partie ii - Tom Kyns, Curiosités Critiques.

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partie ii - Tom Kyns, Curiosités Critiques.
 MÉMOIRE En vue de l’obtention du MASTER II MUSEOLOGIE ET NOUVEAUX MEDIAS Délivré par l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris III LE PATRIMOINE OLFACTIF UN EFFET PLACEBO A L’APPREHENSION DE LA PERTE THÈSE PRÉSENTÉE PAR MATHILDE CASTEL SOUS LA DIRECTION DE FRANÇOIS MAIRESSE Année 2014 -­ 2015 1 TABLE DES MATIERES PARTIE II – TRANSPOSITIONS PRATIQUES DU PATRIMOINE OLFACTIF 3 INTRODUCTION 3 CHAP IV – MUSEE INTERNATIONAL DE LA PARFUMERIE 5 SECTION 1 – Objets anthropologiques, ethnologiques et industriels 5 SECTION 2 – Identité locale 7 SECTION 3 – Entre anthropologie internationale et culture locale : 11 Une mémoire biaisée 11 SECTION 4 – Transmission éducative et autonome 12 CHAP V – MAISONS DE LUXE 15 SECTION 1 – Suprématie de l’objet 18 SECTION 2 – Identité aliénante 19 SECTION 3 – Mémoire narcissique 21 SECTION 4 – Transmission ? 23 SECTION 5 – Le cas de l’exposition Chanel 25 SECTION 6 – Le cas de l’exposition Dior 27 SECTION 7 – Le cas de l’exposition Guerlain 28 CHAP VI – OSMOTHEQUE -­ CONSERVATOIRE INTERNATIONAL DES PARFUMS 30 SECTION 1 – Mystification de l’objet 31 SECTION 2 – Identité à prétention universelle 39 SECTION 3 – Mémoire de répétition 40 SECTION 4 – Transmission spectaculaire 41 CHAP VII – LES REPESEES GUERLAIN 43 SECTION 1 – Objet ressuscité 45 SECTION 2 – Identité et Entité du parfum 47 SECTION 3 – Mémoire décisionnelle 48 SECTION 4 – Transmission passionnée 51 CHAP VIII – DISTINCTION DU PRIX DE L’OLFACTORAMA 53 CHAP IX – BILAN DES APPLICATIONS DU PATRIMOINE OLFACTIF 55 SECTION 1 – Objet personne 55 SECTION 2 – Identité fantasque 56 SECTION 3 – Mémoire de répétition 57 SECTION 4 – Transmission éducative 58 CONCLUSION 59 2 PARTIE II – TRANSPOSITIONS PRATIQUES DU PATRIMOINE OLFACTIF INTRODUCTION Afin de mettre en regard la théorie du patrimoine olfactif avec une dimension plus concrète, nous nous attacherons ici à l’étude de cinq cas faisant acte d’un patrimoine dit « olfactif » : le Musée international de la parfumerie à Grasse, les maisons de luxe, le Conservatoire des parfums de l’Osmothèque à Versailles, les repesées effectuées par la maison Guerlain ainsi que la distinction « Patrimoine olfactif » du prix de l’Olfactorama. Les sites du MIP, de l’Osmothèque, ainsi que les expositions de parfum proposées par les maisons de luxe ont fait l’objet de visites, de relevés photographiques ainsi que d’analyses de parcours. Nous avons bénéficié d’une présentation théorique et pratique des repesées Guerlain effectuée par Alexis Toublanc, rédacteur et critique de parfum. Nous avons couvert les médiations de divers ateliers olfactifs tels que Le Nez bavard crée par Juliette Faliu, le parcours Des effluves et des œuvres réalisé au Musée d’Orsay par Constance de Roubaix et Carole Couturier pour In the ere, les conférences Parfums vintages animée par Patrice Revillard et Yohan Cervi et Senteurs & Couleurs : grand angle sur le bleu et le noir présentée par Alexis Toublanc. Nous avons également couvert plusieurs conférences du Conservatoire des parfums, aussi bien classiques portant sur l’histoire de la parfumerie, que thématiques, traitant notamment des Parfums de Joailliers avec Emmanuelle Giron et de L’évolution de la distribution du parfum depuis la fin du XIXe siècle avec Eugénie Briot. Plusieurs entretiens ont successivement été effectués, notamment avec des médiateurs et des documentalistes – Amélie Puget et Chloé Fargier pour le MIP – mais également des chargés de collection – Grégory Couderc pour le MIP et Sophie Irles pour l’Osmothèque – des parfumeurs – Thierry Wasser pour Guerlain et Mathilde Laurent pour Cartier– ainsi que des blogueurs et passionnés du parfum – Alexis Toublanc, Patrice Revillard, Juliette Faliu et Yohan Cervi – principalement rédacteurs sur le site AuParfum.com. 3 Particularisés à l’appréhension de chaque transposition, nous nous appuierons sur les écrits patrimoniaux de Mariannick Jadé,1 Denis-­‐Michel Boell2 et Dominique Poulot,3 également sur les productions de Marie-­‐Claude Sicard,4 Bruno Remaury,5 Christian Barrère,6 Guillaume Erner7 et Charles Riou8 attenant à l’univers du luxe, ainsi que sur le reportage d’Isabelle Porte relatif à la parfumerie de niche,9 les épisodes de la Saga Guerlain diffusés sur le site AuParfum.com,10 et une interview de Thierry Wasser réalisée par Alexis Toublanc.11 Au sein du présent développement, nous tacherons de dégager les aspects relatifs à l’objet, l’identité, la mémoire et la transmission patrimoniale propres à chaque cas. Nous comparerons enfin l’ensemble de ces caractères à ceux proposés lors de la théorisation du patrimoine olfactif, et tacherons de comprendre les raisons de chaque divergence constatée. 1 JADE Mariannick, Le patrimoine immatériel : Perspectives d’interprétation du concept de patrimoine, éd. L’Harmattan, Paris, 2006. 2 BOELL Denis-­‐Michel, « Musées de société et patrimoine immatériel : enjeux de la conservation et de la médiation », Olfaction et patrimoine : quelle transmission ? éd. Edisud, 2004. 3 POULOT Dominique, Patrimoine et modernité, éd. L’Harmattan, Paris, 2000. 4 SICARD Marie-­‐Claude, « Luxe : Patrimoine ou capital de marque ? » Mode de recherche, n°2, Luxe et patrimoines, Institut Français de la mode, Paris, Juin 2004. 5 REMAURY Bruno, Marques et récits : La marque face à l’imaginaire culturel contemporain, éd. Regard, Paris, 2004. 6 BARRERE Christian, SANTAGATA Walter, Mode : Une économie de la créativité et du patrimoine à l’heure du marché, éd. La Documentation française, 2005. 7 ERNER Guillaume, La mode des tendances, éd. Presses universitaires de France, 2011. 8 RIOU Charles, PERONA Mathieu, « Economie du star-­system », Exposé du Séminaire Economie post-­
industrielle de D.Cohen, 4 Novembre 2002. 9 PORTE ISABELLE, « Qu’importe le flacon, le parfum autrement » reportage sur la parfumerie de niche diffusée le 6 Janvier 2014 sur la chaine de télévision Stylia. 10 TOUBLANC Alexis, DOMINGUES Thomas, « La Saga Guerlain, ça commence demain ! », La Saga Guerlain, AuParfum.com, http://www.auparfum.com, 17 Juin 2014. 11 WASSER Thierry, Parfumeur Guerlain, Propos recueillis par Alexis Toublanc et Thomas Dominguès le 25 Aout 2014. 4 CHAP IV – MUSEE INTERNATIONAL DE LA PARFUMERIE Crée en 1918 à Grasse par François Carnot, le Musée international de la parfumerie ne fut inauguré qu’en 1989, relativement au bicentenaire de la parfumerie française. Il fut pensé comme la « mémoire vivante d’une profession »12 ainsi qu’un emblème identitaire de Grasse, capitale de la parfumerie à l’échelle internationale. Il est un « véritable témoignage de l’histoire internationale technique, esthétique, sociale et culturelle de la tradition de l’usage des senteurs. » Basé sur une approche anthropologique de la parfumerie, l’établissement labellisé « Musée de France » aborde l’ensemble des aspects relatifs aux matières premières, fabrication, innovation, industrie, design, arts décoratifs et textiles, ainsi que les multiples usages du parfum dans l’histoire occidentale. En ses murs, le MIP fait acte d’un patrimoine aussi bien anthropologique qu’ethnologique, industriel et documentaire. Il a parallèlement joué un rôle important lors de la demande de l’Association du patrimoine vivant du pays de Grasse à être inscrit au patrimoine culturel immatériel de la France et de l’Humanité. L’intérêt de la transposition du MIP est qu’elle s’inscrit, à l’image du patrimoine olfactif, dans une certaine forme d’hybridité adéquate. Le musée regroupe en ses divers sites – nous comprenons également le jardin des plantes – des objets patrimoniaux de natures variées, mais s’inscrit également au sein d’un processus de patrimonialisation immatérielle de grande envergure. Il répond conséquemment à une volonté de reconnaissance identitaire de la ville de Grasse, ainsi qu’à un impératif d’éducation du public à la dimension artisanale et industrielle du parfum. SECTION 1 – Objets anthropologiques, ethnologiques et industriels Une première chose à relever concernant les objets patrimoniaux du MIP, c’est que leurs spécificités sont identiques aux idées relatives à l’inscription du patrimoine olfactif dans des typologies préexistantes. Nous avions souligné que, mis en parallèle avec le patrimoine anthropologique, l’olfactif impliquerait la complémentarité de patrimoines 12 Site du Musée International de la Parfumerie, http://www.museesdegrasse.com/mip/presentation 5 ethnologiques et industriels dans le but d’une restitution exhaustive de l’histoire du parfum. Le Musée international de la parfumerie s’applique à la mise en relation de ces différents objets au sein du parcours de son exposition permanente. Cette hybridité matérielle se retrouve d’ailleurs dans l’architecture du bâtiment, qui fut agrandi autour d’un ancien hôtel particulier classé au patrimoine régional. Le MIP fait par conséquent acte d’une architecture à mi chemin entre pierres apparentes, tuyaux de métal et structure de verre. L’exposition des divers objets du musée se fait par salles chronologiques et relativement aux trois thématiques: Séduire, Soigner, Communiquer. Figurent parmi ces expôts divers types de récipients ayant servi à contenir du parfum, des baumes ou des huiles durant l’antiquité, des mallettes de voyage du XVIIIe siècle comprenant d’importants nécessaires de toilette, des flacons de parfums du XIXe siècle, des appareils ayant servi aux méthodes d’extraction telles que l’enfleurage à froid et la distillation durant la même époque, un Kôdô japonais, ainsi qu’un orgue à parfums. Le musée comprend également des sortes de « period room » reconstituant un ancien cabinet de parfumerie ainsi qu’un laboratoire au sein duquel est explicitée la technique du « Head space.13 » Figurent en dernier lieu quelques œuvres d’art appréhendant la dimension olfactive. Une autre particularité consiste en l’intégration de certaines plantes à parfum au sein du musée. Selon la médiatrice Amélie Puget, la volonté d’inclure des végétaux au sein de l’exposition était un désir fort de l’institution. Bien qu’une serre et une terrasse aient été aménagées pour permettre leur entretien sans pour autant nuire à la préservation des autres expôts, la médiatrice soulève plusieurs difficultés relatives à la conservation de végétaux au sein d’un complexe muséal. La médiation générale du MIP invite conséquemment les visiteurs à compléter leur parcours d’une découverte des jardins du musée – situés à Mouans Sartoux – qui offrent d’appréhender sur deux hectares, des champs de fleurs tels qu’il s’en faisait du temps de l’artisanat de la parfumerie. L’on peut donc constater que bien que ne relevant que partiellement de l’état de matière, la patrimonialisation du parfum au sein du MIP s’incarne en une importante quantité et 13 « Technique chimique inventée dans les années 1970 afin d’identifier les composés odorants présents dans l’air environnant des objets. On s’en sert notamment pour récréer l’odeur de plantes fragiles ou de tout autre objet auquel les méthodes d’extraction classique ne peuvent s’appliquer. » 6 variété d’objets concrets.14 S’instaure ici une réflexion importante sur l’impératif matériel du patrimoine, que Mariannick Jadé explicite de la façon suivante : « La matière est un postulat non négociable du réel, et donc du patrimoine. Car bien qu’il puisse ne pas relever du toucher, le patrimoine a toujours affaire à un état de la matière. […] Les débats marquent la volonté d’accorder un statut patrimonial à tous les éléments matériels de notre réalité, y compris les sons, les odeurs et les goûts. […] L’unité terminologique de patrimoine immatériel critique l’obsession de la matière. »15 C’est ainsi que s’immisce la complémentarité du patrimoine immatériel dans le cadre de la médiation du Musée International de la Parfumerie. S’annonce par le même intermédiaire, et dans un souci de tempérance, la notion de patrimoine intangible avancée par Denis-­‐Michel Boell. Pour lui, « le patrimoine intangible caractérise un patrimoine qui, s’il ne relève pas du toucher, relève bien de différents états de la matière. »16 La nuance incarnée dans cette notion alternative entre matérialité et patrimoine offre ici la possibilité d’inscrire le parfum dans un devenir approprié de l’objet. Via le patrimoine intangible, le parfum peut désormais se cristalliser dans une concrétude autre que celle de « l’objet temps » et de « l’objet personne. » Consciente de la matérialité partielle, cette notion favorise le devenir patrimonial du parfum en tant « qu’objet support », ce que Delphis Delbourg concevait comme étant le propre de la concrétude olfactive. SECTION 2 – Identité locale Au XVIIe siècle, Grasse se fait connaître pour l’industrie des tanneurs œuvrant autour du canal qui parcourt la cité, et dont l’activité répand une forte odeur dans les rues de la ville. Influencés par la tendance italienne, les tanneurs commencent à parfumer l’ensemble des cuirs afin de les rendre plus agréables. Les gants parfumés ont par ailleurs fait la spécificité de l’artisanat de la ville durant la Renaissance. Le tanneur Galimard en offre une paire à Catherine de Medicis qui est totalement séduite et 14 Annexe 2. 15 JADE Mariannick, Le patrimoine immatériel : Perspectives d’interprétation du concept de patrimoine, éd. L’Harmattan, Paris, 2006, pp. 137-­‐138. 16 BOELL Denis-­‐Michel, « Musées de société et patrimoine immatériel : enjeux de la conservation et de la médiation », Olfaction et patrimoine : quelle transmission ? éd. Edisud, 2004, p.6. 7 conséquemment, le roi reconnaît la corporation des « gantiers parfumeurs » en 1614. Toujours afin de parer aux effluves des tanneries, les campagnes alentours de la ville se couvrent de champs de fleurs et annoncent un véritable essor de la parfumerie qui se concrétise au XVIIIe siècle par la création de plusieurs industries. Les senteurs rares des plans de lavande, myrte, jasmin, rose, fleur d’oranger sauvage, tubéreuse et mimosa offrent à la ville le titre de capitale du parfum. Du fait de la spécificité de ses cultures,17 Grasse assoit la qualité de ses matières premières à partir du XIXe siècle et génère un important taux d’exportation à l’étranger. Ce commerce émergent est favorisé par la répartition des entreprises grassoise en trois secteurs : les cultivateurs de plantes, les courtiers en fleurs et les industriels. L’avènement des produits de synthèse au XXe siècle marque la démocratisation de la parfumerie avec, notamment, le développement de produits dérivés tels que les cosmétiques et les arômes alimentaires qui affecteront considérablement le marché grassois. Conséquemment, on constate une importante baisse des récoltes depuis le début des années 2000. Les chiffres annonçaient 5000 tonnes de fleurs amassées en 1940 contre moins de 30 tonnes à la fin du XXe siècle. La plupart des usines telles que Chriris, Givaudan-­‐Roure et Lautier ont été rachetées et délocalisées. Toutefois, la qualité des matières premières de Grasse conserve sa préciosité d’antan et assoit la notoriété de certaines maisons de parfumerie telles que Chanel. Cette dernière possède actuellement ses propres cultures de roses de mai de jasmins à Grasse ainsi que de récentes plantations d’iris. Si les objets des collections du musée proviennent des cinq continents et de diverses époques, l’identité promue dans le paradigme patrimonial est essentiellement locale, et tient principalement à asseoir la notoriété de Grasse en tant que capitale du parfum. Au sein de l’exposition permanente, une salle est par ailleurs entièrement consacrée à la découverte de l’histoire et des traditions de la ville. Tandis que les expôts relèvent pleinement de patrimoines archéologiques, ethnologiques et industriels, la dimension identitaire relève intégralement du patrimoine immatériel. Jadé écrit relativement à ce dernier « tout l’enjeu repose sur un axe idéologique / déontologique et éthique : mesurer la fatalité et la réversibilité de la disparition et parallèlement, évaluer l’importance de cette 17 Les fleurs de jasmin devaient par exemple être cueillies à la main au lever du jour, au moment où leur parfum est à son apogée afin d’être immédiatement traitées par enfleurage à froid. 