Qu`est-ce qu`un lieu - Association freudienne

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Qu`est-ce qu`un lieu - Association freudienne
Le Bulletin Freudien nº 32
Décembre 1998
Qu’est-ce qu’un lieu ?
Jean-Pierre LEBRUN
(15)Pour ce qui est de défnir ce qu’est un lieu, le grand Robert avance : portion
déterminée de l’espace. Mais ce qui est plus intéressant, ce sont les trois
citations indiquées pour servir de paradigme à l’usage du mot lieu. La première
est de Montaigne : « C’est n’être en aucun lieu, que d’être partout. » La
deuxième de Vigny : « Une lutte éternelle, de tout temps, en tout lieu se livre
sur la terre, en présence de Dieu, Entre la bonté d’Homme et la ruse de
Femme. » La troisième de Musset : « En quel lieu ? Dans quel lit ? A qui
souriais-tu ? »
Avouez que la conjonction de ces indications pour désigner ce qu’est un
lieu, à savoir de n’être pas partout, de la lutte éternelle et du lit vient ici à point
nommé !
Le dictionnaire historique d’Alain Rey rappelle, quant à lui, que lieu, vient
du latin locus, lui-même traduisant le grec topos, et que l’usage date du X e
siècle, où il s’agissait d’abord de leu, et seulement à partir de 1120, de lieu.
L’auteur renvoie à d’autres expressions telles que de haut lieu (de bonne famille),
les lieux (d’aisance ou communs), au lieu de, avoir lieu, en premier lieu, non-lieu,
chef-lieu, milieu, lieu-dit, chacune d’entre elles indiquant la parenté entre être,
exister et avoir lieu.
(16)Mais, c’est la clinique qui va me permettre d’aller un peu plus loin ; une
patiente, lors d’une de ses premières séances, rapporte ce qui suit : de sa
rencontre avec un homme naît en elle le désir de celui-ci ; au regret, au moment
où le désir s’empare d’elle, de se trouver en une ville éloignée de son domicile,
en un endroit qui ne lui permet pas d’envisager pouvoir accomplir son voeu,
elle adresse à son futur amant : « Je regrette de ne pas avoir de lieu pour
t’accueillir » ; elle se trouve surprise d’entendre comme seule réponse, sur un
ton plus qu’étonné : « Ah bon ! » L’homme en cet éclair de malentendu qui
souvent signe le sujet de l’inconscient à l’oeuvre, avait très bien entendu : elle
disait ne pas avoir en son corps de lieu pour accueillir un homme, elle se
déclarait donc infrme ; ainsi entendu, ce propos avait bien de quoi étonner son
partenaire, et d’être elle à son tour étonnée d’avoir été ainsi entendue.
Ce propos d’hystérique en début de cure me semble au coeur de la
question : qu’est ce qu’un lieu pour un psychanalyste ?
Ou autrement dit, quel trajet devons-nous supposer pour qu’un sujet – en
l’occurrence une femme – puisse faire d’un endroit de son corps, un lieu ? Que
cette question soit précisément posée par l’hystérique vient déjà nous avertir de
ce qu’en cette affaire de lieu, une femme en sait un bout, même si c’est d’un
savoir qui ne supporte pas de savoir qu’il sait.
Dans une interview accordée à Michèle Porte et publiée sous le titre « Les
lieux de Marguerite Duras », l’auteur de L’amant déclarait : « Il n’y a que les
femmes qui habitent les lieux, pas les hommes. » Parlant de sa maison de
Neauphle-le-Château, elle ajoutait : « Cette maison a été habitée par moi
complètement. Je pense que c’est le lieu du monde que j’ai le plus habité (...) La
durée dans laquelle baignent les femmes est une durée d’avant la parole,
d’avant l’homme. L’homme quand il ne peut pas nommer les choses, il est dans
la perdition, il est dans le malheur, il est désorienté. L’homme est malade de
parler, les femmes non. Toutes les femmes que je vois ici – l’auteur désigne Lol
V Stein, Aurelia Steiner, etc. – se taisent d’abord ; après, je ne sais pas ce qu’il en
adviendra, mais elles commencent par se taire, longuement. Elles sont
incrustées dans la pièce, comme insérées dans les murs, dans les choses de la
pièce. Quand je suis dans cette pièce-là, j’ai le sentiment de ne rien déranger à
un certain ordre, comme si la pièce elle-même, enfn le lieu, ne s’apercevait pas
que je suis là, qu’une femme est là : elle y avait déjà sa place. Sans doute (17)je
parle du silence des lieux. » 1
Autre manière de dire que lieu et féminin sont dans une proximité
structurale, mais aussi – ainsi que nous le rappellent les propos de notre
patiente – que pour que cette proximité s’inscrive, certaines conditions s’avèrent
nécessaires.
