre les morts pour le tourmenter. Avec l’aide de son amant, policier de son État, Hilary cherche
à découvrir la vérité : qui est cet homme, et que lui veut-il ? Ensemble, ils découvrent un mystère bien
plus profond que ce qu’ils soupçonnaient au départ.
Ce qui est intéressant, c’est que l’intrigue ne comporte aucune incohérence, ambigüité, exagération. On
a un polar rythmé et puissant, où l’investigation révèle des parts d’ombre de plus en plus importantes,
avant que tout ne s’éclaire, d’une manière inattendue et intelligente. Comme dans un autre roman de
Koontz que j’avais lu précédemment (Les Yeux foudroyés), l’amour est à l’honneur, et on apprécie le fait
qu’on n’ait pas de l’épouvante pure, mais des êtres humains à qui il arrive des choses épouvantables, et
la sensibilité de l’auteur rend leurs destins particulièrement poignants.
Par contre, c’est parfois un tout petit peu mièvre. L’histoire d’amour est moins magique que dans Les
Yeux foudroyés, où elle était toute entière racontée du point de vue d’un jeune homme tombé
passionnément amoureux d’une femme qui fait partie intégrante du mystère de l’histoire. Là, c’est plus
banal, et parfois presque agaçant (leurs ébats extatiques, par exemple).
De plus, les relations entre les personnages sont parfois représentées de manière un peu naïve, presque
Walt Disney, tout le monde est attachant et tout est bien qui finit bien ou presque, puisque les
événements de l’intrigue sont plutôt tragiques. Le vieux misanthrope se transforme vite en protecteur
du jeune couple amoureux, si vous voyez ce que je veux dire.
Ceci mis à part, on a un bon roman, captivant et bien construit, et surtout qui ne réserve pas de déception
finale. Chaque élément finit par être éclairé, formant un puzzle qui se met en place pièce par pièce, et le
tout tient la route.
Dean Koontz a écrit une tonne de romans, et parmi ceux-là, lisez celui-ci, vous ne vous ennuierez pas.
Vous n’aurez peut-être pas de révélation métaphysique, ou le grand frisson, mais vous passerez un bon
moment.
Enfin, si vous aimez cet auteur, je vous recommande cette page Wikipédia bien documentée :
http://en.wikipedia.org/wiki/Dean_Koontz
Maloriel
L’Exorciste (La suite), aussi titré Exorciste 3
William P. Blatty
Traduction de Agnes Gattegno
Titre original : Legion 1983
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Un jeune livreur de journaux est découvert mort près d’un entrepôt. Le lieutenant Kinderman observe
les mutilations : le garçon, crucifié, porte la marque du Gémeau dans la paume, et il lui manque un
index. Autant d’éléments qui indiquent la parenté du crime avec ceux commis par le Gémeau douze ans
auparavant. Sauf que le Gémeau est mort. Cela n’a aucun sens. Kinderman enquête, et pas seulement
sur les meurtres qui se succèdent.
Toutes les horreurs dont il est témoin le plongent dans un abîme de réflexions décousues, dont le fil
conducteur est la nature du mal. L’évolution de sa pensée et les doutes qui l’assaillent appartiennent
autant à l’histoire, sinon plus, que la résurrection du Gémeau et son chemin sanglant.
Du coup, il s’agit moins ici d’un roman à suspense, d’un thriller horrifique façon Masterton, que d’une
rêverie sur le mal et ses manifestations.
L’intrigue peut sembler lente à démarrer, car Blatty prend tout son temps pour présenter ses personnages
et il se passe, au début, assez peu de choses. Les digressions du lieutenant fatiguent parfois, car il
ornemente ses commentaires de tant d’exemples nébuleux qu’il parvient à nous faire perdre le fil en
plusieurs occasions.
Néanmoins, la deuxième partie, qui commence un peu après la moitié du livre, se révèle plus claire, plus
concise aussi, et les événements s’y précipitent ; un peu comme dans le film L’Exorciste, nous faisant
presque regretter ce début tout en clair-obscur, qui posait l’ambiance sans tomber dans une horreur trop
figurative.
Legion, puisque le titre original semble une fois encore bien plus indiqué, possède d’indéniables qualités
stylistiques. Blatty et sa traductrice manient une langue élégante qui sait se teinter de poésie. De plus,
l’intrigue est rendue haletante par une foule de petits détails, rappels de L’Exorciste (tant de ses
personnages que de son ambiance) et de son atmosphère lourde, déréglée.
Par ailleurs, la conclusion des réflexions de Kinderman, qui coïncide avec la résolution de l’histoire, révèle,
je ne sais pas, une foi, en l’homme, en dieu peut-être, que je trouve à la fois belle et, en un sens,
extrêmement poétique.
Kalys
Cauchemars des sables
Titre original : The Elementals
Michael Mc Dowell
Traduit de l’Américain par Jacques Guiod
Pocket Coll. Terreur, 1991.
Encore une nouvelle acquisition de la défunte collection, découvert chez le bouquiniste de mon quartier.
Cette fois Stephen King et Dean Koontz n’ont pas été soudoyés pour écrire un commentaire positif au
dos du bouquin (une fois, je me suis fiée à ça, et en fait le bouquin était complétement nul.)
Je ne savais pas à quoi m’attendre, car avec les romans d’horreur, c’est toujours pareil : sur la base du
résumé, on sent que ça peut être très bien, ou très décevant.
Après m’être interrogée sur les personnages au comportement assez bizarre et peu expliqué (c’est une
histoire de famille, et les relations entre les personnages ne sont pas très claires, on ne sait pas trop ce
qu’ils ressentent les uns envers les autres) ; j’ai été très vite embarquée par l’ambiance énigmatique du
lieu dans lequel se déroule la majeure partie de l’histoire.
Imaginez une langue de sable reliée au continent par une bande de terre entièrement immergée par
marée haute. Et sur cette langue de sable, trois maisons identiques, de style victorien. L’une regarde
vers le golfe, la seconde vers une lagune verte, la troisième vers la terre. Les deux premières sont
habitées par la famille. La dernière, la troisième maison, est abandonnée depuis des décennies, et
personne n’y entre jamais.
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Il ne s’agit pas d’une simple histoire de hantise, ni de secret de famille. Disons que l’intrigue en comporte
seulement des éléments, sans pour autant centrer l’histoire sur ces ressorts banals de l’épouvante. C’est
l’attitude réservée des personnages, qui avouent avoir vu des choses en soutenant pourtant ne pas y
croire, et leur refus obstiné de pénétrer dans la troisième maison tout en niant savoir quoique ce soit,
qui persuade le lecteur qu’il y a vraiment quelque chose d’intéressant à y découvrir.
Et l’histoire ne tombe pas à plat comme c’est souvent le cas, elle tient le cap jusqu’à la dernière ligne,
en gardant des zones d’ombre qui évitent de tout rationaliser, et donne un certain charme à cet étrange
récit.
Les bémols sont pour moi quelques erreurs de traduction, mais pas aussi importantes que d’habitude :
une déroutante hésitation entre le vouvoiement et le tutoiement au sein d’un même dialogue ! Mais,
vous me direz, ce n’est qu’un détail. En effet, cependant le fait qu’on le remarque est toujours une gêne
pour la lecture.
Deuxièmement : le point faible du livre, ce sont les personnages, comme je l’ai signalé plus haut. Le
manque d’information qu’on a sur eux, la complicité entre certains d’entre eux dont on est exclus faute
de la comprendre, empêchent de s’identifier à eux. Dommage, car ils sont potentiellement très
intéressants : originaux, possédant une personnalité singulière, et l’un des personnages, alcoolique, me
semble particulièrement pertinent, très loin de la caricature. Disons que, contrairement à ce qui se passe
souvent dans les bouquins d’épouvante qui se concentrent sur l’intrigue et non sur les personnages, ces
derniers ne sont pas prévisibles, on ne sait jamais comment ils vont réagir et ce qu’ils vont décider, ce
qui évidemment ajoute à la crédibilité et au suspense de l’intrigue.
Sans être donc réellement rébarbative, l’impossibilité de s’identifier aux personnages fait perdre un peu
de saveur à l’histoire : on aurait plus peur si on accompagnait vraiment les personnages, si on les
connaissait comme des amis.
Michael McDowell semble aimer les sagas familiales étranges, avec des romans se déroulant souvent
dans le sud des Etats-Unis, où il est né. Il a également beaucoup travaillé en tant que scénariste au
cinéma, avec Tim Burton notamment. Tous ces éléments, plus la lecture de ce roman, m’ont incité à aller
voir plus loin, et je vous recommande de faire de même !
