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La Fièvre du Lézard
Laurent Carstens
Éditions Cent Doutes Possibles
Droits d'auteur © 2015 Laurent Carstens – Éditions Cent Doutes Possibles
Tous droits réservés
Prologue.
Des lambeaux de chairs déchiquetées et des os brisés. Les cadavres gisaient sur la rive.
Tout avait pourtant débuté comme à l’accoutumée près du lac. Sereinement.
Juste avant l’aurore, loin au-dessus des arbres, les points brillants de la voûte céleste
s'étaient estompés, les uns après les autres. À l’est, une immense boule de feu incandescente
commença à poindre. Comme chaque jour.
Depuis la nuit des temps, les contours des terres émergées s'affinaient au gré des pans
de falaises rocheuses s’abîmant dans l’océan. Un monde tropical, tout en devenir. Il n'avait
rien d'uniforme, aucune platitude. Les plaques continentales s’entrechoquaient inlassablement.
Des milliers d’immenses volcans libéraient le magma brûlant des entrailles du globe, des
montagnes nouvelles se dressaient. La Terre prenait corps. C'était il y a 96 millions d'années.
Depuis les flancs des contreforts andins de la future Argentine, l’esquisse du Rio
Limay coulait tranquillement pour rejoindre la mer. Le fleuve sinueux s'enfonçait dans le sol
tendre de la Patagonie. De temps à autre, au détour d'un tertre, les flots ralentissaient. Les
eaux, limpides comme du cristal, prenaient leurs aises et s'étalaient dans la vallée pour former,
telle une perle bleue lovée dans un écrin de velours vert, un immense lac naturel comme ici,
au milieu de ce qui deviendra la province de Neuquén.
Des flabellarias avaient colonisé les flancs des collines à perte de vue. Les troncs velus
des monstrueux palmiers donnaient l'illusion d'être de gigantesques piliers fichés dans le sol
par des géants pour repousser les nuages. À leur cime, d'immenses éventails de feuilles
ciselées d’un vert bouteille marbré de nervures brunes oscillaient délicatement au gré du vent.
Réfugiée au creux des racines noueuses des palmiers, une seconde forêt envahissait la
moindre parcelle de sol. Qu'un mince rayon de lumière l’atteigne et des milliers de corolles
s'ouvraient, découvrant des verts chatoyant comme des émeraudes ou des rouges aux éclats de
rubis : une profusion d’hymenias, de magnolias aux feuilles pendantes ourlées de fines perles
de rosée et de fougères arborescentes, des gleichéniées, se dévoilait.
À mesure que la chaleur montait, le voile vaporeux qui, à l’aube, enveloppait le lac
s’était étiolé.
Les unenlages furent les premiers à sortir de la palmeraie. Par petits groupes, ces
sortes de gros oiseaux déplumés affublés d’une longue queue de lézard s’aventurèrent
jusqu’au rivage pour avaler en toute hâte quelques gorgées fraîches avant de repartir à grandes
enjambées sous les fougères. Imperturbables, de gigantesques libellules rouges filaient au ras
de l’eau pendant ce temps, se faufilant entre les osmondes royales et les hibiscus.
Les anabisetias, de placides herbivores, s'approprièrent un morceau conséquent du
pâturage qui bordait la rive sud du lac. Des cathartésaures les rejoignirent, annexant une autre
portion de pâture. Nonchalants, la peau verte nervurée de traits bruns et les yeux couleur
saphir, ils étiraient leurs cous musclés jusqu'au sommet des arbustes pour se repaître des
goupillons orangés des fleurs de callistemon.
À la mi-journée, alors que la chaleur culminait, un iguanodon fit irruption. Sa peau
brunâtre, juste zébrée par endroit de fines lignes violettes, paraissait recouverte de milliers de
minuscules boutons. Haut perché sur ses pattes arrières, le cou tendu vers le ciel, le saurien
s'était redressé pour humer l'air à la recherche de l’odeur d’un prédateur. Rasséréné, il se remit
à quatre pattes et s'avança lentement sur l'herbe verte. Très vite, une vingtaine d’autres
iguanodons le suivirent dans un assourdissant concert de mugissements. Un jeune individu
déparait cependant dans la horde car il tenait à grand peine sur ses pattes. Deux jours
auparavant, un énorme moustique s'était posé sur son dos et l’avait piqué. Depuis lors,
l’animal s’affaiblissait lentement.
Brusquement, le mâle dominant se releva, les sens aux aguets. D'instinct, l'iguanodon
tourna la tête vers la droite, en direction de la palmeraie. Quelque chose frôlait les troncs des
arbres. Au même moment, un cri lugubre jaillit du cœur de la jungle. L'enfer s’apprêtait à se
déchaîner. Très vite, le son gagna en amplitude, son écho n’en finissant plus de se répercuter
sur le flanc des collines.
