Télécharger un extrait
Transcription
Télécharger un extrait
Mes jeunes années Moi, Claude Bourgelat, je suis donc le dernier enfant de Pierre-Charles Bourgelat et de sa seconde épouse, Geneviève Terrasson. Je suis né, comme ma mère, un onze novembre, en 1712, et je fus baptisé le lendemain en l’église Saint-Nizier par le vicaire Jaubert. Mon parrain, Claude Perrichon, était Directeur de la Douane de Lyon et ma marraine, Jeanne-Marie Fantel, avait pour mari le commerçant Jean Peisson, un ami de mon père. Outre mon demi-frère, Barthélemy, plusieurs enfants m’avaient précédé dans la maison paternelle donnant sur la rue Buisson à Lyon. Pierrette, l’aînée de mes sœurs, naquit le 25 septembre 1708. Je n’ai vécu avec elle que durant neuf années car elle fut mariée à l’âge de treize ans avec Laurent Fayard de Champagneux, Conseiller du Roi et Receveur général des finances de la Généralité d’Auch. Elle devait mourir en couches en 1725, sans laisser de descendance, après m’avoir désigné, dans son testament, comme héritier universel de sa part de l’héritage à venir de mon père. Mais son mari avait déjà largement puisé dans la dot que ma mère avait trop largement attribuée à sa fille… En juillet 17o9, ma mère accoucha de deux jumeaux, Pierre et Pierre-Bernard. Je ne les ai pas connus. À ce qu’on m’en dit, ils seraient morts en 1713 et j’étais alors au berceau… Jean naquit en juin 1710 et fut baptisé comme tous les enfants de notre famille en la paroisse de Saint-Nizier. Il fut placé chez une nourrice à Saint-Romain-au-Mont-d’Or, il y mourut et fut enterré en janvier 1711 alors que ma mère se trouvait encore enceinte de jumelles. Anne et Marie-Anne naquirent le 21 mai 1711. C’est avec elles que j’ai passé mon enfance dans la maison paternelle jusqu’au décès de notre mère, le 19 avril 1723. Avant sa mort, ma mère avait « arrangé » le mariage de ses trois filles, comme c’était l’usage à l’époque dans les riches familles bourgeoises – mais pas que… expression que répètent, en votre siècle, les bonimenteurs professionnels et les adeptes des messages en raccourcis saisissants mais si pauvres en beaux mots de notre langue ! Ces unions donnaient parfois des mariages heureux mais, la plupart du temps, ces très jeunes femmes se consolaient des maris qu’elles n’aimaient pas en prenant des amants. En province, on mariait rarement les filles contre leur gré. Quand elles étaient très jeunes, elles retournaient au couvent après la cérémonie et y recevaient une éducation plus complète pour en ressortir quelques années plus tard, consommer le mariage et devenir des maîtresses de maison accomplies. Il en fut ainsi pour Pierrette du vivant de notre mère. Les deux jumelles, dont l’on disait « que l’une avait une fort jolie figure avec de l’esprit et que l’autre faisait l’espérance de quelque jeune homme de bon appétit », furent mariées à leur tour. Trois mois après le décès de ma mère Geneviève, le 18 juillet 1723, Anne fut prise pour épouse, à l’âge de douze ans, par Étienne Prost de Grange Blanche, né en 1700 et nommé, peu de temps avant son mariage, aux offices d’avocat et Procureur général de Lyon. Notre tuteur, Louis Terrasson, Procureur aux Cours de Lyon, et les membres du Conseil de tutelle avaient autorisé ce mariage. Marie-Anne s’est mariée le 28 avril 1725 avec Pierre Dugas. Elle avait treize ans, lui vingt-six. Il était chevalier, conseiller du Roi et président en la Cour des monnaies de Lyon. Sa famille qui faisait partie des riches familles lyonnaises, bien en cour, possédait l’une des plus grosses fortunes immobilières de la ville. Ma sœur donna naissance à six enfants dont deux seulement ont survécu à leurs premières années. C’est après avoir accouché de son sixième, mort-né, qu’elle mourut en couches d’une septicémie puerpérale. La pauvre n’avait que vingt-six ans ! Après la mort de ma mère, j’ai vécu avec mes deux sœurs jumelles et ma tante, la sœur de ma mère, Catherine Terrasson. Je poursuivais mes études au Collège de la Trinité des Pères Jésuites de Lyon. La discipline y était stricte mais l’enseignement excellent, dispensé par ces professeurs, ecclésiastiques, réguliers de leur état, qui, depuis la création par Ignace de Loyola de leur Ordre, la Compagnie de Jésus, avaient fait de la formation des esprits et des âmes l’essentiel de leur activité. J’y appris la rigueur, la méthode et le goût du