Maloriel
La Maison d'à côté
A. Rivers Siddons
Titre original : The House next door
Traduit de l'américain par Philippe Rouard
Pocket, coll. Terreur, 1992.
Ce livre est l'un des fruits de ma dernière moisson de Pocket Terreur, cette fois aux Utopiales 2009, à
Nantes. J'ai acheté en regardant à peine le résumé, parce que les histoires de maison hantée, c'est mon
truc. Et non seulement c'est un sujet que j'apprécie, mais dans ce livre, en l'occurrence, il est traité avec
une rare originalité, qui relève plus du fantastique que de la pure épouvante, à mon avis.
C'est l'histoire d'un couple, Colquitt et Walter, qui vivent en hédonistes éclairés dans leur maison, située
au cœur d'une rue tranquille dont ils connaissent tous les voisins, et juste à côté d'un terrain boisé qui
leur donne l'impression d'être à la campagne. Mais voilà, le terrain, pourtant déclaré inconstructible, est
vendu. Un jeune architecte y créé une maison extraordinaire. Qu'ils aiment le style contemporain ou non,
tous les voisins sont conquis. La maison paraît vivante, comme une plante, tant elle est harmonieuse,
parfaite. Les habitants ne tardent pas à s'y installer, et comme vous vous en doutez, c'est le moment où
tout commence à aller mal.
Pas de manifestation de poltergeists, d'apparitions spectrales, de cas de possessions. Juste des
problèmes familiaux qui s'aggravent, des accidents malheureux. Peu à peu, le fait que la maison ait
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quelque chose d'anormal apparaît évident à Colquitt, la voisine, qui est aussi la narratrice. Peu à peu,
elle va réaliser le pouvoir de la maison, et tenter d'avertir les occupants...
Le traitement du sujet est fortement inhabituel pour plusieurs raisons : le point de vue des voisins qui
racontent l'histoire, permettant ainsi d'avoir un recul sur l'histoire, et qui la rapportent en témoins. Cela
contribue aussi à l'ambiguïté qui régit le roman : les événements qui ont lieu dans la maison, si on les
prend un par un, n'ont rien de surnaturel. C'est dans leur enchaînement que se dégage une sorte de
schéma...
Ensuite, la maison « hantée » (d'ailleurs on ne saura jamais si c'est réellement le cas), est une maison
toute neuve.
Enfin, il n'y a pas de fantômes, sinon ceux qui sont propres à l'histoire et à la psychologie de chaque
personnage. Et avec ça, on a un vrai suspense, une lente descente aux enfers, et peu d'optimisme.
Tous ces éléments font de ce roman un livre qui vaut le détour, ne serait-ce que par curiosité, même si
ce n'est pas un chef-d’œuvre d'épouvante, ni un texte introduisant un malaise insurmontable. Un bon
livre, en somme !
Maloriel
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Ustensiles de style : Pourquoi ça fait peur ?
Principes de narration
Pour cet article, je me suis inspirée de mes lectures avant tout, et surtout de Stephen King, qui me
semble diaboliquement maîtriser son art. Mais aussi de films, dont les techniques de narration peuvent
aisément être comparées à celles de la littérature : raconter une histoire, quel que soit le support, c'est
toujours raconter une histoire. C'est un ensemble de ficelles, de « trucs », beaucoup d'imagination et de
l'organisation. Pour moi, raconter est à mi-chemin entre une démarche d'artisan (travailler le texte
dans sa matière, le langage utilisé comme un outil pour « sculpter » un discours) et celle d'un
magicien : le principe de la fiction, c'est l'immersion.
Il y a une forme de magie là-dedans. Il faut réussir à faire naître une réalité alternative dans l'esprit du
lecteur, dans laquelle il se perd parfois autant qu'en rêvant lors d'un profond sommeil. Et l'une des clés
d'un texte réussi, c'est de ne pas perdre le lecteur. Tout au long du texte, qu'il soit immergé.
Pour cela, il faut une narration sans temps morts, et sans fautes bêtes qui font relever les yeux (une
phrase mal tournée qui vous turlupine, une incohérence ou un manque de clarté qui vous font cogiter au
lieu de vous laisser guider, un manque d'originalité ou un aspect stéréotypé qui tue la crédibilité du texte,
etc.).
Et pour les textes horrifiques, alors ? Là, l'art de raconter une histoire exprime sa quintessence, il me
semble. Il faut non seulement faire croire le lecteur aux choses épouvantables qu'on écrit, mais aussi les
lui faire ressentir ; bref, lui donner le frisson ! Dans ce genre de textes, rien ne doit être laissé au hasard.
Pour organiser un peu mes remarques, voici la question directrice que je suivrai :
premièrement, comment faire croire à des choses extraordinaires au sens propre du terme,
deuxièmement, comment provoquer l'épouvante, le but premier de ce type de littérature (en dépit de sa
richesse, comme le dirait Jean-Christophe Grangé, l'objectif, ça reste de « faire frissonner les gens sous
leur couette »).
Je propose d'énoncer quelques principes simples que j'ai pu constater et analyser dans mes œuvres
horrifiques préférées, et qui sont des « trucs » susceptibles de fonctionner, pourvu qu'on les maîtrise (et
pour ça, pas de secret, de l'entraînement, et encore de l'entraînement...).
Une dernière précision : ce que je dis dans les différentes parties se recoupe souvent, parce que la liste
est forcément un peu artificielle. Une bonne histoire est un tout, et chaque point abordé est dépendant
des autres. Ils ne sont pas, selon moi, à examiner seuls, pour eux-mêmes, mais dans leur ensemble.
I. Le décor et l'ambiance. La première scène et sa continuité.
Là, il s'agit d'installer le suspense, de faire une forte impression. D'abord pour que le lecteur ait envie
de continuer l'histoire, ensuite parce que l'ambiance et les informations données au début vont
être capitales dans la compréhension et la perception de la totalité de l'œuvre. C'est pourquoi,
comme on le verra par la suite, il est très important de ne pas perdre de vue l'ambiance qu'on a instauré,
au contraire il faudra la développer, l'étoffer. Et ne pas perdre de vue non plus les éléments d'information
donnés au début. S'ils ne partent que d'une vague idée, l'histoire entière tombera à l'eau, faute de
crédibilité. On peut avoir une idée très originale et une ambiance inexistante, et inversement une idée
banale mais une ambiance très soignée. Je vous laisse deviner lequel des deux compte le plus. Ce qu'il
faut, c'est sentir la menace, provoquer l'imagination. Le scénario ne fait pas tout. La qualité d'écriture
est primordiale. Aux chantres de l'originalité, je réponds ceci : qu'est-ce qu'une histoire
originale dans laquelle on ne peut se projeter, faute d'une bonne mise en scène ?
La première scène est cruciale, bien sûr. Mais j'ai vu trop de romans ou de films qui s'en contentaient.
Débordés par l'action, ils en oubliaient de maintenir cette dose nécessaire de bizarre, d'énigmatique,
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d'inquiétant, indispensable à la qualité et à la tenue de l'ensemble. Vous écrivez dans une maison
gothique du 19ème, alors n'oubliez pas de mentionner tout au long du livre les changements subtils qui
se produisent dans la maison, les ombres, la température, les bruits inhérents à toute vieille bâtisse
(l'exemple est volontairement caricatural).
Il faut répéter, tout en se renouvelant. Choisir un endroit fort, souligner les détails bizarres. Un
maître pour moi du décor et de l'ambiance : Serge Brussolo. Lire par exemple Pèlerins des Ténèbres, où
le cadre a une importance cruciale : il influence l'histoire elle-même, par son omniprésence menaçante.
La force de Brussolo, en l'occurrence, est l'usage de métaphores fortes et originales, et le fait que sa
vision du monde imprègne les descriptions : on dirait ses paysages surgis d'une inquiétante rêverie
surréaliste, même si ce sont des paysages réels que vous pouvez visitez, puisque dans Pèlerins des
ténèbres il situe son action dans les Pyrénées.