En un clin d'œil, tous les animaux se figèrent, pétrifiés par la peur. Plus rien ne bougea,
ni ne bruissa jusqu’à ce que deux flabellarias s'abattent avec fracas au sol. Un nuage de
poussière s’éleva aussitôt. Derrière le mur opaque, une monstrueuse silhouette aux narines
frémissantes avançait d’un pas sûr.
La créature, une femelle giganotosaure de près de neuf tonnes, inclina brusquement
son énorme tête vers l'avant et, dans un même mouvement de balancier, elle souleva sa queue
pour faire contrepoids. La gueule béante, les babines retroussées laissèrent alors entrevoir
deux interminables rangées de dents d'ivoire en forme de lames de poignards et une langue
bleutée qui vibrait à chaque rugissement.
Elle se mit soudain à avancer avec une agilité déconcertante, balayant les fougères et
les palmiers sur son passage. Sous l'épais cuir rugueux couvert de plumes vestigiales, les
muscles surdimensionnés de ses pattes arrières se bandèrent et se relâchèrent au rythme
saccadé des foulées de l'animal.
Pris de panique, les animaux de la prairie hurlèrent de terreur et se ruèrent en désordre
vers la forêt. Le carnassier les ignora tous. À l’exception d’un seul : le jeune iguanodon
affaibli. C’était une proie si facile à capturer…
Abandonné par ses forces déclinantes, l’herbivore tenta désespérément de fuir. Au prix
d'un pathétique effort, l'iguanodon esquiva la première morsure. Il ne put cependant éviter
l’attaque suivante, lorsque le chasseur lui asséna un prodigieux coup de queue dans le flanc
gauche. Jeté à terre, l'iguanodon hurla de douleur, mais il n'eut ni le temps, ni la force de se
redresser. Le monstre s'était déjà retourné, son horrible gueule plongeant vers le sol. Les
mâchoires puissantes se refermèrent aussitôt sur la gorge du malheureux et disloquèrent les
vertèbres cervicales de l’iguanodon. Quand sa proie devint flasque, le giganotosaure relâcha
son emprise et le cadavre de l’herbivore s’étala lentement sur le sol.
La femelle releva sa tête ensanglantée pour humer l'air à pleins poumons. Nulle trace
d’un congénère avide de s'emparer de son bien : il ne lui restait qu’à dépecer sa victime. Le
carnivore fourailla dans les entrailles, éviscérant le cadavre de l’iguanodon pour ingurgiter le
cœur en premier.
Il n’y eut pas d’odeur suspecte pour l'alerter. Celle du sang, familière, ferreuse,
dominait tout. Pas un instant le l'animal ne se douta que ce repas serait son dernier. Il ne
remarqua pas non plus que des cumulus chargés d'humidité approchaient lentement par le
sud-ouest, portés par le souffle léger des vents d’altitude.
Dès le premier morceau de chair avalé, le poison se propagea dans l’organisme du
monstre. Un ennemi invisible, silencieux. Après seulement vingt minutes, l'agent pathogène
commença à se multiplier dans les neurones. Alors qu’il avait déjà englouti une bonne part de
son festin, le monstre s’apprêtait à aller s’abreuver dans le lac quand les symptômes majeurs
de la maladie apparurent. Tout s’emballa.
De proche en proche, le chaos se propagea. Inéluctable. Une sorte d’énorme courtcircuit se produisit dans les profondeurs de son cerveau. Un mal de tête atroce et fulgurant
s’ensuivit, foudroyant l’animal pendant que les membranes de milliers de cellules neuronales
se disloquaient. Incrédule, le prédateur hésita. Peut-être réalisa-t-il trop tard qu'il avait
commis une erreur fatale en choisissant une victime si faible.
Une colossale convulsion s'empara de tout son corps. Un tremblement aussi dantesque
qu’irrépressible. D’un coup, ses pattes postérieures cédèrent sous son poids et la bête bascula
en avant. Son crâne heurta violemment le sol. La mâchoire inférieure se fracassa contre celle
du haut avec un craquement sourd, brisant net deux dents. L'animal demeura inerte une
longue minute. Un instant, la femelle giganotosaure crut qu'elle surmonterait la douleur,
qu'elle serait plus forte que l'attaque qui l'avait projetée à terre. Un instant seulement. En
l’espace de quelques minutes, le cerveau de l'animal s’était presque liquéfié. Une seconde
convulsion, plus forte encore que la première, terrassa la bête. Les fentes verticales noires de
ses pupilles se dilatèrent brusquement à l'extrême, puis ses paupières se refermèrent juste
avant que les yeux vert-jaune ne perdent définitivement tout éclat.