8 absence pour les générations futures. […] Le patrimoine culturel immatériel se manifeste par un investissement des hommes éprouvés dans la mise en place d’actions ou de politiques dont le résultat est de lutter, transcender ou accepter l’effacement et la finitude. »18 Dans le cas du MIP, le patrimoine immatériel centralise les pratiques relatives au parfum à l’échelle internationale, autour de l’identité grassoise. En 1997 – soit six ans avant la rénovation du MIP en 2004 – Paul Rasse et Eric Necker consacrent dans Techniques et cultures au musée : enjeux, ingénierie et communication des musées de société, un chapitre à la « Muséologie d’identité » dans le cadre duquel ils abordent le Musée international de la parfumerie. Ils y étudient le positionnement des salles au sein du musée relativement à la question d’identité, et proposent à cette fin, un tableau illustrant que les seules salles ne promouvant pas l’identité grassoise sont celles consacrées à la commercialisation ainsi qu’à la publicité.19 D’après cette étude, l’ensemble de la muséographie du MIP consiste à expliciter les moyens ayant permis à Grasse de s’instaurer en tant que capitale du parfum. Les auteurs approfondissent cette hypothèse relativement aux diverses salles que sont à l’époque le couloir des aériens, le laboratoire du parfumeur, le laboratoire d’analyse, le laboratoire des petites fabrications, la salle des collections de parfumerie et la salle de la publicité. Leur conclusion tient à dire que « sur le fond, la muséographie du musée ne présente pas de défauts majeurs. […] La forme, par contre, c’est à dire le musée tel qu’il est perçu immédiatement par le public est, elle, beaucoup plus décevante. Les visiteurs sont déconcertés et vont à ce qu’ils connaissent le mieux, là où ils sont d’avantage capables de se situer, c’est à dire la parfumerie dans ses aspects les plus prosaïques, de consommation et de culture de masse : les cosmétiques, la savonnerie, les parfums, les flacons, les étiquettes, la publicité, là où leur expérience et leur culture sont suffisantes pour combler les lacunes de la muséographie et donner du sens à ce qu’ils voient. Par contre, les aspects techniques et industriels, économiques et sociaux plus spécifiquement grassois, et qui font l’identité de 18 JADE Mariannick, Le patrimoine immatériel : Perspectives d’interprétation du concept de patrimoine, éd. L’Harmattan, Paris, 2006, p. 144 19 NECKER Eric, RASSE Paul, Techniques et cultures au musée : Enjeux, ingénierie et communication des musées de société, éd. Presses Universitaires de Lyon, 1997, p. 127. Annexe 3. 9 la profession, leur échappent complètement. »20 Relativement au propos de cet ouvrage, nous pouvons constater que la rénovation du MIP – ayant de nouveau été inauguré en 2008 après un agrandissement ayant permis de doubler sa surface d’origine – prévoit une salle d’exposition temporaire, un auditorium, la salle « Flacons à profusion » dédiée à la privatisation d’espaces, quatre salles pédagogiques pour les animations scolaires et adultes, une salle d’accueil à destination des enfants ainsi qu’un jardin et un lieu de restauration. Soit, des espaces entièrement dédiés à l’enrichissement de la médiation et à la rentabilité de l’établissement, ce qui prouve la force d’éloquence que le MIP souhaite donner à l’identité culturelle de Grasse. La volonté de perpétuer l’identité glorieuse de la ville en tant que capitale du parfum se retrouve également dans l’existence de l’Association du patrimoine vivant du pays de Grasse. La demande d’intégration de cette dernière au patrimoine culturel immatériel de l’Humanité s’est concrétisée par des programmations successives et relatives à la culture des plantes à parfum, la connaissance des matières premières naturelles et leur transformation, ainsi que l’art de composer un parfum. La première exposition présentée à cette fin au MIP en 2013 s’intitulait Les savoir-­faire liés au parfum en Pays de Grasse. Est bien explicitée ici l’intention première de valoriser une identité locale lors de l’inscription au patrimoine immatériel de la France. Ce n’est qu’avec l’ambition de s’inscrire au patrimoine immatériel de l’Humanité en 2014 que Grasse ouvre ses paradigmes identitaires à l’internationale avec le colloque Se parfumer, un acte d’humanité. Dans le cadre de la présente étude, nous nous attacherons principalement à l’identité locale premièrement revendiquée par Grasse, et conséquemment, le MIP, dans la visée d’une patrimonialisation du parfum. 20 NECKER Eric, RASSE Paul, Techniques et cultures au musée : Enjeux, ingénierie et communication des musées de société, éd. Presses Universitaires de Lyon, 1997, p. 133. 10 SECTION 3 – Entre anthropologie internationale et culture locale : Une mémoire biaisée Découlant des notions de patrimoine immatériel et d’identité locale, la mémoire patrimoniale constatable au Musée international de la parfumerie est une mémoire des savoir-­‐faire relative à l’artisanat et l’industrie de la parfumerie de Grasse. Boell écrit que « le patrimoine culturel immatériel constitue un ensemble vivant et en perpétuelle recréation de pratiques, de savoirs et de représentations qui permet aux individus et aux communautés, à tous les échelons de la société, d’exprimer des manières de concevoir le monde à travers des systèmes de valeurs et des repères éthiques. »21 Le fait est que, malgré la richesse anthropologique de ses expôts, le musée joue d’un double dialogue ramenant continuellement l’ethnologie du parfum au patrimoine grassois. De fait, le potentiel interculturel des collections se voit régulièrement biaisé par un accent mis sur l’identité locale que le musée s’impose de véhiculer. L’exposition permanente débute par une salle immersive combinant la projection d’images et la diffusion d’odeurs. S’ensuit un passage par la serre où le visiteur est amené à sentir différentes plantes aromatiques. Après quoi, il s’engage dans un « bloc » de salles anthropologiques où s’enchainent respectivement les expôts de l’antiquité, du moyen âge, Renaissance et Révolution française. Or – suivant le paradigme chronologique – là où devrait se trouver une salle sur le XIXe siècle, le visiteur découvre une pièce consacrée à la valorisation du potentiel de la ville de Grasse. Y figurent des panneaux sur les métiers de cueilleuse et de courtier, sur le patronat et les ouvriers employés, sur la reconnaissance de la ville de Grasse de par le monde, le relief territorial de la région et la teneur de son tourisme. La salle suivante est celle des « Flacons à profusion » prévue pour la privatisation d’espaces, et dans laquelle se trouve l’ensemble des machines ayant servies à l’étape d’extraction des matières premières, ainsi qu’une importante vitrine murale illustrant l’évolution des flacons de parfum au fil du XIXe 21 BOELL Denis-­‐Michel, « Musées de société et patrimoine immatériel : enjeux de la conservation et de la médiation », Olfaction et patrimoine : quelle transmission ? éd. Edisud, 2004, p.6. 11 siècle. Suit un espace sur les usages olfactifs orientaux de la même époque, puis une descente dans des locaux respectivement consacrés aux matières de synthèse et procédés chimiques, avant de conclure par une salle sur la parfumerie de consommation et la publicité. Ce bref résumé de parcours permet d’illustrer une nouvelle fois, l’hybridation de la mémoire patrimoniale proposée par le Musée international de la parfumerie. Nous sommes ici dans un paradigme de mémoire de transmission qui – peut être dans un souci de limiter la concurrence – tente d’englober sans trop de distinction, la totalité des savoirs relatifs au parfum dans une seule et même exposition, ce qui créer de nouveaux certains paradoxes muséographiques. Le discours muséal revendique une anthropologie occidentale dans laquelle sont inclus des objets orientaux. Le parcours chronologique est interrompu par une salle consacrée au patrimoine de la ville de Grasse. Ca et là se trouvent des œuvres d’art qui imposent une modalité d’appréhension différente de la part du visiteur et qui de fait, tendent d’avantage à le déstabiliser. Nous avons également pu observer le cas de visiteurs qui, à la recherche d’une salle contenant les parfums de leur culture, ont traversé l’intégralité de l’exposition permanente jusqu’à trouver la salle des parfums de consommation qui se situe en toute fin de parcours. Relativement à la confrontation entre la diversité internationale des expôts et l’identité locale du patrimoine grassois, la mémoire proposée par le MIP est complexe, biaisée et profondément hybride. Malgré les rénovations de 2004, les propos de Rasse et Necker sont encore d’actualité lorsqu’ils suggèrent une médiation permettant d’assurer la transmission des valeurs propres à l’ensemble de la collection. SECTION 4 – Transmission éducative et autonome La notion de transmission par l’éducation avait été abordée par Joël Candau et Daniel Sibony dans Olfaction et Patrimoine : Quelle transmission ? Ce colloque se tenait au MIP peu avant sa rénovation, et relatait des objectifs actuellement incarnés dans la diversité des moyens de médiation employés par le musée. Parmi eux, on relève avant toute chose la présence de nombreux points d’attractivité tout au long de l’exposition permanente. Que ce soit des panneaux de jeu compris dans le parcours à destination des enfants, des dispositifs permettant de sentir des odeurs relatives à l’époque de la salle, des supports interactifs venant compléter la documentation des objets présentés, ou encore des systèmes de vitrines à fenêtre nécessitant l’intervention physique du visiteur pour 12 dévoiler l’ensemble des objets contenus. Le maintien de cet état d’éveil du visiteur entre dans la logique d’une forme d’apprentissage selon laquelle l’individu doit agir sur des objets pour en mémoriser le fonctionnement. La diversité des pôles attractifs témoigne d’une attention particulière portée à la monotonie de l’activité. Il ne s’agit pas toujours d’appuyer sur un bouton pour sentir une odeur. Trois dispositifs permettent par exemple de varier l’expérience olfactive.22 Les panneaux de jeu ne sont pas toujours fondés sur le même principe.23 L’expérience éducative est suffisamment riche pour que le visiteur puisse rendre sa visite attractive sans la nécessaire intervention d’un médiateur. Ce point ci est important. Le MIP ménage une transmission à la fois pédagogique et ludique mais surtout, autonome. Parallèlement, de nombreuses formes d’ateliers et de partenariats24 sont développées par des médiateurs afin d’instaurer une interaction humaine qui soit plus appropriée à la transmission d’enjeux relevant du patrimoine culturel immatériel de la ville. Un partenariat entre l’Association du patrimoine vivant du Pays de Grasse et le MIP prévoit notamment de régulières interventions de professionnels actifs ou retraités du parfum dans des établissements scolaires allant de la maternelle au lycée. Ces rencontres ont pour objectif d’aboutir à la restitution originale par les classes de portraits de professionnels allant du clip à l’exposition photographique en passant par le journal. Le projet concerne approximativement 25 classes réparties dans les établissements grassois. A destination d’un public adulte, les « Jeudi du MIP » prévoient des conférences variant les modalités d’approche de la dimension olfactive. A titre d’exemple, Daniel Joulain et Sophie Lavoine-­‐Hanneguelle intervenaient en Avril 2015 relativement aux Techniques d’extraction des plantes à parfum, Hervé This parlait en Janvier de la Gastronomie moléculaire et de la cuisine note à note, Emmanuelle Polle et Thomas Fontaine animaient Jean Patou, 100 ans d’innovation et de création en Septembre 2014 et Jean-­‐Claude Ellena abordait Le parfum : Un acte poétique au mois de Mars. 22 Annexe 4. 23 Annexe 5. 24 Programmation mensuelle ou sur demande. Visite guidée classique ou thématique, Atelier des jardins du MIP, Atelier « Malette pédagogique », Ateliers de vacances scolaires. 13 Il convient de conclure que le Musée International de la Parfumerie n’est – parce que très ambitieux – pas un cas d’étude simple. La richesse des expôts du musée se voit régulièrement biaisée par une revendication identitaire locale appuyée par l’inscription du patrimoine vivant de la ville au patrimoine culturel immatériel de l’Humanité. Or, la matérialité ici accordée au parfum par l’intermédiaire d’objets ayant servi à sa conception ou son usage, semble méconnaitre sa valeur intrinsèque et tend à disparaitre au profit de la transmission de savoir-­‐faire. Afin de mener à bien notre comparaison du MIP avec la théorie émise du patrimoine olfactif, nous conserverons de ce cas les notions d’objets anthropologiques, ethnologiques et industriels, d’identité locale, de mémoire biaisée et de transmission éducative et autonome. 14 CHAP V – MAISONS DE LUXE La notion de patrimoine, exploitée plus qu’investie par les maisons de luxe, relève la plupart du temps d’une intentionnalité prétexte. De même que les institutions de parfumerie recourent au statut patrimonial pour légitimer leur activité sur le plan de la culture, les maisons de luxe convoitent une certaine forme de notoriété par la patrimonialisation de leurs capitaux. Se posent ici les notions antinomiques que le luxe aime à penser comme synonymes de « patrimoine » et de « capital. » A la définition précédemment appréhendée du terme de « patrimoine », nous soumettons la définition du Petit Robert du mot « capital » : « Richesse destinée à produire un revenu ou de nouveaux biens. Moyen de production. » La définition du TLFI renvoie quant à elle à la « L’ensemble des moyens de production (biens financiers et matériels) possédés et investis par un individu ou un groupe d’individus dans le circuit économique afin de produire des intérêts. » Le terme de capital, pourtant approprié au cas des maisons de luxe, sous-­‐
tend une dimension économiquement intéressée considérablement dépréciée par les consommateurs, qui aiment à croire qu’ils participent d’un processus artistique et noble, plutôt que d’un vaste rendement industriel. Marie-­‐Claude Sicard explicite dans son article « Luxe : Patrimoine ou capital de marque ? » le fait que « les marques de luxe ont une nette préférence pour le mot « patrimoine » plutôt que pour celui de « capital ». Il est plus noble et convient mieux à l’idéologie aristocratique que ces marques continuent d’entretenir avec soin. »25 On note ici que l’appréhension patrimoniale relève bien d’une préférence, et non d’un état de fait. Sa raison d’être s’inscrit dans la lubie des grandes marques de voir dans le patrimoine « l’idée de lignée, de famille et d’héritage. Tandis que le capital relève plus clairement du vocabulaire commercial et financier. Il renvoie à l’accumulation et la dissipation quand patrimoine renvoie à la transmission. »26 Paradoxalement, le luxe n’envie au patrimoine que son appellation et les idéaux sociaux que cette dernière convoque. Il s’agit d’avantage en réalité de revendiquer le label patrimonial tout en perpétuant des actions basées sur le rendement des capitaux. Car « raisonner en termes de capital de marque conduit à de toutes autres conséquences : un 25 SICARD Marie-­‐Claude, « Luxe : Patrimoine ou capital de marque ? » Mode de recherche, n°2, Luxe et patrimoines, Institut Français de la mode, Juin 2004, p. 12. 26 Ibid. 15 capital doit fructifier, rapporter, dégager des bénéfices et des profits. Ce qu’il a d’immatériel, il faut le rendre visible et monnayable, sinon il ne sert à rien. »27 Ce point renvoie au Rapport de la commission sur l’économie de l’immatériel dans lequel Maurice Lévy et Jean-­‐Pierre Jouyet développe le fait que « l’immatériel est aujourd’hui le facteur clé de succès des économies développées. »28 Pour le luxe, cultiver un patrimoine participe avant tout d’une élaboration stratégique au sein d’une compétition internationale et de fait, d’une certaine transcendance par rapport au capital. Profitant conséquemment et simultanément du peu d’intérêt des consommateurs pour l’intégrité patrimoniale, les institutions du luxe maquillent sans difficulté le capital en patrimoine et parviennent aisément à le vendre comme tel. Des similitudes apparaissent parfois dans le fait que « la gestion d’un capital de marque conduit à retoucher l’histoire pour qu’elle puisse apparaître comme le fil conducteur d’une stratégie toujours plus renouvelée à partir de ses racines, opération indispensable dans un univers où même les ruptures doivent se justifier par la continuité, c’est à dire la transmission des valeurs au premier rang desquelles figure la créativité. Le patrimoine se cache, le capital se montre. »29 Par l’altération de la temporalité, de l’originalité des objets et de la mémoire qui en est véhiculée, la gestion du capital s’inclut entièrement dans le phénomène d’inflation patrimoniale. Les maisons de luxe ne font ni plus ni moins qu’également trouver leur intérêt dans la constitution d’un patrimoine qui leur soit propre. Sicard explique que « dans un secteur où l’image de la marque, qui reste un actif précieux au bilan d’une entreprise de luxe, repose sur des valeurs d’authenticité et de savoir-­faire, la question de la valorisation du patrimoine se pose en termes à priori particulièrement favorables. Servi par une muséologie pertinente, il devient un outil de communication privilégié au service des créations contemporaines d’une maison. »30 L’auteur introduit ici le phénomène d’asservissement de la muséographie au profit de la communication de masse dont des expositions comme Miss Dior ou N°5 Culture Chanel se font les réceptacles. Relativement au rapport instauré entre marques de luxe et culture, Bruno Remaury écrit : « Il ne s’agit pas de savoir 27 Ibid. 28 LEVY Maurice, JOUYET Jean-­‐Pierre, « L économie de l’immatériel : La croissance de demain », Rapport de la Commission sur l’économie de l’immatériel, 2006, p.10. 29 SICARD Marie-­‐Claude, « Luxe : Patrimoine ou capital de marque ? » Mode de recherche, n°2, Luxe et patrimoines, Institut Français de la mode, Juin 2004, p. 12. 30 Ibid.