Vous aussi, investissez une part de vous-mêmes dans vos décors, qu'ils reflètent un état d'esprit,
un fantasme, qu'ils traduisent un ressenti, fassent ressentir un souvenir (voir par exemple l'impression
de vécu, parfois de nostalgie, qu'on ressent en lisant les histoires de Stephen King qui se déroulent dans
le Maine, d'où il est originaire). En ce moment, je lis un roman, Cauchemars de sable, de Michael
McDowell, où le cadre est également fort. Original et résolument étrange, il fait peser une lourde
atmosphère, qui fait se dire au lecteur : il va se passer quelque chose, mais quoi ? Quand le lecteur a
cette appréhension, c'est dans la poche. Et selon moi, il ne faut pas que quand la chose en question
se passe, le cadre soit relégué à l'arrière-plan. Il faut qu'il participe à l'action.
II. Gérer la montée de la menace
Pour que l'action soit crédible, il faut la préparer. Longuement s'il le faut, ce sont souvent des
moments délectables. L'ambiance et le décor jouent évidemment un grand rôle. Mais il y a également
les choses qu'on choisit de dire et de montrer.
L'intrigue doit progresser de concert avec la montée du suspense. Ce qui a été établi lors de la première
scène doit être repris, amplifié, progressivement éloigné de la réalité quotidienne en direction de
l'étrange, l'incompréhensible, le bizarre, bref, l'inquiétant. Capital dans un texte d'horreur : ne pas perdre
le fil. Dès qu'on perd l'intensité du début, la cohérence de son propos, ou la logique narrative (en
omettant par exemple d'insister sur les détails présentés avec force au début, et qui vont être
déterminants pour la suite, comme la grandeur et la minéralité inquiétante des montagnes de Serge
Brussolo, et leur impact sur la psychologie des personnages qui doutent de leurs perceptions) ; le charme
est rompu, et le processus qui provoque la peur est suspendu.
Dans ce genre-là, il est très difficile de ramener son lecteur quand on l'a perdu, les mécanismes
de la peur sont trop subtils. Il ne suffit pas d'un fantôme et de beaucoup de sang. Encore une fois, il faut
que le lecteur y croie.
Prenons un exemple : j'ai récemment re-visionné The Shining, par Stanley Kubrick. Chaque scène du
début est importante : ces séquences ont le mérite d'insinuer dans l'esprit du spectateur un doute, une
appréhension, l'intuition de ce qui va se passer. Du coup, quand ça se passe, la tension est à son comble,
et on est plus réceptif.
Par exemple : l'entretien. Un employeur au sourire un peu forcé, un personnage sinistre qui ne dit rien
mais observe, l'air d'en savoir long. Puis, la visite de l'hôtel. Chaque lieu montré aura son importance,
et on sent déjà que leur aspect anodin n'est que superficiel. Enfin, des aspects de la personnalité
de l'écrivain sont révélés, de manière à ce qu'on sache déjà qu'il risque de perdre les pédales. Sans pour
autant en faire trop, du genre « il a tué quelqu'un, c'est un psychopathe ». Il faut disséminer les indices
avec parcimonie, et surtout pertinence : ne dire que ce qui va compter pour l'histoire qui nous
intéresse (en l'occurrence, l'alcoolisme du père, la personnalité troublée du gamin et son don particulier,
la faiblesse de la mère, amoureuse et un peu trop compréhensive. Vous verrez que ces éléments, en soi,
ne sont que des détails banals. En réalité, ce sont des embrayeurs pour l'histoire qui va suivre).
Car une bonne histoire ne dépend pas que de circonstances extérieures : elle est provoquée par
un contexte intérieur, propre aux personnages, le tout, c'est donc de bien saisir ce contexte, et de le
montrer comme déterminant. Dans Shining, ce qui va donner le frisson, ce ne sont pas seulement les
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apparitions spectrales, c'est le changement de personnalité de l'écrivain, qui n'est pas uniquement causé
par l'aura malsaine de la maison : c'était déjà en lui, et ça ressurgit. Car c'est là pour moi l'un des points
essentiels de l'épouvante : le surnaturel est profondément lié au passé des personnages et à leur
façon de voir le monde.
Quand l'action arrive pour de bon (le personnage principal devient fou et décide de tuer tout le monde,
la maison hantée arrive au comble de ses manifestations surnaturelles, ou bien le moment où les
personnages décident d'agir pour découvrir un mystère ou lutter contre une force surnaturelle), c'est
délicat. C'est le moment où vous risquez de perdre votre lecteur (ça m'est arrivé dans nombre de romans
d'horreur, dont Maison Hantée de Shirley Jackson). Par manque de cohérence, de simplicité, de clarté,
ou tout simplement de crédibilité. Au moment où l'histoire s'accélère, n'accélérez pas aussi votre
raisonnement et ne sautez pas par-dessus d'utiles explications ou descriptions d'états d'esprits, bref
ne passez pas à la trappe vos personnages et leur logique, ainsi que la logique de l'histoire.
Souvent, on dirait que les auteurs/scénaristes/réalisateurs veulent finir trop vite (Desperation,
l'adaptation de Stephen King, qui commence bien puis fait passer une ancienne puissance pour un idiot
incapable, histoire que nos héros s'en sortent, presque tous). N'ayez pas la flemme ! Prenez le temps
de faire un truc auquel on croit, auquel on ait envie de s'accrocher jusqu'au bout. Je trouve beaucoup de
films chiants à partir du moment où les héros tentent de survivre. S'il est question de survie, une règle
d'or : réalisme. Sinon, on s'ennuie et on rigole vaguement en voyant nos héros se transformer en
guerriers réduisant à néant une force maléfique censée être beaucoup plus puissante qu'eux. Dommage
pour la frayeur escomptée.
Là encore, je vais m'en référer à Stephen King. Jamais on n'aura autant peur que lorsqu'on s'identifie
aux personnages. Plus ils sont creusés, uniques, authentiques, plus l'effet sera intense. L'épouvante
est l'un des domaines privilégiés où les super héros ne sont pas de mise. Là, on parle de ce qui
nous a tous fait trembler sous la couette. On parle de quelque chose de si primitif et ancien qu'il en est
universel.
III. Le décalage et le bizarre.
Ce qui provoque l'épouvante est de la même nature que ce qui provoque le rire : il s'agit du
décalage. Décalage par rapport au quotidien, au connu, au normal. Le décalage et le bizarre font partie
des ressorts de l'épouvante, et doivent être pertinemment disposés afin de produire leur effet. Si
décalage il y a, il doit être suffisamment prononcé pour provoquer l'inquiétude, et bien placé, à un
moment anodin, fondu dans la quotidienneté des choses, pour être perceptible. Le décalage a deux
aspects : l'humour et la peur. Dans les deux cas, il doit surprendre, être inattendu, brusque.
Dans le premier cas, il ne modifie pas la nature des choses, ne remet pas en question l'ordre existant. Il
est juste le produit de circonstances fortuites, provoquant l'embarras de la personne visée, et le rire du
spectateur.
Dans le second cas, il semble fissurer une certitude établie, il fait état d'une défaillance (à laquelle je
reviendrai), il rend les choses incertaines. Il suggère qu'une chose prétendument impossible peut se
produire, et cette chose a généralement des conséquences néfastes. En gros, c'est une mauvaise
surprise, mais dont la portée nous ébranle, et génère un sentiment de malaise.
Si on aime lire des romans d'horreur, c'est parce que l'épouvante a un attrait certain. Selon moi, une
grande partie de cette séduction provient de l'aspect étrange, du bizarre. On en revient à cette notion
de décalage. C'est ce qui est anormal, à côté, voire ce qui ne devrait pas exister. Il faut qu'on ressente
cette fissure dans la réalité, cette défaillance. Sans la défaillance, l'horreur n'est rien. C'est pour ça qu'on
l'aime, et qu'on la déteste. Se dire, à trois heures du matin, que les choses ne sont peut-être pas
ce qu'elles semblent être. C'est une notion aussi effrayante qu'excitante, c'est ça l'épouvante.
À mon avis, pour écrire une histoire effrayante, pas de secret : il faut aller puiser dans ses propres peurs.
La peur est un sentiment communicatif. Si vous trouvez qu'il est absolument ridicule d'avoir peur
des fantômes, ne faites pas une histoire de fantômes. Parlez plutôt de cet étrange petit homme
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qu'il vous semblait apercevoir la nuit, dans votre chambre, même si quelque chose vous disait qu'il ne
s'agissait que de votre tas de vêtements. De cette peur que vous aviez, à la cantine, d'être empoisonné
par la cuisinière qui avait une ressemblance frappante avec l'ogresse des livres de contes. Bref, parlez
de ce qui vous dérange, de ce à quoi vous évitez de trop penser quand vous êtes seul.