Les battements de son cœur cessèrent au moment même où les premières gouttes de
pluie touchèrent le sol de la clairière.
Le ciel devint rapidement si noir que la surface de l’eau était incapable de renvoyer le
moindre reflet. Comme si la nature avait voulu recouvrir d'un linceul les corps étendus près du
rivage, enfouir le mal dans les ténèbres. Un premier éclair fit exploser le mur de noirceur et
des trombes d'eau jaillirent aussitôt des innombrables fissures célestes. Une pluie diluvienne
tomba ainsi sur la région durant les deux heures qui suivirent. Des rivières éphémères
déferlèrent vers la plaine, déversant des milliers de litres d'eau dans le lac. Le niveau de celuici s'éleva progressivement jusqu’à ceinturer les deux cadavres. La carcasse à demi-dévorée de
l’iguanodon fut emportée la première par les flots en furie. Puis, ce fut le tour du
giganotosaure. Emportée par le déluge à vingt mètres de l'ancienne rive, la dépouille sombra
doucement et termina sa course au fond d’un trou boueux. La vase se chargea d’ensevelir le
corps du mastodonte.
Le lendemain, lorsque le jour se leva, les flots s’étaient calmés. Le rivage avait
retrouvé sa forme habituelle.
Chapitre 1.
Région de Gadoufaoua, Nord du Niger, mercredi 23 septembre 2008.
Ma dernière soirée sous la grande tente couleur kaki se profilait. Nous avions monté
notre campement quelques mois auparavant. J’avais opté pour une installation à proximité
immédiate du chantier de fouilles. Pratique et facile à réaliser car la place ne manque pas ici.
La région où nous nous trouvions, Gadoufaoua, est située en plein cœur du Niger, à
neuf cents kilomètres au nord-est de Niamey, la capitale. Le nom, d’origine Touareg, signifie
« là où les chameaux craignent de se rendre ». De quoi donner envie d’y passer l’été ! Des
centaines de kilomètres carrés de solitude, des étendues infinies de sable parsemées d’îlots
rocailleux. Le Ténéré dans toute sa splendeur.
Le soleil déclinant allait bientôt fusionner avec le sol brûlant du désert. Comme
toujours à la fin de l’été, la journée avait été radieuse. Chaude à souhait aussi... Au lieu de
suivre des régimes hypocaloriques pour perdre du poids, je recommande de venir ici en plein
été ! C'est mille fois plus efficace. La preuve ? Mon équipe : de vrais athlètes, bronzés,
musclés et toujours sveltes. Encore sceptique ? Pour le bronzage, c'est pourtant la pure vérité.
Quant à la sveltesse, eh bien c'est pareil, à une ou deux exceptions près. Restent les corps
musclés... Bon, là..., bref, je m’apprêtais à faire mes adieux à mes équipiers.
Autant le préciser tout de suite, j'ai la charge d’un laboratoire de paléontologie. C’est à
ce titre que je dirigeais les fouilles à Gadoufaoua. Cela fait des années que j'exerce le métier
de paléontologue. Spécialiste du Crétacé, pour être exact. D'ordinaire, je travaille au Museum
d'Histoire Naturelle de Paris mais aux beaux jours, lorsque la capitale devient irrespirable et
fourmille de touristes, je retourne aux sources de mon métier, le terrain.
Le camp avait été dressé dès la fin du mois d'avril. Le printemps avait été désastreux,
scientifiquement parlant. Des jours de fouilles et pas la moindre queue de saurien, pas le plus
petit osselet qui soit. De quoi plonger sous antidépresseur un régiment complet de
paléontologues. Heureusement, la situation avait évolué au début du mois de juin. Un de mes
étudiants avait mis à jour une strate particulièrement riche en fossiles. Une trouvaille qui
valait de l'or. Avec les techniques scientifiques actuelles, une canine suffit à déterminer les
caractéristiques d'une espèce disparue depuis 60 millions d'années. Et ce aussi sûrement que si
on la contemplait en train de se pavaner au fond du jardin. Poids, taille, régime alimentaire,
dimension du quadriceps antérieur gauche et du métacarpe postérieur droit compris, rien
n’échappe à notre sagacité ! J'exagère, mais à peine. L'ensemble des restes découverts
semblait provenir d'un groupe de sept individus de la même espèce, des Nigersaurus Taqueti à
première vue. Pas vraiment une surprise pour moi : j'avais déjà eu la chance de mettre à jour
les restes d'un de ces sauropodes herbivores l'année précédente.
Quoi qu’il en soit, nous avions creusé et tamisé le sol tout le reste de l'été. Quant à
l’hiver qui allait suivre, le travail d’analyse au laboratoire promettait d’être palpitant.