16 comment les marques « font » culture mais de considérer au contraire comment la culture participe à son tour de l’institutionnalisation de la marque. Il faut poser la question des conditions d’apparition et de développement des formes d’adhésion à la marque par l’examen de la façon dont elle emprunte à des récits culturels qui la dépassent et donc, la transcendent. »31 Successivement à cette idée, Sicard propose cinq mode d’apparition du patrimoine au sein de la communication de la marque de luxe : « Elle reprend et cite le contexte de son époque (reconstitution), elle fait évoluer son répertoire stylistique (mutation), elle utilise un patrimoine composé d’emblèmes atemporels (perpétuation), elle cite explicitement son passé et le juxtapose au présent (confrontation), elle s’engage dans une politique patrimoniale directe et créer des espaces adaptés (monstration.) Son patrimoine obéit à des impératifs de monstration plus qu’à des impératifs de conservation. »32 Selon l’auteur, le récit patrimonial proposé par les maisons de luxe consiste principalement en des opérations de reconstitution, mutation, perpétuation, confrontation et de monstration. Ces dernières seront notamment mises en parallèle avec les formes de récits développées par Remaury dans Marques et récits : La marque face à l’imaginaire culturel contemporain. Cet auteur écrit que « c’est parce qu’elle signifie plus qu’elle ne désigne et qu’elle agrège à son insu des éléments de narration qui ne lui appartiennent pas, que la marque devient à ce point une forme de récit. »33 Or, ces dires s’appliquent également au capital revendiqué comme patrimoine et permettent de comprendre pourquoi le cas des maisons de luxe sera entièrement abordé sous l’égide du récit patrimonial. A ce titre, Remaury souligne que « là où les grands récits sont tournés vers la démesure, la surdétermination et l’accomplissement, les récits de marques penchent vers une localisation étroite, l’unicité et le désengagement. Ils sont simples voire pauvres car ils doivent fonctionner et s’imposer par eux-­mêmes, adoptant un discours aussi faible que consensuel. »34 Ceci annonce une forme d’appropriation dépréciative du récit par les maisons de luxe que nous tenterons parallèlement de mettre à jour afin de servir 31 REMAURY Bruno, Marques et récits : La marque face à l’imaginaire culturel contemporain, éd. Regard, 2004, pp. 13-­‐14. 32 SICARD Marie-­‐Claude, « Luxe : Patrimoine ou capital de marque ? » Mode de recherche, n°2, Luxe et patrimoines, Institut Français de la mode, Juin 2004, p 12. 33 REMAURY Bruno, Marques et récits : La marque face à l’imaginaire culturel contemporain, éd. Regard, 2004, pp. 22-­‐23. 34 Ibid. p. 104. 17 la confrontation à la théorie du patrimoine olfactif. Pour cela, nous aurons notamment recours aux concepts du carré sémiotique et du schéma actanciel proposés par Greimas dans son étude de la structure narrative des contes. SECTION 1 – Suprématie de l’objet Relativement au devenir objet du « patrimoine » des maisons de luxe, Remaury évoque trois conditions de monstration des objets par les marques : « l’établissement progressif de signifiants sur l’objet lui conférant un potentiel d’auto-­certification, le réglage de la distance sur le lieu de vente afin que s’établisse entre l’objet et le consommateur un dialogue à mi chemin d’une distance suffisante pour susciter le désir et d’une proximité suffisante pour permettre l’achat et enfin, l’énonciation d’un discours destiné à accompagner l’objet. »35 Cette trilogie fonctionnelle de la matière œuvre pour une forme d’autonomie discursive de l’objet. A lui seul, il doit être capable d’assurer l’émission, la transmission et la réception du discours patrimonial établi par les institutions. La concentration de tant de potentiel au sein de la seule matière sous-­‐tend une certaine faiblesse du contenu patrimonial, et renvoie au phénomène du « Tout patrimoine » où le caractère témoin des objets suffit à les légitimer au regard du processus de patrimonialisation. Paradoxalement à la suprématie de la matière évoquée par Remaury dans sa théorie des récits de marque, l’auteur écrit que « les récits liés à la matière proposent des contrats de soumission relative, de domination et posent la question de la performance. »36 Ce point ci n’est observable que dans le cas d’une communication incitant explicitement à l’achat. Dans cette visée, l’on constate que l’objet dans sa dimension matérielle s’affaisse pour devenir domptable par le consommateur. Comme explicité, c’est bien une relation de domination qui est suscitée par le récit, une idée de pouvoir qui s’acquiert par l’achat. On relève donc une double nature de l’objet dans le cadre des maisons de luxe. Le même objet, selon que sa visée soit « patrimoniale » ou commerciale peut être synonyme de suprématie ou de trésor et être une fin en soi – équivalent de « l’objet de la quête » 35 BARRERE Christian, BARTHELEMY Denis, Réinventer le patrimoine : De la culture à l’économie, une nouvelle pensée du patrimoine ? éd. L’Harmattan, 2005, Paris, p. 17 36 Ibid. p. 89. 18 proposé par le schéma actanciel de Greimas37 – ou être synonyme d’intermédiaire et n’être qu’un moyen d’accéder à la suprématie, équivalent de « l’adjuvant ». Ce double jeu renforce encore une fois la fragilité théorique du patrimoine revendiqué par les maisons de luxe. La teneur de notre propos n’étant toutefois pas d’en débattre, nous retiendrons dans la visée de mise en regard avec le patrimoine olfactif, la notion « d’objet suprême. » SECTION 2 – Identité aliénante Du fait de la suprématie accordée à l’objet, nous pouvons anticiper que les caractères de l’identité, de la mémoire et de la transmission ne soient pas très substantiels. Ici encore nous devrons distinguer la primauté de la face commerciale des maisons de luxe de celle plus infime du « patrimoine. » Tout comme Delphis-­‐Delbourg le spécifiait à propos du parfum, Christian Barrère écrit que « le vêtement construit l’identité car intervient dans l’auto perception de soi. »38 L’auteur évoque un devenir identitaire s’accomplissant dans le port du vêtement et successivement, par l’appropriation via le vêtement des identités archétypales qui y ont été projetées lors de leur promotion. Remaury spécifie que « les récits liés aux personnages renvoient soit à des personnages archétypes, soit à l’univers people qui se fait l’effigie provisoire de la marque. Ces personnages incarnent parfois la marque jusqu’à en devenir eux-­mêmes une petite métaphore. »39 Le système de projection archétypale et people est omniprésent dans l’univers du parfum, peut être plus encore que dans celui de la mode. Chaque fragrance possède – au sens littéral du terme – son égérie. Il peut s’agir de personnalités telles que Charlize Theron pour J’adore de Dior, Nathalie Portman pour Miss Dior, Keira Knightley pour Chanel et plus récemment Julia Roberts pour La vie est belle de Lancôme. L’ensemble de ces projections identitaires entre dans un complexe détaillé par Charles Riou et Mathieu Perona dans L’Economie du Star-­system.40 Les égéries peuvent également consister en des archétypes de récits 37 Annexe 6. 38 BARRERE Christian, SANTAGATA Walter, Mode : Une économie de la créativité et du patrimoine à l’heure du marché, éd. La Documentation française, 2005, p. 111. 39 REMAURY Bruno, Marques et récits : La marque face à l’imaginaire culturel contemporain, éd. Regard, 2004, p. 37. 40 RIOU Charles, PERONA Mathieu, « Economie du star-­system », Exposé du Séminaire Economie post-­
industrielle de D.Cohen, 4 Novembre 2002. 19 culturels tels que la revisite du conte de Blanche neige pour le spot publicitaire d’Elixir de Nina Ricci, celle de Catwoman pour la promotion de Ricci Ricci ou encore la femme extraterrestre pour Alien de Thierry Mugler. De nombreux articles tels que Publicité, marketing et parfums : Approche psychosociale d’une double illusion de Didier Courbet et Marie-­‐Pierre Fourquet, Articulation des messages dans une publicité de parfum : Hypnotic Poison de Dior de Renata Varga, ou encore Le sacré dans la publicité de Jérôme Cottin, développent une sémiotique de l’image publicitaire du parfum permettant de comprendre comment y sont suggérés divers niveaux identitaires. Notre propos ne cherche ici qu’à constater les signes présents dans les récits du luxe, et pouvant faire échos à la théorie du patrimoine olfactif. Dans un souci de cohérence, notre recherche n’a par conséquent pas vocation à s’aventurer au delà du constat factuel. Pour revenir au critère identitaire dans le cas de la patrimonialisation des marques, Remaury écrit que « les récits liés aux personnages proposent des contrats identitaires, ils posent la question de la figuration et de la construction de la personnalité. Le contrat implicite est : « C’est à cela que vous pouvez ressembler. »41 Une distinction est ici à faire avec la notion « d’identité fantasque » que nous avons attribuée au patrimoine olfactif. Elle consiste en ce que l’identité des maisons de luxe n’est pas aussi libre que celle que nous avions dégagée au préalable. Cette dernière peut, par exemple, inviter à devenir tantôt une femme sensuelle, désirable et désirante, tantôt une femme de caractère et de rigueur, tantôt une femme frivole et pétillante. L’identité proposée par le luxe est quant à elle beaucoup plus restrictive. Il ne s’agit plus d’une forme approximative dans laquelle nous pouvons projeter notre propre contenance, mais bien cet archétype culturel ou plus encore cette personne déjà existante. Il ne s’agit plus tant d’un jeu que d’une contrainte de devoir se projeter dans un alter ego qui est le même pour tous, et ne nous appartient en rien. L’auteur souligne à ce titre que « dans les récits de marque, pas de passage ni de seuil, pas de franchissement des étapes de la vie. Pas d’expression de personnalité forte ni d’accomplissement de la destinée. Mais plutôt des figures emblématiques et des caractères simplifiés. Il s’agit moins de changer que de rester soi, de redevenir, plutôt que de devenir. Il s’agit de concentrer, refermer et conforter pour mieux provoquer l’évolution de l’individu. Les récits de marque sont tout sauf des discours d’éducation. On est dans une logique de 41 REMAURY Bruno, Marques et récits : La marque face à l’imaginaire culturel contemporain, éd. Regard, 2004, p.89. 20 fusion par opposition à un apprentissage des états, et d’unicité par opposition à une démultiplication des facettes de l’humain. »42 Autrement dit, nous ne sommes plus dans une identité fantasque mais bien dans la frustration d’une identité par procuration. L’identité du luxe consiste presque à maintenir le consommateur dans un état végétatif d’antihéros de sorte à ce que ce dernier demeure pleinement manipulable par les stratégies de communication. Comme l’explicite l’auteur, elle le détermine et le fige plus qu’elle ne l’affranchit. « Les contrats de passage et contrats identitaire tournent autour de la définition du protagoniste du récit. Le mode relationnel est celui de la construction d’une identité et la certification d’un statut, c’est la détermination. »43 L’identité par procuration des maisons de luxe est entièrement une identité aliénante. SECTION 3 – Mémoire narcissique Le critère de la mémoire permet d’observer une nouvelle variation du patrimoine olfactif. Sicard insiste sur le fait que le patrimoine des maisons de luxe est avant tout « un patrimoine de savoir-­faire artisanal dans le milieu du luxe. La mode française se fonde d’abord sur un artisanat étendu et compétitif. […] C’est également un patrimoine de préférence et de goût qui crédibilise la création qui s’y réfère et devient ainsi source de sa légitimation. Cette fonction est essentielle dans un secteur de production dans lequel le beau, l’élégant, le moderne ou le signifiant supposent des conventions de jugement et des appareils de collectivisation des préférences pour faire émerger les goûts et les tendances. »44 Or, c’est principalement sur le phénomène de la tendance que les mémoires des patrimoines olfactif et de luxe se recoupent. Nous avions évoqué que les parfumeurs entendaient perpétuer une mémoire du parfum en cultivant la réinterprétation de structures ou de tendances emblématiques. Pour Guillaume Erner la tendance peut être perçue selon trois axes. « Elle est une force avec laquelle un corps tend à se mouvoir dans un sens déterminé (attraction). C’est ce qui porte à agir de telle ou telle façon (prédisposition). C’est une orientation commune à une catégorie de personnes 42 Ibid. p. 101. 43 Ibid. p. 96. 44 SICARD Marie-­‐Claude, « Luxe : Patrimoine ou capital de marque ? » Mode de recherche, n°2, Luxe et patrimoines, Institut Français de la mode, Juin 2004, p. 229. 21 (politique, artistique) »45 L’auteur détaille dans son ouvrage La mode des tendances que « le fait de s’inscrire dans une tendance n’a rien de négatif dans la mesure ou celui qui le fait a conscience de poursuivre une sorte de mémoire. L’exigence qu’il faut avoir dans cet exercice est l’intelligence de la différence. »46 Ce point légitime le penchant commun des secteurs de la parfumerie et de la haute couture à revisiter plutôt qu’à véritablement créer. Tout du moins, le paradigme de mémoire permet la recevabilité d’un ancrage permanent de la création dans les anciens canons. Cette exception instaure un étrange rapport au temps que nous avons déjà souligné relativement à l’Osmothèque, celui d’une tendance à croire que, parce que le passé est sans cesse actualisé, il est pleinement à notre portée. Remaury le souligne en écrivant que « ce qui est intéressant, c’est que dans les récits liés au temps, les marquent évoquent un passé qu’elles n’ont pas connu et dont elles se font les protectrices (avec parfois plus de ferveur que celles dont les origines sont réelles.) Elles évoquent au sein de leur récit, un âge d’or situé avant le développement de la production industrielle, dans une logique le plus souvent nostalgique, destinée à conférer une aura d’authenticité. »47 Ce phénomène se constate également à moindre échelle dans le domaine de la parfumerie lorsque certaines institutions s’octroient par exemple la capacité de recréer des parfums dans leur forme originale. Cela n’est actuellement pas si choquant puisque, l’avènement de la parfumerie de synthèse ne remontant qu’à deux générations, il ne semble pas absurde d’avoir encore en sa possession des formules ou des matières premières d’origine. Toutefois il est probable que – si la tendance du patrimoine olfactif perdure jusque là– d’ici deux ou trois générations, certaines institutions prétendront de nouveau détenir des parfums d’origine. Ce qui sera dès lors moins crédible. Mais qu’importe puisque selon Remaury, « les récits liés au temps proposent des contrats de fondation ou de refondation qui traitent de la question de certification de la genèse, mais aussi de la citation d’un passé mythique. »48 Une nouvelle fois, la mémoire n’a pas pour visée de certifier l’authenticité du patrimoine mais de conforter ce dernier dans une genèse légitimante. Si le critère d’identité procédait précédemment d’une détermination asservissante du consommateur des marques de 45 ERNER Guillaume, La mode des tendances, éd. Presses universitaires de France, 2011, p. 123.