Certaines histoires parviennent remarquablement bien à jouer sur le décalage, en rendant étrange ou
bizarre des éléments du quotidien. Je me souviens par exemple du sac rouge dans Dark Water, qui ne
fait pas peur en lui-même, évidemment, mais tout simplement parce qu'il apparaît toujours en des lieux
où il n'est pas censé être. C'est de ce genre d'effet dont je veux parler.
L'autre aspect est ce que j'appelle le bizarre : quelque chose d'énigmatique, souvent tabou, effrayant
sans qu'on sache vraiment pourquoi. Comme cette vieille maison sur la colline, où même les gamins ne
vont pas, ou alors, seulement les plus courageux. Ou bien ces témoignages récurrents prétendant qu'il
y a quelque chose dans le lac, juste à côté. Une ombre, un bruit inhabituel, une disparition, ou bien
simplement un sentiment de malaise.
Venons-en, au malaise. Pas de véritable peur sans un malaise préalable. La peur ne vient pas d'un
coup, elle est provoquée. Plus le malaise sera intense, plus la peur sera réelle, et surtout profonde. Il ne
s'agit pas de sursauter au moment où le monstre bondit du placard. Que votre lecteur, projeté dans la
tête de votre personnage, soit rivé à chaque ligne du récit, car il se passe quelque chose d'horrible et de
fascinant. Que la réalité quotidienne devienne progressivement étrangère.
IV. Le parti pris de départ et la cohérence du texte.
Bien des histoires sont gâchées par un parti pris grotesque. Ce n'est pas parce qu'on traite de
surnaturel qu'on est obligé de raconter n'importe quoi.
Par ailleurs, l'idée qui vous sert de point de départ peut être bonne, mais il faut la développer tout au
long du texte, et qu'elle continue à tenir la route. Donner une explication bidon à la fin du texte prouve
que l'idée de départ n'était pas du tout maîtrisée, ou juste mauvaise. Les vampires décident d'envahir la
ville et de tuer tous les humains, bien. Où étaient-ils auparavant ? Que vont-ils manger une fois qu'ils
auront tué tout le monde ? Là encore, l'exemple est volontairement caricatural, pour mieux montrer ce
que je veux dire.
Une bonne idée et un bon développement (grâce aux éléments cités plus haut) concourent à
une apogée de l'histoire, juste avant sa résolution. Que cela finisse bien ou mal, là n'est pas
l'important. Il faut que l'idée soit constante et que chaque événement en soit une répercussion, une
conséquence logique, et non une fantaisie de l'auteur. Sinon, encore une fois, on décroche, et tout tombe
à l'eau. L'écriture de l'horreur est une chose très rigoureuse, qui ne peut se permettre de rien laisser au
hasard. Parce que cette histoire doit tenir en haleine, on ne doit rien abandonner en cours de route ; et
la plupart du temps on procède par gradation.
Prenons l'exemple de la nouvelle et de la théorie de l'effet d'Edgar Poe : tout, dans la nouvelle, doit
être une série d'effets qui converge vers un effet final. Il me semble qu'on peut appliquer la même
idée à un texte plus long, même si on n'y trouvera pas la même rapidité d'enchaînement et par là-même,
la même intensité. Baudelaire dit : « Parce que la forme est contraignante, l'idée jaillit plus
intense. » J'aurais tendance à acquiescer. Un roman d'épouvante est une forme contraignante, parce
qu'il ne s'agit pas de laisser libre cours à son imagination, mais de se servir de son imagination pour
effrayer, bref, pour produire un effet. Il ne s'agit pas de poésie, mais de roman à suspense. Il faut
construire une structure où le scénario, l'ambiance, s'interpénètrent et produisent l'épouvante. Le roman
d'épouvante, par son sujet et sa mise en mots, nous confronte à des réalités alternatives perçues comme
possibles, ou bien à la noirceur toute crue de son propre esprit. Ce but sera raté si l'imagination fait
défaut (pour se projeter dans une autre réalité ou pour visualiser cette noirceur) ou si la narration est
faible, étourdie, peu rigoureuse (dans ce cas, on n'adhère pas, donc on ne croit pas).
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Pour bien gérer ce développement, il faut faire attention, comme on l'a dit, à maintenir son ambiance, à
suivre le cours logique de ses idées, mais aussi à bien gérer l'enchaînement des événements et la
temporalité, qui donnent le rythme au récit ; une donnée essentielle pour la réussite de l'effet de
suspense.
La scène proprement effrayante ne doit pas être trop longue, sans quoi on s'ennuierait, l'effet de surprise
du décalage et du bizarre serait anéanti par trop de précision. Au contraire, les scènes d'ambiance
trouvent souvent leur force dans le détail, l'insistance. Bref, il faut prendre son temps pour décrire un
état d'esprit, un lieu qui impressionne. L'action ne doit pas perdre de vue ces données. Même dans son
accélération, le passage où le tueur ou l'esprit entrent en action ne doit pas laisser de côté les réactions
des personnages, et l'atmosphère pesante, angoissante ou étrange qui a été établie auparavant.
Souvent, je trouve que les scènes d'action font perdre tout leur charme à la fiction ; justement parce
qu'elles ne sont que pures actions.
Revenons-en à Shining. Prenez la scène où Jack poursuit sa femme dans les escaliers, sans arme, tandis
qu'elle tient une batte de base-ball d'une main tremblante. La tension réside dans la façon de filmer :
tantôt du point de vue de la femme, qui voit monter vers elle son mari (elle ne le domine pas, c'est lui
qui est sur le point de l'engloutir, elle recule en tremblant), tantôt du point de vue de Jack, qui s'approche
à la manière d'un prédateur (voir les intonations de la voix, l'expression démente du visage, les gestes
lents mais assurés, avec quelque chose d'inexorable). Rien n'est perdu, au contraire, la tension est à son
paroxysme. Les personnages restent constants, agissant comme ils sont censés le faire, et cette
scène a longuement été amenée. Grâce à cela, elle n'a rien de grossier, elle devait arriver, et le jeu
de Nicholson soutient amplement la crédibilité de l'histoire.
Si on transpose cette analyse à l'écriture, voici en quoi on doit en arriver : garder bien en main son
personnage, sa créature, qu'importe. Qu'il agisse conformément à ce qu'on avait laissé croire, ou alors
d'une manière totalement surprenante, mais en restant dans la logique du personnage. Qu'il bouge,
qu'il soit expressif aussi bien dans ses paroles, dans sa gestuelle, que dans l'expression de son visage.
Là encore, il s'agit de ne pas être négligent : il faut prendre en compte tous les éléments d'une situation
réelle, bien plus encore que dans un autre genre. Il faut, en somme, être réaliste à l'extrême. Penser à
représenter tout ce qu'il peut se passer dans la tête de votre victime ou de votre bourreau à cet instant,
prendre en compte leur expressivité, et les éléments du décor et les accessoires avec lesquels jouent vos
personnages à ce moment. S'il y a un escalier, on peut y trébucher, s'il y a une arme, on peut s'en servir
ou au contraire ne pas en être capable, s'il y a une forêt, il peut y avoir des ronces, une flaque, un tronc
d'arbre qui bloque la retraite.
Si votre scène d'action est longue, étoffez-la avec tous ces éléments qui ne lui sont pas directement
reliés. Là, je pense à la scène d'ouverture de Jessie, de Stephen King. Une bonne dizaine de pages se
passent pendant que l'héroïne, menottée à son lit, cherche à attraper un verre d'eau. La scène, très
intense, est relayée par des incursions dans l'esprit du personnage : comment en est-elle arrivée là, à
quoi pense-t-elle dans une telle situation (et ce sont souvent des choses qui ne sont pas strictement en
rapport avec le présent, il s'agit de faire fonctionner l'association d'idées).
Il faut absolument pouvoir se projeter entièrement dans le présent du personnage : si l'écrivain le fait,
le lecteur aussi. Et du coup, il ne pourra se détacher de sa lecture, son sort étant d'une certaine façon
lié avec celui du personnage. En somme, tout est question d'alchimie.
Conclusion :
Le principe d'immersion dans la fiction n'est nulle part aussi vrai que dans le roman d'épouvante. S'il
n'est pas maîtrisé. Dans un roman de ce type, tout fonctionne sur le principe de persuasion. Il
faut faire croire le lecteur à son histoire, et le faire croire si puissamment qu'il puisse en avoir des frissons.
Pour y parvenir, il faut avoir une ambiance qui intrigue, inquiète, et surtout qui captive, le plus possible.