Maintenant que j’y repense, s'il n'y avait eu que cela au cours de ces derniers mois, l'année
m'aurait paru relativement ordinaire. Mais elle ne le fut pas.
En ce mercredi soir, je me hâtais donc vers la tente qui tenait lieu de salle de réunion.
Je savais qu'à cette heure-ci l'équipe au grand complet s'y détendrait : étudiants dépenaillés,
techniciens et tous ceux dont l'aide nous était indispensable dans cette région reculée du Niger.
Je me trouvais encore à quelques mètres de l'entrée de la tente quand, dans mon dos,
une voix féminine m'interpella.
— Bonsoir Professeur Daussoy. Une dernière réunion avant de rentrer à Paris ?
Samantha Davis. Notre intendante sans qui rien n'aurait pu se faire ici. La jeune
femme avait de l'énergie à revendre, un esprit vif et une plastique irréprochable. Aurait-elle
mesuré plus d'un mètre soixante-deux qu'elle n'aurait rien eu à envier à certains mannequins.
Lors de notre première rencontre, je ne m’étais d’ailleurs pas montré insensible à son charme
naturel. Notre histoire remontait déjà à plusieurs mois. J’avais eu la chance de découvrir le
premier squelette complet de Nigersaurus et j’avais été convié à la Columbia University pour
faire part de cette trouvaille à la communauté scientifique new-yorkaise. À l'issue de ma
conférence, Davis, étudiante de cinquième année en paléoécologie, m’avait abordé. Passant de
bars branchés en bars d'hôtel et des mondanités verticales à l’intimité horizontale, elle m'avait
convaincu de l'embaucher pour six mois pour ce poste d'intendant. Le professeur
quadragénaire et l'étudiante sexy en diable. Bonjour le cliché. Et pourtant… Puisque j’en étais
aux confidences, je pouvais bien l’avouer : j'avais toujours été très ... réceptif aux charmes
féminins. Davis n’avait pas été la seule à partager momentanément ma vie ces dernières
années. D’autres l’avaient précédée. Et suivie. Brunes, blondes, grandes et minces ou petites
et boulottes, cela m’était égal. Ne comptaient que l’instant présent et l’envie. Une nouvelle
rencontre ? Quelques nuits torrides et enflammées. Au mieux. Bilan de ma vie amoureuse :
des conquêtes à la pelle. Et, bien entendu, des ruptures en nombre égal. Comment ma dernière
compagne m'avait-elle qualifié déjà lorsque notre relation vint à son terme ? Ah oui, un
bonobo lobotomisé. Pour faire court, je pourrais résumer notre tumultueuse vie commune à :
géniale, bien, normale, pas terrible, et si on en restait là ? Le tout en à peine deux semaines !
Lobotomisé… Un lourd handicap à porter. Mais quelle insulte pour les bonobos ! Parce qu’en
ce qui me concerne, des primates qui préfèrent régler leurs conflits en faisant l'amour plutôt
que la guerre, ce n'est pas pour me déplaire…
— Professeur Daussoy ? reprit Davis. Vous allez bien ?
— Euh… oui, Samantha lui répondis-je en sortant de mes rêveries. Excuse-moi. Je
dois voir tout le monde rapidement. J’aimerais insister sur certains points avant mon départ.
Je suis un peu triste de vous quitter… Mine de rien, cela fait tout de même deux mois que je
suis ici !
— Deux mois, déjà ? s'exclama-t-elle. J'avais l'impression que vous veniez presque
d'arriver ! Le temps passe décidément trop vite.
— Oh oui, soupirai-je. À qui le dis-tu...
Je n'avais pas vu le temps s’écouler. Ici, j'étais dans mon élément. Tellement occupé à
ne penser qu’à repérer les ossements affleurant au sol, à les dégager minutieusement, en
enlevant au pinceau grain de sable après grain de sable jusqu’à les libérer de leur prison de
pierre. Ensuite, prendre son temps pour étudier, photographier, étiqueter et classer les restes
mis au jour. Une vie de paléontologue en somme, celle dont je rêvais lorsque j'avais douze ans.
Les campagnes estivales s’étaient répétées au cours de ces dernières années. On aurait pu
croire que je m'y étais habitué avec le temps, mais rien n’y faisait...
— Hum, c'était donc cela… L’air renfrogné que vous traînez depuis cet après-midi.
Vous voudriez rester.
— Tu veux rire, Samantha ? C’est comme si on me volait mes jouets ! C'est toujours la
même chose, on aimerait poursuivre tout de suite mais non, il faut rentrer. Et pourquoi ? Parce
qu’il manque l'argent pour continuer ! Il faut se remettre en quête d'un financement pour
pouvoir revenir l'année suivante. Quelle perte de temps, commençai-je à m'emporter.