46 Ibid. p. 129. 47 REMAURY Bruno, Marques et récits : La marque face à l’imaginaire culturel contemporain, éd. Regard, 2004, p. 27. 48 Ibid. p 89. 22 luxe, celui de la mémoire fait acte d’une délimitation cohérente de la création. Prenant appui sur les modèles du passé, le phénomène de délimitation impulsé par la mémoire patrimoniale offre ici de légitimer toute création respectant les limites qu’il prône. « Les contrats de fondation et d’ancrage font ensemble référence au cadre d’espace et de temps dans lequel se déploie l’action, donc les limites du récit. Parce que le mode relationnel qu’ils proposent est celui de la définition d’un cadre de situation, on les dit de « délimitation » »49 Remaury légitime la nécessité de limite par le fait que « La délimitation renvoie à la restrictions des notions de démesure, immensité et complexité de l’espace, rupture, discontinuité ou éternité et infinitude. Pas de quête ni d’errance dans les récits de marques, pas de chaos fondateur, de violence ni de démesure. »50 Ainsi, la mémoire modérant les potentialités d’en devenir de la création, opère un repli de cette dernière sur le patrimoine qui conséquemment, devient l’actant d’un cloisonnement narcissique. SECTION 4 – Transmission ? Remaury relie principalement la notion de transmission à celle de la revendication par les maisons de luxe de perpétuer leurs savoir-­‐faire. « Les récits liés au savoir-­faire renvoient soit à une légitimité provenant d’un savoir-­faire réel, soit à un savoir faire distinctif. Il ne s’agit pas d’y inclure toutes les marques qui ont un fort savoir-­faire (c’est le cas de presque toutes) mais plutôt de se focaliser sur celles qui en parlent : « Le luxe, c’est ce qui dure plus longtemps que vous. » »51 Ce qui renvoie à la théorie de la Distinction développée par Pierre Bourdieu,52 mais également à La théorie de la classe de loisir proposée par Thorstein Veblen53 ainsi qu’à L’économie des singularités de Lucien Karpik.54 Or, ce type de transmission ouvrant sur une notion de maitrise de la matière s’ancre pleinement dans le paradigme commercial, relativement au caractère manipulable de l’objet que nous avons pu constater. « Les récits liés au savoir-­faire proposent des contrats de maitrise, ils posent la question de la technicité dans une optique 49 Ibid. p. 96. 50 Ibid. p. 99. 51 Ibid. pp. 41-­42. 52 BOURDIEU Pierre, La Distinction : Critique sociale du jugement, éd. Minuit, 1979, Paris.
53 VEBLEN Thorstein, Théorie de la classe de loisir, éd. Gallimard, 1979, Paris. 54 KARPIK Lucien, L’économie des singularités, éd. Gallimard, 2007, Paris.
23 de facilité.»55 Ou encore : « Les modes de relation sont souvent liés à une notion d’apprentissage et des logiques qui valorise la difficulté pour mettre en valeur les moyens d’y répondre. Dans les récits de marque, la matière est toujours bénéfique et facile à soumettre. La relation est pensée selon une conception naïve tournée vers l’idée que tout est simple et possible. »56 Comme nous en avions plus tôt fait la distinction, le paradigme patrimonial s’incarne dans une conception suprême de l’objet. La transmission patrimoniale relative aux maisons de luxe ne peut par conséquent s’inscrire dans une visée de soumission de la matière. Or, c’est ici que l’instance du luxe s’essouffle aux remparts du devenir patrimonial, et que l’essence du capital se voit démasquée. Les maisons de luxe n’ont pas de modalité de transmission strictement patrimoniale puisque les discours qu’elles véhiculent n’ont d’autre but que l’adhésion idéologique et consécutivement, l’acte d’achat. Tout du moins, nous pouvons pencher pour une transmission basée sur la notion d’héritage que nous retrouverons avec le cas de l’Osmothèque. Par l’approximatif des glissements opérés entre l’un et l’autre, la prétention du luxe à pouvoir simultanément passer de capital à patrimoine est invalidée. Le patrimoine du luxe n’existe pas. Plutôt que d’exclure instantanément le cas des maisons de luxe de notre étude, nous en conserverons les critères de suprématie de l’objet, d’identité aliénante et de mémoire narcissique de sorte à malgré tout pouvoir les mettre en parallèle avec la théorie du patrimoine olfactif. Une curiosité demeure toutefois de comprendre comment des programmations culturelles à caractère patrimonial ont pu être émises par des maisons de luxe, si le processus de patrimonialisation leur est intrinsèquement obsolète du fait même de leur paradigme qui demeure le profit financier. C’est pourquoi nous survolerons le cas des expositions de parfums Chanel, Dior et Guerlain s’étant récemment tenues, afin d’expliciter la teneur de leur contenu et d’en estimer le prétendu caractère « patrimonial. » 55 Ibid. p. 89. 56 Ibid. p. 102.
24 SECTION 5 – Le cas de l’exposition Chanel Le commissaire d’exposition Jean-­‐Louis Froment déclare dans une interview d’inauguration de N°5 Culture Chanel que « ce qui est fort dans le N°5, c’est que ce n’est pas un parfum, mais un manifeste de modernité. »57 La rétrospective Chanel – s’étant tenue au Palais de Tokyo du 5 Mai au 5 Juin 2013 – se déroule en trois actes. Un avant-­‐propos consiste en la traversée d’un jardin de senteurs composé pour l’occasion par le paysagiste Piet Oudolf. Jouant d’une composition graphique et olfactive, ce préliminaire – étendu sur 600m2 et regroupant plus de 1000 essences – renvoie à l’esprit des promenades dans les jardins de curé, et plus précisément, au couvent d’Aubazine où fut élevée Gabrielle Chanel. « Car c’est en ces lieux qu’elle fut confrontée à ses premiers effluves, ceux des fleurs, des herbes médicinales et celui de l’encens diffusé dans l’église abbatiale. »58 Le temps fort de l’exposition réside quant à lui dans l’agencement d’un espace épuré où sont exposés sous vitrine l’équivalent de 200 documents, objets, œuvres d’art, éléments d’archives, permettant d’expliciter « la permanence des liens entre Chanel et les arts. »59 Sur le même modèle que l’exposition Dries Van Noten -­ Inspirations – s’étant tenu du 1er Mars au 2 Novembre 2014 aux Musées des Arts décoratifs – ce temps de l’exposition vise à faire émerger les influences culturelles, les inspirations et les contextes historiques ayant mené à la conception du N°5 de Chanel, aujourd’hui devenu un emblème de la parfumerie moderne. A cette fin, l’ensemble des expôts est réparti en quatre distinctions : Une histoire d’amour, Un paysage d’avant-­‐garde, Un manifeste, Une légende. La rétrospective se clôt par un espace bibliothèque – atelier aménagé à l’étage supérieur. Ce dernier prévoit des ateliers d’initiation olfactive à destination des adultes, permettant notamment des découvrir les matières premières composant le parfum N°5, ainsi que des sessions de décoration d’affiches pour les enfants. De manière générale, l’expographie du lieu renvoie à l’identité visuelle de la marque : l’épuration, la sobriété mais également une élégance affirmée et caractérielle. Remaury 57 FROMENT Jean-­‐Louis, N°5 Culture Chanel, éd. La Martinière, Paris, 2013.
58 Ibid. 59 Site internet de l’exposition N°5 Culture Chanel, http://5-­‐culture.chanel.com/fr/exposition/ 25 écrit à propos des récits de la marque que « la femme Chanel, loin d’être une féminité générique, est bel et bien l’affirmation sans cesse renouvelée de la donnée biographique de départ, celui d’une féminité singulière reposant sur le primat de la personnalité, de l’intellect, bref, de la différence. […] L’univers visuel de Chanel met d’avantage en scène des visages que des corps ou des postures. […] La grande figure mythique qui git derrière ce récit féminin pourrait être celui de la reine doublée de la notion de destinée. Il y a de l’imaginaire du pouvoir dans cette marque. »60 Or, l’imaginaire du pouvoir domine dans l’abstraction simultanée du parfum N°5 et de l’exposition qui lui fut consacrée. C’est notamment de lui que découle la première intentionnalité patrimoniale de la marque visant à valoriser l’ancrage historique de ses créations. De ce côté, les archives Chanel sont relativement bien fournies. Toutefois, une interrogation subsiste. Où se situe la dimension olfactive ? On constate en effet qu’hormis la relative immersion proposée par le jardin de Oudolf et la médiation des ateliers sur les matières premières – n’ayant été prodiguée qu’à ceux étant parvenus à obtenir une réservation – la dimension proprement olfactive du parfum N°5 est absente du parcours expographique. Si Hélène Guillaume légitime cette anosmie du parfum par le fait que « c’est sans doute l’essence d’un grand parfum que de caresser l’imaginaire, de provoquer les images et les mots sans même déployer son sillage »61 il convient d’avantage d’admettre que – la restitution muséale olfactive étant une véritable problématique – Chanel a préféré jouer la sécurité. La particularité de N°5 Culture Chanel consiste à user du caractère patrimonial comme d’une alternative à émettre un discours sur le parfum. On constate une dissociation des dimensions du parfum et du patrimoine permettant de les rendre simultanément interchangeables. De surcroit, c’est ici un patrimoine documentaire et industriel que Chanel nous offre d’appréhender, non un patrimoine olfactif stricto sensu. Parallèlement, c’est bien d’une démarche patrimoniale dont l’entreprise fait ici acte, parant à la difficulté de la transmission par un paradigme biographique sur la vie de Gabrielle Chanel. Il en découle que N°5 Culture Chanel devrait d’avantage être considérée comme expographie d’un patrimoine documentaire explicitant les influences 60 Op.cit. p. 67. 61 GUILLAUME Hélène, « Cherchez le N°5 », Le Figaro madame, 6 Mai 2013. 26 historiques, politiques et artistiques de la maison Chanel – ayant notamment mené à la conception du N°5 – plutôt que comme un réel procédé de patrimonialisation olfactive. SECTION 6 – Le cas de l’exposition Dior Remaury écrit à propos de cette maison que « Dior s’oppose assez largement à Chanel, et par de nombreux aspects, il en est le parfait contrepoint. Cette marque née après la guerre est marquée par une volonté nostalgique de retour à une « grandeur française ». […] Elle relève essentiellement d’une rhétorique de la silhouette et de la posture, du corps donc. Mais d’un corps qui sait se tenir, d’un corps alluré. Cette position provoque une certaine arrogance du corps : au centre de la marque Dior, il y a une femme qui pose, ou plutôt une femme dont la pose est à l’origine même du récit. […] C’est une féminité générique qui répond à celle singulière de Chanel. A une féminité altière et indépendante répond une féminité canonique et modélisée : celle de la princesse. »62 Là où l’auteur associait la stature de Chanel à celle d’une figure intellectuelle n’ayant besoin d’aucun ornement pour asseoir son pouvoir, il rapporte la maison Dior à un stade régressif de princesse impulsive, fantaisiste, et peut être capricieuse. Or, c’est sous l’égide du caprice que semble le mieux s’inscrire l’exposition Miss Dior. Cette dernière s’est tenue au Grand Palais du 13 au 25 Novembre 2013 et pose a priori autant de questions que de problèmes. La première touche au discours promotionnel qui revendique « un hommage à la relation qui unit intimement la maison au monde de l’art. »63 Seulement cinq mois après la programmation du N°5, la maison vente les rapports entretenus par Christian Dior avec les artistes de son époque, ainsi que les inspirations qui en ont émané. L’effet de plagiat vient ici appuyer l’intentionnalité relative au caprice que nous avions évoqué. Sans nous attarder d’avantage sur les effets de concurrence propres aux institutions du luxe, cet avant-­‐propos permettra de comprendre les paradoxes patrimoniaux internes de l’exposition. Le fait est que Miss Dior entend « créer » du patrimoine. Le principe de la rétrospective tient à convoquer la création de douze artistes autour des emblèmes du 62 Op.cit. p. 71.