Celles-ci ont bien sûr à voir avec le signifant, avec la prise dans le langage,
avec la subversion de la biologie qu’impose la langue : pour que s’opère cette
transformation, ce passage d’un endroit de l’organisme en un lieu du corps, il
faut un lieu-dit ! Mais comme nous savons qu’effectivement hommes et femmes
ne sont pas engagés dans la parole de la même façon, nous pouvons aussi
entendre qu’ils n’occupent pas les lieux de la même façon : grossièrement dit,
les hommes s’y logent, les femmes les habitent. Ce qui pour nous revient à dire
que nous n’occupons les lieux que conformément non pas seulement à notre
sexe anatomique, mais aussi eu égard à notre position dans le langage.
Ainsi donc, pour qu’un lieu ait lieu, il faut qu’il soit nommé, mais il faut
aussi qu’au travers de cette nomination, soit possible d’y situer ce qui échappe à
la nomination. C’est bien en cela que la question d’un lieu est en proximité
structurale avec le féminin, lui aussi obligé d’en passer par le langage, mais tout
autant contraint d’attester de ce qu’il lui échappe.
1.
M. DURAS et M. PORTE, Les lieux de Marguerite Duras, Paris, Minuit, 1977, p. 11.
Nous pouvons maintenant revenir aux propos de notre patiente et en
profter pour y lire une manière de défnir la frigidité : c’est quand une femme
n’a pas de lieu pour accueillir un homme. Mais pourquoi n’a-t-elle pas de lieu
alors qu’elle a l’anatomie qui convient ? C’est parce qu’il faut que son accueil se
redouble dans le langage, que dans la langue, elle ait renoncé à disposer de la
place maîtresse, car en voulant continuer de l’occuper, elle empêche de facto à
un autre d’y avoir un quelconque accès.
Première raison – je dirais premier dégrossissage – de ce pourquoi hommes
et femmes ne sont pas, en ces problèmes de lieux, impliqués de la même façon.
Mais peut-être pouvons-nous aller un peu plus loin, et tenter de préciser en
quoi réside cette proximité du féminin avec la question du lieu. Ou pour le dire
plus simplement pourquoi est-ce davantage une femme qui peut (18)habiter un
lieu? Pour cela, faisons un petit détour par le séminaire que les membres de
l’Association freudienne internationale ont travaillé à Turin, Les non-dupes
errent, séminaire numéroté XXI, de 1973-74, qui donc a suivi le séminaire Encore
dans lequel, comme vous le savez, Lacan avait précisément produit les formules
de la sexuation. Autrement dit, Lacan y avait formalisé en quoi c’est la place
que chacun-chacune occupe dans le langage qui détermine sa position sexuée,
et non son anatomie. Manière de prendre à contrepied l’un des derniers articles
de Freud, celui de 1925, qu’il avait intitulé : Quelques conséquences psychologiques
de la différence anatomique entre les sexes. Et bien, nous pouvons avancer qu’en ce
séminaire XXI, tout en donnant son assise à la catégorie du réel par le biais du
noeud borroméen, c’est en quelque sorte à reprendre cet article de Freud que
Lacan s’est évertué. A le reprendre pour réinterroger en quoi la différence
anatomique entre les sexes, en quoi le réel de l’anatomie imposait néanmoins
ses contraintes au sujet dans sa sexuation.