travail bien fait lorsqu’il est soutenu par une passion qui vous engage. La vie en communauté, sous la férule de maîtres autoritaires, m’enseigna l’art de solliciter, de la part des puissants, permissions et faveurs, sans contraindre mais avec diplomatie et force patience. On a dit de moi « que jeune encore et quoique d’une assez jolie petite figure, je ne donnais pas des espérances fort heureuses, passant pour être un peu libertin ». Que ce fut là un mauvais pari sur mon avenir, Sieur Michon* ! Libertin, je ne le fus que très peu car mes inclinations profondes, les deuils successifs dans mon entourage et la maladie dont j’ai souffert, ne m’ont pas toujours permis de l’être. Et ce n’est pas des espérances malheureuses que, grâce au ciel et à mes protecteurs, j’ai pu donner mais une œuvre qui m’a survécu, malgré ses imperfections que je n’ai pas toujours entrevues… J’entrai en 1724 chez les mousquetaires du Roi, comme beaucoup d’autres jeunes gens de la noblesse provinciale, sans vouloir y faire carrière mais seulement pour compléter mon éducation. J’accédai au grade de major d’infanterie partageant mon temps entre l’étude des mathématiques, celle de la musique, du droit, du grec et du latin et ma fonction de garçon major. Les meilleurs maîtres d’équitation parisiens m’enseignèrent leur art. Je faisais partie de la deuxième compagnie qui portait le galon argent et dont les chevaux étaient tous de robe noire. J’y fis la connaissance de Jules, Alexandre, Chevalier d’Antraigues qui fut témoin à mon premier mariage en 1731 et de François Dugas, officier au régiment de Picardie et frère de Pierre Dugas, l’époux de ma sœur Marie-Anne. Je quittai les mousquetaires en 1729, en froid avec les autorités supérieures de ce corps d’armée et regagnai ma bonne ville de Lyon. Le 21 décembre 1729, à la Saint-Thomas, eut lieu la nomination du prévôt des marchands et des échevins. La cérémonie commença dès l’aube. Choisi parmi les fils des parents et amis de la bonne société lyonnaise, j’avais été amené à l’Hôtel de ville par le procureur de la ville. Je dus prononcer une harangue, précédée d’un court prologue de trois pages en latin suivi de vingt pages en langue française sur le thème que j’avais choisi, à savoir l’émulation. Le sieur Michon trouva que, ce jour-là, « le jeune homme avait de l’esprit et des dispositions… » Un autre témoin plus critique « déplorait que l’on confiât cette charge à des adolescents qui bégayaient des discours sans génie. Cependant les choix n’étaient pourtant pas malheureux puisque ceux qui se firent un nom furent distingués dans leur prime jeunesse par le Consulat comme Bourgelat en 1729… » Je reçus pour prix une montre en or à double boîte, avec sa chaîne à l’anglaise, d’une valeur de trois cent-vingt livres. C’était là un de mes premiers pas dans l’acquisition de la charge d’avocat, obtenue, il faut bien l’avouer, autant par l’accession de ma famille, grâce au négoce, à l’échevinage puis à la petite noblesse - par le biais du mariage de mes sœurs avec des gens influents - que par ma formation et mes propres mérites. Souvent désargenté, j’avais réclamé sans succès, à plusieurs reprises durant ma minorité, des avances sur le reliquat de la succession de mon père, une somme de cinquante mille livres placée à la ville de Lyon et portant intérêt à 5%. J’obtins le 15 novembre 1730, à dix-huit ans, mes lettres d’émancipation auprès de la Chancellerie du Parlement de Paris et je pus ainsi entrer en possession de mes revenus hélas bien trop médiocres pour pouvoir acquitter toutes mes dettes. Mon beau-frère, Étienne de GrangeBlanche, mari de ma sœur Anne, avait une jolie cousine, Élisabeth Cochardet de Chiseuil, qu’il me présenta. En plus d’être parée de toutes les grâces requises pour faire une parfaite amante et une bonne mère, et bien que née hors mariage le 2 octobre 1715, la demoiselle était la fille d’Étienne, dit Antoine, Cochardet de Chiseuil, écuyer, et de Jeanne Duport, fille de marchands. Poussés par l’ardeur de la jeunesse, nous nous plûmes d’emblée ; elle avait seize ans, j’en avais trois de plus ! Nous étions tous deux mineurs et… amoureux. Notre mariage eut lieu à huit heures du soir, le 29 octobre 1731, dans la chapelle de Blye du couvent Sainte-Élisabeth, à côté de l’hôpital Notre-Dame de la Charité. Mon tuteur, Louis Terrasson, était absent. Et pour cause… puisque