63 DIOR, « Passion artistique » Magazine en ligne de la maison Dior, 14 Novembre 2013, http://www.dior.com/magazine/fr_fr/News/Passion-­‐artistique 27 parfum Miss Dior, à savoir le motif pied de poule, le ruban et le nœud ainsi que la rose. De fait, la rétrospective s’assimile à une présentation thématisée d’art contemporain avec, ça et là, des robes issues des archives de Dior couture, ainsi qu’une mezzanine contenant quelques croquis de mode. L’événement Miss Dior illustre assez justement la confusion que le luxe opère entre la notion de « patrimoine » et celle de « capital. » Il est d’avantage question ici de stimuler une nouvelle forme de création par l’actualisation d’emblèmes propres à un parfum – et donc d’expographier une stratégie du capital – plutôt que d’obéir à un quelconque paradigme patrimonial. De surcroit, avoir recours à l’art contemporain plutôt qu’à des archives relève d’un effet de tendance plus que d’un intérêt proprement patrimonial, et suggère des enjeux complexes et non à propos avec notre sujet. Ce point justifie que nous ne développions pas d’avantage cet exemple. SECTION 7 – Le cas de l’exposition Guerlain Ce n’est que deux ans après le lancement des expositions de parfum par Chanel et Dior que Guerlain propose une rétrospective photographique intitulée La petite robe noire : Variations autour d’un mythe, visible du 6 Février au 15 Avril 2015 à la boutique du 68 Avenue des Champs Elysées. Le titre fait explicitement référence au parfum La petite robe noire, crée par la maison en 2008 mais dont la commercialisation ne débuta qu’en 2012. Plus largement, l’appellation « Petite robe noire » renvoie au basique anciennement prôné par Coco Chanel, devenu depuis, un emblème intemporel. La rétrospective fait acte de collaborations avec le photographe chinois Liu Bolin, le directeur de la maison européenne de la photographie Jean Luc Monterosso ainsi que l’école des Gobelins, autour de réinterprétations du symbole de la petite robe noire. De prime abord, ce point semble rapprocher le cas Guerlain de celui précédemment vu et invalidé de Dior. Or, La petite robe noire pose le parfum comme référent complémentaire et non comme sujet central de l’exposition. Il n’est pas un prétexte à, mais un véritable élément de rhétorique, ce qui légitime la teneur de l’événement sur un plan culturel. Remaury écrit concernant la maison que « certaines marques sont perceptibles comme de potentielles « galeries de portraits. » Guerlain, dont la succession à la fois atemporelle et olfactive des parfums, s’ils portent des noms aux évocations plus spatiales […] ou temporelles […] véhicule potentiellement au travers de leurs identités respectives, une 28 « galerie de femmes » archétypes de féminités historiques qui se succèdent dans le temps de la marque. »64 C’est effectivement ce qui est proposé dans le cadre de l’exposition étudiée : une variation autour des femmes, de leur robe et de leur parfum. La petite robe noire ne s’inscrit pas dans un paradigme patrimonial, et a l’intelligence de ne pas s’en revendiquer. Nous sommes ici à mi chemin des opérations menées par Chanel – avec la sollicitation des archives de la Maison européenne de la photographie – et par Dior – avec l’invitation de l’artiste Liu Bolin et des élèves de l’école des Gobelins à produire des œuvres en s’imprégnant de l’esprit de la maison Guerlain. C’est par cet état d’hybridité que l’exposition Guerlain se légitime, mais également par le parti pris de la maison d’ouvrir le mythe de la petite robe noire à une actualisation participative – et d’avoisiner ainsi la dimension patrimoniale ulysséenne – plutôt que de l’inscrire dans une forme expographique didactique. La petite robe noire n’est à proprement parlé, ni une rétrospective patrimoniale, ni une démonstration des actifs de la maison, mais plutôt une invitation au dialogue. Ce qui, dans le cas du parfum, n’est certainement pas à réprouver. 64 Op.cit. p 37. 29 CHAP VI – OSMOTHEQUE -­ CONSERVATOIRE INTERNATIONAL DES PARFUMS Le Conservatoire international des parfums fut inauguré le 26 Avril 1990, soit quatorze ans après la création de la Société Française des Parfumeurs par Jean Kerléo en 1976. Il est la première institution ayant explicitement fait vœu de patrimoine olfactif. Son activité s’est notamment fondée sur la possession, à l’époque, de 400 formules de parfums, dont 70 étaient des formules de parfums disparus. Les premiers « osmothécaires » étant des parfumeurs passionnés tels que Jean-­‐François Blayn, Raymond Chaillan, Jean-­‐Claude Ellena, Yuri Gutsatz, Jeannine Mongin, Raymond Pouliquen, Guy Robert, Henri Sebag, Philippe Lepage, André Gerber et Yves Tanguy, la démarche de l’établissement semble pleinement s’ancrer dans la volonté de recueillir – ou de créer – un certain héritage du parfum. Dominique Poulot écrit à ce propos dans Patrimoine et modernité que « tout comme les causes religieuses, l’héritage favorise les allégeances passionnées. Nous choisissons et glorifions notre héritage non pas en jugeant de ses prétentions à la vérité mais en sentant que cela doit être vrai. »65 La notion de passion déterminant le patrimoine olfactif en tant qu’héritage est typique de la relation permise par le parfum. Car en effet, ce dernier ne permet aucune forme de distanciation. L’expérience olfactive implique une forte proximité entre la source odorante et le sujet. C’est par conséquent dans une intimité répétée que l’on peut se familiariser avec un parfum. Par ailleurs c’est bien par une forme pénétration que s’opère l’acte de sentir. Or, l’expérience intime sous-­‐tend une implication plus personnelle du sujet dans la perception et conséquemment, engendre un rapport particulier voire passionnel à l’univers des senteurs. Il semble peu probable de s’interesser au parfum sans rapidement en devenir passionné. Le parfum implique la passion, qui elle-­‐même sous-­‐
tend le devenir héritage du patrimoine olfactif. De fait, si la passion est constitutive et particularisante de la perception olfactive, elle est également ce qui tend à invalider les potentialités patrimoniales du parfum au sens générique du terme. Selon Poulot, « l’héritage ne devrait pas être confondu avec l’histoire. L’histoire cherche à convaincre par la vérité et succombe au mensonge. L’héritage exagère et omet, invente avec sincérité, 65 POULOT Dominique, Patrimoine et modernité, éd. L’Harmattan, 2000, p. 109. 30 oublie franchement et prospère grâce à l’ignorance et à l’erreur. Il est à l’abri des critiques car ce n’est pas de l’érudition mais du catéchisme. Il n’est ni vérifiable, ni même une version plausible de notre passé. C’est une déclaration de foi dans ce passé. L’histoire vise à réduire les préjugés, l’héritage les sanctionne et les renforce. »66 L’héritage apparaît de fait comme une forme avérée de patrimoine, mais comprend intrinsèquement une dimension aléatoire et entièrement subjective. Faire acte d’héritage consiste à croire en ses propres mensonges. Or, si c’est bien d’héritage dont il semble être question dans le cas de l’Osmothèque, nous savons que les ambitions de cette dernière relèvent d’un bien plus haut niveau de considération. SECTION 1 – Mystification de l’objet Un premier point permettant de figurer les ambitions de l’Osmothèque, consiste en ce que « pour exclure les autres, l’héritage ne peut être universellement vrai. Pour ceux qui sont mis à l’index, ses principes doivent défier la raison. Une connaissance correcte ne peut être utile car elle est ouverte à tous. Seule la fausse connaissance peut devenir un moyen d’exclure les autres. L’héritage suscite les mauvaises interprétations du passé. Ce sont elles qui deviennent des mythes très estimés. »67 Or, si nous pouvons penser que, du fait du peu de données disponibles, les interprétations du passé faites par l’Osmothèque comportent également leur part d’erreurs – nous parlons bien ici d’un patrimoine originairement fondé sur seulement 70 formules de parfums perdus – l’institution entend pourtant diffuser une forme de savoir universel. Selon l’auteur, il « existe quatre façons dont la patrimonialisation altère la vérité du passé : elle l’améliore en rendant le passé meilleur, elle met au goût du jour à coups d’anachronisme et en restaurant les héros en fonction des goûts modernes, elle manipule la généalogie pour satisfaire la mystique de la lignée, enfin, elle revendique la priorité comme preuve de sa bonne foi. »68 L’ensemble de ces caractéristiques est – souvent à juste titre – constatable dans la médiation prodiguée par l’Osmothèque lors de ses conférences. Etant unique au monde, l’institution se doit avant tout d’être attractive et pour cela, ne peut véritablement opter 66 Ibid. p 110. 67 Ibid. p. 112. 68 Ibid. p. 116. 31 pour une vision critique de la parfumerie. Elle veille par conséquent à adapter ses discours au public, qu’il soit néophyte, amateur ou professionnel et, dans le cas de la profession, qu’il appartienne à telle ou telle maison. La médiation prodiguée ne sera pas tout à fait la même selon que l’on adresse à un groupe Chanel ou à un groupe Guerlain. L’idée étant d’orienter le discours selon les intérêts de l’assistance, et non d’unifier un propos permettant à chacun d’y trouver ses affinités. Les rapports entre les parfums sont ainsi modulés et des anecdotes sont inventées pour créer des liens, susciter l’intérêt, clore les développements. Conséquemment la médiation de l’Osmothèque relève d’avantage du spectacle que d’une certaine éducation. Bien que ces divers points paraissent invalider le statut patrimonial de l’Osmothèque, au sens ambitionné « d’anthropologie moderne du parfum » ils participent pourtant à conforter l’institution dans sa forme d’héritage. Poulot cite Orwell sur le fait que « Remodeler est aussi vital que préserver. « Nous devons ajouter à notre héritage ou le perdre » »69 Or, l’institution refuse de consentir au devenir héritage, et persiste à revendiquer la valeur quasi anthropologique des parfums exposés en tant qu’objets patrimoniaux. La dimension objectale est par conséquent centrale dans la transposition de l’Osmothèque. Parce qu’étant le cœur de son potentiel attractif, elle tient particulièrement à la légitimité des parfums dits « perdus. » Bien que ne pouvant démentir le fait que ces parfums sont le fruit de repesées récentes, et non des parfums d’origine ayant été conservés, l’institution conforte son public – et se conforte elle-­‐même – dans l’idée que la substitution vaut effectivement mieux que l’absence. Et de fait, poursuit la promotion des « parfums perdus » en considérant que le caractère unique de sa tentative de constitution d’un patrimoine implique en soi une forme d’authenticité. Or, plusieurs raisons justifient qu’il soit impossible de recréer des parfums disparus. François Hénin, propriétaire de l’ambassade des parfums rares Jovoy, en expose la plupart dans le reportage Qu’importe le flacon, le parfum autrement70. Les trois premières tiennent à la question d’authenticité et renvoient respectivement aux matières premières, aux techniques d’extraction ainsi qu’à la formule chimique. Au fil du 69 Ibid. p. 127. ORWELL George, The lion and the unicorn : Socialism and the English Genius, éd. Penguin books, 1982. 70 PORTE ISABELLE, « Qu’importe le flacon, le parfum autrement » reportage sur la parfumerie de niche diffusée le 6 Janvier 2014 sur la chaine de télévision Stylia. 32 temps, certaines matières premières utilisées durant l’avènement de la parfumerie disparaissent, ou cessent d’être produites. C’est notamment le cas de la plupart des matières animales telles que le musc ou la civette qui ont été remplacées par des composants synthétiques afin de préserver la faune. La substitution des matières premières naturelles par des matières de synthèse s’inscrit dans la volonté de rendre le parfum plus accessible et écologique. Mais dans le cas présent, elle invalide l’authenticité des repesées effectuées par l’Osmothèque. Bien qu’il soit encore possible de s’approvisionner dans de vieux stocks – les repesées Guerlain en feront la démonstration – l’irréversibilité de la perte des matières premières authentiques est imminente. Concernant les matières qui parviennent à perdurer, il faut songer qu’un nombre toujours plus important d’entre elles est interdit par les normes de l’IFRA71 afin de garantir la sécurité d’emploi des parfums pour l’homme et son environnement. En 2010, l’organisme entendait restreindre l’usage des furo-­‐coumarines présents dans le citron et le pamplemousse, ainsi que le méthyl-­‐eugénol notamment présent dans l’essence de rose et la noix de muscade. De nombreux professionnels du parfum tels que Thierry Wasser chez Guerlain, Jacques Cavallier pour Firmenich ou encore Luc Malfait chez Takasago et Frédéric Appaire chez Paco Rabanne, s’étaient alors prononcés sur les contraintes des restrictions IFRA. Or, si les maisons les plus prestigieuses vont jusqu’à stopper la production de parfums emblématiques tel que Parure crée en 1975 par Jean-­‐
Paul Guerlain pour sa mère, il est peu probable qu’une institution telle que l’Osmothèque parvienne à passer entre les mailles du filet. De fait, il semble évident que les matières premières utilisées pour les repesées des « parfums perdus » ne sont pas authentiques. En suivant, le progrès industriel se fait l’ennemi de la conservation patrimoniale du parfum. Dans son sillage, il amène en effet l’extinction des méthodes jadis utilisées à l’extraction des matières premières, et dont la particularité olfactive ne se retrouve dans aucun procédé moderne. Ayant également subi l’impératif de la rentabilité, les 71 IFRA : International Fragrance Association. Crée en 1973, l’IFRA édicte des recommandations prônant l’interdiction ou la limitation d’emploi de certaines matières aromatiques dans les parfums, relativement aux recherches du RIFM (Research Institute Fragrance Materials) et dans le but d’assurer les plus hauts standards de sécurité possible. A titre indicatif, l’IFRA a déjà interdit l’emploi d’une soixantaine de matières, et restreint l’usage d’une cinquantaine d’autres. 33 techniques telles que l’enfleurage à froid72 – nécessitant une trop grande main d’œuvre mais permettant des productions olfactives d’une qualité inimitable – ne sont plus pratiquées de nos jours. Ce qui va une nouvelle fois à l’encontre de la légitimité des « parfums perdus » de l’Osmothèque à se poser en tant qu’objets patrimoniaux. La question de l’originalité des formules permet dans un dernier temps d’étendre l’invalidation des matières au processus de composition. En effet, bien que l’Osmothèque émette régulièrement des demandes auprès des maisons de luxe afin que ces dernières communiquent leurs formules, rien ne permet d’attester de l’originalité des données transmises. La tendance du patrimoine olfactif ne préoccupant pas nécessairement tous les grands groupes, il est à envisager que la demande ait pu être traitée de façon superficielle – peut être que certaines maisons ne peuvent elles-­‐mêmes être certaines de l’originalité de leurs formules – et que l’Osmothèque archive comme authentiques des données qui ne le sont en rien. De fait, il est à envisager que certains « parfums perdus » aient été repesés avec des matières naturelles ayant été extraites selon des modalités différentes que celles suivies au XIXe siècle, voire même avec des substitutions de synthèse, et selon une formulation n’étant peut être qu’un énième réajustement du parfum d’origine. Conséquemment, la revendication de l’authenticité intrinsèque de ces parfums touche à une forme d’absurdité telle qu’il serait bien plus bénéfique d’y renoncer tout entier. Pour le prouver, considérons provisoirement que les « parfums perdus » de l’Osmothèque soient des parfums d’origine. Il apparaît que leur recevabilité anthropologique ne suffirait pas – du fait de la perte de l’expérience olfactive originale -­‐ à obtenir l’authenticité dont l’Osmothèque entend faire acte. Ce point touche plus particulièrement au vieillissement des matières odorantes. Véritablement, si la 72 Enfleurage à froid : méthode d’extraction permettant de traiter les fleurs fragiles ne supportant pas la chaleur, par exemple le jasmin. Le principe consiste à étaler de la graisse animale sur la partie vitrée d’un châssis en bois. Une fois les fleurs récoltées et triées, on les pique soigneusement à la main dans la graisse afin que cette dernière absorbe leur odeur. Les fleurs sont changées tous les jours durant trois mois, période au bout de laquelle on estime que la graisse est arrivée à saturation. La pommade graisseuse est alors décantée par traitement éthylique, puis battue avec de l’alcool, puis filtrée et distillée sous vide de sorte à obtenir l’absolue. L’enfleurage à froid nécessite généralement trois kilos de fleurs pour un kilo de graisse. Cette technique est abandonnée en 1930. 34 conscience du patrimoine olfactif était apparue plus tôt, l’on peut penser que certaines entreprises ou particuliers auraient pris soin de sceller quelques flacons de parfum et veiller à leur transmission par le biais de l’héritage. On pourrait penser détenir à l’heure actuelle, des versions originales de Jicky ou de Fougère Royale. La question est de savoir comment le parfum aurait vieilli et si, deux siècles plus tard, son odeur serait la même que lors de sa création. Certainement que non. Ce point est exemplifié par l’analyse d’un Shalimar de 89 ans dans La Saga Guerlain, publiée sur le magazine Auparfum.com à l’occasion des repesées de 25 parfums Guerlain fidèlement à leur formulation d’origine. « Au tour du Shalimar de 89 ans de passer à la barre. Porté aux nues par les puristes, l’accusé permet subtilement de comprendre une variable souvent mise de côté : les matières changent avec le temps. Comment évaluer un parfum ayant vieilli alors ? A la différence de la science des pigments pour la peinture, nous ne connaissons pas d’études permettant de voir comment les odeurs se dégradent ou s’accentuent avec l’âge. Que certaines notes remontent alors que d’autres perdent en puissance était quelque chose d’évident pour l’assemblée que nous formions. Mais de manière aussi flagrante... La surprise était de taille. Ainsi, si la mousse de chêne, l’opoponax ou le patchouli apparaissent plus amples, la note cuir, elle, semble moins sensible bien que présente, signe d’une perte de puissance dans le temps. En résulte un Shalimar beaucoup plus sec, avec des baumes chauds qui viennent donner plus d’épanouissement aux notes terreuses que dans la version repesée, où les notes aromatiques, hespéridées ainsi que l’animalité apportent beaucoup d’éclat et de montant. A noter aussi que dans la repesée, les notes rosées sont plus scintillantes, rehaussées de vert par la bergamote et plus grasses par l’animalité de la civette et du costus. Le tout forme un ensemble harmonieux de notes complexes qui signeront par la suite, auprès de la fameuse Guerlinade, un fil conducteur formant comme un air de famille entre plusieurs créations, entre autres avec Jicky de manière flagrante. Ce cœur floral n’était que peu perceptible dans l’extrait de 89 ans : il faut, donc, être vigilant avant de tirer certaines conclusions hâtives. Ce que l’on comprend, c’est la nécessité de bien maîtriser son sujet avant de pointer du doigt tel ou tel problème. »73 73 TOUBLANC Alexis, DOMINGUES Thomas, « Episode pilote – Le cas Shalimar », La Saga Guerlain, AuParfum.com, http://www.auparfum.com, 18 Juin 2014. 35 Inversement, supposons que nous soyons en présence d’un parfum d’origine, n’ayant pas subi les aléas du temps et exhalant en 2015 exactement comme en 1889,74 il nous serait toujours impossible d’en faire une expérience authentique au sens de similaire à celle datant du XIXe siècle. Cela une nouvelle fois pour plusieurs raisons. La première est que si la mémoire olfactive varie d’une personne à une autre, elle diffère totalement d’une époque à la suivante. Nous ne sommes plus amenés à sentir les mêmes odeurs qu’au XIXe siècle, notre perception olfactive n’est pas fondée sur les mêmes bases que celle des individus de l’époque et conséquemment, notre sensibilité olfactive n’est pas la même. Le site La ville des sens75 crée par Marc Crunelle recence plusieurs extraits de littérature témoignant de l’environnement sensoriel des villes du XVIIe au XXe siècle, et permet notamment d’illustrer les divergences olfactives que nous évoquons. Dans son Rapports du Conseil de salubrité et d’hygiène publique, Jean-­‐Pierre Williot écrit par exemple qu’il « n’est personne à Paris qui ne soit tous les jours frappé, dans les spectacles, les promenades et les établissements publics, dans les boutiques et magasins, de l’odeur infecte des gaz d’éclairage. »76 Corbin ajoute que « la persistance des « odeurs de Paris » prouve toutefois la lenteur de l’évolution des pratiques édilitaires. Jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale, et bien que le tout-­à-­l’égout ait été voté en 1889 et l’aqueduc d’Achères achevé en 1895, la capitale demeure puante en été. […] De sporadiques campagnes tentent, à l’image de celles que suscite la police des mœurs, de soulever l’opinion contre l’incapacité des édiles. Durant l’été 1911, la crise éclate. L’odeur suffoque le promeneur, surtout le soir, au dire des experts, il s’agit d’une puanteur « de cirage, de matière organique chauffée. » Cette fois, grâce à Verneuil, le coupable se découvre : il s’agit des usines de superphosphates installées dans la banlieue nord. La ceinture laborieuse impose sa puanteur coupable comme naguère l’abominable Montfaucon. L’industrie s’est substituée à l’excrément dans la hiérarchie nauséeuse. »77 En Provence, Eugen Weber relate que « les rues des villes et des villages étaient parsemées de branches et de feuilles de plantes aromatiques (buis, lavande, romarin, sauge) apportées 74 Date de création du parfum Jicky par Aimé Guerlain. 75 CRUNELLE Marc, La ville des sens, http://www.lavilledessens.net/odeurs19.php 76 WILLIOT Jean-­‐Pierre, « Rapport du Conseil de salubrité et d’hygiène publique », Le gaz à Paris au XIXe siècle : écoulements putrides et mauvaises odeurs, Géographie des odeurs, dir. Robert Dulau et Jean-­‐
Robert Pitte, éd. L’Harmattan, Paris, 1998, p 152. 77 CORBIN Alain, Le miasme et la jonquille, éd. Flammarion, Paris, 1986, pp. 265-­‐266. 36 des montagne, et qu’on laissait pourrir dans les rues et les passages, en y ajoutant tous les apports naturels humains et animaux. Ainsi y avait-­il en permanence des tas de fumier dans chaque rue, dans chaque ruelle, ce qui favorisait la prolifération des rats. »78 Enfin à Grasse, Stendhal évoque « l’absence totale d’architecture et de cafés, des mauvaises odeurs dans les rues, où l’on fait toujours un peu de fumier suivant l’exécrable usage […] Réellement, je suis poursuivi jusque dans ma chambre par une certaine odeur de résine qui me fait mal à la tête et qui pourrait bien être l’odeur de la parfumerie de Grasse. »79 Du fait d’un environnement composé d’effluves d’urine, de gaz, et de fumier, il est aisé de comprendre que les nez du XIXe siècle étaient plus hermétiques aux nuances olfactives que nous pouvons actuellement l’être. Le XXe siècle témoigne d’un état intermédiaire d’assainissement de l’environnement olfactif. George Simenon écrit par exemple : « Il était rare que je me promène dans les beaux quartiers où cependant je travaillais et j’habitais. C’était la vraie rue qu’il me fallait, avec ses petites vieilles, ses vieillards solitaires, ses commères forte en gueule, ses loges de concierge où régnait une odeur de cuisine mijotée. »80 Ou encore : « Rue du Croissant, c’était l’activité fébrile, la bonne odeur d’encre d’imprimerie, la bousculade sur les paliers et dans les escaliers, car on y imprimait plusieurs quotidiens. […] De temps en temps, quand j’apercevais un bistrot obscur d’où sortaient des bouffées de vin, j’entrais et buvais soit un saumur, soit un beaujolais, que le patron tirait du tonneau. »81 Jean Giono relate quant à lui que la rue Belleville « sent le saumure et le jardin potager, et quelques épices, un parfum aigu et qui bouleverse tout l’équilibre d’un homme et quelques fois le drap, le cuir ou le fer blanc. »82 Enfin, Robert Dulau évoque que « Naguère à Paris, le franchissement d’un quartier vers un autre, de celui des Halles par exemple à celui des Tanneurs et des Teinturiers, avait accoutumé le passant, le riverain, à l’existence même d’odeurs qui traçaient, en les délimitant, des territoires différents. Au-­delà du caractère strictement désagréable et nauséabond qu’elles suscitaient, ces odeurs étaient pour le moins reconnues et partagées par le passant en autant d’espaces porteurs de sens et révélateurs d’une pratique, d’une activité spécifique. 78 WEBER Eugen, La fin des terroirs – La modernisation de la France rurale 1870-­1914, éd. Fayard, Paris, 1983. 79 STENDHAL, Voyage dans le midi, éd. Jean-­‐Jacques Pauvert, Sceaux, 1956, pp. 297 – 298
. 80 SIMENON Georges, Mes dictées : un homme comme un autre, éd. Presse de la Cité, Paris, 1993, p 440. 81 Ibid. p 456.