Ainsi, il ne s’agit pas pour Lacan de revenir en arrière et de reprôner que
l’anatomie est le destin, il s’agit de soutenir, comme il l’a fait dans Encore, que la
sexuation résulte d’un choix du sujet et que le choix de la place sexuée que le
sujet va venir occuper peut être fait par le sujet indépendamment de son
anatomie, mais en même temps que le réel de l’anatomie va contraindre le sujet
à tenir compte de celle-ci pour ce qui est de la manière dont il va s’inscrire dans
la sexuation, pour ce qui est de comment il va occuper sa place.
Dans un mouvement de refux si l’on peut dire, s’il a été réfuté que
l’anatomie était le destin dans le séminaire Encore, dans Les non-dupes errent, il
est avancé que l’anatomie n’est pas pour autant sans constituer un destin, non
qu’elle détermine la place sexuée à prendre, mais parce qu’elle exerce sa
contrainte spécifque sur la manière de l’occuper.
Quelles seraient dès lors ces contraintes ? Dans sa séance du 11 juin 1974,
dernière séance du séminaire, Lacan avance : « S’il y a une identifcation, une
identifcation sexuée, et si d’autre part je vous dis qu’il n’y a pas de rapport
sexuel, qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire qu’il n’y a d’identifcation
sexuée que d’un côté ... c’est que toutes ces identifcations sont du même côté :
ça veut dire qu’il n’y a qu’une femme qui est capable de les faire. Pourquoi pas
l’homme ? Parce que l’homme, l’homme, l’homme (...) lui, il est tordu par son
sexe. Au lieu qu’une femme peut faire une identifcation sexuée. »
(19)Ce que j’entends dans cette formulation, c’est que seule une femme est
vraiment capable de choisir son identifcation sexuée,
librement – lâchement – sans être sous la contrainte de son sexe anatomique.
L’homme lui est sous la contrainte de son anatomie, il est tordu par son sexe,
non pas obligé de choisir sa position sexuée dans le sens de son anatomie, mais
contraint de devoir prendre en compte que son anatomie limite son jeu, et qu’à
vouloir pousser son choix sexué jusqu’à s’émanciper de son destin anatomique,
c’est la problématique du transsexuel à laquelle il s’expose, soit à poser que la
femme devient alors l’habit de celui qui se veut hors-sexe.
Une femme, quant à elle, est capable de faire les deux identifcations
sexuées, et ce serait là une autre raison de son intimité avec la question du lieu,
parce que ce faisant, elle peut éprouver le non-rapport dans la rencontre et
qu’un lieu ne peut avoir d’existence que parce que s’y conjoint et l’absence de
rapport sexuel et la rencontre – pour le formaliser, je dirais que le lieu du lieu,
c’est entre petit a et dans le schéma de la sexuation.
Si ce que j’avance ici se tient quelque peu, cela pourrait éclairer ce
qu’aujourd’hui nous constatons de non-lieux, ainsi que les défnit Marc Augé,
dans son introduction à une anthropologie de la surmodernité : « Si un lieu peut
se défnir comme identitaire, relationnel et historique, un espace qui ne peut se
défnir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique
défnira un non-lieu. L’hypothèse ici défendue est que la surmodernité est
productrice de non-lieux, c’est à dire d’espaces qui ne sont pas en eux-mêmes
des lieux anthropologiques et qui, contrairement à la modernité baudelairienne,
n’intègrent pas les lieux anciens... Les non-lieux sont la mesure de l’époque. » 2
Nos lieux seraient ainsi des non-lieux dans la mesure où ne s’y retrouverait
plus la rencontre, où l’absence de rapport sexuel serait évitée, où la nonrencontre ne se rencontrerait plus, où au contraire la symétrie, le libre échange,
le transitivisme seraient de mise et serait ainsi évité tout ce qui risquerait
d’aboutir à la confrontation au non-rapport.
(20)Je renvoie ici au travail de Christian Dubois 3 qui avait amené le
concept de non-lieu de l’Autre pour rendre compte de certaines diffcultés
spécifques à aujourd’hui.