— Évidemment… Mais c’est la règle du jeu. Et puis, ne vous en faites pas, me lança la
jeune femme d'une voix sereine. Vous vous débrouillez très bien pour décrocher les
subventions, ajouta-t-elle avec un large sourire aux lèvres.
— Heureusement pour nous… Demain après-midi, je dois d'ailleurs donner une
conférence à 18 heures au Grand Hôtel de Niamey sur nos découvertes de l'année. Le passage
obligé pour nous ouvrir les portes du pays l'an prochain. Ensuite, je prendrai l'avion pour Paris
en fin de soirée. Euh, à tout hasard, aurais-tu l'horaire exact du vol ? Tu ne me croiras pas j'en
suis sûr, mais je ne m'en souviens plus...
Samantha éclata de rire. Parvenant à reprendre un peu son sérieux après quelques
secondes, elle se décida à me répondre avec l’air amusé.
— En voilà une surprise ! Les détails pratiques… Ce n'est décidément pas pour vous,
Professeur Daussoy. Bon, le départ est prévu pour demain soir. 23H50 au départ de Niamey,
vol AF 547.
Dans un demi-soupir, elle ajouta doucement :
— Que feriez-vous si je n'étais pas là ?
C'était exactement la question que je me posais. Heureusement que Samantha, ici, et
Estelle Beauchamp, ma secrétaire et amie à Paris, prenaient le relais efficacement. Mais je me
suis bien gardé de le lui dire. Au lieu de cela, j'ai esquissé un sourire et marmonné un vague
merci, suivi d'un rapide bonsoir. J'ai repris ensuite tranquillement mon chemin vers la tente
spacieuse dont j'ai soulevé le rabat pour me glisser à l'intérieur.
En pénétrant dans la pièce, la lumière des quatre lampes à incandescence disposées à
l’intérieur m’aveugla presque. J'ai dû plisser les yeux avant de m'y habituer un peu. Assis sur
de solides chaises au fond de la tente, Jean-Michel Cadeneuve, notre technicien chargé des
réparations de fortune sur le matériel et Tellit Ngomis, notre cuisinière, prenaient
tranquillement un thé à la menthe. Pas loin d’eux, des étudiants discutaient de part et d’autre
de la longue table de bois grossier qui servait aussi bien pour les repas que pour les réunions
improvisées. C'était le genre de débat classique de fin de journée qui pouvait conduire au bout
de la nuit. Antonio Omero, l'étudiant espagnol du groupe, n’avait pas l’air ravi de la tournure
de la conversation. Il s’était approché d’une des grandes étagères métalliques que j’avais fait
installer près de l’entrée pour entreposer le matériel. Antonio semblait plus intéressé par
l’inspection du contenu de la trousse d’urgence que par la discussion. Il devait manquer la
crème anti-coup de soleil. On a beau savoir qu'il faut se méfier du soleil de plomb du Ténéré,
il y a toujours un étourdi qui, un jour ou l'autre, l'oublie en fin de journée et enlève sa
casquette. Évidemment, cette année-là, l’étourdi ce fut moi. Deux petites heures le dos au
soleil, la nuque bien découverte. J’y avais gagné un magnifique bronzage de cycliste et une
superbe tache cramoisie dans le cou ! La grande classe pour un directeur de chantier. J'avais
eu droit à quelques blagues du style « inutile de se presser ce matin, la route pour le site de
fouilles est fermée : j'ai vu le feu passer au rouge... ».
Steve, l’américain du groupe d’étudiants, était également resté à l’écart. Il était assis
devant le seul véritable bureau de la tente, un Ikea original qui devait supporter le poids de
l'ordinateur où étaient stockées au jour le jour toutes les données recueillies. Je l'avais fait
expédier par avion depuis Paris. Une brillante idée : sans la notice de montage en finois et ses
quinze croquis destinés à identifier chaque pièce du puzzle, difficile de ne pas confondre la
planche du haut avec celle du bas (mais si, c'est celle qui dispose d’une rainure de plus sur la
tranche gauche ! Évident !)...
Steve eut l'air soulagé lorsqu'il m'aperçut : entrer des données peut vite devenir une
tâche ingrate.
Les voix se turent et les regards se tournèrent vers moi.
— Bonsoir à tous, ai-je lancé. Comme vous le savez certainement, il s’agit de mon
dernier soir de présence parmi vous. Je le regrette beaucoup.
— Nous aussi, on regrette, me coupa Steve dans un français encore hésitant (il n’avait
commencé à s'exprimer en français que deux mois auparavant). On ne pourra plus savoir si le
site est ouvert demain matin si on nous enlève notre feu rouge !