82 GIONO Jean, Les vraies richesses, éd. Grasset, Paris, 1954, pp. 12-­‐13. 37 Elles structuraient dans le temps, de manière invisible, l’espace, en suscitant des ambiances particulières. Leur présence signalait au nez et au regard du riverain, un quartier, une rue, avec son fourmillement, ses clameurs et sa tonalité. Seul le nom des rues dans les centres anciens et les faubourgs en Europe en ont gardé parfois la mémoire, presque la saveur. »83 Le fait est que le XXIe siècle témoigne parallèlement d’une certaine insipidité olfactive. L’assainissement des villes comme des provinces a mené au constat d’espaces dépourvus de toute identité odorante. En témoigne le fait que de nos jours, un individu effectuant une promenade sera étonné s’il se fait surprendre par une odeur, quelle qu’elle soit. Consécutivement, l’anosmie contemporaine devint un terrain d’investigation pour les entreprises de communication ayant pris conscience du pouvoir de la suggestion olfactive. Des pratiques telles que le Design olfactif ont par exemple vu le jour, et consistent à diffuser des odeurs agréables dans des commerces, afin de conforter le client dans des dispositions favorisant l’acte d’achat. La maitrise et la manipulation de l’olfactif participent d’un disfonctionnement de l’odorat contemporain. Ce dernier s’habitue à percevoir des odeurs dans des contextes incohérents – une odeur de chocolat par exemple diffusée dans un magasin de vêtements suscitera une forte sensation gourmandise et facilitera l’achat compulsif – et perd par conséquent toute logique d’association entre ce qu’il voit et ce qu’il sent. Il devient entièrement obsolète. De fait, l’expérience olfactive dans sa dimension phénoménale est intrinsèquement irréversible, et définitivement perdue. Aussi devons-­‐nous conclure d’une double irrecevabilité des « parfums perdus » proposés par l’Osmothèque comme objets constitutifs d’un patrimoine anthropologique et olfactif. Le caractère authentique ne se vérifiant ni dans leur matérialité, ni dans l’appréhension qu’il nous est aujourd’hui possible d’en faire, nous sommes forcés d’admettre que ces objets sont tout autant mystifiés que mystifiants, et que l’adhésion qui leur est témoignée relève toute entière d’une forme de croyance passionnelle et non d’une forme d’évaluation scientifique. 83 DULAU Robert, « Exploration du champ du senti à Pondichéry », Géographie des odeurs, éd. L’Harmattan, Paris, 1998, p 82. 38 SECTION 2 – Identité à prétention universelle Le principal paradoxe du patrimoine olfactif proposé par l’Osmothèque tient en la promotion d’objets mystifiés en tant que sémiophores84 universaux. Par ses repesées, elle tente de figer une véracité de la parfumerie, afin de consécutivement s’en revendiquer détentrice. Or, qu’est ce au fond que la vérité de la parfumerie ? De même, qu’est ce que la vérité de l’art ? Et relativement, qu’est ce que la vérité universelle ? A son insu, l’institution se heurte à des problématiques transcendant certainement ses ambitions premières et conséquemment, fait cas de narcissisme patrimonial. Adhérant peut être de façon fanatique à ses propres idéaux, l’Osmothèque se conforte dans la primauté et l’exclusivité, par moment au détriment d’une bonne foi qui serait sans doute plus profitable à la transmission patrimoniale. L’identité universelle ambitionnée par l’Osmothèque paraît invalidée par le caractère mystifié des objets qu’elle véhicule. Si l’on considère le mythe comme récit explicatif et fondateur d’une pratique sociale, celui dont le Conservatoire des parfums ambitionne la diffusion renvoie sans doute à l’adhésion passionnelle des parfums antérieurs. Or, un tel engouement serait-­‐il profitable à l’échelle internationale ? Considérant qu’il serait source d’émergence de concurrence pour l’Osmothèque, et de mutation de l’amateurisme olfactif en une nouvelle forme de consommation de masse, il semblerait que non. 84 Sémiophore. Notion proposée par Krzysztof Pomian dans Collectionneurs, amateurs et curieux. Elle désigne les objets formant une collection comme objets ayant été détournés de leur fonction utilitaire initiale pour n’être plus que des objets porteurs de signification. 39 SECTION 3 – Mémoire de répétition La notion de mémoire de répétition proposée par Jacques Le Goff avait précédemment été mise en regard de celle de mémoire de transmission. D’après l’auteur, le « trop peu de mémoire relève sans cesse de la même réinterprétation. Ce que les uns cultivent avec une délectation morose et ce que d’autres fuient avec mauvaise conscience, c’est la mémoire de répétition. Les uns aiment s’y perdre, les autres ont peur d’y être engloutis. »85 Nous avions alors constaté que l’activité de l’Osmothèque – basée sur de régulières repesées d’anciennes formules – ne peut à proprement relever d’une mémoire de transmission. En effet, lorsqu’il n’y a plus de Jicky d’origine, on en repèse simplement un. Il s’agit donc bien d’un acte d’entretien par la création, qui trouve à participer d’une mémoire patrimoniale en perpétuant une pesée identique – et arrêtée comme véridique – des parfums emblématiques. Or, Poulot écrit que « l’héritage partage avec les mémoires une résistance à la correction, même par nous-­mêmes. »86 Peut être faut il considérer une certaine imminence du Conservatoire des parfums à devoir admettre sa plus que prédisposition à devenir héritage de la parfumerie. Nous avions également mis en regard la mémoire de répétition de l’Osmothèque avec les coutumes japonaises qui prônent de régulièrement rebâtir les monuments patrimoniaux à l’identique. « L’absence de patrimoine au sens européen du terme est liée à un refus métaphysique de l’idée de monument : les grands temples sont reconstruits tous les trente ans environ. Aucune valeur particulière n’est attachée à l’ancienneté du matériau, bien au contraire. Seule la perfection d’une matière périodiquement renouvelée est acceptable. Ce qui compte ce n’est pas la persistance des formes anciennes, mais l’aptitude à les rebâtir à l’identique à chaque génération. Ce qui paraît mériter conservation, ce sont les savoir-­faire, les gestes, ce qui permet de créer ou de reproduire l’environnement. »87 L’appropriation et la réinterprétation de certaines traditions orientales par la France nous avait alors permis d’appréhender la teneur hybride de l’Osmothèque. Il apparaît toutefois que la complexité déployée par ses agencements internes incite à faire table rase. En se 85 LE GOFF Jacques, Entretiens du patrimoine : Patrimoine et passions identitaires, éd. Fayard, 1998, p.25.
86 POULOT Dominique, Patrimoine et modernité, éd. L’Harmattan, 2000, p. 124. 87 CLAVAL Paul, « Sens patrimoniaux dans le monde » Regards croisés sur le patrimoine dans le monde à l’aube du XXIe siècle, éd. PU Sorbonne, 2003, p. 54. 40 reconnaissant comme héritage, l’institution gagnerait en uniformité, cohérence et accessibilité. L’authenticité – nous l’avons démontré – n’étant plus la première priorité du patrimoine, il importe que l’établissement puisse conserver sa pleine crédibilité. Comme le signalait plus tôt Guillaume Erner : « le fait de s’inscrire dans une tendance n’a rien de négatif dans la mesure ou celui qui le fait a conscience de poursuivre une sorte de mémoire. L’exigence qu’il faut avoir dans cet exercice est l’intelligence de la différence. »88 Ainsi, la mystification des objets et la mémoire de répétition dont fait acte le Conservatoire des parfums pourraient pleinement s’inscrire dans une forme de cohérence si l’institution renonçait à la prétention universelle pour pleinement s’accomplir en tant qu’héritage de la parfumerie. SECTION 4 – Transmission spectaculaire La notion de transmission spectaculaire découle sans doute de la nécessaire rentabilité de l’établissement. On observe un certain rendement des intervenants, il peut parfois s’agir de personnalités importantes du milieu de la parfumerie. L’Osmothèque invite, reçoit, donne la parole et surtout, suit les tendances. De même qu’un plateau de télévision se réfèrerait à l’audimat. Si le didactique est revendiqué, il n’en est pas tant constatable. La distribution de touches à parfum tout au long de la séance permet une dimension participative qui encourage l’adhésion de l’assistance, mais ne participe que rarement d’un véritable enrichissement du propos. De surcroit, les intervenants étant principalement externes à l’institution, les discours prodigués ne peuvent être constamment validés, et donnent parfois lieu à la diffusion d’informations erronées. Poulot soulignait que « les promotions de l’héritage se sentent obligées de renforcer l’erreur populaire. »89 Si l’Osmothèque n’a nullement vocation à sciemment tromper son auditoire, l’ambition patrimoniale suppose d’être à même de reléguer un discours véridique, même si cela suggère parfois d’admettre les limites des données disponibles. Tant que l’institution s’y refuse, elle demeure toute entière dans le spectacle et le tour de prestidigitation. Néanmoins, une transposition semblant imminente, il conviendra pour l’Osmothèque de se positionner vis à vis d’une dernière notion évoquée par Poulot. 88 Op.cit. p. 129. 89 POULOT Dominique, Patrimoine et modernité, éd. L’Harmattan, 2000, p. 118. 41 « L’essentiel dans l’héritage ne tient pas à l’idée que le public devrait apprendre quelque chose, mais à celle qu’il devrait devenir quelque chose. Hériter seulement n’est pas suffisant, les gens doivent réaliser qu’ils sont héritiers du passé, de leur propre histoire, libres de décider ce qu’ils vont en faire et ce que cela pourra dire de leur futur. »90 Affranchi du statut de fantasme des parfumeurs, c’est d’un paradigme dont devra se pourvoir le Conservatoire international des parfums. En explicitant l’intérêt d’un héritage de la parfumerie, l’Osmothèque trouvera le moyen de pleinement exploiter l’intégralité de ses potentiels. Et c’est en trouvant sa voix qu’elle permettra à de nouvelles générations de parfumeurs de trouver la leur. 90 Ibid. p. 126.