j’avais sciemment omis de le prévenir et avais obtenu, du diocèse, des dispenses de formalités concernant les bans, la déclaration de mon domicile, le lieu et l’heure de la cérémonie. Mais notre union fut ratifiée plus tard, par acte notarié, avec l’autorisation de mon tuteur et en présence de la famille, le 21 juillet 1736. Ma dot, beaucoup moins importante que celle de mes sœurs, s’élevait à vingt mille livres dont j’en reçus dix mille que mon beau-père a bien voulu compter pour que je les emploie à mes dépenses de mariage, emplettes et frais de noces. Les dix mille restants seraient payables à mon décès comme la même somme apportée par Élisabeth, à sa propre mort. Il me faut dire sans plus attendre, qu’après la disparition de mon beau-père en 1736, ma belle-mère est toujours restée attentive et présente, lors de constantes difficultés financières de notre jeune ménage, en empruntant, en cautionnant ou en hypothéquant ses biens immobiliers dans le Quartier Saint-Jean, dans la montée du Gourguillon ou à Juillé en Beaujolais. J’étais donc avocat, inscrit sur la liste de mes pairs à Lyon et installé place Louis-leGrand, à proximité du Palais de justice. Je plaidais des affaires pour la haute bourgeoisie et la noblesse lyonnaise. Le Duc de Villeroy, Gouverneur de Lyon, fit appel à moi pour le représenter dans une affaire de contestation de droits seigneuriaux et le Procureur en Cours de Lyon, Maître Deleullion, fit de même dans son procès concernant l’héritage de feue son épouse, Andrée Romieu, contre la famille de cette dernière. Ma charge d’avocat en parlement me permit d’entretenir des relations dans toute la sphère du pouvoir local et cela m’aida beaucoup à réaliser mes ambitions dans les différentes fonctions que j’occupai par la suite. Elle ne me déchargeait toutefois pas des problèmes d’argent auxquels je demeurais confronté avec ma jeune épouse pour survivre et assurer, en tout bien tout honneur, mes aspirations. Ce n’est qu’à ma majorité que je pus enfin recevoir le solde de la somme de cinquante-six mille livres placée à mon nom par mon comité de tutelle. Cela n’empêcha pas mes engagements financiers de me poursuivre longtemps. Je partageai la joie de ma sœur Anne et de son mari Étienne Prost de Grange Blanche à la naissance de mon neveu Marie-Pierre, en 1733, et à celle de ma nièce Antoinette en 1734. Mais, dans notre foyer de la rue de l’Arsenal, aucun cri d’enfant ne venait troubler le silence pesant dans lequel se murait peu à peu Élisabeth, confrontée à son impossibilité de donner la vie malgré notre ardeur amoureuse qui peu à peu s’émoussa… Comment dès lors ne pas chercher ailleurs ce que je ne trouvais pas dans le lit conjugal ? Que celui qui n’a jamais péché me jette la première pierre ! Lors des nombreuses réceptions et fêtes données par l’Intendant de Lyon, Pierre Poulletier de Nainville, j’avais fait la connaissance de sa fille, Marie-GabrielleOlympe, épouse du comte Anne-ClaudeFrançois Joly de Choin, gouverneur de Bourg. Nous nous liâmes tous trois d’amitié et dans ce temps où la mentalité des maris était pleine de compréhension, l’infidélité des femmes ne déshonorait personne. Madame de Choin, qui passait pour une très belle femme céda à mes avances. Le 13 novembre 1739, une fille naquit de notre union hors des liens du mariage. Il fallut l’éloigner pour éviter un scandale et préserver l’honneur de mes amis Choin. Par égard pour mon épouse et pour sa mère qui nous soutenait financièrement, je ne tenais pas moi-même à ce que cette naissance fût rendue publique… Comprenez que je ne m’étende pas sur ce que l’on peut considérer en votre temps comme un forfait ! Claudine fut baptisée le lendemain de sa naissance en la paroisse Saint-Pierre et Saint-Saturnin de Lyon, comme étant la fille de Jean-Baptiste Denis et de Marguerite Lionard, sa femme. Nous la confiâmes à l’hôpital Notre-Dame de la Charité où elle fut donnée à Antoine et Antoinette Bruyas demeurant à Pavezin, une petite paroisse entre la vallée du Rhône et celle du Gier. Elle y reçut de bons soins et une excellente éducation et revint à la Charité en 1747 d’où, en accord avec Madame de Choin, nous la retirâmes pour la placer dans un couvent où je me chargeai moi-même de son éducation Ma vie durant, ma fille ne devait plus quitter mes pensées et je la pris avec moi, plus tard, lors de mon départ pour Alfort en 1765.