Éclat de rire général. C'était de bonne guerre.
— Pas autant que moi ! Mais je vous rassure tout de suite, le site sera bien ouvert
demain. Si certains d'entre vous pensaient rester tranquillement couchés, c'est raté !
Nouvel éclat de rire général. Fin de l'intermède jovial aussi car il me fallait absolument
leur donner mes dernières consignes. Je repris donc mon discours d’une voix plus autoritaire,
pour leur expliquer les tâches qu’il leur restait à accomplir jusqu’à la fermeture du site.
Comme chaque fois, les questions fusèrent jusqu’à la fin de la réunion et j'y répondis
du mieux possible.
Je finis par sortir une bouteille de champagne afin de les remercier pour le travail
accompli. Je l'avais précieusement gardée pour cette occasion, dissimulée derrière la trousse
de premiers secours. Veuve-Clicquot Rosé, tiède. J'avais oublié de la mettre au frais dans
l'après-midi. Or-ga-ni-sé…
— Prêt à y aller ? me lança Keita en jetant mes valises dans le coffre au milieu de la
nuit.
Moussa Keita et sa voiture, un vieux Mitsubishi L200, m’attendaient pour les neuf
cents kilomètres qui nous séparaient de Niamey. Le pick-up n'avait conservé d’origine que sa
silhouette massive. Rafistolages et bosses en tout genre constellaient la carrosserie, mais
l'apparence extérieure était trompeuse : son moteur ronronnait à la perfection. Heureusement
car notre voyage n’avait rien d’une promenade de santé dans un pays où les routes n'ont de
route que le nom qu'on veut bien leur donner.
— À regret…
— Allons, allons, ce coin va tellement vous manquer que je suis certain que vous
reviendrez vite !
— Je l’espère bien.
En pleine nuit, le camp semblait aussi vide que le désert autour. Keita démarra et nous
prîmes la piste sinueuse en direction d’Agessiz avant de rejoindre Tahoua, Birnin Konni puis
la Nationale 25.
Il ne devait pas être loin de seize heures trente lorsque nous avons enfin vu se dessiner
devant nous les premières constructions de Niamey. Nous étions entrés par le quartier de la
Poudrière. Keita fila vers le centre-ville et tourna à gauche pour rejoindre le rond-point qui
précède le pont Kennedy. Le Grand Hôtel de Niamey se matérialisa soudain devant nous, au
bout de la route qui descendait vers le fleuve Niger.
Le voiturier empoigna mes deux valises et les déposa devant le comptoir
d'enregistrement. Éreinté par le voyage, je pris un instant pour contempler les eaux calmes qui
coulaient derrière les baies vitrées du hall.
— Bonjour, Professeur Daussoy.
J'avais mes habitudes dans l'hôtel. La plupart des membres du personnel me
connaissaient. Presque dix ans que j'y descendais au coup d’envoi et à la fin des campagnes
de fouilles.
— Votre chambre habituelle est prête, Professeur. Djibrill va vous y porter vos
bagages.
— Merci, Nafissa, ai-je répondu en lui souriant. Je vais aller m'y reposer un peu. La
salle de réunion sera prête, n'est-ce pas ? Ma conférence est prévue à dix-huit heures.
— Ne vous inquiétez pas, Professeur. La salle sera ouverte comme prévu pour vos
invités d’ici quinze minutes. Et tout a déjà été vérifié.
Je la remerciai, puis filai dans ma chambre prendre une douche brûlante. Quelques
minutes de repos pour détendre mes lombaires mises à mal pendant le voyage et, à dix-sept
heures cinquante-cinq, j'étais fin prêt pour la conférence.
Le ministre de la culture nigérien en personne s'y présenta, accompagné d'une
délégation restreinte de son ministère. L'ambassadeur de France aussi avait été convié. Davis
savait décidément se montrer efficace. Trois collègues locaux - on les compte sur les doigts de
la main - s’étaient également joints à nous.
À l’issue de ma conférence, la reconduction de notre autorisation de poursuivre les
fouilles de Gadoufaoua au cours de l'été suivant me fut rapidement octroyée. Une excellente
nouvelle. Au moins la soirée m'avait été utile.
Chapitre 2.
Buenos Aires, quartier La Boca, 19 août 1967.
La calle Bransen est une longue avenue de Buenos Aires. Bétonnée de part et d'autre
de la chaussée sur la majeure partie de son tracé, elle n'a rien de remarquable. Hormis son
point de départ, peut-être : l'avenue s'échappe du vieux port de La Boca pour traverser ce
quartier populaire de la capitale de l’Argentine, le berceau du tango. Le boulevard est vide,
silencieux.