Il faut avoir des personnages qu'on puisse comprendre et auxquels on puisse s'identifier, et une narration
sans temps morts dans laquelle on puisse plonger des heures durant. Un rythme soutenu donc, et une
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cohérence sans reproche, afin que ce qui est extraordinaire le reste, et ne soit pas dévalué comme une
idée saugrenue de l'écrivain, perçue comme un simple prétexte à l'action. Et quand il y a action, il ne
faut pas la séparer du reste de l'histoire. On reste dans l'ambiance, dans la continuité logique de la
psychologie des personnages.
L'écriture de l'épouvante est à mon sens l'une des plus contraignantes qu'il soit. Comme je le disais plus
haut, elle ne laisse pas le droit à l'erreur. Soit on est génial, soit on se plante. Si j'ai un dernier conseil à
donner, ce serait : lisez Stephen King, et vous saurez tout ce qu'il y a savoir sur l'horreur (non, je ne
suis pas fanatique).
En tout cas, si vous voulez vous lancer dans un roman d'épouvante, toutes mes félicitations, et sachez
que vous pouvez me contacter à l'adresse de l'association (les.chemins.de.traverse [at] gmail.com, en
demandant Maloriel), je ferai une bêta-lectrice heureuse, si c'est demandé poliment !
Maloriel
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L’atelier d’écriture : quand les Traverseurs mettent la main à la pâte
À l’occasion de ce numéro spécial épouvante et pour faire suite à son article « Ustensiles de style »,
Maloriel nous a proposé quelques exercices d’écriture pour nous entraîner à faire peur. Voilà le résultat.
Il faut bien sûr garder en mémoire qu’il s’agit d’exercices pratiqués en atelier, c’est-à-dire que nous vous
les livrons dans une première version, non retravaillée !
Les membres peuvent lire les textes sur le forum des Chemins de Traverse à l’adresse suivante :
http://cheminsdetraverses.forumpro.fr/f15-les-ateliers-du-webzine
La scène d’introduction
Consigne : Écrivez une scène d'introduction qui pourrait servir à un roman d'horreur. Que l'ambiance y
soit, faites tout pour qu'on ait envie d'avoir une suite !
C'était un après-midi frileux d'octobre. Le vent éparpillait les tas de feuilles mortes à l'angle de l'avenue,
détruisant ainsi le bruyant travail des souffleurs de feuilles qui avaient duré une partie de la journée. La
brume du matin perdurait encore, s'effilochant dans les branches nues des ormes pétrifiés. Le prêtre
marchait à pas vifs, une légère buée se formant devant ses lèvres. Il tenait à la main une petite valise
noire, à laquelle il semblait se cramponner. Son chapeau à larges bords dissimulait son visage, livide
comme le brouillard qui persistait comme un mauvais présage. De l'autre main, il serrait sur sa gorge
les pans de son large manteau noir, dans une attitude qui semblait aussi bien destinée à le protéger du
froid qu'à se prévenir d'une autre menace, plus lointaine, plus vague. Il régnait un grand silence dans
l'avenue, comme si les habitants se cachaient tout au fond de leurs maisons, attendant que la journée
finisse, afin que peut-être disparaisse cette curieuse pesanteur, ce sentiment d'oppression qui étreignait
le prêtre. Il jeta un regard furtif sur les fenêtres aveugles qui défilaient de chaque côté de la rue. Il crut
apercevoir le visage d'un enfant qui le fixait derrière un rideau, mais la vision disparut aussitôt.
Les maisons passaient, presque identiques, blanches et propres. C'était leur banalité même qui rendait
encore plus choquante la présence de la chose. La chose demeurait dans une maison bordée par des
massifs d'hortensia joliment colorés par des ardoises enterrées à leurs racines. L'habitation semblait
plutôt accueillante vue de l'extérieur, avec ses volets peints en bleu – d'une même nuance que les fleurs
– et ses rideaux de velours, bleus eux aussi. Seul détail incongru, le heurtoir en forme de gueule de
dragon, fixé à la porte d'entrée. Le prêtre s'arrêta un instant devant le portail, les yeux fixés sur la
demeure. Etait-il le seul à percevoir l'obscurité qui émanait de la façade, se répandant dans le jardin, et
s'allongeant sur le trottoir, jusqu'à ses pieds qu'elle effleurait comme pour le goûter ? Il ne s'agissait pas
d'une véritable pénombre, bien sûr. C'était plus... Une impression de ténèbres. Un voile infime, une
angoisse écoulée des murs blancs.
Le prêtre prit une courte inspiration et s'engagea sur le chemin de graviers.
Maloriel
Le parti-pris absurde
Consigne : essayez donc d'écrire un texte crédible, le plus effrayant possible, en partant de cette idée
stupide : tous les hommes politiques sont en fait des vampires ou futurs vampires adeptes d'une secte
satanique.
Depuis un an, je suis le ministre dans tous ses déplacements. Je suis son secrétaire particulier, et je
voyage beaucoup. C'est un métier plutôt agréable, et très bien payé. Bien sûr, on ne peut pas dire que
mon patron soit l'homme le plus charmant du monde. Il a des moments difficiles, parfois
mêmes...inquiétants.
Je l'ai rencontré lors de mon entretien d'embauche. Il était assis bien droit sur sa chaise vernie, les mains
croisées. Son long visage pâle était tourné vers moi comme une lame de couteau reflétant la lumière de
sa lampe de bureau - il gardait toujours ses rideaux fermés. Ses paupières étaient lourdes, comme celles
de tous les hommes politiques que j'avais rencontré, et ses yeux cernés de poches profondes. Il avait la
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bouche sévère, et était plus maigre que la moyenne. Il avait, somme toute, une apparence plutôt banale,
celle d'un homme sur le déclin, mais il irradiait encore une autorité froide que personne n'aurait osé
défier.
Je ne m'étais pas tout de suite aperçu que quelque chose n'allait pas chez cet homme. Au fil des
semaines, je commençai à ressentir un certain malaise qui allait en s'intensifiant. J'étais soulagé de
quitter une pièce qu'il occupait, et pourtant, j'étais incapable de dire ce qui me gênait. Il y avait juste ce
sentiment d'oppression, cette peur lente et blanche qui montait en moi en sa présence. Au début, c'était
une vague angoisse, inexplicable et frustrante. Je continuai à bien faire mon travail, il m'en félicita
plusieurs fois. Mais bientôt, je devins distrait et nerveux, et mes oublis à répétition furent la cause de
mon premier vrai moment de peur. Pas cette peur née du stress, qui vous noue les entrailles et provoque
un vague sentiment de culpabilité et de dépression. Non, une angoisse vive, saisissante, qui me criait de
me sauver en courant. Jamais je n'avais ressenti un tel instinct brut, une telle nécessité de fuir.
Il était derrière son bureau en acajou, les mains croisées comme la première fois où je l'avais rencontré.
Mais son regard avait changé, et tout dans son attitude - ses épaules voûtées, son cou tendu vers moi
comme s'il me regardait de très haut, la contraction nerveuse de ses longs doigts blancs - exprimait une
menace glaciale et puissante. Ses yeux sombres fulminaient.
"Comment se fait-il que mon message n'ait pas été transmis au président ? Il s'agit d'une déclaration de
guerre, nom d'un chien !" Il avait craché ses mots, et sa voix me vrillait comme un coup de fouet. Je
pouvais carrément ressentir sa haine et sa rage, physiquement.
"Monsieur, je..." commençai-je à bredouiller.
"Taisez-vous !" hurla-t-il.
Je reculai involontairement d'un pas, pour échapper à ce déferlement de rage. Il faisait très sombre dans
la pièce ; il n'avait allumé qu'une lampe, et les épais rideaux de velours interdisaient à la lumière du jour
de pénétrer dans son sanctuaire. La pénombre le faisait paraître plus grand. Je reculai encore, saisi d'une
terreur irrationnelle. Je me sentais réellement en danger, un danger bien plus grand que celui de perdre
mon travail.
La terreur qu'il m'inspirait était-elle la seule raison de mon oubli ? Je ne voulais pas transmettre ce
message. L'Etat avait décidé de bombarder la Turquie, et de mettre à exécution la menace nucléaire. Cet
homme, et le président, voulaient tout bonnement raser le monde arabe. Cependant je sentais à présent
que non seulement je n'avais aucun pouvoir, que j'étais remplaçable, mais qu'il pouvait m'obliger à faire
tout ce qu'il voulait. Il sembla lire dans mes pensées, car un pâle sourire étira ses lèvres exsangues.