42 CHAP VII – LES REPESEES GUERLAIN Le projet des repesées Guerlain – qui fut dévoilé au printemps 2014 – prend origine dans divers évènements. Le premier consiste en la demande plus tôt évoquée de Patricia de Nicolaï à Thierry Wasser de reformuler un « Jicky d’origine » pour les réserves de l’Osmothèque. Le second élément et sans doute le plus décisif, tient en la réouverture de la boutique Guerlain des Champs Elysées en 2013 après onze mois de travaux. La rénovation des lieux prévoyait entres autres, la création d’un petit musée au premier étage au sein duquel Elisabeth Sirot – directrice du patrimoine Guerlain – avait fait entreposer d’anciens flacons de la maison. A l’intérieur de ces derniers figuraient à l’époque des jus colorés feignants d’être des parfums. Il fallut peu de temps à Wasser pour s’insurger de ces factices et réclamer que les véritables parfums leur soient substitués. « La démarche était tout à fait prosaïque, c’était à la suite de l’exposition des flacons vintage qu’on avait déjà fait aux portes ouvertes et ensuite à la boutique, des flacons à moitié pleins, moitié vides avec de l’eau colorée dedans. J’avais dit à la directrice du patrimoine, Elisabeth Sirot que je voulais qu’il y ait dans les flacons ce qu’il y a de marqué sur l’étiquette. Je ne vois pas pourquoi on exposerait des choses approximatives. Je pense que les flacons méritent d’être le contenant de ce qui était leur corps à l’époque. C’est comme ca que c’est parti. »91
L’anecdotique réprimande « Qu’on verse de l’eau d’Evian dans des bouteilles d’eau d’Evian et du parfum dans les flacons de parfum ! »92 résume à elle seule l’origine des repesées patrimoniales. Le troisième élément déclencheur du projet tient au fait que les parfums Guerlain ont subi, pour diverses raisons, d’importantes modifications au cours de l’évolution de la maison. Ce qui se ressent à l’heure actuelle puisque le parfumeur relate plusieurs cas de clients venus se plaindre de ne « pas reconnaître leur parfum. » Or, la question des 91 WASSER Thierry, Parfumeur Guerlain, Propos recueillis par Alexis Toublanc et Thomas Dominguès le 25 Aout 2014. 92 TOUBLANC Alexis, DOMINGUES Thomas, « La Saga Guerlain, ça commence demain ! », La Saga Guerlain, AuParfum.com, http://www.auparfum.com, 17 Juin 2014. Annexe 7. 43 reformulations est un tabou de la parfumerie. On ne dit pas aux gens qu’effectivement, la maison a du revoir ses formules. On prétend que le parfum n’a pas changé et que la divergence tient en une évolution du nez ou de la peau de la personne. Le constat soulève néanmoins la question de l’authenticité des parfums et de fait, Wasser s’était déjà essayé à la reformulation en l’état d’origine de parfums phare de la maison. Ce qui a notamment abouti à la réédition du parfum Mitsouko en 2013 dont on lira sur la toile : « Il était devenu transparent, une présence lointaine, à peine le souvenir de ce qu'il avait été, mais la toute dernière version lui a rendu vie. Il est simplement un peu plus lumineux, plus rond, plus aimable. J’aimais son austérité mais j’aime à le voir sourire. »93 Mais également : « Ce Mitsouko, c’est peut-­être pour moi le plus authentique, celui des années 20 et de la garçonne. Exigeant, affirmant, prenant. Mains sur les hanches maigres, menton levé, c’est une attitude de défi. Une volonté de plaisir pris, sans demander de permission, une indépendance. Un affranchissement, parce qu’une telle attitude est souvent le fait de ceux qui ont connu le poids du joug et mesure l’importance de cette liberté enfin obtenue. »94 Et enfin : « On a tellement glosé, tapé sur les maisons de parfum pour ces reformulations atroces que l'occasion est à saisir de saluer l'initiative et remercier la maison Guerlain d'avoir redoré le blason de ses anciennes gloires pas tout à fait déchues. »95 La signification accordée au terme « d’origine » en parfumerie relève de nombreuses controverses. Wasser explique que « quand on dit d’un parfum qu’il n’est plus comme a l’origine, il faut se demander, oui mais quelle origine ? La plupart du temps c’est qu’il n’est plus tel que vous l’avez senti quand vous étiez plus jeune. Mais même lorsque vous étiez jeune ce n’était pas forcément le parfum original. »96 Ce point fut déterminant dans le paradigme patrimonial adopté par Guerlain. Quel type d’authenticité fallait-­‐il ambitionner ? Etait-­‐ce celle des consommateurs, celle que les gens considèreraient comme authentique puisqu’identique à leur enfance ? Ou bien celle des parfums, s’engageant à une restitution olfactive la plus attenante possible de celle originale ? C’est 93 http://atrecherche.blogspot.fr 94 Ibid. 95 http://civetteauboisdormant.blogspot.fr 96 TOUBLANC Alexis, DOMINGUES Thomas, « La Saga Guerlain, ça commence demain ! », La Saga Guerlain, AuParfum.com, http://www.auparfum.com, 17 Juin 2014. 44 sur ce point que Guerlain se distingue de l’Osmothèque. La maison se mit en quête d’authentiques parfums perdus.
SECTION 1 – Objet ressuscité « On a recrée les jus en fonction des flacons qui étaient disponibles. Soit d’Elisabeth Sirot soit de la collection de Sylvie Guerlain. Mais ce sont les flacons de l’exposition qui sont à l’origine des repesées qui ont été faites. »97 Un premier aspect consiste en ce qu’aucune forme de sélection ne fut opérée quant aux parfums sujets à la repesée. Tout du moins, elle ne tenait pas à un parti pris quelconque du parfumeur et de son assistant Frédéric Sacone, mais bien à une simple volonté de remplir les flacons du 68 Avenue des Champs Elysées. Ce choix est intéressant une fois transposé sur le plan patrimonial. Engager tant d’efforts dans la création d’un patrimoine olfactif dont les effets n’avaient pas été préalablement discutés, renvoie à une forme de gratuité et de beauté du geste. Les repesées Guerlain se composent originairement de 25 parfums – principalement des créations de Jacques Guerlain et quatre d’Aimé Guerlain – auxquels Impérial Russe et Jasmiralda ont été ajoutés plus tard. Par conséquent et dans l’ordre chronologique, la proposition de patrimoine olfactif Guerlain recence : Pao rosa (1877), Impérial russe (1880), Jicky (1889), A travers champ (1898), Voilà pourquoi j’aimais Rosine (1900), Fleur qui meurt (1901), Mouchoir de monsieur (1904), Voilette de madame (1904), Champs Élysées (1904), Après l’Ondée (1906), Sillage (1907), Muguet (1908), Chypre de Paris (1909), Jasmiralda (1917), Mitsouko (1919), Candide effluve (1922), Bouquet de faune, (1922), Guerlinade (1924), Shalimar (1925), Djedi (1926), Sous le vent (1934), Cuir de Russie, (1935), Véga (1936), Cachet jaune (1937), Coque d’or (1937), Fleur de feu (1948), et Atuana (1952.) Quand aux limites de l’authenticité de l’objet parfum que nous avons notamment abordées dans le cas de l’Osmothèque, nous devons ici louer les prouesses accomplies par Frédéric Sacone, principal gestionnaire du projet. De nombreuses pistes ont été suivies afin de retrouver des matières premières d’origine. Guerlain a notamment 97 Ibid. 45 sollicité les détenteurs d’anciennes bases98 de parfums antérieurement employées pour leur composition. Les repesées n’ayant pas vocation à être portées mais simplement senties, la maison s’est également procurée des matières premières interdites par l’IFRA comme par exemple le costus.99 Des demandes ont enfin été émises aux entreprises créant les matières premières telles que Symrise, afin de s’assurer que les procédés d’extraction (type d’alambics utilisés, ect.) avoisinent au maximum ceux employés à l’époque. Tout cela fut notamment possible du fait d’importants moyens financiers déployés par la maison, chose que d’autres institutions n’auraient pas pu se permettre, qui plus est pour un projet majoritairement considéré comme inutile. On peut donc reconnaître à l’actif des repesées patrimoniales Guerlain que tout fut mis en œuvre pour obtenir des composants authentiques et produits selon les procédés d’origine. En suivant, l’on apprend que les parfums ont pratiquement tous été repesés selon les formules extraites du grimoire manuscrit de Jacques Guerlain. Un important travail de déchiffrage et de recherche fut effectué sur ces archives. Notons l’exemple de l’annotation « bois de Rhodes » qui était totalement inconnue du parfumeur et a nécessité un important travail d’investigation. De fait, on constate que malgré la détention des formules d’origine, de nouveaux efforts ont été fournis afin d’exploiter l’intégralité des données laissées par Jacques Guerlain. Wasser évoque à ce propos que « dans les reformulations précédentes, les gens étaient fainéants, s’ils voyaient qu’ils ne pouvaient pas refaire l’original, ils altéraient, remplaçaient des matières, ils jouaient mais au final ca n’avait aucune pertinence. Il y a aussi une connaissance à avoir du phénomène de vieillissement en parfumerie, du fait que certaines matières remontent ect. Je reformule quand il y a un problème, pas pour le plaisir. Et je me demande toujours, est ce que c’est mieux ? Est ce que ca apporte quelque chose ? Et si oui alors on y va. »100 Du fait de sa visée strictement patrimoniale Guerlain offre d’appréhender des parfums ayant été repesés à partir des matières premières d’origine et selon les authentiques formules de Jacques Guerlain. Par là, elle parvient à se légitimer face à des institutions telles que l’Osmothèque qui, certainement faute de moyens, ne peut véritablement s’investir à l’élaboration d’un tel patrimoine olfactif. 98 Base : composition simple autour d’une matière première afin d’en faire ressortir les principaux attraits. 99 Costus : racine provenant d’Inde et dont l’odeur s’assimile à celle du sébum des cheveux. 100 WASSER Thierry, Parfumeur Guerlain, Propos recueillis par Alexis Toublanc et Thomas Dominguès le 25 Aout 2014. 46 Un dernier point concernant l’authenticité objectale renvoie au parti pris de Wasser et Sacone d’orienter les repesées vers une authenticité perceptible. Leur paradigme n’était pas que les formules des parfums soient identiques à celles de Jacques Guerlain, mais que leur restitution olfactive avoisine au maximum celle d’antan. Alexis Toublanc relevait notamment ce point dans son interview de Thierry Wasser : « A.T : Ce qui est intéressant c’est que quand vous reformulez vous vous attachez à la forme finale plus qu’à la formule. Tant et si bien qu’avec vos repesées, on n’a jamais été aussi proche des parfums d’origine, mais je suis persuadé que si on regarde les formules, elles n’ont absolument rien à voir avec celles du grimoire de Jacques Guerlain. T.W : C’est exactement ca. Je me fiche de savoir à quoi ressemble la formule. Elle n’est que l’instrument qui sert à refaire l’odeur. Je cherche un effet, et pas dans la matière première mais sur comment ca se comporte dans la composition. On me disait : « Oui, mais ce n’est pas scientifique » Et je répondais que la science n’a rien à voir avec le parfum. Le parfum c’est une expérience, c’est un plaisir, ce n’est pas mesurable scientifiquement. »101 Wasser accorde pleinement la primauté à l’expérience sensible du parfum plutôt qu’à son exactitude scientifique. Chose qui invite à méditer sur la notion de « patrimoine expérientiel » que nous tacherons de développer au terme de notre travail. La matérialité du patrimoine proposé par Guerlain relève d’un véritable inédit olfactif. L’institution semble pleinement relever les défis auxquels l’Osmothèque ne pouvait que se substituer. Conséquemment, Wasser souligne les limites d’un tel engagement patrimonial, à savoir principalement, consacrer des coûts extrêmement élevés à la création d’un patrimoine olfactif qui ne sera pas rentable. SECTION 2 – Identité et Entité du parfum Dans le cas présent, la notion d’identité patrimoniale tend à se flouter. Parce que le paradigme ne relève ni de la stratégie ni du profit, revenir à l’identité narcissique des maisons de luxe semble ici n’avoir aucun sens. Le fait que Guerlain repèse ses propres formules relève moins d’une forme de publicité que d’une logique de moyens. Car sans pour autant opérer dans l’anonymat, ce n’est pas tant l’identité Guerlain qui s’impose ici. Par l’appréhension novatrice de la notion de patrimoine olfactif, c’est moins la maison 101 Ibid. 47 opérante que le parfum en lui-­‐même qui occupe la dimension identitaire du patrimoine proposé. Par le biais des repesées Guerlain, c’est la matérialité du parfum – riche de ses nuances et de ses éphémérités – qui confronte le devenir patrimonial et devient toute entière entité. SECTION 3 – Mémoire décisionnelle La mémoire patrimoniale ici prônée ne relève pas tant de la répétition – puisque les repesées n’ont pas vocation à être réitérées – ou de la transmission – puisqu’aucune diffusion n’en est officiellement prévue – que d’une certaine intellectualisation du patrimoine olfactif. Que doit entendre recouvrer un tel type de patrimoine ? La Saga Guerlain explicite assez clairement le fait que « lorsqu’il est question de patrimoine, les questions du parfumeur se multiplient. Prenons le problème de la bergamote, aujourd’hui bien maigrichonne par rapport à la bergamote brute que nous vous avons décrite : faut-­il la "rectifier" ? La réponse est oui, sans aucun doute. D’un point de vue théorique, le cas de Shalimar est extrêmement intéressant. La problématique posée est identique à certaines interrogations qui taraudent l’histoire de l’architecture. Ainsi, à l’image de certains historiens conservateurs qui souhaiteraient voir le Louvre "achevé", la question demeure "soit, mais sous quelle forme ? Avec le palais des Tuileries pour clôturer le bâtiment et achever un projet de plusieurs siècles ? Selon quelle vision ? Le Louvre médiéval ? Selon quelle étape de construction de ce projet qui s’est étalé durant des centaines d’années ? Avec une seule façade ? Un seul bras le long de la Seine ? Voire même avec la pyramide actuelle ? Ou, ne rien faire et se contenter de l’existant dont on a pu constater qu’il est, à ce jour, plutôt bien préservé. Permettant ainsi, à défaut d’une finitude architecturale, d’avoir à disposition l’une des plus belles perspectives au monde couvrant un axe de près de dix kilomètres de vue ! Il en a été de même à propos du David de Michel-­Ange : certains proposaient, à un moment, de ne rien faire tant que la pierre résistait, pour éviter d’avoir à altérer l’œuvre dans la tentative de sa restauration. De cette façon, ne devrait-­on pas restaurer uniquement lorsqu’il faut préserver ? Dans ce cas, Shalimar pourrait être considéré comme étant assez vaillant pour que rien ne soit fait. »102 102 WASSER Thierry, Parfumeur Guerlain, Propos recueillis par Alexis Toublanc et Thomas Dominguès le 25 Aout 2014. 48 Cet extrait d’épilogue appuie sur le fait que l’adhérence au patrimoine olfactif implique un certain degré de connaissances. Pour les consommateurs néophytes, l’intérêt d’un patrimoine olfactif tient en la redécouverte de parfums sentis durant l’enfance. Appréhender des parfums d’origine – s’ils leur sont totalement inconnus – ne les intéresse en rien. De fait, la saga poursuit : « On pourrait considérer également de rectifier le parfum pour le mettre en adéquation avec la représentation mentale partagée par le plus grand nombre. Mais cela se ferait au risque d’assumer un pastiche tartignole qui satisferait la plupart mais serait erroné historiquement, à l’image d’un château du Louvre déséquilibré avec un unique bras courant le long de la Seine. Il s’agirait alors d’une sorte de mise en conformité sociale, respectant une vision considérée comme "authentique" par les personnes vivantes aujourd’hui, mais qui ne serait pas l’originale. »103 Au delà de la notion de pastiche, l’ambition du patrimoine olfactif n’est pas commerciale. Son paradigme premier n’est pas de répondre aux attentes des consommateurs, mais bien de ressusciter des parfums dans leur intégrité matérielle d’antan. Et les critiques d’AuParfum de poursuivre sur le cas de Shalimar en précisant que « si la volonté serait bien de recréer le parfum tel qu’il a été imaginé en 1925, dans les faits la tâche est beaucoup plus difficile. Avec toutes ses notes honnêtement reconstituées, la note bouleau plus expressive, des muscs plus texturants et une bergamote plus enveloppante, que dirait le grand public ? Opérer au nom de l’intégrité risquerait de "flinguer" le potentiel commercial d’un des mythes de Guerlain. Certaines adeptes du parfum pourraient ne pas reconnaître "leur" Shalimar, habituées qu’elles sont ni à celui d’aujourd’hui ni à celui d’origine, mais à l’une des incarnations intermédiaires. Ainsi, on sait que des restaurations de Michel-­Ange ont surpris, apportant une grande luminosité qu’on ne lui pensait pas posséder dans le style. Il en est de même pour la restauration de l’Opéra Garnier dont on a découvert les couleurs baroques et l’esprit bariolé bien éloignés de l’esthétique parisienne classique qu’on lui supposait, ce qui en a déstabilisé certains lors de sa réouverture. Vaste question en somme que tout cela, la réponse semble complexe et le choix sera, quoi qu’il en soit, un pari risqué... »104 Ainsi, la mémoire patrimoniale observée par Guerlain dans le cas de ses repesées est une mémoire décisionnelle. De façon tout à fait inédite dans le secteur de la parfumerie, 103 TOUBLANC Alexis, DOMINGUES Thomas, « Epilogue », La Saga Guerlain, AuParfum.com, http://www.auparfum.com, 17 Septembre 2014. 