Je fais donc l’hypothèse que dans notre monde organisé autour de la
science, nous assistons à partir d’un des implicites de cette organisation, à
savoir le discrédit jeté sur la fonction phallique, à ce que j’appellerais volontiers
non pas une fémininisation, mais une Lafémininisation, pour insister sur le fait
que ce à quoi nous sommes surtout incités, dans ce mouvement de modifcation
sociale, c’est de profter de ce qu’être poussé vers la double identifcation va
venir servir à n’utiliser que la dimension par laquelle La femme – alors non
barrée – échappe à la contrainte phallique – rapport de à S() – pour faire
l’économie du sexué.
2.
M. AUGE, Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil,
1992, p. 100.
3
Ch. DUBOIS, 201, rue de la Limite, Bulletin Freudien, nº 29, 1997.
Dire cela va de pair avec reconnaître que grâce à l’enseignement de Lacan,
nous disposerions, si pas d’un antidote, en tout cas d’une possibilité d’identifer
ce qu’il a appelé toujours dans ce même séminaire, une dégénérescence
catastrophique.
Je vous cite l’entièreté de ce passage que je trouve particulièrement vif :
« Ce que nous vivons est très précisément ceci : au Nom-du-père se substitue
une fonction qui n’est autre que celle du nommer à. Etre nommément à quelque
chose, voilà ce qui point dans un ordre qui se trouve effectivement se substituer
au Nom-du-père. A ceci près qu’ici, la mère sufft généralement à elle tout seule
à en désigner le projet, à en faire la trace, à en indiquer le chemin. (...) Etre
nommé à quelque chose, voilà ce qui, pour nous, à ce point de l’histoire où nous
sommes, se trouve préférer – je veux dire effectivement préférer, passer
avant – ce qu’il en est du Nom-du-père (...) Est-ce que ce “nommer à” n’est pas
le signe d’une dégénérescence catastrophique ? » 4
Ce qui serait en jeu dans ce processus, c’est ainsi que le rappelait Charles
Melman dans sa conclusion des journées de l’Association consacrées aux
toxicomanies, c’est que de se Laféminiser « le sujet va quitter une économie
psychique pour une autre. Cette économie psychique qu’il va quitter, c’est
l’économie propre au langage, celle qui est mise en place par le langage, et il
(21)va la quitter pour une économie désormais régie par le signe. Et c’est cette
mutation qui va le rendre étranger au lien social dans la mesure où c’est le
discours, c’est-à-dire ce qui est soutenu par le langage, qui ce lien social,
l’établit. » 5
Toute la question est alors d’identifer qu’il ne s’agit pas de crier haro sur
cette économie du signe, pas plus que de la décrire comme archaïque ou
prégénitale mais en revanche d’abord, de percevoir que c’est de n’être que dans
la seule économie du signe qui est source de dégénérescence et ensuite, de
savoir qu’économie du signe et économie du signifant sont les deux faces
moebiennes de l’économie psychique. L’économie du signifant met au centre
l’absence, toujours déjà au creux de la présence, du seul fait de l’existence de la
parole, de cette perte d’immédiateté qu’implique le langage ; c’est en ce sens
qu’elle peut être dite masculine, que comme le disait Duras, l’homme est malade
de parler, alors que l’économie du signe est plutôt à mettre au centre la présence,
elle tolère d’ailleurs mal l’absence ; elle ne peut pour autant être dite féminine,
car ce qui est féminin, c’est d’être moëbiennement articulé, et ce qui est
Lafemme, hors sexe, c’est de n’être que dans une telle économie, hors prix des
mots, hors semblant.
Alors précisément à un tel siècle, producteur de non-lieux, en quoi
l’analyse indiquerait-elle l’antidote ? C’est parce que ce travail apparemment
simple de passer dans le signifant est aussi le moteur de la cure : travail de
symbolisation incessant mais qui néanmoins fnit par consentir à reconnaître au
non symbolisable sa place de cause de la parole.
4
J. LACAN, séminaire XXI, Les non-dupes errent, séance du 19 mars 1974, inédit.
5
Ch. MELMAN, « Evaluation de l’action des drogues », Le Trimestre Psychanalytique,
nº 2, 1997, p. 162.
Manière de dire que c’est une façon de donner de l’espace à la psyché, de
donner lieu à de la pensée. Je conclus dès lors en lançant : Un lieu est toujours
déjà sexué. C’est en cela, et à cette condition, qu’il est possibilité d’un à venir !