Il est six heures trente du matin et La Boca vient de s’assoupir. Les cafés ont baissé
leurs rideaux de fer. Danseurs ou simples flâneurs, tous ont fini par laisser derrière eux les
brumes des vapeurs d'alcool et la fumée âcre du tabac bon marché se dissiper lentement,
s’évanouir avec les dernières notes de musique dans l'air vif de la nuit.
Emiliano Nuñez n’a que quatorze ans.
Il s’est réfugié sous le porche d'une maison à la façade si bariolée qu'un caméléon y
aurait laissé sa peau. Emmitouflé dans un manteau marron usé jusqu'à la corde, trop grand
pour lui, il lève ses yeux noirs vers la voute céleste. Il tient une cigarette allumée dans la main
droite. Pas une étoile ne scintille. Le ciel est couvert.
Un bon présage, se réjouit le gamin. La pluie effacera vite nos traces.
Les projecteurs de la Bombonera, la Bonbonnière, le stade colossal de l’équipe de
football de Boca Junior, sont éteints. Peu importe. Le gosse se fiche du football. Il a mieux à
faire que pénétrer dans le stade. Emiliano souffle d'éphémères volutes de fumée au creux de
ses mains pour se réchauffer. Déjà une heure que le jeune garçon patiente, frigorifié, loin des
réverbères.
Aplati sous une Pontiac Chieftain stationnée à deux pas du gamin, un chat de gouttière
efflanqué l’observe. Son ventre creux le presse de s'approcher pour quémander un peu de
nourriture. Il plante ses yeux dans ceux du gosse. Le félin hésite encore une seconde, puis
instinctivement, recule. Emiliano reste impassible. Il ne montre plus ses émotions. Il est froid,
calculateur.
En attendant son heure, Emiliano ressasse les images de sa courte vie.
Son enfance a pris fin depuis longtemps. Son père, un ouvrier mécanicien automobile,
était mort sous ses yeux, écrasé par une voiture. Il n’avait même pas huit ans. Depuis ce jour
funeste, ses larmes s'étaient asséchées. Sa mère, Sol Nuñez, avait, dès lors, cumulé les travaux
ménagers pour subvenir aux besoins de la famille. Elle travaillait sans relâche. Femme de
chambre le jour dans un hôtel du centre-ville, Sol lavait aussi le linge familial de ses
employeurs et des amis de ces derniers la nuit. Elle n’était pas la seule à trimer chaque jour.
Poussées par la misère omniprésente, les deux grandes sœurs d'Emiliano, Lourdes, l'aînée, et
Renaida ne restèrent pas longtemps sans travailler après le décès de leur père. Elles trouvèrent
des emplois de serveuses dans les cafés du Caminito. C'était toujours quelques pesos de plus à
rapporter. La troisième sœur d'Emiliano, Livia, n’avait que dix-sept ans. Brune, avec de
magnifiques yeux noisette et de longs cheveux couleur d'ébène, elle restait la plupart du temps
à la maison pour préparer les repas familiaux. Elle veillait aussi sur Ezéquiel, le dernier de la
fratrie.
Toutes avaient beau faire de leur mieux, ils ne faisaient que survivre dans le taudis qui
leur servait de maison. Quelques mètres carrés de sol en terre battue, ceints de planches
vermoulues fixées à la hâte et couverts d'un improbable assemblage de tôles rouillées. Pas
d’électricité ni d’eau courante. Les Nuñez n'avaient pas les moyens de prétendre à mieux.
Dès qu'il eut dix ans, Emiliano commença à courir les rues de la capitale fédérale.
Livré à lui-même, le garçonnet suivit de moins en moins les cours que Padre Miguel
dispensait sur les vieux bancs du parc qui jouxtait l'église San Felipe. Les rares leçons
auxquelles il assista lui permirent néanmoins d'apprendre à lire et compter car l’enfant se
révéla vite très doué. Mais il fallait vivre. De petits larcins en maigres forfaits, Emiliano fit ses
gammes de voleur à la tire et ramena un peu d'argent à sa famille.
Le bruit lointain d’un démarrage de voiture le ramène brusquement à la réalité. Il
reporte son regard las vers l'unique entrée de la minuscule succursale de la Banco La Boca.
L'établissement qu’il surveille patiemment depuis des heures n'a rien d'une banque luxueuse.
Il sait qu’un vieux gardien se tient tous les jours à gauche de la porte d'entrée, à l'intérieur de
l'agence. Trois jours durant, Nuñez a étudié ses habitudes. C'est sa méthode. Ne rien laisser au
hasard. Prévoir avant d'agir.