Ce fut alors que je remarquai, à la faveur d'un reflet, le pendentif qui tournait imperceptiblement audessus du bureau tandis qu'il se penchait plus en avant. Un pentagramme. Un ministre pouvant décider
d'une guerre était-il versé dans l'occultisme ? Ce détail ne retint mon attention qu'un instant. J'avais bien
trop peur pour spéculer sur les croyances de mon patron. Cependant celui-ci intercepta mon regard, et
son sourire s'élargit.
"Ce qui se passe ici vous dépasse, Hervé. Vous n'êtes qu'un pion."
J'eus alors une inspiration subite, et dans un moment de bravoure, je réussis à prononcer cette phrase :
"Je démissionne."
"Non", répondit-il simplement.
Et il se replongea dans ses papiers. Je voulus dire autre chose, mais j'en fus incapable. J'étais
littéralement paralysé. Il dominait la pièce, longiligne et blafard comme un insecte albinos. Son pouvoir
n'était pas un simple charisme. Il était intérieur, féroce, aussi réel que son corps. Et il débordait en moi,
m'interdisant le moindre mouvement.
"Bientôt, soupira-t-il d'un air contrit, nous connaîtrons enfin un monde digne de nous. Vous autres,
petites limaces, vous ramperez devant nous. Seuls les forts doivent diriger le monde. Tous les autres
sont des esclaves. Vous êtes un serviteur, vous êtes né serviteur. Agenouillez-vous."
Sa voix était presque douce. Je fis ce qu'il demandait. Il me laissa ainsi pendant trois heures. Puis, il
agita la main pour me congédier, et le contrôle de moi-même me revint.
Il fallait absolument que je fasse quelque chose. Que j'essaie d'enrayer ce processus. Ce n'était pas
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seulement cette guerre horrible qui était en marche. C'était ce pouvoir sombre et aveugle qu'il y avait
derrière cette porte, qui m'avait réduit à néant, annihilant en moi toute volonté. Réprimant ma terreur
d'éventuelles représailles, je m'en fus raconter ce que je savais. Les visages des autres secrétaires se
fermèrent, les portes claquèrent, et les politiques sourirent sournoisement. J'étais piégé. Tous savaient.
Et personne ne voulait rien faire, ou alors, était déjà impliqué. Je n'avais plus aucun recours. Et alors
qu'échouait ma tentative, je sentais de sourdes impulsions palpiter en moi. Un appel lointain mais
impérieux. En moins de temps qu'il ne faut pour le dire, j'étais à nouveau devant les lourds battants de
chêne massif qui abritaient le sanctuaire du ministre. Il était à l'intérieur, je pouvais le sentir, qui
m'appelait et m'attirait. De toutes mes forces, j'essayai de faire demi-tour. Au lieu de cela, je frappai
deux coups brefs et j'entrai dans le bureau obscur.
Cette tentative de rébellion fut l'unique. Aujourd'hui, j'accompagne un démon et je l'aide dans ses
projets. Bientôt, le monde tel que nous le connaissons aura cessé d'être. Au moins, croyez-le, j'ai essayé
de l'arrêter. Mais la Bête ne fléchit devant nul pouvoir humain.
Maloriel
Le bizarre et le décalage
Consigne : pour cet exercice, je vous propose de partir d'une scène très quotidienne et virer petit à petit
dans l'épouvante, sans que la transition soit flagrante. Faire ses courses, prendre le métro, démarrer
une journée de travail, préparer le repas... A vous de voir, pourvu que tout bascule dans une inquiétante
étrangeté.
Le déluge
La matinée était magnifique, pleine de promesses quant au reste de la journée à venir. Pas à un nuage
à l’horizon, une toute légère brise apportant une touche de fraîcheur bienvenue dans la douce chaleur
de cette fin saison printanière. Partir au travail le sourire aux lèvres n’est pas la chose la plus fréquente
qui animait les lundis de Laura, elle décida donc d’en profiter pour s’y rendre à pied. Elle lança dernier
regard plein de tendresse à sa petite fille qui gazouillait dans son berceau, embrassa son mari
ensommeillé et quitta son domicile avec entrain.
La rue était plus animée qu’à l’ordinaire, les gens profitant également de ce climat pour laisser derrière
eux la voiture. Pour aller à son bureau, Laura devait traverser le centre-ville, habituellement vide à cette
heure de la matinée, comme les commerçants n’ouvraient leurs grilles qu’un couple d’heures plus tard.
Aujourd’hui, elle croisa de nombreux vélos et de personnes à pied et trouva cela fort plaisant. Le ciel
était clair, vide de toute sa faune ; ni moutons, ni oiseaux ne le traversaient et Laura ne percevait même
pas le moindre papillon. Marchant la tête levée, elle trouvait qu’il resplendissait dans son intensité
lumineuse azurée. Le soleil n’était pas encore complètement levé, et caché par les hauts immeubles
néoclassiques du centre, il restait invisible à la jeune femme. Toutefois, elle l’imaginait intense, d’un éclat
si doux qu’elle se prit à rêver de l’approcher afin qu’il lui réchauffe la peau, la chair, les os. Autour de
Laura, les citadins paraissaient également baigner dans cette quiétude bienfaisante.
« Bonjour, Laura, fit Nathan du service informatique.
— Oh ! bonjour, répondit avec un grand sourire la rêveuse.
— Belle journée, n’est-ce pas ?
— Oui. Avez-vous vu ce bleu magnifique ? demanda Laura en levant une nouvelle fois les yeux au ciel.
— Je ne le quitte pas des yeux depuis tout à l’heure. Il est si splendide ! L’été approche.
— Peut-être pourrions-nous déjeuner dehors à midi ? proposa, enjouée, l’assistante de communication.
— Avec joie. »
Quelque chose traversa l’esprit de Laura, mais elle l’oublia aussitôt. Elle baissa les yeux, légèrement
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soucieuse, puis ne parvenant pas à remettre le doigt dessus, elle n’y pensa plus. Elle continua de
converser avec son collègue de bureau, toujours à propos de futilités. Futilités. Le mot tourna dans sa
bouche, avec un étrange goût. La conversation n’était pas naturelle, quelque chose lui faisait penser
qu’elle était mécanique. D’ailleurs, cela ne s’étendait pas qu’à la discussion ; ses pensées, sa joie
inhabituelle, le joli bleu du ciel, tout cela avait quelque chose d’étrange. Laura jeta un œil autour d’elle
et vit les personnes se parler tout en marchant nonchalamment. Les bribes de conversations qu’elle
parvint à capter ne parlait que du temps qu’il faisait et de la couleur cyan de l’atmosphère. Elle
commençait à sentir un certain malaise et cessa totalement de discuter. Son compagnon continuait
d’alimenter seul le bavardage de propos anodins, sans véritable sens. À mesure qu’elle marchait, le
malaise en elle s’intensifiait sans qu’elle ne parvienne à en identifier la cause. Quelque chose d’indicible
la troublait, une intuition, quelque chose de viscéral, mais sans raison apparente. Elle commençait à
avoir peur et sentait la nausée la prendre en grippe. Serait-elle malade ? Elle en doutait.
Un peu plus loin devant elle, une femme d’âge plus mûr se mit à pleurer. L’homme qui l’accompagnait
et qui semblait être son mari semblait surpris et lui parlait doucement. Quelques dames se tournèrent
vers elle, toutes arborant la même expression de doute mêlé de crainte. Les regards de chacune se
croisèrent, comme si elles partageaient toutes la même intuition, la même peur ; sans pour autant savoir
de quoi leur instinct voulait les prévenir. L’ambiance était devenue pour le moins étrange dans les rues
du centre. La plupart des gens ne marchaient plus et se regardaient sans véritablement se parler. On
entendait chuchoter, mais personne ne semblait vouloir parler du malaise général, tellement
incompréhensible et absurde au vu de la situation qu’il en devenait grotesque. Pourtant quelque chose
était en train de se passer.
Laura sentit de l’eau couler sur son visage. « Il pleut » se dit-elle, machinalement, avant de se rappeler
du temps superbe qu’il faisait. Levant les yeux, elle ne vit aucun nuage, mais perçut les gouttes de pluie
tomber des profondeurs célestes céruléennes. Petit à petit, la pluie s’intensifia sans que le moindre
cumulus n’apparaisse, le soleil brillant toujours intensément. Tout le monde se mit à courir pour se mettre
à l’abri de l’averse, toujours plus forte, qui commençait à emporter tout ce qui trainait dans la rue.