104 Ibid. 49 Wasser et Sacone prennent le parti d’aller à l’encontre de l’adhésion présumée du public, en n’optant pas pour la repesée de formules appréciées des consommateurs, mais pour celle des formules d’origine. De fait, ils assument tout autant les répulsions émises à l’appréhension du cultissime Djedi : « Plutôt qu’une surprise, il s’agit presque d’un choc ! Ainsi, Djedi pourrait ne pas être à la hauteur de nos attentes... En effet, tout d’abord, les notes semblent s’effondrer les unes sur les autres dans une cacophonie criarde qui est effectivement bien plus proche de certaines marques de niche qui préfèrent choisir des senteurs marquantes pour les esprits plutôt qu’équilibrées. […] Car, si son décollage tout en chahut est assez ébouriffant, il faut reconnaître une certaine somptuosité ou, pour le moins, une certaine fascination pour un objet dont la séduction réside dans sa différence et dans une sorte de mécanisme d’attraction -­ répulsion irrépressible, totem presque mystique qui attire, pas tant par sa beauté, mais car il repousse les limites des définitions esthétiques de celle dernière. »105 Que l’admiration suscitée par Fleur qui meurt : « Cruel et dramatique, Fleur qui meurt est comme un film déroulant un scénario implacable, dont on sait dès le début que l’issue sera fatale. Il n’y a pas de "happy end", non, aucun baume, aucune vanille ne viendra nous rassurer et adoucir ce funeste scénario. Je l’avoue franchement, j’ai un coup de cœur pour cette création fascinante, avec l’impression d’avoir reçu un coup de point à l’estomac lors de sa découverte. »106 Comme quelques – trop – rares fois dans l’histoire de la parfumerie, la primauté est ici donné à l’authenticité et non au profit. 105 TOUBLANC Alexis, DOMINGUES Thomas, « Episode 9 – Deuxième partie : Djedi », La Saga Guerlain, AuParfum.com, http://www.auparfum.com, 13 Aout 2014. 106 CERVI Yohan, « A travers l’amour et la mort », La Saga Guerlain, AuParfum.com, http://www.auparfum.com, 23 Septembre 2014. 50 SECTION 4 – Transmission passionnée En conséquence, aucune transmission officielle ne fut pensée pour les repesées Guerlain, car bien qu’étant un cas inestimable de patrimoine olfactif – se rapprochant simultanément d’une authenticité matérielle et expérientielle des parfums perdus – le fait qu’elles ne soient pas destinées à la vente – notamment parce que contenant des matières interdites par l’IFRA – les dépossède de tout intérêt aux yeux des consommateurs de parfum. Wasser avait d’ailleurs pour idée première de sceller les parfums à l’intérieur des flacons du 68 Avenue des Champs Elysées sans en faire la moindre transmission. C’est Sacone, son assistant parfumeur, qui a le premier émis l’idée de promouvoir les repesées auprès de la communauté du parfum, et notamment des blogueurs. Tous deux étaient alors loin de se douter qu’ils venaient d’entamer une démarche proprement révolutionnaire dans le secteur de la parfumerie. La Saga Guerlain clôt d’ailleurs son récit sur l’idée que « Nul doute que cette initiative à l’égard du parfum et de son histoire est une des plus importantes de la parfumerie de ces dernières années. D’autres pourraient en tirer une belle leçon, plutôt que de laisser leurs prestigieuses marques ou maisons chavirer inlassablement. Et espérons que certains comprendront que ce travail de reconstitution du patrimoine est une force à la fois pour la marque, mais aussi pour les passionnés. C’est ce patrimoine qui permettra de saisir comment la parfumerie a évolué et comment ces évolutions marquent le lien étroit entre le parfum et son époque, à travers des influences autant artistiques que purement sociales. Alors que de nombreux jurés avaient d’ores et déjà quitté le tribunal, un petit chuchotement vint siffler à nos oreilles. C’était Frédéric Sacone. Il paraissait ému et nous demanda : "Surtout, que ces parfums ne soient plus oubliés. Faîtes-­les sentir, partagez-­les et parlez-­en, ce sera le plus beau cadeau que vous pourrez leur offrir."107 Et c’est ce qu’ils firent. S’il est actuellement possible de monnayer la découverte de ces précieux parfums aux Champs Elysées, la meilleure transmission demeure celle prodiguée par les passionnés. En leur offrant le coffret des 27 repesées, c’est une nouvelle fois dans la passion du parfum que Wasser et Sacone placent le succès de leur 107 TOUBLANC Alexis, DOMINGUES Thomas, « Epilogue », La Saga Guerlain, AuParfum.com, http://www.auparfum.com, 17 Septembre 2014. 51 travail. Intime, belle et inédite, la transmission du patrimoine olfactif Guerlain touche à quelque chose d’inoubliable. 52 CHAP VIII – DISTINCTION DU PRIX DE L’OLFACTORAMA Afin de prolonger la patrimonialisation olfactive de Guerlain et d’ouvrir le champ de réflexion sur les repesées en parfumerie, nous souhaitions aborder la distinction « Patrimoine olfactif » figurant aux nominations de l’Olfactorama. Ce prix fut fondé en 2012, à l’initiative de six blogueurs amateurs et connaisseurs éclairés du parfum : Thomas Dominguès, Alexis Toublanc, Patrice Revillard, Sophie Normand, Thierry Blondeau et Juliette Faliu. Récompensant annuellement les lancements de l’année précédente, son but est de « susciter l’envie du grand public de s’interroger sur la teneur des parfums mis à disposition sur le marché. »108 Au travers des distinctions « Grand public », « Parfumerie confidentielle », « Autour du parfum » et « Patrimoine olfactif » l’Olfactorama entend mettre en lumière les orientations « qualitatives et réjouissantes » de la création olfactive. La sélection relative aux nominés 2013 pour la catégorie du patrimoine olfactif s’introduit comme suit : « La parfumerie nous offre, depuis 1887, tant de belles choses et de sujets à l’émerveillement qu’il peut paraître ingrat de ne s’attarder que sur les créations les plus récentes. Beaucoup de grandes (et petites) maisons prennent aujourd’hui conscience de leur patrimoine, et décident parfois de le revaloriser ou de le remettre en lumière, à l’occasion d’une reformulation ou d’une réédition. Ainsi, il nous a semblé important, dans le cadre de l’Olfactorama, de ne pas occulter cette partie de la parfumerie et de valoriser le travail des parfumeurs et des maisons désireux de faire revivre ce patrimoine olfactif. La distinction du même nom, pour cette année 2013, présentera une reformulation exceptionnelle, celle de Mitsouko de Guerlain, mais aussi 4 rééditions, dont la très attendue Chaldée de Patou, la jolie Ma Griffe de Carven, le surprenant Horizon de Oriza L.Legrand et la pétillante Eau de Patou. »109 Le patrimoine olfactif de l’Olfactorama s’inscrit pleinement dans la reconnaissance des bienfaits des repesées de parfum. Pour cette raison – et parce que nous avons traité la dimension des repesée dans le cas Guerlain – nous ne développerons pas ici les caractères patrimoniaux précédemment 108 http://olfactorama.fr/category/patrimoine-­‐olfactif/ 109 Ibid. 53 appliqués aux transpositions pratiques. Par l’intermédiaire de l’Olfactorama, nous souhaitions d’avantage évoquer une issue favorable au patrimoine olfactif pensé sur le modèle des repesées, et notamment exploité par Thierry Wasser et Frédéric Sacone. La preuve en est que c’est bien la reformulation 2013 de Mitsouko qui a remporté la distinction « Patrimoine olfactif » lors de la remise des prix de l’Olfactorama au printemps 2014. 54 CHAP IX – BILAN DES APPLICATIONS DU PATRIMOINE OLFACTIF A l’issue des transpositions pratiques précédemment étudiées, nous procéderons à la mise en regard des différents caractères patrimoniaux constatés, et tacherons de justifier leur similarité ou divergence avec ceux premièrement proposés à la constitution théorique du patrimoine olfactif. SECTION 1 – Objet personne Au regard des dimensions objectales déployées par le patrimoine culturel, nous avions premièrement ancré une théorie du patrimoine olfactif dans l’état « d’objet personne » par lequel Marylène Delbourg-­‐Delphis désigne les « reliques du passé dont l’insubstituabilité dote d’une charge émotionnelle »110 L’étude successive de la transposition du Musée international de la parfumerie nous a engagés à apporter la complémentarité de la notion d’intangible proposée par Boell qui « caractérise un patrimoine qui, s’il ne relève pas du toucher, relève bien de différents état de la matière. »111 La principale difficulté repose explicitement sur la matérialité partielle du parfum, ainsi que sur la décision de la concevoir comme telle ou de s’en affranchir complètement. Nous constatons plusieurs difficultés rencontrées par les institutions relativement à la dimension objectale du patrimoine olfactif. Le Musée international de la parfumerie opte pour une démarche anthropologique et industrielle rassemblant l’ensemble des objets connexes aux productions et usages du parfum à travers le monde et les époques. Les maisons de luxe concentrent un fort potentiel dans la matérialité, jusqu’à lui conférer une certaine suprématie, chose inféconde qui ne permet aucune approche philosophique et critique du patrimoine. Dans une démarche similaire, l’Osmothèque procède d’une mystification de la matière. Ces deux auras rendent l’objet 110 DELBOURG-­‐DELPHIS Marylène, Le sillage des élégantes : Un siècle d’histoire des parfums, éd. JCLattès, 1983, p. 125. 111 BOELL Denis-­‐Michel, « Musées de société et patrimoine immatériel : enjeux de la conservation et de la médiation », Olfaction et patrimoine : quelle transmission ? éd. Edisud, 2004, p.6. 55 prétendument « patrimonial » complètement hermétique à l’étude, et témoignent généralement d’une fragilité globale de la structure. Seules les repesées Guerlain tentent d’exploiter la matérialité patrimoniale du parfum, avec mesure et dans son intégralité, jusqu’à l’obtention d’objets pleinement ressuscités. Ainsi, aucun des cas étudiés n’appréhende la dimension « d’objet personne » en tant que potentialité patrimoniale. Tous se rapporte à la constitution approximative et plus ou moins pertinente d’une matérialité partielle de l’objet, et donc, d’une forme de patrimoine intangible. SECTION 2 – Identité fantasque A l’identité fantasque, aléatoire et plurielle pensée pour le patrimoine olfactif relativement au devenir support du parfum, nous ne retrouvons que très peu d’équivalence dans les cas étudiés. Le MIP s’appuie principalement sur une identité locale cohérente avec l’inscription du patrimoine vivant de Grasse au Patrimoine immatériel de l’Humanité de l’Unesco. Malgré la richesse de ses expôts, l’identité grassoise demeure sa principale référence. Les multiples identités prônées par les maisons de luxe pourraient avoisiner celle fantasque premièrement envisagée, si elles ne se spécifiaient principalement dans l’incarnation de personnalités people. Ce détail cloisonne la dimension identitaire plus qu’il ne l’affranchit, et procède d’une certaine aliénation du patrimoine. Parallèlement, la prétention de l’identité du patrimoine de l’Osmothèque à s’universalité fait ressortir les paradoxes internes à l’institution, notamment sur la teneur matérielle des objets proposés. Enfin chez Guerlain, c’est une identité du parfum revendiquée comme entité autonome qui s’offre à l’appréhension. Une identité dont on ne saurait pleinement définir la nature, mais dont l’assurance jaillit pleinement par le biais des repesées Guerlain. Plus qu’une multiplicité de facettes propres à chaque lancement, la patrimonialisation permet de mettre au jour une entité principale, celle de l’essence du parfum. De fait, le cas Guerlain nous invite à repenser la notion intermédiaire d’identité fantasque qui ne semble à terme, pas suffisamment aboutie pour permettre la théorisation du patrimoine olfactif. 56 SECTION 3 – Mémoire de répétition Le caractère mémoriel – compte tenu de l’éphémérité matérielle du parfum – visait une forme de pérennité temporelle du patrimoine olfactif par l’investissement de la mémoire de répétition. Conscients de ses insuffisances théoriques relativement au patrimoine occidental, nous y avions envisagé un affranchissement visant à se rapprocher des considérations culturelles japonaises. L’incohérence de cette idée, déjà pressentie alors, fut confirmée par nos différentes études. Le Musée international de la parfumerie fait acte d’une mémoire simultanément biaisée par les potentiels archéologiques des expôts d’un côté, et l’identité patrimoniale locale de l’autre. C’est une mémoire en déséquilibre. Les maisons de luxe renvoient quant à elles à une mémoire narcissique entièrement tournée vers la promotion industrielle et commerciale. C’est une mémoire qui alimente la concurrence et invalide le paradigme patrimonial. L’Osmothèque, bien que proposant effectivement une mémoire de répétition, démontre les limites de la perpétuelle recréation des parfums. Ce cas fait émerger l’idée que, peut être mieux que de réitérer la création de façon toujours plus approximative, il ne faudrait s’y résoudre qu’une fois de manière approfondie, et successivement conserver ces parfums comme de véritables éléments de patrimoine. En établir des méthodes et moyens de conservation et d’exposition appropriés, ainsi que toute autres mesures nécessaires à la recevabilité du patrimoine olfactif. C’est précisément ce à quoi la maison Guerlain s’est essayée par le biais des repesées. Ces dernières résultent de recherches approfondies sur le grimoire de Jacques Guerlain, ainsi que d’un important déploiement de moyens à l’acquisition de matières premières d’origine et ce, en vue de rééditions qualitatives avoisinant le plus possible les parfums originaux. La démarche de la maison fait acte d’une mémoire décisionnelle, sélectionnant quelle forme d’authenticité pourrait convenir à la réédition de parfums, et mettant successivement tout en œuvre pour y accéder. De même que pour l’identité fantasque, la mémoire de répétition ne semble donc être qu’une étape alternative à celle permettant de constituer un patrimoine olfactif recevable. 57 SECTION 4 – Transmission éducative Concernant le critère de la transmission, nous nous étions principalement référencés aux actes du colloque Olfaction et patrimoine : Quelle transmission ? dans lesquels Daniel Sibony s’appuyait sur les écrits de Régis Debray, relatant que « si l’on transmet c’est pour faire souche, pour faire sens et culture, non seulement pour faire lien comme dans la communication. Une transmission idéale n’est pas un simple transfert de savoirs. Elle est un projet d’éducation totale.»112 De là, nous avions envisagé une transmission du patrimoine olfactif principalement basée sur une forme d’éducation des publics. Idée qui fut notamment mise en place par le MIP au sein de divers parcours de visite très attractifs, de médiations humaines, de prolongations de la transmission dans les établissements scolaires, ainsi que de partenariats avec l’Association du patrimoine vivant en pays de Grasse. La diversification des modes de médiation aboutit dans le cas du Musée international de la parfumerie, à une transmission multi-­‐éducative. Peut être pouvons-­‐nous seulement regretter que cette force de proposition médiative se limite une nouvelle fois à la promotion locale du potentiel grassois. A contrario de cette médiation très élaborée, nous constatons que les maisons de luxe ne proposent aucun discours de médiation stricto sensu. Elles n’ont à leur actif que des paroles promotionnelles à visée commerciale, ce qui renforce le fait que leur dit « patrimoine » ne relève véritablement que d’une sophistication de leurs capitaux. L’impératif de transmission met également en difficulté l’Osmothèque à se faire valoir en tant qu’institution patrimoniale. En effet, nous remarquons que sa médiation repose principalement sur des modalités attractives attenant au spectaculaire, et relevant d’avantage du divertissement que de l’éducation de son public. Le cas de la maison Guerlain complète une nouvelle fois celui du Conservatoire des parfums puisque, consciente de la non rentabilité du patrimoine olfactif, les parfumeurs Wasser et Sacone ont opté pour une transmission de passionnés à passionnés. Aucun profit n’est actuellement envisagé, au contraire des maisons de luxe et de l’Osmothèque, pour qui la rentabilité est un impératif premier. Seule Guerlain pouvait véritablement se permettre une telle gratuité de geste. Ce qui permet de mettre en lumière que, contrairement à l’inflation patrimoniale et au fonctionnement global des institutions de parfumerie, un 112 DEBRAY Régis, Transmettre, éd. Odile Jacob, 1997, p. 204. 58 patrimoine olfactif intègre et cohérent ne peut s’établir dans le paradigme de rentabilité. Il ne peut émaner que d’un geste uniquement motivé par la passion. CONCLUSION Au terme d’un second développement, nous constatons que les caractères premièrement pensés à destination d’une théorie du patrimoine olfactif ne trouvent aucun aboutissement dans les propositions contemporaines du dit patrimoine. Réciproquement, certaines transpositions pratiques ont permis de mettre en évidence la non exhaustivité de nos précédentes évaluations et successivement, d’en dénoncer l’irrecevabilité. Une théorie du patrimoine olfactif strictement philosophique – telle que nous l’envisagions en début de recherche – paraît incompatible avec tout paradigme de pertinence et de fait, ne peut se penser indépendamment de la pratique. Les repesées de parfums effectuées par la maison Guerlain se posent comme étant le cas concret le plus éloquent de patrimoine olfactif. Or, du fait de la non rentabilité d’une réelle démarche patrimoniale à l’égard du parfum, elles pointent les limites de cette dernière à s’inscrire dans un contexte actuel de crise économique. Cet état de fait nous amène à l’étude d’une dernière alternative pouvant mener au juste accomplissement du patrimoine olfactif, la notion de patrimoine « expérientiel. » 59 

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