Son premier braquage lui a servi de leçon. Il avait voulu aller trop vite. Il était entré en
plein milieu d'après-midi dans l'agence de la Banca Ciudad de Puerto Madero, le quartier
voisin du sien. Il avait nerveusement agité sous le nez du guichetier le pistolet que Manuel
Rojas, le mentor de ses débuts criminels, lui avait refilé pour l'occasion.
C'était son jour, avait-il dit au gamin en riant. Le moment de vérité, le temps de faire
enfin ses preuves. À douze ans.
Emiliano Nuñez avait réclamé la caisse à l'employé. Aussi surpris par son jeune âge
que par la vision de l’arme, le préposé lui avait remis l’argent sans opposer la moindre
résistance. Il s’était senti si bien, gonflé à bloc par l'adrénaline qui coulait dans ses veines. Le
garçon avait ramassé à la hâte la cinquantaine de billets étalés sur le comptoir de bois. Il
s'apprêtait à repartir dans la rue les poches pleines. Mais lorsqu’il se retourna pour rejoindre la
porte, il fut cueilli par un violent coup de crosse au menton. Sous le choc, le môme avait
chancelé, se retenant au guichet pour éviter de chuter. Emiliano n'avait pas vu le gardien
s'approcher à pas feutré dans son dos. La blessure le marquera à jamais. Au propre comme au
figuré.
Il réussit quand même à détaler. Secoué, mais plus encore vexé d’avoir reçu ce coup,
le gamin parvint à se faufiler entre le garde et le chambranle de la porte. Il se précipita dans la
rue et courut sans se retourner jusqu'à en perdre haleine.
L'expérience fut cuisante. Mais l'apprenti voleur retint la leçon. Depuis cet épisode
douloureux, pareille mésaventure ne s'était plus jamais reproduite. Les quatre braquages qui
suivirent furent minutieusement planifiés. Trois complices l'accompagnaient désormais. Deux
orphelins, Paquito et Jesus, ainsi qu'un autre gosse des rues, un certain Wilfried
Hammerschmidt, un adolescent rebelle élevé par un père ivre du matin au soir. Des gamins
qui cherchaient juste à survivre, comme lui.
Aidé de ses comparses, Nuñez décrocha rapidement ses galons de délinquant. Le petit
chef de bande y gagna aussi un surnom. Le Faucon. Celui qui voit et entend tout sans se faire
repérer. Celui qui, en silence, fond sur sa proie sans lui laisser la moindre chance de
s’échapper. Le Halcon était né.
Emiliano et ses amis se tiennent prêts à agir. La rue est toujours aussi déserte que
lorsqu'ils ont pris position avant l'aurore.
Le rideau de fer de la succursale bancaire se lève enfin en grinçant.
Cinq minutes après l'ouverture de l'agence, à huit heures dix précises, le Halcon
s'introduit dans la Banco La Boca.
Le vieux gardien est déjà parti se soulager aux toilettes, trahi par sa prostate. Une
jeune femme en chemisier à fleurs, Maria d’après son badge, tient le seul guichet ouvert, le
numéro deux. La caissière l'a dévisagé quand il s'est approché.
Un gamin ? s’est-elle étonnée. Qu'est-ce qu'un gamin peut bien faire ici ?
Il dépose devant elle un simple mot rédigé sur un bout de papier froissé. Le message
tient sur une seule ligne maladroitement écrite :
« METS L'ARGENT DANS LE SAC. PAS UN MOT. J'AI UNE ARME »
Emiliano Nuñez la fixe droit dans les yeux. En silence, il sort un sac de sous son
manteau et le lui tend avec détermination. Maria n'a rien osé dire. Elle a pâli et esquissé un
imperceptible mouvement de recul.
Le vieux gardien, revenu des toilettes, a fait un pas en avant. La présence d’un gosse
devant le guichet l’intrigue et il s’apprête à l’interroger. Mais il se ravise dès que le Halcon,
percevant son pas fatigué, pivote pour lui montrer le colt qu'il tient dans sa main droite.
Comme prévu, le vieillard n’oppose aucune résistance. Il préfère fermer les yeux et prier pour
que le gamin l’épargne. Maria, elle, s'exécute en tremblant. Elle ouvre sa caisse, remplit
fébrilement le sac de billets, puis recule lentement.
Trois minutes plus tard, sans qu’un seul coup de feu ne soit tiré, le Halcon ressort. Il
porte un sac lourd en bandoulière. Deux cent mille pesos argentins. Une fortune. À peine a-t-il
mis un pied dehors que Jesus, Wilfried et Paquito le rejoignent en courant. La tactique est
rodée. Les gosses foncent ensemble vers le bout de la rue, puis ils se dispersent brusquement à
travers le dédale des venelles sales du quartier.

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