Rapidement, les caniveaux furent inondés ; et l’eau semblait toujours provenir du fond de l’espace,
comme le ciel restait obstinément clair. Parallèlement, la boule au ventre que Laura sentait depuis tout
à l’heure se faisait de plus en plus insistante, jusqu’à devenir fortement douloureuse. Accroupie, elle
voyait du coin de l’œil les autres femmes, blafardes, jeter des regards anxieux vers la rue et le ciel. Laura
n’aurait su dire si une si forte pluie sans qu’on perçoive les nuages était normale, mais le malaise qu’elle
ressentait, bien que n’étant pas explicable, était réel. Si le ciel, en ce début de matinée l’attirait et la
mettait en joie, il n’en était rien à présent ; au contraire, il la terrifiait.
Un grondement aigu se fit soudain entendre et toutes les têtes abritées se levèrent.
« Le tonnerre. Ce n’est que le tonnerre, dit un homme d’une voix qu’il voulait calme.
— Oui. Je me disais bien. Certains orages éclatent sans que l’on voie le moindre nuage ! renchérit un
autre homme. »
Les autres ne dirent rien et sursautèrent au deuxième coup de tonnerre. En fait, beaucoup trouvaient
que cela ne ressemblait pas au tonnerre. Le troisième déchirement sonore mit tout le monde d’accord.
« C’est un cri ! hurla une dame dont les jambes la tenaient avec difficulté, impressionnée par l’intensité
du bruit.
— On dirait… commença une jeune femme dont les frissons et le regard trahissaient l’effroi. On dirait un
cri d’enfant ! Des pleurs d’enfants ! »
Elle fit une pause, se tenant la bouche de ses deux mains puis reprit, plus faible :
« Oh ! Mon enfant ! »
La jeune mère sortit de son abri et se mit à courir autant qu’elle le put. D’autres la suivirent, persuadées
que la nature de leur intuition concernait leurs enfants.
Une teinte écarlate commença à se répandre dans la rue et les caniveaux. Celle-ci se fit plus appuyée au
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bout de quelques secondes, peignant les trottoirs et les vêtements de ceux qui courraient sous la pluie
rouge. Laura mit la main au dehors pour voir ce qui provoquait une telle coloration. La texture était
poisseuse, comme du sang. Machinalement, elle porta ses doigts aux lèvres, mais n’eut pas besoin de
goûter pour s’apercevoir que c’était effectivement du sang. L’odeur si particulière et familière commençait
à se faire ressentir violemment, et écœurée, Laura dut faire un effort pour ne pas succomber aux nausées
qui remontaient. D’autres ne parvinrent pas à résister aux assauts de leur estomac et rendirent leur
petit-déjeuner.
Alors que le soleil finissait sa partie de cache-cache avec les bâtiments, éclairant d’autant plus la chaussée
et dispensant sa chaleur pré-estivale, le sang continuait de tomber en grandes ondées poisseuses,
collantes, indélébiles. Les hurlements, de plus en plus reconnaissables, de bébés gigantesques, ou au
souffle gargantuesque, ne cessaient de faire vibrer les tympans en une immense cacophonie. Parmi la
masse assourdissante d’appels terrifiants, parmi tous ces cris qui n’en formaient plus qu’un, Laura crut
reconnaître celui de sa fille.
« Alice ! » hurla-t-elle, mêlant dans une puissante expiration ses propres peurs à celles de son enfant.
Courant à perdre haleine, sous les gouttes vermeilles, elle reprit le chemin en sens inverse vers son
appartement. Autour d’elle, elle percevait les cris des mères et ceux des bébés, hurlements instinctifs
pleurant à l’unisson ; elle assimilait le chaos de l’épouvante, les mares de sang qui se formaient dans les
bouches d’égout bouchées, le ciel toujours aussi bleu et vide qui ne donnait aucune explication au
phénomène. Les cris d’Alice vrillaient les oreilles de la mère, bien qu’elle se trouvât encore à deux rues
de sa maison. La douleur entre ses côtes agissait, pensait-elle, comme un miroir avec son enfant, la chair
de sa chair, son sang. Elle parvint enfin chez elle, monta les étages par l’escalier, se laissa tomber sur la
porte d’entrée et pénétra dans son appartement, en proie à la plus ineffable des peurs. En entrant dans
la chambre de la petite, silencieuse, elle distingua son conjoint agenouillé près du berceau, la tête baissée
vers leur enfant. S’approchant doucement, incapable de se ruer vers le petit lit tant la peur la tenait,
Laura commença à sangloter en prononçant le nom de sa fille.
Alice, comme tous les bambins de la ville, peut-être même au-delà, s’était semble-t-il elle-même ouvert
le ventre avec ses doigts dont les ongles étaient devenus des griffes acérées. Il n’y avait plus aucune
trace du cœur et il ne restait quasiment plus aucune goutte de sang dans ses veines.
Gradlon
*
Ce matin, mon réveil qui crie de manière stridente me tire soudain d'un profond sommeil. Je le frappe
pour le faire taire, en essayant de rattraper les filaments de rêves qui s'échappent dans la lumière
blafarde de cette matinée de novembre. Peine perdue, tout a disparu. Je me lève en grognant, direction
la salle de bain. Je n'ai pas regardé par la fenêtre ; je sais déjà qu'il fait gris.
Je ressors, un peu plus énergique, mais encore troublée par un drôle d'impression que m'a laissée mon
dernier rêve. Je n'arrive pas vraiment à décrire cette sensation d'inachevé, comme si j'avais oublié
quelque chose dans le monde onirique. Un café dissipera sans doute cette brume. Je me dirige d'un pas
pesant vers la cuisine, avec des phrases bizarres qui me trottent dans la tête, comme si j'étais branchée
sur une lointaine radio.
"Vide, tout le monde est parti." "Tu as emporté la théière ?" "Il fait toujours plus froid quand on mange."
"Le brouillard a épaissi ces dernières heures..." Ce genre d'absurdités.
Je prends ma tasse de café et me laisse tomber dans un fauteuil, regardant vaguement dehors sans
vraiment voir. Peu à peu, je m'aperçois que quelque chose me chiffonne. Une impression de flou,
d'absence. Y a-t-il du brouillard ce matin ? Je plisse les yeux pour mieux voir. Je ne distingue qu'un océan
de blancheur grisâtre, immobile. Intriguée, je me lève. Je n'ai jamais vu un tel brouillard. Je sors sur le
balcon et regarde en bas. Il y a tant de brume que je ne distingue même pas l'étage du dessous. Je
rentre au chaud pour finir mon café, quand je m'aperçois que quelque chose d'autre que cet inhabituel
brouillard me cause un sentiment désagréable. Je mets quelques secondes à comprendre ce que c'est. Il
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n'y a pas le moindre bruit. Là où j'habite, on entend en permanence la circulation automobile, les chiens
des SDF qui aboient près du supermarché, les gamins qui pleurent, les cloches des églises sonner les
heures et les messes. Mais rien de tout ça ce matin. Le silence est complet, comme si la ville avait tout
bonnement disparue. Est-il possible que le brouillard ait un tel effet ? J'en doute, mais je ne vois pas
d'autres explications possibles.
Sur le palier, même silence glacial. Je n'entends aucune radio, bruits de vaisselle, éclats de voix. Haussant
les épaules, j'appelle l'ascenseur et descend au rez-de-chaussée. En ouvrant les portes de l'immeuble,
une bouffée d'air gelé m'étreint la gorge. Je regarde autour de moi : rien. Prudemment, je fais quelques
pas en direction du supermarché. Mais le brouillard ne révèle pas le quartier familier. Je me mets à courir
droit devant moi. De cette façon, je devrais tomber nez-à-nez avec l'enfilade de boutiques qui occupent
le centre de la dalle. Au bout d'une minute, saisie par l'évidence, je m'arrête, essoufflée. Il n'y a plus
rien. Les immeubles, les gens, la ville entière n'existe plus. Je me retourne et reviens sur mes pas dans
l'espoir de regagner mon immeuble qui semble avoir réchappé au désastre. Mes pas ne produisent pas
le moindre son, et j'ai l'impression d'avancer au beau milieu du ciel.
Cela fait des heures que je marche. J'ai essayé d'avancer en ligne droite, mais j'ai dû dévier en courant.
J'ai perdu mon immeuble, et je n'ai rencontré aucune construction humaine. Je suis perdue dans le
brouillard, et j'ai beau appeler, personne ne me répond. Même s'il y avait quelqu'un d'autre, ce dont je
doute, il ne m'entendrait probablement pas. Le brouillard absorbe tout, et le son de ma voix est étouffé
comme par une lourde étoffe. Je crois que c'est lui qui a fait disparaître la ville. Car quand je regarde
mes mains bleuies par le froid, elles me paraissent plus transparentes que tout à l'heure. Je dois encore
être en train de rêver. Mais les sensations sont trop aiguës, trop réelles. Et même si la terreur m'a fait
perdre une partie de ma lucidité, j'ai trop conscience de ce qui m'arrive pour être en train de rêver.
Je me sens disparaître.
Maloriel
*
17h45
Le soir s'installe tranquillement. Il tire sur les immeubles un voile léger, entre le rose et l'orangé, s'allonge
délicatement au milieu des ombres qui éclosent. Des enfants s'amusent dans le square tandis que l'air
fraîchit. Les mamans discutent, assises sur les bancs, et leurs voix tissent des murmures que le vent
disperse. J'ai ouvert la fenêtre de la cuisine et je laisse l'haleine du printemps courir entre mes murs. Les
derniers rayons du soleil flambent au-dessus de l'évier. Je suis debout devant la baie et je découpe des
légumes en écoutant la radio. Je respire leurs parfums, tour à tour mentholé ou sucré, léger ou capiteux.
Les morceaux s'entassent dans un grand saladier et mes mains sont couvertes de jus. Quand les légumes
sont prêts, je les transfère dans une large casserole pour les faire mijoter. C'est le moment que je préfère,
quand les épices et les plantes aromatiques mêlent leur saveur et leur odeur, qui envahissent la cuisine.
J'aime le bruit que font les bulles en remontant à la surface de mon bouillon. J'en profite pour nettoyer
mes ustensiles, plus pour savourer encore le moment que par minutie.
J'ai un peu froid, à présent, et alors que je m'approche de la fenêtre, je m'aperçois que tous les enfants
sont partis. Il n'y a plus un bruit dans le square, et tout semble immobile. Je frissonne devant la soudaine
sensation d'être toute seule, toute seule dans mon appartement et peut-être même dans l'immeuble. Je
ne sais pas d'où vient cette idée. Elle m'est sans doute inspirée par les nuages ternes qui ont glissé dans
le ciel, ces nuages plats, sans consistance, qui ressemblent à des linceuls de soie. Je suis trop sensible
aux variations dans l'atmosphère, trop sujette aux changements d'humeur irraisonnés. Il faut que cela
cesse, décidé-je. Je dois arrêter de m'enfermer chez moi, de ne me préoccuper que de l'univers qui
palpite entre mes côtes. Je ferme la fenêtre. Quand je me retourne, je réalise que je n'entends plus rien
du tout. La radio s'est éteinte. Je l'empoigne, la tourne dans tous les sens et triture des boutons, mais
on n'entend rien que l'espèce de frottement continu de la friture. Tant pis. J'allume les lumières dans le
salon et m'approche de l'ordinateur. Je dois quand même terminer cette scène, avant qu'elle ne perde
sa précision.
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Une demi-heure plus tard, je referme mon document avec satisfaction. Je remarque que dehors il fait
très sombre, ce qui m'étonne un peu. Il n'est pas si tard. En regardant, j'ai l'impression qu'on a plaqué
un filtre gris sur mes carreaux. La résidence me paraît floue, comme si j'avais du mal à accommoder, et
il fait presque nuit.
J'en oublie mon potage. Je hausse les épaules pour chasser mon malaise. Ça arrive, les orages. Pas de
quoi en faire un drame. Je vais baisser la température sous ma casserole. En passant, j'entends un bruit
dans le couloir, comme un néon qui grésille. Curieuse, je m'approche de la porte pour y coller mon oreille,
mais il n'y a plus rien. J'ai sans doute les tympans qui sifflent. Par acquis de conscience (ou parce que je
suis une commère, allez-y, vous pouvez le dire), je vérifie quand même dehors. Mais il n'y a plus de
couloir. Ma porte donne sur un abîme de ténèbres. Je reste plantée sur le seuil de mon appartement, la
bouche ouverte et le cœur qui bat à cent à l'heure, et j'agrippe la poignée, prise de vertige. Je finis par
claquer la porte sur cette vision impossible, et après quelques secondes, le rouvre doucement, bien
décidée à faire disparaître cette illusion. Mais le vide est toujours là. Je tends la main. Je ne ressens rien.
Non, vous ne comprenez pas. Rien : c'est comme si je n'avais jamais eu de main. Elle... a cessé d'exister.
Ce ne sont pas les ténèbres qui cernent mon appartement. C'est le néant.
18h30
Rien n'existe plus autour de moi. Mon logement flotte dans le vide comme la cabine d'un navire naufragé.
Je pense à Descartes et à sa stupide expérience. Je pense, donc je suis, me répété-je, mais à quoi cela
peut-il bien servir, si je suis la seule à être ? Je me rends compte un instant que je suis complètement
siphonnée. Et pour le prouver, je vais décrocher le téléphone, et appeler quelqu'un. Buup... Buup...
Buup... « Allô?
- Mon dieu Marie je suis contente de t'entendre.
- Euh, moi aussi ! Qu'est-ce qui se passe ?
- Rien... Non, rien, vraiment. Je voulais avoir de tes nouvelles, c'est tout.
- Eh bien écoute, je vais bien ! J'ai réussi à avoir la bourse, je t'avais dit ? Je suis en train de tout
préparer, là. Papiers, valises, enfin, tout
La voix de Marie s'éteint. « Allô? Allô ? Marie ? » Je coupe la communication et je réessaie. Il n'y a même
pas de sonnerie. J'essaie un autre numéro, mais mon téléphone a apparemment rendu l'âme. Je retourne
à la porte comme je l'ai déjà fait dix fois, mais la nappe de vide est toujours là. Je ne vois rien non plus
par les fenêtres.
J'envisage tout un tas de solution, à commencer par « Je suis devenue folle. Ça m'est arrivé, à moi »
jusqu'à « A force de ne regarder que mon nombril, j'ai oublié de créer le monde. Alors il s'est évaporé. »
Je pleure en silence, gémis quand l'angoisse se fait trop forte. J'attends que tout redevienne normal,
parce que je n'ai aucune idée de ce que je pourrais faire d'autre.
20h
L'interstice sous ma porte-fenêtre est en train de s'effacer. Le vide qui est dehors rampe vers moi. Il
arrive de tous les côtés. J'écris ces lignes parce que mon stylo est la seule façon de me raccrocher au
réel. A la vie, au matériel. C'est une ancre au sens le plus littéral du terme. Le monde est en train de
cesser d'exister. Je ne vais même pas mourir. Je vais juste ne plus être. Je crois que c'est encore plus
terrifiant.
Le néant prend tout son temps. Les murs disparaissent progressivement, gommés par la nuit qui avance.
Je me tiens au milieu du salon, à égale distance entre les fenêtres et la porte, et j'écris debout, comme
une étudiante qui prend des notes dans un musée. Je cligne beaucoup des yeux, parce qu'à chaque fois
que je les lève, j'ai l'impression d'être devenue myope. C'est perturbant. Ça l'est moins que de songer
que je vais disparaître.
Je vois encore mes orteils mais je ne les sens déjà plus. Je chantonne une comptine pour tenir le silence
à l'écart. Je me demande ce qui se passe. Si seulement j'avais pu au moins comprendre ! Est-ce que
Dieu, ou les dieux, ou que sais-je, ont décidé de ne plus créer ? Est-ce que c'est moi qui ai perdu le fil ?
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Est-ce que cesser d'exister, c'est comme s’endormir ? Mais au moins je rêvais ! C'est dommage, tiens.
Si j'avais su, j'aurais fait plus de choses. J'aurais passé moins de temps à traîner au lit ou à surfer sur le
web. J'aurais savouré chaque seconde. Enfin, je dis ça. Toutes les secondes d'une vie ne sont pas
intéressantes. Je les regrette quand même. Je pense à tout ce que je n'ai pas encore eu le temps, ou les
moyens, de faire. Un voyage dans la Cordillère des Andes. Un livre pour enfants. Je voulais apprendre à
cuisiner et rencontrer quelqu'un. Je voulais aller boire un verre, mardi, avec
Kalys
Itinéraire-Bis vol.1 - Horreur de Les Chemins de Traverse est mis à disposition selon les termes de la
licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0
International.
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